DE LA PROPRIÉTÉ[1].

Je pense et je veux ; donc je dois et je puis être libre. Mais comment puis-je être libre vis-à-vis de la nature, sans tenter de la maîtriser et de m’en approprier quelque chose ? La propriété sur le monde physique est le développement nécessaire de la liberté : sans la propriété, la puissance de l’homme ne serait pas prouvée. L’homme a besoin de s’abriter ; il construit une cabane sur un petit espace de terrain, et dit : Cela est à moi. Il voit passer devant lui un coursier rapide et sauvage ; il le dompte, et le cheval reconnaît son maître. Améric vole à travers les mers ; plus heureux et moins grand que Colomb, il donne son nom à tout un monde. Les pays qu’a découverts le génie de l’homme, le détroit de Magellan, la Colombie, attestent sa liberté, sa faculté d’appropriation ; et la nature ne reçoit pour nous de sens et de valeur, que lorsque nous l’avons nommée.

Mais dans ce monde qui n’oppose pas à l’homme une résistance morale, et qui ne combat sa dictature que par des forces qui s’ignorent elles-mêmes, l’homme n’est pas seul. Il n’est solitaire ni dans sa faiblesse ni dans sa puissance. Ce n’est pas un naufragé jeté dans une île déserte ; ce n’est pas non plus comme un immense individu qu’un empereur romain avait rêvé dans sa gigantesque folie, et auquel il souhaitait une seule tête, pour la lui couper d’un seul coup. La même pensée qui anime l’homme, il la reconnaît chez un autre ; la même volonté qui le pousse, il est obligé de la confesser chez autrui, de telle façon que rencontrant des êtres semblables à lui, il prononce ces deux mots éternels et indestructibles : le mien et le tien, mots qu’il ne prononcerait pas si, par une hypothèse de l’imagination, nous pouvions supposer le monde habité par un seul individu, mots dont il n’est pas convenu arbitrairement, mais qui lui sont arrachés par la nature, par lesquels il fait en même temps sa part et celle de ses semblables.

Ce n’est plus là le rapport de l’homme à la nature, mais le rapport de l’homme à l’homme, d’une individualité avec une autre individualité. À côté de ma cabane et de la terre que j’ai cultivée, un homme a construit sa maison ; nous avons la même raison l’un et l’autre pour qu’il n’empiète pas sur mon domaine, pour que je respecte le sien : cela était à moi, car je m’y étais déployé le premier ; j’y avais mis mon empreinte, mon travail, ma personnalité ; et voilà la signification du droit du premier occupant. Ce que s’est approprié mon voisin, je n’y avais pas songé ; ma personnalité n’avait pas paru sur ce théâtre ; la sienne se montre, devient maîtresse à son tour, et voilà deux libertés qui s’acceptent sur un pied parfait d’égalité.

Mais n’y a-t-il pas autre chose ? Nous avons saisi deux termes ; rapport de l’homme avec la nature, rapport de l’homme avec l’homme : est-ce tout ? Cherchons bien. Voici quelque chose de nouveau ; voici un troisième rapport différent des deux autres, qui dès lors aura d’autres lois et d’autres conditions ; c’est le rapport de l’homme non plus avec l’homme seul, isolé, mais avec les hommes réunis, avec l’association, avec la société ; et c’est là le rapport le plus difficile à soutenir, le plus important à étudier ; problème qui s’agite et se développe depuis l’origine du monde. Ne considérez l’homme que vis-à-vis de la nature ; la dictature est incontestable ; prenez l’homme seulement en contact avec l’homme ; le catéchisme de la propriété sera court ; on stipulera des garanties et des droits réciproques, et tout aboutira à des convenances et à des débats de voisinage. Mais que l’individu soutienne un rapport vis-à-vis des masses, seul en face de tous, c’est sur ce point que s’est porté l’effort des révolutions et des théories.

Un homme possède et se dit propriétaire : la société reconnaîtra d’abord et respectera le fait de la possession. Mais s’y arrêtera-t-elle ? Et de la possession concluera-t-elle au droit de propriété sans autre examen ? Non. Elle demandera à l’individu à quel titre il possède ; et alors, suivant la réponse, la société pourra porter trois jugemens différens. Ou elle reconnaîtra que le titre du propriétaire est complètement juste, et alors il y aura paix entre l’individualité et l’association. Ou tout en reconnaissant que l’individu détient et possède, qu’il a pour lui la consécration du temps, elle trouvera cependant que sa propriété pourrait être plus utile à l’association, si elle était réglée autrement, et alors elle intervient, ne pouvant se résoudre à rester impuissante à force de respecter le droit individuel. Ou enfin, malgré la possession constatée et certaine, la propriété de l’individu blesse tellement l’utilité générale, que la société arrive à nier le droit, l’efface, et anéantit une individualité qui lui est hostile et funeste.

La théorie de la propriété consiste tout entière dans le rapport de l’homme avec la société. Si on s’enfermait dans les droits exclusifs de l’individu, le problème serait facile ; car une fois le droit personnel établi, les conséquences s’en déduiraient logiquement ; et la déduction ne rencontrant pas d’obstacle, serait légitime à perpétuité. D’un autre côté, ne soyez frappé que de l’utilité sociale, et vous aurez des révolutions périodiques qui viendront à chaque instant déplacer la borne en écrasant l’individu. Je définirais volontiers, sans m’attacher aux termes, la propriété sociale, l’individualité combinée avec les besoins, les droits et les progrès de l’association. Ce principe peut nous conduire à travers l’histoire.

Lacédémone, après avoir triomphé d’Athènes, porta sur-le-champ la peine de sa victoire impie ; elle reçut dans son sein de l’argent, de l’or : belle récompense pour avoir affligé la cité de Minerve, et s’être montrée la complaisante du grand roi. La constitution de Lycurgue existait encore, mais de nom, mais éludée, mais trahie, quand un Spartiate puissant, appelé Épitadée, ayant eu un différend avec son fils, fut nommé éphore, et fit une loi (ρήτρα) qui permettait à tout citoyen de laisser sa maison et son héritage à qui il voudrait, soit par testament, soit par donation entre-vifs[2]. Alors les riches, en dépouillant de leurs successions leurs héritiers légitimes, resserrèrent de plus en plus le nombre, déjà petit, des propriétaires. Aristote, dans sa Politique, signale ce fait désastreux pour Lacédémone, sans parler expressément, comme Plutarque, d’Épitadée ; mais il y reconnaît la cause des excès de l’olygarchie : διόπες εἰς ὀλίγους ἦϰεν ἡ χὠρα[3]. Deux hommes résolurent de relever la constitution de Lycurgue, et d’appeler les Spartiates à une nouvelle répartition des terres. Agis, esprit généreux, héroïque, roi populaire, ne craignit pas d’engager sa destinée et celle des siens dans une orageuse révolution. Il voulut partager de nouveau le territoire, en raison des progrès de la société lacédémonienne. Quelle est la pensée de son entreprise ? est-ce le mépris de la propriété ? C’est au contraire le désir de la propager et de la répandre. Les lois agraires ont été représentées comme des conspirations contre la propriété même, tandis qu’elles sont le manifeste le plus éclatant du besoin éternel qui anime l’homme de devenir propriétaire. Presque toute l’aristocratie se déclara contre Agis, qui, après plusieurs épisodes que nous a transmis Plutarque, échoua tout-à-fait, et fut étranglé dans sa prison. Cléomène poursuivit l’entreprise ; il a jeté sur sa vie un éclat militaire qui a manqué à celle d’Agis : il conquit un moment presque tout le Péloponèse ; mais il finit par succomber, et c’est en Égypte qu’il alla terminer sa carrière aventureuse ; il s’y donna la mort pour échapper aux satellites de Ptolémée. L’entreprise de ces deux hommes avait donc son côté de justice ; mais elle ne pouvait réussir que par une dépossession violente de l’olygarchie. Toutefois elle n’eût pas avorté, si Sparte eût eu encore quelque avenir ; mais qu’importait au monde que la constitution de Lycurgue se prît à reverdir ? Sparte avait fait son office dans l’histoire ; elle avait vaincu à Platée, défendu les Thermopyles, triomphé d’Athènes ; désormais elle ira se confondre dans la ligue achéenne, elle rampera sous Nabis, elle aura l’honneur d’être l’auxiliaire des Romains pour combattre la cavalerie étolienne ; pour elle, plus d’indépendance et de gloire : en réalité, elle a disparu du monde.

Ce problème capital de la propriété va se poser avec une bien autre importance chez l’impitoyable héritier de l’antiquité tout entière, le peuple romain. Entre les patriciens et les plébéiens, le débat était inévitable. L’ennemi commun vaincu, plus ou moins de son territoire devenait le domaine de la république, ager publicus ; une partie était vendue au profit du trésor, une autre concédée aux citoyens moyennant une redevance et un fermage ; mais la république retenait la propriété du fonds : voilà les possessiones des Romains, voilà pourquoi chez eux la possession se distinguait si profondément de la propriété, distinction dont a hérité, sans la comprendre toujours, la légalité moderne.

Mais poursuivons. Les patriciens faisaient le partage de ce prix de la victoire commune, et ils furent exposés à une rude tentation de prendre beaucoup pour eux, et de donner peu aux autres. La population plébéienne, la force et la substance de Rome, infanterie de fer qui gagnait les batailles, ne reçut pas son lot légitime, et resta prolétaire, malgré ses conquêtes de tous les jours. L’injure était flagrante. Aussi le sénat ne repoussa jamais directement les propositions des tribuns sur le partage des terres : il savait qu’au fond la démocratie avait raison. Les tentatives des tribuns s’étaient succédé, sans grands résultats, jusqu’au commencement du viie siècle de Rome, quand, après la ruine de Carthage et de Corinthe, éclata l’entreprise des Gracques, si méconnus, si calomniés. On en a fait des démagogues furieux, sans intelligence, voulant un nom à tout prix ; et Juvénal s’est rendu l’écho de ce lieu commun misérable :


Quis tulerit Gracchos de seditione querentes ?


Tant les poètes ont parfois d’aveuglement et d’insuffisance pour comprendre les idées et les révolutions ! Les Gracques eurent le malheur de ne pouvoir développer leurs intentions et leurs desseins que par une commotion de l’État ; mais c’étaient les meilleurs citoyens de Rome : dévoués au peuple, ils sont morts pour lui.

Le mal en était venu à ce point où la patience n’est plus possible. La démocratie se trouvait tout-à-fait en dehors de la propriété, frustrée de ce qui donne à la vie de l’homme sécurité, douceur et puissance. Depuis Licinius Stolon, qui avait porté une loi, dans la dernière moitié du ive siècle, ne quis plus quingenta jugera agri possideret, et qui fut condamné quelques années après pour en posséder dix mille, tant la pente était irrésistible ! les abus avaient horriblement grandi, et ne pouvaient être corrigés que par une révolution. Tibérius Gracchus résolut fermement de l’accomplir. Sa mère l’y encouragea, car cette femme aimait ses enfans ; mais elle aimait encore plus la gloire de ses enfans. Alors tout ce que la politique habile, l’esprit de conservation et de bon sens pouvaient apporter d’adoucissement dans une entreprise si âpre et si tranchée, Tibérius s’y prêta ; âme généreuse et tendre, mélange d’irrésistible volonté et de douceur charmante dans le caractère, il descendit, pour gagner le sénat, pour désarmer son collègue Octavius, aux prières, à toutes les concessions ; mais il ne recula jamais dans l’exécution de son dessein : sur la place de Rome, il en démontre la légitimité aux yeux et aux oreilles de toute l’Italie. Il confond ces patriciens, qui refusent à la démocratie victorieuse le prix de son sang ; il revendique avec un invincible ascendant les droits de ces malheureux plébéiens, et il termine par ces admirables paroles : « On les appelle les maîtres du monde, et ils n’ont pas en propriété une motte de terre. » La loi passa ; le sénat nomma des commissaires. Deux ou trois ans après, Tibérius mourait sous les coups de l’aristocratie, ameutée par Scipion Nasica ; et l’entreprise demeura suspendue.

Caïus avait neuf ans de moins que son frère ; il ne put que lui succéder, et non pas s’associer à ses efforts : peut-être ces deux hommes réunis eussent-ils eu une meilleure destinée. Qu’il est beau de voir Caïus pas du tout jaloux de se jeter sur-le-champ dans la même aventure que son frère ! Non. Il hésite, il délibère, il rêve, il est triste. Il faut que les plébéiens lui mettent des inscriptions sur les statues du Forum pour lui demander s’il oublie son frère, sa gloire et ses devoirs de Romain. Enfin il se dévoue, avec un pressentiment secret de marcher, comme son frère, à sa ruine. Il propose plusieurs lois pour augmenter le pouvoir du peuple et affaiblir celui du sénat ; par l’une, il établit des colonies, et distribue des terres aux pauvres citoyens qu’on y envoie ; une autre ordonnait d’habiller les soldats aux frais du trésor public ; une troisième donnait aux alliés le même droit de suffrage qu’aux citoyens de Rome ; enfin il adjoignit aux trois cents sénateurs qui occupaient alors les tribunaux, autant de chevaliers romains. Malgré ces diverses entreprises, on trouve dans ce grand homme moins de résolution et d’initiative que dans son frère ; mais l’aristocratie ne lui pardonne pas davantage ; et, comme Tibérius, il succombe tragiquement. Scipion était au siége de Numance lorsqu’il apprit la mort du premier des Gracques ; il prononça ce vers d’Homère :


Périssent comme lui tous ceux qui lui ressemblent !


Revenu à Rome, on l’interrogea sur ce qu’il pensait des lois des deux frères ; il les condamna. Scipion représentait le côté vertueux et borné du patriciat romain, et il avait horreur de toute entreprise révolutionnaire.

Des hommes ordinaires succèdent aux Gracques, Saturninus, Livius Drusus ; mais Marius arrive, et avec lui la guerre civile, digne fruit des excès des patriciens. Pourquoi la démocratie s’enrôle-t-elle sous les enseignes de Marius, de César et d’Octave ? Pour recevoir des terres, après la victoire, des mains de ses généraux. Sous Auguste, l’Italie se partage à ses vétérans, et la propriété subit des révolutions dont vous entendez encore le retentissement dans les églogues de Virgile. Ainsi, la démocratie renonce à la liberté pour la propriété, pour les droits et les douceurs de la vie civile ; et la cause de Tibérius et de Caïus, de ces deux républicains, vengée par Marius, triomphe par la dictature de César. C’est qu’elle était trop légitime, trop vraie pour ne pas aboutir à bien. Un homme, qui, à force de passion, comprenait les profondeurs les plus cachées de l’histoire, Mirabeau, ne s’y est pas trompé : « Ainsi, dit-il, périt le dernier des Gracques, de la main des patriciens ; mais, atteint d’un coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, en attestant les dieux vengeurs ; et de cette poussière naquit Marius, Marius, moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir abattu dans Rome l’aristocratie de la noblesse. » Entendez-vous ces deux démocrates, comme ils se répondent, comme l’âme de Mirabeau comprend celle de Caïus Gracchus, et comme il le venge à travers les siècles de l’aveuglement, des fureurs et du poignard de l’aristocratie !

Quand les Barbares inondèrent la Gaule et l’Italie, ils ravagèrent d’abord les villes, les palais et les temples ; puis ils les conservèrent, et s’en firent les propriétaires, en vertu du droit de conquête, droit de puissance, de supériorité sur ce qui ne peut plus ni résister ni vaincre. Étaient-ils encore les légitimes possesseurs du monde, ces Romains, ces Italiens, ces Gaulois, dont le bras ne pouvait plus soutenir l’épée ? On a beaucoup trop calomnié le droit de conquête, qui, lorsqu’il n’est pas un brigandage inutile, régénère et renouvelle les sociétés. La grande invasion du ve siècle l’a trop clairement écrit dans l’histoire pour qu’on puisse en méconnaître la raison profonde, et la hache du barbare est véritablement la première colonne de la société moderne. La conquête amène la propriété, loin de l’anéantir ; les formes en sont nouvelles, compliquées, tortueuses, sans analogie avec rien de l’antiquité. Au système de la légalité romaine, la barbarie donne pour héritière la féodalité, base durable des temps modernes, tellement qu’elle résiste encore, en plusieurs endroits de l’Europe, au flot des révolutions.

Cependant, dans ce conflit des nouveaux maîtres et des vaincus dépossédés, il y avait une puissance qui savait alors diriger et consoler les peuples ; c’était l’Église, qui peu à peu devint riche dans l’intérêt des faibles et des pauvres. Jusqu’à Constantin, elle n’eut pas d’existence civile. Cet empereur néophyte permit le premier de donner par testament aux églises ; et le code de Justinien, après avoir consacré le premier titre du premier livre à la très-sainte Trinité, à une profession de foi catholique, et à une législation assez dure contre l’hérésie, traite, dans le second titre, des intérêts temporels de l’église naissante. D’abord on donna aux prêtres ce qu’il y avait de meilleur dans les produits de la terre et de la chasse, primitiæ ; la dixième partie d’une récolte, decimæ. Mais ces dons, oblationes, n’eussent pas suffi. Si, dans la société féodale, où la propriété terrienne était la règle de tout, le clergé ne fût pas devenu propriétaire, comment eût-il obtenu l’estime des peuples ? Où aurait été son autorité, son utilité ?

Voici un spectacle nouveau : la propriété venait d’être la récompense et la conquête de la victoire irritée ; elle est maintenant l’hommage volontaire des peuples, rendu à la supériorité pacifique de l’intelligence et de la religion. De toutes parts on donne à l’Église à pleines mains ; les donations, les testamens ne se dressent que pour elle ; le territoire se couvre de fondations aussi bien que de fiefs : alors ces hommes de l’Église choisissaient des situations pittoresques ; tantôt s’établissant au haut d’une montagne, ils y mettaient le signe de Dieu, un monastère ; tantôt ils cachaient au fond d’une vallée une société de cénobites intelligens et pieux, dont tout le voisinage recevait la salutaire influence. C’est par les fondations que l’Europe moderne s’est civilisée. Sans richesses et sans propriétés, l’Église eût été impuissante ; elle n’eût pu défricher les terres, ni les manuscrits. Voilà pourquoi le clergé dut être propriétaire. Attendez un moment, et vous verrez disparaître la légitimité de son titre.

Qu’était-il devenu au xviiie siècle ? Tempérons ici la sévérité de l’histoire ; mais sans foi et sans mœurs, incapable de doctrines comme de vertus, il nous présentait pour successeurs aux pontifes qui avaient civilisé la Gaule, de petits abbés ridicules, jouet et délices des boudoirs. Alors la société française lui demanda, par ses représentans, en vertu de quel titre il possédait : question formidable que toute association adresse tôt ou tard aux individualités dont elle se compose. Le clergé parla des services qu’il avait rendus, rappela qu’il avait civilisé le monde, qu’ensuite il possédait, et qu’en ôtant à chaque possesseur ses biens, on violerait le droit des individus. Quelle fut la réponse de la révolution ? — « Vous avez civilisé le monde, et c’est pour cela qu’on vous a donné vos biens ; c’était à la fois, entre vos mains, un instrument et une récompense ; mais vous ne la méritez plus, car depuis long-temps vous avez cessé de civiliser quoi que ce soit ; bien plus, vous vous opposez à la marche progressive de l’association française. Ce que la nation a donné, elle l’a donné en dépôt, et non pas en propriété aux individus ; non pas à tel membre du clergé, mais au culte ; elle l’a donné à la civilisation représentée par l’Église : elle le retire à la décadence et à la corruption de cette même Église. » Alors l’assemblée constituante décréta cette loi mémorable qui mettait les biens du clergé à la disposition de la nation : décision d’une incontestable équité, qui peut soutenir l’examen de la plus sévère raison. Tout fut juste dans cette destinée si différente du clergé : il ne saurait s’imputer qu’à lui seul sa gloire et sa ruine.

La noblesse française avait brillé pendant des siècles de l’éclat le plus vif. Patriciat chevaleresque, aimable, courageux, elle n’avait dégénéré que dans les salons de Versailles ; et le moment du combat la trouva débile et corrompue. Ici plus clairement qu’ailleurs, plus encore qu’à Sparte et qu’à Rome, lutte entre l’aristocratie et la démocratie. La noblesse se refuse à suivre le triomphe du peuple ; elle quitte le pays, déclarant qu’elle emporte la France avec elle. Le peuple reste sur le sol, et poursuit sa victoire. Tout moyen devient légitime :


Furor arma ministrat.


La confiscation est l’arme de la démocratie, moyen cruel, mais historiquement nécessaire ; exception terrible aux droits des individus, accident hideux qui ne saurait devenir une loi que dans ces crises où une société se refait en se déchirant. C’est à ces extrémités où furent poussés nos pères que nous devons un territoire divisé à l’infini, la propriété accessible à tous, la diminution progressive des prolétaires, la modestie si pure de notre dernière révolution, sa sobriété admirable dans la réaction et dans la vengeance. Ainsi, il a été donné à la France de ne pas périr, et de renaître plus forte dans cette mêlée furieuse, où tant de peuples se sont perdus. Sparte n’a pu y résister ; Rome ne s’en est sauvée que par le despotisme, tandis que nous sommes arrivés en même temps à la liberté et à la propriété civile : position admirable que nous envie l’Angleterre, d’où il ressort clairement que la liberté doit se fortifier par le développement le plus complet de la propriété pour tous les individus d’une association.

Ainsi ce serait tomber dans une étrange illusion que de croire nécessaire d’attaquer la propriété ; ce serait faire après coup la théorie d’un acte terrible qui s’est d’autant mieux accompli, qu’il n’avait pas été conçu à priori, et qui est devenu pour la France un droit acquis, sur lequel elle peut fonder l’avenir le plus serein et le plus pur. Je ne parle pas des tempêtes qui passent.

Mais n’y a-t-il pas des faits nouveaux qui doivent donner à la propriété un autre caractère ? Ainsi les anciens ne connaissaient pas la propriété littéraire, industrielle ; pour eux, les chants d’Homère et de Pindare appartenaient à tout le monde ; il ne leur tombait pas dans l’esprit que pendant un certain laps de temps, le poète pût revendiquer pour lui et ses enfans la propriété de ses vers : tant chez les anciens d’une imagination si extérieure et si large, le souci de l’individualité venait se perdre dans le dévoûment de tous à tous. Nous concevons au contraire fort bien que l’héritier de Voltaire ait pu, pendant quelques années, tirer quelque avantage de cette succession du génie. Évidemment dans l’héritage du poète il faut faire un départ ; son inspiration, ses œuvres appartiennent à la société, propriété commune et immortelle à laquelle elle ne saurait renoncer ; d’un autre côté, l’artiste a ses droits sur son œuvre ; il peut et doit vivre de sa création et de son travail, lui et pendant un temps les siens. La difficulté délicate consiste à déterminer le laps de temps pendant lequel les ouvrages des grands hommes peuvent être affermés aux besoins de leurs héritiers. Qu’est-ce à dire ? si ce n’est toujours le même problème de combiner les droits de l’individualité et ceux de l’association ?

Que le commerce et l’industrie augmentent et varient les objets de la propriété ; qu’en ce sens le développement de la propriété soit changeant et progressif, nul doute, mais les conditions nécessaires imposées par la nature humaine resteront toujours à remplir.

Un homme d’un esprit tout-à-fait original, spectateur attentif de la révolution française et de la civilisation américaine, Saint-Simon, a émis cette pensée : la féodalité a créé la propriété foncière, elle a organisé l’Europe ; à la féodalité succède un âge nouveau, l’industrie ; les descendans des conquérans sont les travailleurs ; le règne de la conquête est fini ; le temps du travail, de l’industrie commence ; l’idée et le respect de la propriété foncière doivent faire place à l’idée et au respect de la production. Cette vue est profondément philosophique ; elle n’a d’autre tort que de ne pas l’être encore assez. Quelle est la véritable source de la propriété ? la pensée de l’homme. Son moyen d’exécution ? la volonté. Ses trois théâtres ? la nature, la famille et l’État. La conquête que les philosophes condamnent n’est autre chose que le développement de l’activité humaine ; l’industrie n’est elle-même qu’un mode de cette activité qui, venu le dernier, frappe plus vivement les esprits, mais qui n’est pas la pensée elle-même, et n’est pas destinée à rester sur le premier plan de l’histoire ; comme la féodalité, elle est un passage à autre chose.

Le christianisme, qui a développé dans l’homme la conscience individuelle, a fortifié nécessairement le sentiment de la propriété, loin de vouloir le combattre et l’anéantir ; et ici je parle du christianisme social, et non pas d’un mysticisme secret et illuminé.

Vouloir supplanter l’idée de propriété par l’idée de production, c’est confondre deux ordres de choses différens, l’économie politique et la législation. Sans doute il serait commode, pour arriver à une distribution plus égale et plus aisée des produits, de supprimer despotiquement les sentimens, les droits et les délicatesses de la nature humaine : mais la société ne saurait être une manufacture pas plus qu’elle n’a été un couvent, ni une caserne. Pourquoi la vie militaire nous paraît-elle être si héroïque ? parce qu’elle demande le sacrifice le plus complet de l’individualité à une règle, à une discipline, un dévoûment de tous les instans à une mort toujours présente ? Mais c’est un état exceptionnel. La société peut avoir une armée ; mais elle ne saurait être une armée. La vie monastique s’élève également sur les débris de la liberté humaine qu’elle étouffe et qu’elle crucifie. Les manufactures, ces arsenaux de l’industrie, n’obtiennent souvent un plus grand nombre de produits qu’en faisant de la liberté humaine une machine dont elles abusent à merci.

Si l’individualité dans ses rapports avec l’association attachait son existence à une condition nécessaire, il serait précieux de la reconnaître ; or elle existe : c’est l’héritage. Un enfant est mis au monde par ses parens ; est-ce un privilége ? Deux êtres lui ont donné la vie ; sans eux il n’existerait pas, et dès lors soutient avec eux des rapports perpétuels et sacrés. Je consens à ce qu’on abolisse l’héritage à une condition, de m’indiquer la manière de se procurer des hommes, sans qu’ils aient un père et une mère. L’héritage n’est pas une idée conventionnelle, mais naturelle, qui se reproduit partout. Eh ! si nous sortons de la famille, l’histoire n’est qu’un immense héritage de joies et de misères, de ruines et de triomphes. Nous ne faisons que nous transmettre les uns aux autres le sang, la vie, les idées et le progrès. Mais pour revenir à l’enfant, il hérite de son père naturellement par une loi nécessaire que la législation civile doit reconnaître et ne peut changer. Un poète a peint admirablement un sage cachant sa vie au fond d’une vallée, seul, mais gardant toujours les liens qu’il n’est pas permis à l’homme de briser

Mais il eut sans goûter une science amère,
La loi de ses aïeux et le dieu de sa mère ;
Reçut sans la peser à nos poids inconstans,
Dans un cœur simple et pur la sagesse des temps, Comme des mains d’un père on prend un héritage,
Avec l’eau qui l’arrose et l’arbre qui l’ombrage[4].

Oui, il y a pour l’homme un héritage indélébile, des sentimens maternels, des pensées de son père, de la maison et de la terre où il s’est élevé, patrimoine à la fois de souvenirs et de richesses qui ne se laissera jamais envahir. Nous conseillons aux théories téméraires de s’y résigner ; c’est l’ultimatum de la nature.


Lerminier.


  1. Nous devons à l’amitié qui nous lie à M. Lerminier communication de ce fragment, extrait de sa Philosophie du Droit, qui se fera encore quelque temps attendre. Au milieu des utopies, des questions soulevées par la révolution de juillet, il nous paraît avoir tout le mérite de l’à-propos.
  2. Plutarque, Vie d’Agis et de Cléomène, chap. 6.
  3. Aristote, Politique, liv. ii, chap. 10, 55, 6 ; édit. Coray, pag. 53.
  4. M. de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses.