De la Philosophie religieuse contemporaine

DE LA
PHILOSOPHIE RELIGIEUSE
CONTEMPORAINE

I. Philosophy of the Infinite, par M. H. Calderwood. — II. The Intuitions of the mind, par M. J. M’ Cosh. — III. Le Père céleste, par M. Ernest Naville. — IV. La Raison et le Christianisme, par M. Charles Secrétan. — V. Théodicée, par M. A. de Margerie.

Un écrivain distingué qui dans ces derniers temps a embrassé la défense de la philosophie religieuse contre ceux des systèmes contemporains qui nient ou la philosophie ou la religion, et souvent l’une et l’autre ensemble, a bien fait d’intituler son remarquable ouvrage l’Idée de Dieu. C’est en effet pour ceux-là seuls qui avant tout voient en lui une idée que Dieu peut devenir l’objet d’une foi fondée sur la raison. Eux seuls peuvent braver l’athéisme scientifique et se rire de l’abus qu’il fait des méthodes d’observation pour traiter de ce qui n’est pas observable. Ils savent bien que Dieu n’est point un objet d’expérience, et qu’aucune perception ne l’atteindra jamais en ce monde. C’est donc uniquement grâce à la réflexion de la pensée sur elle-même qu’il peut se manifester idéalement à nous. La raison seule le saisit ou plutôt, le conçoit, en dehors de toute représentation sensible ou imaginaire, sous la forme pure d’une idée, idée qui suppose et atteste une existence. L’être ici se révèle à la raison, pure, et bien loin que les mots de rationalisme et d’idéalisme désignent des systèmes ou des méthodes hostiles aux croyances religieuses, on peut dire que ces croyances n’auraient aucune base solide, si le rationalisme et l’idéalisme n’existaient pas. Ce n’est pas une recherche bien ardue, et peut-être le montrerons-nous, que d’atteindre par cette voie une notion satisfaisante de la Divinité. Cependant il y faut quelque effort. Dans la pratique de la vie, la plupart de nos connaissances indispensables nous viennent de l’expérience, et ce que nous y ajoutons du nôtre s’y combine si naturellement que ce travail qui nous est propre est pour nous comme insensible, et que nous croyons aisément avoir tiré du dehors tout ce que nous pensons. De là cette foi générale, facile, rapide, dans le témoignage de nos facultés perceptives, et comme c’est par elles en fait que tout notre savoir commence, nous en croyons aisément ceux qui nous disent qu’il n’y a d’autres sciences que les sciences d’observation ou d’expérience, entendant par ces deux mots l’observation et l’expérience qui ne s’attachent qu’aux objets de la sensibilité. C’est cette théorie scientifique qui, après avoir revêtu bien des formes et porté bien des noms, a cherché à se rajeunir depuis quelque quarante ans sous le titre de positivisme. Le positivisme en effet repose au fond sur ce principe : l’être n’est connu que par l’expérience externe. La sensation de Condillac ou la perception des Écossais témoigne seule des existences, et tout être qui est connu ou plutôt conçu et supposé par une autre voie est idéal et exclusivement idéal ; il n’est pas, disent les dogmatiques de cette école ; il est comme s’il n’était pas, disent les sceptiques, et suivant les uns et les autres toute spéculation sur de telles hypothèses est une science fausse et qui n’a pas droit d’exister.

Or comme rien n’est plus facile que de montrer que les objets de toute philosophie religieuse ne peuvent être représentés par la mémoire ou l’imagination, puisqu’ils n’ont jamais été présentés à la sensation, à la perception, à l’observation, à l’expérience, on comprendra ce que devient pour une telle doctrine toute théologie, toute théodicée, toute métaphysique. Ce sont autant de fantaisies d’esprit dont on a peine à s’expliquer la durée, et que l’on espère par une négation hardiment répétée supprimer pour l’avenir.

Mais cette incrédulité à l’égard de toute existence qui n’est point expérimentalement percevable n’est pas seulement une source d’athéisme ; elle contribue à produire des résultats tout opposés. Elle est pour quelque chose dans cette disposition si générale de l’humanité à prêter des formas sensibles aux choses divines ou à diviniser des phénomènes naturels. Le fétichisme et l’idolâtrie ne peuvent s’expliquer que par un penchant de l’esprit à ne croire réel que ce qui se montre aux sens, et même on pourrait dire que toute religion positive est, comme le mot l’indique, un effort qui peut être légitime, mais qui la plupart du temps est téméraire, pour rendre en quelque sorte la théodicée positiviste en la fondant sur des expériences de fait, certifiées par des témoignages historiques. Toutefois, quelque augustes et puissantes que puissent être les images qui entretiennent la croyance, elles ne sont toujours que des images qui rappellent l’essence divine et ne la manifestent pas. La Divinité en elle-même reste invisible, comme dit saint Paul, et sous les symboles qui l’enveloppent il n’y aurait rien, si la foi dans l’idée était une illusion. Il faut avoir conçu qu’il y a un Dieu pour oser dire qu’un phénomène sensible est une manifestation divine. Ainsi le rationalisme est le fondement nécessaire de toute religion.

Aussi, quoique de pareils sujets, par leur gravité, par l’uniformité des questions et des solutions, ne semblent pas l’aliment naturel de la littérature périodique, on y est souvent ramené, et de nouveaux ouvrages viennent fréquemment attester une certaine préoccupation et même une controverse ouverte touchant les choses divines. L’examen de ces travaux est à sa place dans une Revue qui suit tous les mouvemens de l’esprit contemporain.

Nous avons trop souvent, dans ce recueil, dit notre pensée sur cette controverse, où la certitude même n’est pas sans mystère, pour être en droit de fatiguer encore le lecteur d’une exposition dont il connaît la marche et les résultats. Il sait que, peu confiant dans les efforts de l’imagination et dans les aspirations du sentiment, qui ne peuvent résister au doute et à la critique, pour atteindre à ce qui ne comporte aucune image et se dérobe dans l’invisible à toute sensibilité, nous croyons que le droit et la tâche de la raison est de parvenir à Dieu par l’idée de Dieu, et c’est en ce sens que nous écrivions tout à l’heure les mots suspects de rationalisme et d’idéalisme. Nous croyons que tout procédé différent pour aborder le problème, soit qu’il conduise à l’incrédulité, soit qu’il ait un résultat tout contraire, s’appuie sur un fond de doctrine tout empirique qui peut mener les esprits suivant leur pente diverse au matérialisme ou au scepticisme. La défiance de la raison humaine est au fond des erreurs les plus opposées en matière religieuse.

Plutôt que de renouveler une discussion pour nous épuisée, nous aimons mieux, par l’examen de plusieurs écrits dignes d’attention, signaler en quelques traits l’état des esprits et indiquer les dangers et les difficultés qu’en présence de la critique nouvelle la théodicée rencontre à s’engager sans précaution dans les voies où elle a longtemps marché avec trop de sécurité et de négligence.


I

« S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni portions ni bornes, il n’a nul rapport à nous : nous ne sommes capables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. Cela étant, qui osera entreprendre de résoudre cette question ? Ce n’est pas nous qui n’avons aucun rapport à lui. » Ainsi parle un des hommes qui ont le plus illustré et rabaissé l’esprit humain ; mais Pascal est récusable. Il pensait avoir besoin du scepticisme d’ans l’intérêt de la foi. Il croyait trop que la petitesse de l’homme importait à la grandeur de Dieu. Et dans cette occasion il pousse si loin la hardiesse de son mépris pour la raison naturelle que d’abord ses éditeurs avaient mis ces paroles dans la bouche d’un incrédule et pris son argument pour une objection qu’il voulait combattre. Cependant c’était bien sa pensée, peu étrange, à vrai dire ; chez un contempteur de la philosophie ; mais qui pourrait croire qu’elle ait été reprise par des philosophes de profession et revêtue d’un appareil systématique par des écrivains également ennemis du doute et de l’athéisme ?

On sait en effet que, par une argumentation qui se ressent d’un commerce intime avec le plus grave des sceptiques et le plus austère des destructeurs, il est des penseurs religieux, des chrétiens dociles qui, enchérissant encore sur les témérités de Kant, ont didactiquement soutenu que non-seulement l’esprit humain ne pouvait comprendre et connaître Dieu, mais qu’il était incapable d’y penser. C’est de la pieuse Écosse que nous est venue cette doctrine qui donne pour base et pour objet à la plus importante des croyances une contradiction et un non-sens. C’est le plus original et le plus puissant des interprètes et des continuateurs de Reid qui a ainsi miné le fondement de la foi dans la notion la plus naturelle et la plus chère à notre âme. Sir William Hamilton a établi nettement que, le déterminé, le relatif, le fini, étant la condition de toute pensée, Dieu ou l’être illimité, absolu, infini, inconditionné, ne pouvait dans aucun cas être l’objet de la pensée, encore moins d’une notion philosophique qui supportât l’analyse. C’est, il l’avoue, une conviction primitive que celle de l’existence de Dieu ; il y a obligation et nécessité d’y croire, mais impossibilité de le connaître, car nous ne pouvons rien concevoir que de limité et de conditionnel, et la notion de Dieu, c’est-à-dire de l’être infini, absolu, n’est que la négation du concevable en lui-même ; ces deux mots, l’infini et l’absolu, ne sont que les noms de deux contre-faiblesses (counter-imbecilities) de l’esprit humain. Le professeur de l’université d’Oxford qui a transporté dans la haute théologie la philosophie de Hamilton, le Dr Mansel, non moins hardi que son maître, a dit formellement que les deux mots incriminés sont, comme l’inconcevable et l’imperceptible, des noms qui désignent, non un objet de pensée ou de conscience quelconque, mais la pure absence des conditions auxquelles la conscience est possible. « Notre devoir est de croire en un Dieu personnel et en un Dieu infini, et une personnalité infinie est une contradiction dans les termes, en sorte que la contemplation de la nature divine nous place dans un inextricable dilemme. » En un mot, Dieu est peut-être la chose à laquelle l’humanité a le plus pensé, et Dieu n’est point pensable.

En résumant ainsi la doctrine de Hamlton, il me semble déjà y opposer la plus forte objection de fait, car disserter ainsi sur la notion de Dieu, c’est en avoir une et cette objection, a été développée avec beaucoup de sagacité, de justesse et de clarté par le Dr Calderwood. Son livre sur la Philosophie de l’Infini est un exposé satisfaisant et méthodique des idées reçues par la philosophie et la théologie courantes de l’Ecosse et de l’Angleterre. Nous n’hésitons pas à dire que l’auteur a raison contre ses ingénieux adversaires ; mais peut-être a-t-il un peu affaibli sa thèse en acceptant trop facilement les termes dans lesquels ceux-ci avaient eux-mêmes posé la question.

Ainsi il remarque fort bien que M. Mansel pourrait être embarrassé de soutenir son dire, s’il avait le courage de substituer le nom de Dieu à l’expression d’être infini ou absolu, et qu’il lui en coûterait d’écrire en toutes lettres que Dieu est le nom d’une contradiction. Cela est vrai ; mais si M. Mansel facilite son argumentation en se servant exclusivement des termes d’infini et d’absolu, M. Calderwood ne compromet-il pas un peu la sienne en les adoptant sans observation ? En effet quel est son raisonnement fondamental ? C’est qu’il est impossible que les lois de la conscience et de la pensée soient en contradiction avec les convictions premières de notre esprit, et qu’une croyance nécessaire ne peut reposer sur une idée contradictoire ; mais avant de soutenir ce point incontestable n’aurait-il pas été à propos d’examiner si la croyance et l’idée sont identiques ? Aussi bien que Hamilton et que le Dr Mansel, M. Calderwood admet que tous les hommes croient à l’être infini et absolu. Si l’on veut dire que leur foi en Dieu suppose cette idée, je ne voudrais pas le contester de tout point ; mais il me semble que c’est l’analyse philosophique qui a tiré d’une croyance implicite cette conséquence et cette interprétation. Le consentement universel, si souvent invoqué, par le théisme, n’implique pas que l’humanité ait une conscience distincte de ces définitions tardivement inventées. Je veux bien ne pas scruter trop sévèrement le sens et la portée de cette sorte d’unanimité religieuse. Il serait malaisé de prouver que la religion la plus répandue, dit-on, sur le globe admette un Dieu distinct, personnel et libre. J’aime mieux reconnaître que l’homme croit naturellement et généralement en un être supérieur à lui et au monde, auteur de l’ordre ou de l’existence des choses, souverainement sage et souverainement puissant. Cette rédaction excède peut-être la portée de la croyance universelle, elle n’est certainement pas en-deçà. Signifie-t-elle qu’en fait l’espèce humaine tienne de sa nature la notion expresse, actuelle, de l’être infini et de l’être absolu ? Non, ceci est une notion savante, le résumé d’un travail dialectique qui n’est et ne sera jamais le produit du mouvement instinctif de la raison commune. Comment la Genèse aurait-elle été reçue des peuples, si elle avait dit : « Au commencement, l’absolu créa le ciel et la terre ? » Il est si peu vrai que l’être infini soit la dénomination la plus naturelle de l’être divin que celle-là eût été mal comprise de la plupart des philosophes de l’antiquité, presque tous attachés au dualisme éternel, et l’on peut voir dans le Philebe que ces mots, l’être infini, auraient désigné pour Platon le contraire même de Dieu, l’indétermination de la matière primitive, une sorte de chaos. L’infini en soi, dit également Plotin, est la matière ou l’essence du mal.

C’est donc la réflexion, c’est une méthode discursive qui a identifié le nom populaire de Dieu avec le nom scientifique d’être infini, et il se pourrait que de ces deux noms, le second signifiât quelque chose d’inconcevable sans que le premier cessât d’être la désignation de la plus vraie des réalités. Ce serait la science qui aurait tort et non la nature humaine.

Est-ce donc à la science qu’il faut s’en prendre, et doit-on contester cette qualification d’être infini ? Nullement ; mais on ne la doit admettre qu’avec certaines restrictions ou du moins certaines explications. La première, c’est que, s’il est permis ou plutôt prescrit par la raison de déclarer infinis les attributs divins, il peut être hasardeux de dire, presque comme une définition de sa nature, que Dieu est l’être infini.

L’idée d’infini en général est l’idée de ce qui n’a point de fin, de ce qui n’a de limites ni actuelles ni possibles, de l’illimité inconditionné, si l’on veut parler comme Hamilton, dont la doctrine a pris le nom de philosophie du conditionné. Ces définitions admises sans restrictions, vous aurez grand’peine en effet à empêcher Hamilton de dire qu’un être infini sort de tous les cadres de la pensée, et que d’une notion contradictoire résulte une existence impossible. Si vous laissez le maître et le disciple maintenir dans le langage théologique ce sens rigoureux du mot infini et répéter d’une manière absolue que Dieu est l’être infini, c’est-à-dire qu’il est infini en tant qu’être, on pourra leur demander ce que devient le fini. Il s’anéantit, ce que ne supportent ni la raison ni l’expérience, ou il s’absorbe en Dieu, ce qui mène au panthéisme, ou enfin il subsiste en dehors de Dieu, ce qui est la vérité ; mais alors Dieu est l’infini moins le fini, ou l’infini limité, ce qui implique contradiction. Encore une fois il ne peut être question d’exclure l’infinité de la notion de Dieu. Rien, par exemple, ne doit empêcher de dire que Dieu est l’intelligence infinie, ou qu’il est infini comme intelligence, car c’est confesser une chose fort simple, savoir que l’intelligence divine connaît tout, tout le réel et tout le possible. Ici la notion d’infini n’amène avec elle nulle contradiction. Il en est également ainsi de tel attribut divin que vous voudrez qualifier de même. Dieu sera donc l’être infini par l’infinité de ses attributs, et cette expression ainsi entendue sera plausible, quoique toujours inférieure à celle d’être parfait. Il y a même entre l’infini et le parfait une distinction qui arrive à devenir une opposition. Être infini en tant qu’être, c’est nécessairement être tout ; or ce n’est pas une perfection d’être tout, puisque l’imparfait existe et fait partie du tout. Être infini à titre d’excellence, c’est-à-dire parfait, c’est être meilleur que tout. Or ce qui est tel que rien de meilleur ne peut être conçu, suivant la définition augustinienne de la nature divine, est nécessairement distinct du monde, au-dessus du monde, et s’altérerait en le contenant dans son sein. Il ne peut donc être de la perfection de Dieu de contenir en soi et dans sa substance tout l’être, tout le réel, sans fin ni limite, puisque comprendre en soi le fini et l’imparfait, c’est une imperfection.

Ces observations nous portent donc à croire que la contradiction, l’antinomie signalée dans la raison humaine par Hamilton et son école à l’endroit du fondement de toute religion vient d’une confusion que ni lui ni ses disciples, ni ses critiques n’ont aperçue entre les croyances permanentes et naturelles de l’humanité et les résultats récens ou isolés, sujets en tout cas à interprétation, des analyses de certains métaphysiciens. La nature humaine ne peut être après tout responsable d’une terminologie d’école.


II

L’absolu, comme synonyme de divin, est peut-être une appellation plus hasardée encore, si l’on ne se borne à entendre par là que l’existence de Dieu est absolument indépendante de tout ce qui n’est pas lui ; mais, pris en rigueur philosophique, le terme d’absolu a plus de portée. Il désigne ce qui n’a et ne peut avoir de relations, attribut qui serait, ce me semble, très douteux et très peu enviable pour l’Être suprême. Je ne rappellerai pas qu’en théologie on introduit la relation même au sein de la Divinité en enseignant que le dogme de la Trinité est fondé sur la catégorie de la relation. Restant dans la pure philosophie, je n’insisterai pas même sur ce fait incontestable, que, pour ceux qui conçoivent Dieu comme l’ordonnateur de l’univers, il ne saurait être considéré comme absolu, et cette conception n’est pas une exception rare, puisqu’elle était la croyance des sages de presque tout l’ancien monde. L’antiquité a cru la matière éternelle, et, sans compter les peuples de l’Asie, combien dans notre Europe balbutient le mot de création sans y attacher, un sens précis, et trahissent ensuite une conception très défectueuse de l’acte d’une toute-puissance qui tira l’être du néant ! Cette idée, précisément parce qu’on la tient pour divinement révélée, ne peut être regardée comme une croyance universelle et nécessaire. En dehors du christianisme, ce n’est qu’une hypothèse philosophique ; mais enfin elle ne trouvera ici nul contradicteur. On se permettra seulement de remarquer qu’elle ne confère nullement au créateur le caractère de l’absolu proprement dit. D’abord il est admis que Dieu est essentiellement tout ce qu’il est ; il est l’être nécessaire ; ses attributs sont nécessaires comme lui. On s’est cru en droit d’en conclure qu’il était nécessairement créateur, et en ce cas il avait ou plutôt il a de toute éternité des relations et des relations nécessaires avec la création. Mais je laisse cette question, qui embarrasse les théologiens, et, prenant la création comme un fait, le monde dans sa réalité actuelle, je demande si aucune relation n’existe entre la nature et l’auteur de la nature. N’y a-t-il pas eu, à parler comme Leibniz, de raison suffisante pour que les choses fussent telles qu’elles sont, et ne serait-ce pas ramener L’origine des choses au hasard que de nier un rapport entre le monde et Dieu, rapport qui devient nécessaire dès lors que le monde existe ? Qui contesterait à saint Augustin et à saint Thomas que Dieu ne peut pas faire actuellement que le monde n’ait pas été, ni qu’il ait été autre qu’il n’a été ? Voilà donc une relation et une relation nécessaire du créateur à son ouvrage. J’admets, si l’on veut, que Dieu a été libre de créer pu de ne pas créer, et même maître de créer autrement ; mais cette idée de la toute-puissance divine ne porte aucune atteinte aux vérités nécessaires, et il résulte de celles-ci des relations de raison, de possibilité, de justice enfin et de sagesse, qui unissent Dieu au monde, relations qu’il serait téméraire de prétendre définir, mais qu’il ne l’est pas d’affirmer.

Il suit que Dieu n’est pas absolument absolu, qu’il ne peut être défini par cette dénomination germanique l’absolu, à moins qu’on n’explique que, par ce titre d’absolu, on prétend seulement affranchir Dieu de toute dépendance quant à son existence. Oui sans doute, il existe par lui-même, il ne dépend que de lui-même. Pour être, il n’a besoin de rien de ce qui n’est pas lui. Il est sans cause, étant la cause première, et, comme on dit depuis Aristote, il est la cause de lui-même, causa sui, mais une cause cesse d’être absolue dès qu’elle est en acte, et elle est logiquement et moralement liée à ses effets.

On voit comment ces expressions d’infini et d’absolu appliquées à la Divinité sont, non pas fausses, mais équivoques, et ne peuvent être employées à la légère et sans une interprétation qui prévienne les obscurités et les contradictions dont profiterait un scepticisme plus près qu’il ne croit d’être athée. Encore moins peuvent-elles être données comme l’expression claire et innocente de cette foi naïve en Dieu, la consolation et l’espérance de l’humanité. On doit s’étonner surtout que des théologiens aient adopté sans restriction des expressions incompatibles avec le dogme chrétien. On ne voit pas en effet comment Dieu, sans cesser d’être l’absolu, se serait fait homme, et l’incarnation est contradictoire avec une certaine idée de l’infini. Or on peut admettre que le christianisme ne soit pas la règle de la philosophie : mais on ne doit pas sans nécessité adopter un langage philosophique qui démente le christianisme. Ce sont autant de motifs qui prouvent qu’avant d’attaquer dans ses principes rationnels la croyance en Dieu, Hamilton et M. Mansel auraient dû s’assurer avec plus de soin, plus d’exactitude, du sens et de l’expression de ces principes, et peut-être, en prenant la même précaution, leur critique, M. Calderwood, aurait-il réfuté avec encore plus d’avantage les paradoxes de ces nouveaux sceptiques.

C’est sans doute ainsi qu’en a jugé un critique bienveillant qui, soutenant la même thèse, a trouvé quelque chose à redire à cette manière de la défendre. M. James M’Cosh, professeur de logique et de métaphysique au collège de la reine, à Belfast, est l’auteur d’un ouvrage intitulé : Les Intuitions de l’âme recherchées par la voie de l’induction. Il s’y propose, à l’aide de quelques rectifications, d’opérer une éclectique conciliation entre Locke, Reid et Hamilton. Pas plus que le premier, il ne veut qu’il existe des idées innées, si l’on entend par là des notions universelles, des vérités générales dont l’esprit ait conscience à priori et qu’il applique sciemment à l’acquisition de ses connaissances expérimentales ou inductives. Pas moins que Reid, il ne reconnaît que ces notions et ces vérités résultent naturellement et presque nécessairement pour nous d’un retour que nous ne manquons guère de faire sur les jugemens suggérés par la perception ou la conscience. Grâce à un procédé qu’on peut appeler induction, parce qu’il tire le général du particulier, nous reconnaissons que tous nos jugemens d’expérience supposent vraies certaines propositions générales qui peuvent en être considérées comme les principes. Ces principes d’une évidence plus ou moins immédiate sont des convictions intuitives. Ce sont là les intuitions de l’âme dont l’auteur fait l’objet de ses recherches, et qu’il classe en connaissances primitives, en croyances primitives, en jugemens primitifs. Il expose avec soin la manière dont ces notions se développent, tenant beaucoup à prouver, avec Locke, qu’elles ne sont point innées, et cependant, avec Reid et d’autres, qu’elles sont naturelles, ou du moins que notre raison est apte et destinée à les conclure des perceptions et des observations de la vie pratique. Si l’innéité d’une idée veut dire que, préalablement à toute expérience, nous nous rendions un compte explicite de l’idée générale qui trouve son application dans chaque expérience, il n’y a point en effet d’idées innées, et nos vérités intuitives sont d’abord comme enveloppées dans nos jugemens particuliers. M. M’Cosh met un prix peut-être excessif à justifier cette remarque, pour lui fondamentale, comme ensuite il donne peut-être avec trop de détail et d’étendue l’analyse des procédés par lesquels l’esprit érige en principes, en généralités que l’induction rend intuitives, les règles de l’expérience et de la raison. Ce n’est pas que la classification qu’il en donne soit sans mérite, ni que ses descriptions de la formation de nos connaissances manquent de justesse et de vérité. Il se montre assurément habile dans cette application de la logique à la psychologie, dans cette science inductive de l’esprit humain qui est le beau côté de la philosophie anglaise, et une fois en possession d’un système, à ses yeux complet, de nos convictions primitives, il passe de l’ordre intellectuel à l’ordre moral, et n’a plus qu’à poursuivre le rôle de ses principes dans la sphère de la métaphysique, des sciences et de la théologie. Notre sujet est non pas de rendre compte de cette philosophie dans son ensemble, si digne d’attention qu’elle nous paraisse, mais de nous arrêter un moment à la dernière partie ; c’est là que l’auteur se rencontre avec M. Calderwood.

Il refuse de lui accorder que nous ayons une nécessaire et immédiate connaissance d’un Dieu infini, et il semble non-seulement avoir en cela les faits pour lui, car dans l’antiquité païenne par exemple, même la plus éclairée, cette connaissance n’était pas commune mais il a de plus pour lui son propre système. Il a écrit pour établir que la principale base de nos connaissances réside dans nos intuitions, c’est-à-dire dans les convictions intuitives que nous suggèrent les objets particuliers de l’expérience et de l’observation. Ces convictions, élaborées, remaniées par la réflexion et l’induction, nous donnent, sous l’influence d’un examen plus ou moins approfondi, plus ou moins bien dirigé, l’ensemble plus ou moins étendu, exact plus ou moins, de nos connaissances et de nos idées. Selon que celles-ci sont induites ou déduites régulièrement et judicieusement de nos convictions intuitives et nécessaires, elles participent de leur nécessité, de leur certitude, et c’est ainsi que s’applique et se développe une faculté naturelle qu’on peut appeler la foi, c’est-à-dire la croyance dans ce qui, ne pouvant être perçu, nous est donné par l’analyse réfléchie de nos intuitions directes. Ainsi notre connaissance prise en bloc est une sorte de multiple, de mélange, quelque chose de cumulatif (c’est l’expression de l’auteur), et nos facultés, ou plutôt la raison qui en dirige l’emploi, y portent la distinction, l’ordre, la lumière, d’un seul mot la vérité. C’est la raison qui sur les notions primitives ou nécessairement liées à nos intuitions nécessaires, savoir la causalité, l’infinité, la personnalité, édifie l’idée d’un Dieu dont elles sont les caractères les plus saillans, et la foi dans son existence.

Cette croyance se fonde sur une évidence plutôt dérivative qu’intuitive, mais elle n’en est pas moins naturelle. Elle réclame sans aucun doute le concours de toutes nos facultés ; elle résulte d’un travail de l’esprit, qui s’est élevé à la conception de certains principes métaphysiques et qui en fait emploi sous la loi rigoureuse de la méthode inductive. Rien n’est donc plus hasardé que d’admettre une opposition absolue entre la foi et la raison, et généralement on doit se garder de supposer, comme plus d’un théologien et plus d’un philosophe, nos facultés en lutte les unes avec les autres ; notre esprit est un tout harmonieux, ou du moins un instrument compliqué, mais susceptible d’être mis d’accord, et la réflexion, la méthode, la philosophie, la science en général a pour objet et pour tâche de ramener à une concordance absolue le jeu des diverses parties de notre organisme intellectuel et moral. La théodicée en particulier ne peut donc être exclusivement ni intuitive ni rationnelle, ni empirique ni spéculative. Dans un dernier chapitre très intéressant, M. M’Cosh s’attache à énumérer et à évaluer tous les élémens dont elle se compose. Il va même jusqu’à tirer de son analyse les preuves principales de la théologie révélée. Sa démonstration serait plus forte, si, plus en défiance de son imagination, il n’avait pas abusé du style métaphorique et prodigué les images et les comparaisons ; mais, telle qu’elle est, elle abonde en remarques justes ou ingénieuses, et nous ne pouvons que savoir gré à l’auteur d’avoir déclaré que, forcé de choisir entre les diverses méthodes théologiques au lieu de les compléter et de les rectifier les unes par les autres, il préférerait encore, bien qu’en le trouvant insuffisant, le rationalisme religieux. C’est conclure en philosophe.

Cette esquisse assurément trop légère des vues métaphysiques de deux écrivains peu connus parmi nous suffit pour indiquer combien chez nos voisins les questions générales de philosophie religieuse continuent d’être étudiées avec suite et avec liberté, et combien nous aurions à gagner de nous tenir au courant des recherches et des controverses qui se reproduisent incessamment chez eux touchant ce grave sujet. On grand nombre d’autres ouvrages pourrait être cité. Aucun sans doute n’est capital et décisif ; aucun n’est indigne d’attention. Tous attestent, même dans l’église établie, un besoin et une puissance d’examen qui dénotent à la fois des esprits hardis et contenus, deux qualités assez rarement unies parmi nous.

III

Avant de quitter nos penseurs d’outre-mer, la crainte me vient d’être, en discutant une expression équivoque, mais usitée, tombé dans le ridicule de paraître contester l’infini à Dieu. Je me borne à écarter cette proposition donnée presque comme une définition : « Dieu est l’infini, » parce que je ne la comprends pas, parce que autre chose que Dieu peut être infini, par exemple le temps, parce qu’enfin il me paraît difficile que l’infini ne contienne pas tout, et que Dieu égalé à l’infini ne soit pas une expression détournée du panthéisme ; mais si le mot d’infini n’est plus que le nom d’un attribut, il peut désigner assurément un attribut divin, celui en vertu duquel Dieu est exempt de toute limitation incompatible avec la perfection. C’est pourquoi je n’hésite pas à écouter celui qui me dit que Dieu est une intelligence infinie. Il me donne en effet, non pas une idée complète, mais une idée juste et intelligible de la Divinité. J’admets, je conçois très clairement qu’il peut, qu’il doit y avoir une intelligence adéquate à la vérité, ou si l’on veut, qui sait tout. Je ne me rends pas sans doute un compte exact de cette perfection d’intelligence, l’esprit fini ne peut mesurer l’esprit infini ; mais je comprends très bien que la vérité puisse être connue tout entière, je sens même qu’il manquerait quelque chose à son existence, si elle n’était quelque part pleinement comprise. Ce qui n’est absolument point pensé est comme s’il n’était pas, et la science, quand elle augmente pour nous le domaine de l’être, est une faible image du rapport nécessaire qui subsiste entre l’existence et l’idée. Ajoutez que, pour qui réfléchit sur la nature de l’intelligence, il est facile de déduire de cette proposition : , « Dieu est une intelligence infinie, » la plupart de ceux des attributs divins qui importent le plus à la moralité et au bonheur de l’homme.

En général, il semble que le langage de la théologie, même de la théologie naturelle, aurait besoin d’être sévèrement médité, si l’on ne veut qu’il crée des difficultés et suggère des objections aux vérités mêmes qu’il a la prétention d’exprimer et d’éclaircir. Je ne sais guère de traités de Deo qui ne contiennent des assertions dues uniquement à la hardiesse spéculative ou à l’entraînement logique des écrivains, et qui, données comme les élémens nécessaires de la notion de Dieu, comme les conditions mêmes de sa nature et de son existence, obscurcissent ou ébranlent l’une et l’autre, et suscitent des problèmes gratuits et de pure invention. On ne peut lire sans inquiétude ces listes interminables d’attributs ingénieusement déduits les uns des autres que les auteurs de théodicées nous donnent avec l’aplomb de naturalistes décrivant sous la dictée de l’expérience les caractères observables d’un animal ou d’une plante. Cette ontologie aventureuse est l’arsenal où les adversaires vont chercher leurs armes, et ce n’est pas la seule fois que la métaphysique se serait fait à elle-même plus de mal que ne peuvent lui en faire ses ennemis.

Si donc nous insistons sur des observations qui tendent à réduire les prétentions de la théodicée, c’est qu’en la simplifiant elles nous semblent l’affermir. Cette foule d’assertions mystérieuses, souvent même contradictoires, dont notre téméraire curiosité encombre la science spéculative de la nature de Dieu, ne servent souvent qu’à la rendre attaquable, et une révision sévère des propositions fondamentales de toute théologie, même philosophique, ôterait à l’athéisme d’apparens appuis. Ce serait un véritable service à rendre que d’entreprendre cette œuvre difficile. Elle semble si utile, je dirai même si pressante, qu’on doit la recommander aux esprits dont la jeunesse et la vigueur ne s’effraient d’aucune entreprise. On peut n’être pas inquiet outre mesure de cette renaissance d’athéisme mainte fois signalée. Il peut y avoir quelque ostentation dans le zèle bruyant qui s’efforce d’en épouvanter l’humanité. Cependant le mal existe, plutôt peut-être dans le monde intellectuel que dans le monde social, et il mérite d’autant plus d’attention qu’il a pris des formes nouvelles. Il provient même quelquefois de causes qui ne sont pas aussi mauvaises que leurs effets. Tout n’est pas chimère, il s’en faut bien, dans les idées qui contribuent à engendrer les nouveaux doutes. Des découvertes réelles soulèvent des objections inattendues, et telle est la faiblesse de l’esprit humain que ses aberrations résultent quelquefois de ses progrès. Un dogmatisme superbe ne gagnerait rien à nier au savoir contemporain ses droits pour empêcher qu’il n’en abuse, et tout ce que le génie de la critique, véritable flambeau de notre temps, nous fournit de lumière doit être loyalement reconnu, si l’on veut dissiper les ombres ou les fausses lueurs qu’il a portées sur des vérités plus anciennes que lui. Règle générale, comprenez l’adversaire avant de le réfuter, et ne prenez de grands airs avec aucune science, si vous voulez faire honorer la vôtre. Il se peut que l’opposition que vous rencontrez, les attaques que vous encourez, viennent autant de vos erreurs que des erreurs contraires, et avant de frapper assurez-vous de vos armes. On a vu que je ne trouvais pas sans défaut celles auxquelles se confie souvent une philosophie religieuse que je voudrais moins téméraire. Il peut être à propos d’en éprouver à nouveau la solidité et le tranchant, et d’approprier à des nécessités nouvelles les moyens de défense et l’art de se défendre. On doit donc accueillir toujours avec un vif intérêt les travaux sérieux de ceux qui s’attachent à raffermir les bases de la théodicée, lors même qu’ils pourraient avoir méconnu ou plutôt imparfaitement apprécié les besoins de l’esprit contemporain ; sachons-leur gré de leur tentative, et si elle est animée par un sentiment vrai ou relevée par un talent réel, que la sympathie nous conduise à la reconnaissance et nous mette volontiers sur la voie de l’admiration. Ainsi nous mentionnerons avec une haute et sincère estime des ouvrages assez récens, qui, s’ils n’ont pas encore réalisé l’idéal de la philosophie religieuse que réclame le monde, sont au moins d’utiles et nobles efforts en faveur d’une cause qu’il faudra toujours défendre, même avec l’assurance qu’elle ne sera jamais perdue.

M. Naville, qui avait déjà publié sur la vie à venir un intéressant écrit, l’a en quelque sorte complété par sept discours sous ce titre, le Père céleste. C’est une démonstration sommaire de l’existence et des principaux attributs de Dieu, de sa providence conçue suivant la notion chrétienne, sans que l’auteur ait entendu recourir aux preuves particulières du christianisme. Il se conforme à la révélation sans l’invoquer. Il a voulu conserver à son ouvrage un caractère tout philosophique et en accroître la valeur et l’effet par un examen critiqué des doctrines dirigées de nos jours contre l’idée d’un Dieu personnel et libre, auteur du monde et père du genre humain.

Il réduit et l’on peut avec lui réduire à trois systèmes ceux que notre temps lui oppose. Ils ne sont pas absolument nouveaux, mais ils ont pris des formes nouvelles et trouvé des argumens ou plutôt des analogies qui obligent leurs adversaires à se mettre en frais d’un nouvel examen. Le premier et le plus simple est ce scepticisme scientifique qui, sous le nom de positivisme, récuse toute connaissance qui n’est point immédiatement dérivée de l’observation et de l’expérimentation externe, et proscrit ou dédaigne comme une curiosité pour le moins indifférente et oiseuse toute recherche qui du champ des sensations passe dans le champ des idées, comme s’il y avait une seule science naturelle qui pût s’interdire cette prétendue témérité et n’admettre que des faits et des agens accessibles à nos sens et constatés directement par l’expérience. Les Démocrite et les Épicure eux-mêmes n’ont pu rester fidèles à l’hypothèse qui sert de base à cette manière de philosopher, et ceux qui la renouvellent aujourd’hui devraient bien nous expliquer comment ils font, par exemple, pour admettre au rang des connaissances légitimes les sciences mathématiques, qui ont leur principal fondement dans la contemplation par l’esprit humain de la vérité idéale. Un des premiers géomètres de notre pays a publié récemment un ouvrage original et profond qu’ils auraient, ce me semble, quelque peine à rattacher à leur méthode tout empirique[1].

En quittant l’école positiviste, M. Naville trouve sur son chemin une école plus ingénieuse et plus brillante : c’est celle qui se désigne sous le nom de critique, c’est celle dont la science, rajeunie et agrandie depuis un demi-siècle, enrichie des découvertes incomparables de l’archéologie, de l’ethnographie, de la linguistique, a pour ainsi dire transformé l’histoire générale, et restera peut-être la plus solide gloire intellectuelle de notre époque. Quelque large que soit l’ensemble des choses qu’elle embrasse, et précisément à cause de son étendue, cette science peut aisément se figurer qu’il n’y a rien au-delà, qu’il n’existe au monde rien de plus qu’une succession de générations changeantes dont la loi d’évolution est tout ce que nous pouvons connaître de l’esprit humain. Les opinions, les croyances, les systèmes, ne sont, comme les mœurs et les lois, que les témoignages des divers états qu’il traverse ; la science ne peut qu’observer ceux-ci, les retrouver, les décrire ; mais elle s’aventure lorsque, sortant de ces limites, elle veut rechercher à quelle vérité absolue et en quelque sorte surhumaine correspondent les idées des hommes, en conclure quelque chose de stable, séparer ce qui devient de ce qui demeure, enfin les connaître toutes jusque dans leurs derniers progrès et éclairer le passé par l’avenir. On voit comment la critique historique ainsi entendue confine au positivisme, puisqu’elle se réduit à la revue des faits que l’histoire a rendus visibles. Par un autre côté, elle touche à l’écueil souvent signalé aux partisans des méthodes psychologiques. On reproche à la psychologie de ne pouvoir établir que les phénomènes de notre intelligence, sans avoir la hardiesse ou le droit de fonder aucune vérité qui subsiste en dehors de nous et qui soit le type et le gage de nos pensées. De même la science historique peut se convertir en une sorte de psychologie humanitaire qui observe le moi successif des nations et ne parvient à démontrer qu’un fait tout humain : c’est que les hommes sont constitués de façon à penser de génération en génération de certaines choses dans un certain ordre. Peu importe que ces choses soient différentes ou même contraires entre elles ; le point à constater, c’est qu’elles ont été pensées ; voila toute la vérité historique. La critique la découvre dans les monumens du passé et n’en cherche pas d’autre. Ajoutez que lorsque le champ de la science est ainsi réduit à l’observation de la marche de l’humanité, il ne faut qu’un peu de hardiesse pour conclure que celle-ci est tout ce qui est à connaître, par conséquent tout ce qui existe, et alors la critique que nous avons vue devenir positiviste, puis psychologique, devient de psychologique hégélienne.

S’il n’existe rien au-dessus ou au-delà de la série de conceptions des choses que traverse l’esprit humain, il n’y a plus d’autre Dieu que cela, et c’est pourquoi l’idéalisme de Hegel a pu être appelé panthéisme ; Le panthéisme est en effet le nom du troisième adversaire que M. Naville s’est proposé de combattre. Il n’y voit guère qu’une forme de l’athéisme, ce qui n’est pas toujours vrai, à, moins que l’on ne fasse dépendre l’existence de Dieu de tous les attributs qu’on lui suppose. Je crois parfaitement qu’une saine notion de la Divinité exclut le spinozisme, mais je ne me déciderais pas aisément à nommer athées tous ceux qui déterminent autrement que moi la notion de l’être nécessaire. Tout langage religieux est si près de dériver au panthéisme qu’il faut hésiter à confondre avec la négation de Dieu une obscure ou défectueuse notion de la Divinité. C’est surtout lorsqu’une doctrine se rapproche de l’idéalisme des néoplatoniciens qu’une grande réserve est commandée à ceux qui se hasardent à la juger. Cette réserve peut avoir quelquefois manqué aux adversaires de M. Vacherot, et sans appliquer cette observation aux remarques de M. Naville, je lui demanderai s’il est bien assuré d’avoir toujours distingué, entre les diverses doctrines suspectes de panthéisme, celles qui tendent à l’idéalisme de celles qui tournent au matérialisme.

Ses critiques toutefois sont généralement justes. L’auguste cause qu’il défend n’a pas dépéri dans ses mains, et les esprits sérieux trouveront dans son livre, exposées avec clarté, force et solidité, les raisons usitées et légitimes qu’on objecte à l’athéisme. Le ton est animé, le langage est oratoire sans déclamation, le talent d’écrire place cet ouvrage au-dessus des précédentes compositions du même auteur. C’est l’œuvre d’une philosophie sensée qui n’aspire pas à l’originalité et n’entend que fournir de bonnes raisons à la croyance. Quoique les doctrines contraires soient bien présentées, peut-être les plus fortes et les plus neuves des difficultés qu’elles peuvent alléguer sont-elles omises ou atténuées, et par exemple le problème de l’origine et de l’existence du mal dans la création demanderait un examen tout autrement approfondi ; mais on peut douter qu’il en fût mieux résolu, il risque trop d’être insoluble, du moins tant que la théodicée maintiendra certaines assertions gratuites qu’elle est hors d’état de démontrer. Dans cette question comme dans quelques autres, la discussion de M. Naville est un peu gênée par ses convictions chrétiennes. Quoique ce ne soient pas celles-ci qu’il cherche à établir, il tient pour beaucoup de motifs à n’y pas contrevenir, et cette manière de philosopher, très légitime d’ailleurs, qui fait de la science une introduction à la foi, enlève à la pensée une franchise d’allure sans laquelle on ne peut se mesurer avec toutes les difficultés des questions. Ces ménagemens, il est vrai, donnent à la raison une autorité plus persuasive auprès de ceux (et c’est peut-être le plus grand nombre) qui ne peuvent cesser d’écouter jusque dans les pures régions de la science leur cœur et leur imagination ; mais ils peuvent produire un effet tout différent lorsque la discussion s’adresse à ces esprits sévères, exigeans, qu’il serait en principe le plus désirable de ramener et de convaincre. Ceux-ci supposent aisément que la philosophie religieuse, quand elle est d’ailleurs chrétienne, traite de la science comme de la foi, et confond l’invisible avec le surnaturel, le mystère avec le miracle.

Cette observation s’applique également à un ouvrage bien composé et bien écrit, la Théodicée de M. de Margerie. C’est un méthodique exposé de toutes les idées classiques en cette importante matière, un cours d’enseignement irréprochable qui n’alarmera personne et qui satisfera plus d’un esprit sérieux. L’auteur connaît toutes les questions, toutes les objections et toutes les solutions reçues, et il présente avec ordre, avec intérêt, dans un style juste, clair, élégant, animé, toutes les idées d’une philosophie orthodoxe doublée d’une parfaite orthodoxie chrétienne. Il les défend avec force et conviction, et si sa polémique a paru quelquefois vive, on n’a pu dire qu’elle fût jamais violente. Il y a une impartialité interdite à la foi catholique, et il est bien difficile d’attendre une inaltérable modération de celui qui combat des opinions qu’il doit tenir au fond pour des offenses envers la justice suprême. Cette arrière-pensée doit peser sur la liberté d’esprit nécessaire pour apprécier avec justesse et mesure les difficultés nombreuses et compliquées des divers systèmes de théodicée. La crainte des conséquences doit embarrasser à chaque pas le raisonnement. L’intelligence n’a plus à compter seulement avec elle-même, et les scrupules de la conscience se joignent aux inquiétudes de l’esprit. Comment par exemple se hasarder à traiter la terrible question de l’existence du mal, si l’on reste sous l’empire d’une croyance qui défend de recourir, en l’interprétant sainement, à l’optimisme de Leibniz ? Aussi le chapitre de M. de Margerie sur cet épineux problème est-il un des moins concluans de l’ouvrage, et l’on n’ose le lui reprocher bien sévèrement, si l’on songe à la quantité de paralogismes que n’ont pas su éviter d’excellens esprits toutes les fois qu’ils ont voulu expliquer l’existence du mal tel que l’expérience le manifeste sous la domination du souverain bien ou sous l’empire d’une bonté toute-puissante. M. de Margerie a dû se borner à répéter les explications connues. En général, il ne faut pas lui demander des vues tout à fait nouvelles, et, ce qui n’est pas de tout point un défaut dans ces sujets dangereusement délicats, l’originalité n’est pas le trait saillant de son excellent esprit ; mais nous aimons surtout à le louer de ce qu’avec un ferme propos de soutenir la foi il n’a pas un moment songé à humilier la raison. Il peut aimer encore mieux la religion que la philosophie, toutefois il aime la philosophie et n’en méconnaît ni les droits ni l’utilité. C’est un mérite que, malgré les décisions et les exemples de l’église, on n’a pas toujours parmi ceux qui la défendent. Ils ne savent pas tous se préserver d’une opinion témérairement excessive et faite pour rester à tout jamais un paradoxe, celle qui veut que le théisme sans révélation ne soit qu’une vague inconséquence, et que l’homme livré à lui-même soit destiné à ne pas croire en Dieu et n’ait en effet nulle bonne raison d’y penser. J’ai toujours admiré le sang-froid avec lequel des écrivains qui entendent être religieux acceptent ces énormités. Pour motiver la révélation, ils soutiennent qu’il eût été vraiment indigne de la bonté de Dieu de laisser l’homme sans-information directe, sans règle positive touchant son existence et sa volonté, et ils ne voient pas qu’en refusant à la raison humaine les moyens d’arriver à lui par ses propres forces, ils destituent et dispensent à la fois de toute pensée religieuse les trois quarts de notre espèce, à qui toute révélation a été refusée. Ce qu’il y a de religieux dans la nature humaine devient une superfétation sans objet, quelque chose d’oiseux et de vain que Dieu a créé dédaigneusement, qu’il a jeté au hasard, si même il n’en a pas fait, comme le voudrait une certaine interprétation du christianisme, la source d’un malheur éternel. Que penser d’une telle disposition des choses dans un système où l’on a la prétention d’établir et d’expliquer le plan et le dogme de la Providence par des idées de toute-puissance arbitraire et d’équité toute paternelle ? Qu’est-ce que cette faculté ou cette aspiration qui rend l’homme capable des choses divines, si elle est nulle et comme non avenue dans tous les temps et dans tous les lieux où la parole suprême prononcée sur la croix du Calvaire n’a pas été entendue ? Quoi, en dehors de l’époque et de la portée d’un seul événement historique, la nature religieuse de l’homme ne serait rien ! Autrement dit, Dieu serait comme s’il n’était pas !

Cette témérité, cet audacieux défi porté à la raison humaine, n’effraient pourtant pas ces ennemis obstinés de la religion naturelle que l’intérêt mal compris de la foi a de nos jours multipliés. Craindraient-ils donc que, s’il était naturel de croire en Dieu, le surnaturel ne devînt superflu ?

C’est ce scrupule ou cette crainte qui enhardit des écrivains aussi respectables que M. Secretan à publier des livres aussi singuliers que son ouvrage intitulé la liaison et le Christianisme. Ce sont douze lectures sur l’existence de Dieu, dont six sont consciencieusement employées à ruiner tous les moyens par lesquels la pure raison a tenté de la fonder ou de la concevoir, Avec beaucoup d’esprit, avec une verve piquante qui paraîtra peut-être trop épigrammatique pour la gravité du sujet, le pieux auteur s’attache à prouver que le théisme est d’une inconcevable platitude, et il accumule contre l’idée qui en est le fondement toutes les objections que le sens commun, c’est-à-dire l’esprit volontairement réduit au savoir donné par l’expérience externe, a pu élever contre ses facultés les plus hautes. Il n’échappe pas à la sorte de fatalité qui semble poursuivre la plupart des apologistes des religions surnaturelles ; il montre pour le scepticisme une indulgence qui énerve ou intimide toute philosophie. Puis après avoir plutôt exagéré la force des objections contre le théisme, il l’affaiblit plutôt lorsqu’il les retrouve tournées contre le christianisme. Il s’accommode des cercles vicieux où s’enferment trop souvent les défenseurs de sa cause. Ainsi il croit résoudre la question du mal moral par le péché originel, ce qui se réduit à expliquer le péché par le péché et l’existence du mal par l’existence du mal. Enfin, quand il lui faut définitivement concilier les dogmes révélés avec les argumens qu’il a dirigés contre les dogmes rationnels, il ne s’en tire qu’en altérant les premiers, par exemple en hasardant sur la divinité du Christ une doctrine peu compatible avec aucune orthodoxie, ou en justifiant la théorie du péché originel par une hypothèse qui implique la métempsycose et réduit à une illusion passagère le sentiment de la personnalité humaine. L’esprit, la franchise, la hardiesse, distinguent tout ce qu’écrit M. Secretan ; mais il étonne, il trouble, en même temps qu’il intéresse par une continuelle disparate entre le parti-pris des conclusions et la liberté presque illimitée de l’argumentation. Rarement une forte conviction en faveur de la cause s’est montrée plus indifférente aux dangers du plaidoyer. Je crains qu’un fonds de scepticisme ne soit le faible secret de cette haute intelligence. Dans ce cas, il n’y a plus qu’un recours pour qui ne veut pas de l’empirisme : c’est la foi qui sauve.


IV

Leibniz a montré que les intérêts de la religion révélée ne sont pas indépendans du sort de la religion naturelle. Le fidéisme et le traditionalisme qui méprisent ses conseils pourraient bien être de grandes imprudences. Les écoles cléricales qui anathématisent Lamennais et qui l’imitent encore viennent en aide à ces beaux esprits laïques qui renvoient à la rhétorique ou à la poésie jusqu’au théisme philosophique. Ceux-ci à leur tour classent les hommes en deux sectes seulement, les voltairiens et les athées. Les catholiques ne seraient alors que l’extrême droite des premiers. Les libres penseurs arriérés qui proposent d’élever une statue à Voltaire se doutaient-ils que pour des esprits, plus avancés ils risquaient de faire une capucinade ?

Sérieusement cette frivolité raisonneuse qui vient prêter appui à la logique de l’intolérance devrait songer qu’elle ne tend qu’à propager un scepticisme dont profiterait l’absolutisme, tant religieux que politique, celui qui ne veut pas de la liberté du croyant comme celui qui insulte à la liberté du citoyen. S’il n’y a rien de parfait et d’éternel, il n’y a point de droit, et s’il n’y a point de droit, le despotisme des césars est autorisé comme la tyrannie des inquisiteurs, tout est permis ; Hobbes et Joseph de Maistre se donnent la main. On n’affranchit pas les consciences en humiliant ainsi la raison. S’il est une proposition évidente en philosophie et sur laquelle soient d’accord Platon et Aristote, c’est qu’il n’y a de science que de l’universel ; or l’universel n’est pas vu de nos yeux ni touché de nos mains ; l’empirisme n’est donc pas la science, et du moment qu’on réduit l’une à l’autre, on travaille pour ceux qui croient la foi intéressée à l’anéantissement de la science. La révolution française serait encore à faire, si ceux qui l’ont entreprise, garrottés par l’expérience, réduits à l’observation des réalités positives, n’avaient pas cru la raison capable de réaliser ce qu’elle n’avait jamais vu ni touché et d’asservir les faits aux idées.

Il nous semble en effet que les hommes qui ont illustré la un du XVIIIe siècle avaient, en dépit de tous les, reproches adressés à la philosophie de leur époque, mieux compris que leurs représentans actuels la dignité de l’homme et sa destinée tout entière, car on aurait tort de croire que, pour n’avoir été prêchée que dans les livres, la religion qu’on appelle naturelle soit restée une pure déclamation philosophique, n’ait exercé aucune influence sur les esprits, ni pénétré dans certaines âmes, pour leur servir de soutien, et de consolation. Elle est souvent l’unique fonds de croyance de gens qui voudraient bien d’ailleurs se laisser supposer une foi plus déterminée et plus étendue. Le christianisme n’est pour quelques-uns qu’une forme extérieure, un témoignage visible d’un ou deux dogmes qu’il n’est pas seul à enseigner, il y a plus d’unitairiens qu’on ne croit. En ce genre, les nuances sont innombrables. Il est toujours assez difficile de saisir avec précision les idées religieuses des personnes même que l’on connaît. C’est un sujet sur lequel les entretiens libres et explicites sont rares. On les supprime ou du moins on les abrège autant que l’on peut, même avec des amis. Il ne servirait pas beaucoup, pour en apprendre davantage, de pénétrer, s’il était possible, dans la mystérieuse pensée des mourans. Lorsque leur vie tout entière n’a point porté témoignage de leur foi, on ne peut savoir avec assurance ce qu’auraient de profond et de durable les sentimens inspirés par l’émotion et la solennité des derniers jours. Ceux néanmoins qui ont vécu pendant le premier tiers de ce siècle et connu les hommes de la fin du précédent ont pu souvent constater quelles fortes traces avait laissées après elle la Profession de foi du vicaire savoyard. Les hommes de 89, qui apparemment ne nous étaient pas inférieurs pour la valeur morale, n’avaient guère d’autre symbole, et les réactions de tout genre qu’on prise si haut au sénat n’ont pas, que je sache, produit de générations supérieures aux amis de Turgot, de Malesherbes et de Lafayette. Si l’on cherchait à obtenir des témoignages plus positifs et plus directs de la disposition religieuse, des générations dont je parle, il faudrait entrer peut-être dans les prisons de la terreur et recueillir les paroles suprêmes des compagnons de captivité de Boucher et d’André Chénier. Au moins pouvons-nous interroger les derniers momens d’une classe ou d’une secte d’hommes qui, par leurs vertus et leurs fautes, leurs opinions et leurs passions, représentent avec la fidélité la plus vive l’esprit général de leur époque ; je veux parler des girondins. On doit n’attacher qu’un prix médiocre à l’anecdote douteuse de l’immortalité de l’âme mise aux voix dans leur dernier banquet ; mais d’autres souvenirs nous sont restés plus certains et plus éloquens.

M. Sainte-Beuve a déjà relevé ces mots saisissans, si étrangement altérés d’abord[2], que traçait Mme Roland en voyant la mort approcher : « Nature, ouvre ton sein. Dieu juste, reçois-moi. » Ces mots sont remarquables en effet, car ils contiennent à la fois et cette part nécessaire qu’une sévère raison ne peut s’empêcher de faire au naturalisme, et cette idée non moins nécessaire de la justice de Dieu qui est peut-être la meilleure preuve de la vie à venir. Mais on peut récuser comme une exception la femme supérieure qui vient enfin de nous être révélée dans la pureté stoïque d’une âme où s’unissaient la vertu et la passion. Je citerai donc un girondin moins célèbre, que des talens médiocres ne privaient d’aucun droit à la haute estime des autres proscrits du 31 mai. Salles était de ceux qui avaient espéré trouver à Bordeaux et aux environs le sûr asile que leur devait bien une patrie qu’ils avaient illustrée. Déçu dans son espérance, traqué de refuge en refuge, surpris enfin et traîné devant ses juges ou plutôt ses bourreaux, il adressait à sa femme une lettre admirable où se lisent ces mots : « Sois, s’il se peut, aussi fière que moi ; espère encore, espère en celui qui peut tout. Il est ma consolation au dernier moment, et j’ai trop besoin de penser qu’il faut bien que l’ordre existe quelque part pour ne pas croire à l’immortalité de mon âme. Il est grand, juste et bon, ce Dieu au tribunal duquel je vais comparaître, je lui porte un cœur sinon exempt de faiblesse, au moins exempt de crime et pur d’intention, et, comme dit si bien Rousseau, « qui s’endort dans le sein d’un père n’est pas en souci du réveil. » Réduits à la même extrémité, prêts à mourir comme Salles, que disaient ses amis ? Buzot écrivait à sa femme : « Je t’attends au séjour des justes. » — « Je me jette dans les bras de la Providence, » écrivait Pétion. — « Je me livre à la providence de Dieu, » dit Barbaroux dans une dernière lettre à sa mère. Ainsi pensaient en mourant ces hommes, dont leurs plus grands ennemis n’ont contesté ni le patriotisme ni le courage. Qui que vous soyez, vous qui en prononçant les mots de droit et de liberté vous attendez à courir l’orageuse carrière des révolutions, tenez-vous prêts à savoir, s’il le faut, mourir comme les girondins.

Ces leçons et ces exemples de la révolution elle-même doivent en effet être rappelés surtout à cette jeunesse qui se croit réservée à la continuer, et dont on dit qu’une partie prête l’oreille aux conseils d’une philosophie matérialiste, tôt ou tard compagne de l’indifférence politique. Des fanatiques d’un nouveau genre, trop bien servis par les pauvretés d’une réaction aveugle et par les excentricités du Syllabus, ont imaginé que le dernier terme du progrès social était la tradition d’Hébert et de Chaumette rhabillée en style germanique, et la prêchent avec un zèle obstiné à de jeunes adeptes préparés à tout accueillir par l’aversion d’un enseignement contraire, car les excès s’appellent l’un l’autre. Il s’établit dans un monde assez restreint, mais composé d’esprits ardens qui pourraient mieux faire, une sorte de conspiration contre les intérêts du ciel qui leur ferait trahir ceux même de la terre. Là tout est ramené, tout est subordonné à une seule chimère, l’extinction de l’idée religieuse dans l’humanité, sans qu’on s’inquiète de savoir si l’on n’anéantit pas l’idée de droit du même coup, car subsiste-t-il un droit au monde, si rien n’est sacré ? Ainsi le matérialisme attaquerait cette société par deux côtés, dans les classes supérieures le matérialisme pratique, ailleurs le matérialisme théorique. On raconte que ces choses sont vues d’un œil bienveillant par quelques autorités subalternes. Je le croirais sans peine ; rien, après l’hypocrisie, ne se résigne plus aisément que l’athéisme à la tyrannie.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Des Méthodes dans les sciences de raisonnement, par M. Duhamel, de l’Académie des Sciences, 1860.
  2. Les premiers éditeurs des Mémoires avaient supprimé le membre de phrase où Dieu est nommé.