De la Mortalité des Enfans et de l’industrie des nourrices en France

De la Mortalité des Enfans et de l’industrie des nourrices en France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 86 (p. 363-391).
LA
MORTALITE DES NOUVEAU-NES
ET
L'INDUSTRIE DES NOURRICES EN FRANCE

I. Bulletin de l’Académie impériale de médecine (MM. Husson, Fauvel, Boudet, Blot, Chauffard). — II. De la Mortalité des nourrissons en France, par M. le Dr Brochard. — III. L’industrie des nourrices, par M. le Dr Du Mesnil.

Depuis longtemps déjà, l’excessive mortalité qui, dans certaines parties de la France, pèse si lourdement sur les enfans du premier âge préoccupait vivement les médecins et les économistes. Les tristes révélations de la cour d’assises, les faits si nombreux et si importans consignés dans les publications des docteurs Brochard et Monot (de Montsauche), les discussions qui depuis quatre ans se continuent à l’Académie de médecine, ont montré toute l’étendue du mal et ont permis d’en apprécier les véritables causes. Malheureusement le doute et l’incertitude subsistent quand il s’agit d’indiquer le remède. Quelques mots échangés à la tribune du corps législatif, dans la séance du 5 février, entre MM. de Dalmas, Jules Simon et le ministre de l’intérieur, nous font prévoir, et nous pouvons dire, nous font espérer de prochains et solennels débats qui produiront, quoi qu’il arrive, un résultat utile en appelant sur ce point l’attention du pays tout entier.

Il est en effet des questions que ne peuvent résoudre ni les investigations du savant ni les enseignemens de la science, des abus que ne peuvent empêcher ni la prévoyance du législateur ni les prescriptions de la loi, des fraudes et même des crimes que la vigilance de l’autorité est impuissante à réprimer. Pour que le mal soit prévenu, pour que le bien soit réalisé, il faut que chacun comprenne à quel point il est lui-même intéressé à ce que le but indiqué par la science, prescrit par la loi, poursuivi par l’administration, soit facilement et complètement atteint, et un pareil résultat ne saurait être obtenu qu’en faisant connaître à tous la vérité, quelque triste qu’elle puisse être.

Diminuer la mortalité des nouveau-nés est un problème dont la solution doit préoccuper chacun de nous comme homme et comme citoyen. Tous nous pouvons être douloureusement frappés, soit directement, soit dans nos proches, par le deuil que la mort d’un enfant répand sur une famille ; tous nous sommes intéressés à ce que la nation soit puissante et glorieuse. Si la prospérité matérielle, si la puissance réelle d’un peuple, dépendent du nombre de bras qu’il peut mettre au travail et de l’intelligence qui les dirige, si sa force militaire dépend du nombre d’hommes qu’il peut mettre sous les armes, la situation de notre pays est digne de toutes nos préoccupations. Déjà nous l’avons montré[1], notre puissance relative, basée sur le chiffre de notre population, va en s’affaiblissant depuis l’ère des grandes armées permanentes. Notre population s’accroît avec une lenteur fatale ; celle des grands états voisins augmente avec une rapidité consolante pour l’humanité, inquiétante pour l’avenir de notre pays. L’Angleterre double sa population en 52 ans, la Prusse en 54 alors que ce doublement ne s’effectue pour la France qu’en 198 années. Cette faible progression tient à une diminution de plus en plus grande, non dans le chiffre absolu, mais dans le chiffre proportionnel des naissances. Que serait-ce si à cette cause puissante d’affaiblissement nous laissions encore s’ajouter l’excessive mortalité d’enfans déjà trop peu nombreux ! Constater la réalité et l’étendue du mal, en rechercher les causes, et, si nous le pouvons ; indiquer les remèdes, tel est le but que nous nous proposons.


I

Dans la première année de sa vie et surtout dans ses premiers jours, l’enfant est exposé à des périls que sa faiblesse rend redoutables. Le froid qui glace ses membres, et contre lequel il n’est trop souvent que fort insuffisamment protégé, une indisposition légère, le seul oubli de quelques précautions hygiéniques, sont pour lui des causes de maladie et de mort. Incapables de supporter des alimens solides, ses organes digestifs exigent une nourriture spéciale, et si sa mère ne peut ou ne veut le nourrir, l’allaitement mercenaire, et plus encore l’allaitement artificiel, presque toujours mal dirigé, lui suscitent de nouveaux dangers qu’augmentent dans de formidables proportions l’ignorance et la misère. Il ne faut donc pas s’étonner que la mortalité du nouveau-né ou de l’enfant dans sa première année soit partout et toujours considérable. Si, pour en déterminer l’étendue, nous recherchons, à l’aide de documens publiés par le ministère de l’agriculture et du commerce, quelle a été pour la France la mortalité des enfans depuis leur naissance jusqu’à un an, en comparant le chiffre des décès au chiffre des naissances, déduction faite des mort-nés, nous voyons que cette mortalité est loin de diminuer. De 1840 à 1854, elle était en moyenne de 16 pour 100 ; elle monte, de 1855 à 1864, à 18 pour 100 ; elle s’élève à 19 pour 100 en 1865 ; il meurt donc en France, depuis leur naissance jusqu’à un an, à peu près 1 enfant sur 5.

Que se passe-t-il à cet égard dans les autres pays de l’Europe d’après les relevés officiels publiés par les gouvernemens ? L’Angleterre serait la mieux partagée sous ce rapport, puisque sur 100 enfans de moins d’un an il n’en périrait que 14. Malheureusement nous ne pouvons accepter qu’avec une grande réserve les données des statistiques anglaises pour ce qui concerne le chiffre des naissances et celui des décès des jeunes enfans. L’état civil est confié au clergé, et par cela seul il est entaché d’incertitude ; de plus, les enfans morts avant leur cinquième jour sont, pour des raisons que nous ne pouvons développer ici, considérés comme mort-nés, tandis qu’en France, l’inscription à l’état civil étant obligatoire avant le troisième jour, un grand nombre des mort-nés d’Angleterre compteraient parmi les enfans décédés de la naissance à un an.

Pour les autres pays, les chiffres conservent leur valeur. Ainsi, sur 100 enfans venus au monde vivans, il en meurt avant l’expiration du douzième mois : en Belgique 15, en Hollande 19, en Prusse 20, en Autriche 25, en Bavière 30, c’est-à-dire, pour ce dernier pays, près de 1 enfant sur 3[2]. A quelles causes peut-on attribuer d’aussi notables différences ? Il est difficile de se prononcer sur ce point avec quelque certitude ; il faut dire cependant qu’en Angleterre, où la mortalité est à coup sûr peu élevée, la plupart des mères (et l’exemple part de haut) allaitent elles-mêmes leurs enfans, ou, lorsqu’elles ne peuvent le faire d’une manière complète, s’aident du biberon, mais ne se séparent de leurs nouveau-nés que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. En Belgique, comme dans la Grande-Bretagne, l’allaitement par la mère est en légitime honneur, et si les femmes de la classe aisée nourrissent elles-mêmes leurs enfans moins souvent qu’en Angleterre, ceux-ci sont confiés à des nourrices qui ne quittent pas ou ne quittent que très rarement la demeure maternelle. Ce que nous disons pour la Belgique, nous pouvons le répéter pour la Prusse, avec cette différence que l’allaitement artificiel y est un peu plus employé, surtout par les mères qui habitent les grandes villes, et qui par cela même d’une santé peu robuste sont moins fréquemment aptes à l’allaitement naturel. En Bavière, où la mortalité atteint son maximum, les mères, tout en conservant leur enfant auprès d’elles, le confient trop souvent à une femme nourricière (Kost-Frau) qui emploie, pour tromper la faim et calmer les cris de son pensionnaire, un petit nouet de linge rempli d’un mélange de pain, de lait et de sucre, mode d’alimentation des plus défectueux.

Les chiffres que nous venons de produire montrent que, si la France est un peu moins favorisée que la Belgique, elle est loin d’être dans une situation fâcheuse relativement aux autres états de l’Europe, et ce n’est pas à la mortalité excessive des nouveau-nés qu’il faut attribuer le faible accroissement de la population française. En dehors du malthusianisme, une autre cause contribue gravement à la diminution du nombre des naissances : c’est la conscription, qui retarde l’époque du mariage, qui affaiblit la race en ne laissant pour la perpétuer que les hommes entachés de quelque infirmité ou de quelque vice de conformation.

De ce que la mortalité des jeunes enfans est moins élevée en France que dans la plupart des pays de l’Europe, cela ne veut pas dire qu’elle ne puisse être diminuée, et il ne s’ensuit pas fatalement que nous devions nous résigner à perdre un sixième de nos nouveau-nés ; mais il faut se garder ici des illusions et des exagérations qui compromettent les meilleures et les plus justes causes. Dire, comme un orateur l’a proclamé à la tribune de l’académie, que « 120,656 enfans sont victimes chaque année des procédés barbares qui sont mis en pratique dans notre pays pour élever les enfans du premier âge, » c’est croire possible et réalisable que la mort n’atteigne pas plus de 1 enfant sur 20, tandis qu’elle en frappe aujourd’hui 1 sur 5 ; c’est demander plus qu’on ne pourra jamais obtenir ; c’est juger la question avec le cœur et oublier la triste réalité des faits, les douloureux enseignemens de la science. L’égalité devant la mort n’existe pas plus que l’égalité devant l’intelligence et la fortune ; qui oserait espérer voir, même dans une société idéale, la majorité des hommes arriver à la longévité du centenaire ? Des causes multiples, dont les principales ne pourraient disparaître que si l’on créait un nouveau monde social tout différent du nôtre, maintiennent fatalement la mortalité infantile à un degré assez élevé. Les plus importantes sont la faiblesse native, le défaut de soins, l’insuffisance ou la mauvaise qualité de la nourriture.

Les différences si grandes que nous remarquons dans la taille, la constitution, le tempérament, la santé des hommes arrivés à l’âge adulte, différences qui sont dans une assez large mesure le résultat des conditions sociales au milieu desquelles ils ont vécu dans leur jeunesse, nous les trouvons chez l’enfant au moment de la naissance. L’un est vigoureux, bien musclé, ses petits membres potelés annoncent déjà la force, ses joues roses, pleines, rebondies, respirent la santé ; l’autre est faible, chétif, ses membres sont grêles, sa figure ridée ressemble à celle d’un vieillard, son être tout entier respire la misère. Il semble né pour mourir et trop souvent il meurt, alors que, dans le même milieu, dans les mêmes conditions extérieures défavorables, le premier enfant, bien qu’affaibli, eût résisté et fût sorti victorieux de la lutte. L’un est l’enfant d’une femme riche de fortune et de santé, l’autre est l’enfant d’une malheureuse épuisée par le chagrin, par les privations et souvent par les maladies. Un fait important rendra évidente cette influence de l’état moral et physique de la mère sur la résistance vitale du nouveau-né dès son premier jour.

Dans cette période de neuf mois qui précède la naissance, l’enfant légitime et l’enfant naturel se trouvent en général dans des conditions bien différentes. Aux douleurs morales — qu’éprouve la fille-mère lorsqu’elle acquiert la certitude de sa maternité — se joignent presque toujours les privations et la misère. Si elle est ouvrière, trop souvent le travail lui est refusé ; si elle est domestique, on la chasse ; ses ressources s’épuisent, sa santé s’altère, et elle trouve à peine de quoi se nourrir, alors qu’elle doit, aux dépens d’elle-même, nourrir l’enfant qu’elle porte dans son sein. La femme mariée, loin de chercher à cacher sa grossesse par des artifices de toilette nuisibles à l’enfant, prend de bonne heure les précautions qu’exige son état. La fatigue lui est épargnée, pour elle on redouble de soins et d’attentions ; aussi devons-nous nous attendre à rencontrer parmi les naissances légitimes un moins grand nombre d’enfans mort-nés que parmi les naissances naturelles. C’est en effet ce qui existe, et nous allons voir que la proportion des enfans mort-nés ou succombant dans les deux ou trois premiers jours, proportion qui représente la gravité et la fréquence de la faiblesse native, est très différente partout, suivant qu’il s’agit des enfans légitimes ou des enfans naturels.

De 1861 à 1865, sur 100 naissances légitimes, il y eut en Autriche 1 enfant mort-né ; en Suède, en Bavière, en Norvège, 3 ; en Danemark, en Prusse, en France, en Belgique, 4 ; en Hollande, 5[3]. Pendant la même période, sur 100 naissances illégitimes, il y a eu en Bavière et en Autriche 3 morts-nés, en Suède 4, en Danemark 5, en Prusse, en Norvège, en Belgique 6, en France 8, en Hollande 9. La différence, pour un même pays, est toujours très marquée et parfois elle est considérable, car en France et en Autriche la proportion des mort-nés est double pour les enfans venus hors mariage de ce qu’elle est pour les enfans légitimes. La Bavière seule fait exception : là au contraire la parité existe ; mais il ne faut pas oublier que les conditions de fortune exigées pour les mariages en diminuent le nombre à un tel point que le quart des enfans sont illégitimes, et il en résulte nécessairement pour les femmes vivant maritalement une situation qui est toute différente, au point de vue des conséquences physiques, de celle des filles-mères dans les autres pays.

Les effets produits par la faiblesse native, effets qui se traduisent, lorsqu’ils sont au maximum, par une impossibilité pour l’enfant de résister aux influences du monde extérieur, c’est-à-dire par la maladie et par la mort, n’atteignent pas toujours un aussi haut degré de gravité. Lorsqu’ils sont moins marqués, l’enfant peut vivre ; mais il est évident que celui qui est faible, chétif, malade avant de naître, demande à être entouré de plus de précautions, exige plus de soins que l’enfant robuste, plein de vie et de santé. Malheureusement c’est à ceux-là même qui en ont le plus besoin que les conditions indispensables font le plus souvent défaut. La fille-mère repoussée par tous, sans travail, sans ressources, parfois sans asile, peut à peine se nourrir et n’offre à son enfant qu’un sein tari par les privations. Si elle conserve auprès d’elle son nouveau-né, il souffre et souvent meurt avec elle ; si, dans l’espoir de se sauver par le travail en gagnant pour son enfant le prix du lait qu’elle n’a pas, elle le met en nourrice, elle ne peut, faute d’argent, le confier qu’à une de ces détestables industrielles dont le toit de chaume n’est trop souvent que l’antichambre de la mort. Si, plus malheureuse encore, elle l’abandonne à la charité publique, sa vie alors est dans un extrême péril, car la mort l’attend presqu’à coup sûr au seuil de ces tombeaux qu’on appelle les hospices d’enfans trouvés. On ne saurait donc s’étonner que la mortalité des enfans naturels, de la naissance à un an, soit partout supérieure à celle des enfans légitimes du même âge.

D’après les statistiques publiées par le ministère de l’agriculture et du commerce pour les huit années 1858-1865, sur 100 enfans légitimes âgés de moins d’un an, il en est mort 16 ; sur 100 enfans naturels, il en est mort 32, c’est-à-dire le double. Si pour les autres états de l’Europe aucun document ne nous permet d’établir avec quelque rigueur la même comparaison, nous pouvons du moins remarquer que les pays où il y a le plus grand nombre relatif d’enfans naturels sont aussi ceux où la mortalité des enfans à la mamelle est le plus élevée. Ainsi, pour 1 enfant naturel, la Bavière compte à peine 4 enfans légitimes, l’Autriche et la Prusse en comptent 10, la Belgique en compte 11, la France 12, la Hollande 22, et l’on retrouve à peu près le même ordre, si l’on classe ces pays d’après la mortalité. En tête vient la Bavière, qui perd, comme nous l’avons vu, 30 enfans sur 100, puis viennent l’Autriche et la Prusse ; la France conserve son rang, mais il y a interversion pour la Hollande et la Belgique.

A la faiblesse native plus fréquente pour les enfans naturels viennent s’ajouter plus souvent aussi pour eux le défaut de soins et une mauvaise alimentation. De plus beaucoup sont abandonnés, tombent à la charge de l’assistance publique, et la mortalité de ces malheureux enfans est véritablement effrayante. De 1839 à 1858, elle a été de 58 pour 100, c’est-à-dire de plus de moitié, pour les enfans assistés du département de la Seine envoyés en nourrice par les soins de l’administration des hôpitaux. Malgré tous les efforts, malgré une surveillance plus active, elle était encore en 1864 de 39 pour 100. Une excellente mesure prise à cette époque, mesure consistant à ne laisser séjourner à l’hospice des enfans trouvés que ceux qui sont malades et à envoyer tous les autres à la campagne, a fait baisser la proportion de nos pertes au chiffre encore trop élevé de 30 pour 100 pour les années 1865-1868[4] ; mais que pouvons-nous dire des chiffres désastreux publiés par le gouvernement à la suite de l’enquête de 1860, lorsque nous voyons la mortalité des enfans assistés s’élever dans l’Indre-et-Loire à 62 pour 100, dans la Côte-d’Or à 66, dans Seine-et-Oise à 69, dans l’Aube à 70, dans l’Eure et le Calvados à 78, dans la Seine-Inférieure à 87, enfin dans la Loire-Inférieure à 90 pour 100 ? Laisser mourir 9 enfans sur 10 avant qu’ils aient atteint leur première année, c’est arriver par la mort à la suppression des enfans trouvés ; ce serait presque justifier cette inscription qu’un de nos hygiénistes proposait, au commencement de ce siècle, de graver sur la porte de l’hospice des enfans trouvés : « ici on tue les enfans aux frais de l’état. » Bien des causes concourent à amener ces tristes résultats ; nous ne les examinerons pas. La question des enfans trouvés mérite d’être traitée à part, et nous espérons pouvoir quelque jour mettre en lumière les funestes effets de la suppression des tours et démontrer la nécessité de les rétablir. L’influence considérable qu’exerce sur la santé l’air plus ou moins pur du pays qu’on habite semble devoir faire présumer que la mortalité des enfans âgés de moins d’un an, faible dans les villes de province, devra être plus faible encore et à son minimum dans les campagnes, pour s’élever au contraire à Paris. Ce n’est pas toutefois ce qui résulterait de la statistique mortuaire, car la proportion des décès infantiles par rapport aux naissances est à peu près égale dans les villes et dans les campagnes (18 pour 100 dans le premier cas, 17 dans le second), et Paris est plus heureux encore que les campagnes elles-mêmes, A quoi faut-il attribuer ce surprenant résultat ? Les transformations de la capitale, en remplaçant dans les dernière travaux exécutés les jardins particuliers par des boulevards, les arbres par des becs de gaz, auraient-elles rendu Paris plus salubre que le plus favorisé de nos hameaux ?

Non, si le chiffre des morts parmi les enfans de moins d’un an est si peu élevé à Paris par rapport aux naissances, cela tient à ce que tous les enfans nés à Paris sont, sans exception, inscrits comme nouveau-nés sur les registres de l’état civil, tandis que ceux qui, envoyés en nourrice, succombent hors de Paris, figurent comme décèdes non pas sur les registres de la capitale, mais sur ceux du village où habite la nourrice. Ils vont ainsi grossir la mortalité de la population rurale en diminuant celle de Paris, et cette aggravation tout artificielle sera d’autant plus considérable qu’il naîtra dans les campagnes moins de jeunes villageois, et qu’il y mourra chez les nourrices plus de jeunes citadins. Cette remarque est surtout importante pour ce qui concerne la mortalité des enfans naturels dans la population rurale, mortalité qui s’élève à 43 pour 100 alors que celle des enfans légitimes n’y est que de 16 pour 100, et elle rend compte de cette différence si extraordinaire. En effet dans la population rurale pour 1 seul enfant naturel, il y a 21 enfans légitimes, tandis qu’à Paris pour 1 enfant naturel, c’est à peine s’il y a 3 enfans légitimes. Or si au chiffre des décès des enfans naturels nés au village l’on ajoute les décès nombreux des trop nombreux enfans naturels nés dans les grandes villes et envoyés en nourrice, et si l’on compare ce chiffre de décès ainsi augmenté à celui des naissances rurales, laissé sans changement, on arrivera pour les campagnes à une proportion de mortalité qui ne sera pas l’expression de la vérité[5]. C’est ce qu’on paraît avoir un peu trop oublié.

Les mêmes raisons expliquent la mortalité, si faible en apparence, des enfans à Paris, et elles doivent nous faire présumer que le maximum de la mortalité devra se rencontrer dans les départemens où s’exerce, surtout pour les enfans de la capitale, l’industrie nourricière. C’est en effet ce qui existe. La mortalité infantile, calculée de cette façon vicieuse, serait de 23 pour 100 dans Sein i-et-Oise et le Loiret, de 24 dans l’Oise, Seine-et-Marne et la Marne, de 25 dans l’Eure et dans l’Aube, de 26 dans l’Yonne et la Seine-Inférieure, de 29 dans Eure-et-Loir.

Si au lieu de comparer les décès aux naissances on utilise le recensement quinquennal pour comparer le nombre des décès au nombre des enfans de moins d’un an existant dans un département, quel que soit le lieu de leur naissance, l’on verra, d’après la statistique publiée par le ministère de l’agriculture et du commerce, que cette mortalité, de 11 pour 100 seulement dans la Creuse et les Basses-Pyrénées, de 13 pour 100 dans l’Indre, dépasse 24 pour 100 dans les treize départemens qui entourent Paris. Cette mortalité est pour Seine-et-Marne et la Haute-Marne de 24 pour 100, pour l’Eure, l’Aisne, la Côte-d’Or, l’Yonne, de 26, pour Seine-et-Oise, la Somme, l’Oise, Eure-et-Loir, de 27, pour la Marne de 29, pour l’Aube de 30, pour la Seine-Inférieure de 37. Paris enfin, non plus déchargé de la mortalité des jeunes enfans qu’il envoie mourir en nourrice, mais conservant la responsabilité de ses morts, est plus malheureux encore, puisqu’il perd 39 enfans sur 100. Ajoutons toutefois que ce chiffre élevé tient surtout au grand nombre de nouveau-nés, la plupart enfans naturels, qui succombent dans les hôpitaux et dans les hospices d’accouchement.

Le doute n’existe plus, c’est à l’industrie nourricière qu’il faut attribuer ces morts si nombreuses que l’on ne constate guère que là où elle s’exerce. Nous sommes en présence du véritable problème à résoudre, nous constatons le mal, nous en voyons les causes, et nous en apprécierons toute l’étendue en recherchant, sur un certain nombre d’enfans envoyés en nourrice, combien succombent, combien revoient, en bonne ou mauvaise santé, mais vivans, le foyer maternel, et nous observerons qua dans certains départemens la mortalité atteint le tiers et parfois la moitié du chiffré total des nourrissons. Toutefois, avant de procéder à cette recherche, il nous faut donner une idée sommaire de la manière dont s’exerce en France, surtout autour de Paris, l’industrie des nourrices.


II

La mère qui ne veut pas nourrir elle-même son enfant, et qui préfère le confier à une nourrice, peut ou appeler la nourrice auprès d’elle dans sa propre demeure, ou envoyer son enfant à la campagne. Le premier mode offre assez souvent des avantages même sur l’allaitement par la mère. L’enfant, sans cesser d’être soumis à la surveillance et à la sollicitude maternelles, trouve dans une bonne et abondante lactation, auprès d’une femme jeune, robuste et d’une excellente santé, des ressources nutritives qu’il ne trouverait pas toujours chez une mère moins vigoureuse et souvent affaiblie par les fatigues d’une grossesse que supportent moins facilement les jeunes femmes du monde. La mortalité des enfans confiés à des nourrices sur lieu ne paraît pas devoir différer beaucoup de celle des enfans nourris par leur mère ; aussi n’aurons-nous pas à nous en occuper.

Malheureusement une nourrice sur lieu suppose un logement assez vaste, des ressources pécuniaires notables, car à un salaire toujours élevé s’ajoutent des frais de table et d’entretien que les exigences de ces femmes sont loin de maintenir dans les limites du nécessaire. Envoyer l’enfant à la campagne, le confier aux soins d’une nourrice que le plus souvent on ne connaît pas, ne le voir qu’à de longs intervalles, et ne le rappeler auprès de soi qu’après dix-huit mois ou deux ans, tel est le sacrifice qui semble imposé à beaucoup de familles parisiennes par l’exiguïté de leur habitation et la modicité de leurs ressources. On se décide d’autant plus facilement à cette séparation, qu’elle est en quelque sorte une habitude contractée à Paris depuis plusieurs siècles. Le 13 juin 1350, le roi Jean publiait une ordonnance réglementant l’industrie nourricière, exercée déjà par des femmes appelées recommandaresses, faisant métier de procurer des nourrices et des servantes. « Chambrières qui servent aux bourgeois de Paris et autres quelconques prendront et gaigneront trente sols l’an, le plus fort et non plus,… et nourrices cinquante sols et non plus, et si elles sont en service, ne le pourront laisser jusqu’à la fin de leur terme.

« Nourrices nourrissant enfans hors de la maison du père et de la mère des enfans gaigneront et prendront cent sols l’an et non plus, et celles qui jà sont allouées deviendront audit prix et seront contraintes faire leur temps, et qui fera le contraire il sera à soixante sols d’amende, tant le donneur que le preneur.

« Les recommandaresses qui ont accoutumé à louer chambrières et nourrices auront pour commander ou louer une chambrière dix-huit deniers tant seulement, et d’une nourrice deux sols, tant d’une partie comme d’autre, Et ne pourront ni louer ni commander qu’une fois l’an, et qui plus en donnera et en prendra il l’amendera de dix sols, et la recommanderesse qui deux fois en un an louera chambrière ou nourrice sera punie par prise de corps au pillory. »

A côté de la recommandaresse, il y a le meneur, sorte de raccoleur parcourant les villages pour y recruter des nourrices, les amenant à Paris et les. ramenant à la campagne avec les nourrissons qu’elles se sont procurés dans le bureau de placement tenu par la recommandaresse. Un arrêt du parlement rendu en 1611 fait supposer que le monopole créé au profit des recommandaresses était menacé par une concurrence illicite. Cet arrêt condamne « à 50 livres d’amende et à la prison pour la première fois les meneurs conduisant les nourrices ailleurs qu’au bureau des recommandaresses, et à une amende les sages-femmes et aubergistes recevant, retirant ou louant des nourrices. » Le monopole est confirmé, ou, s’il n’existait pas, établi par lettres patentes de Louis XIII (4 février 1615) faisant défense à toute autre personne qu’aux recommandaresses de faire venir des nourrices et de leur procurer des nourrissons. D’autres lettres patentes de Louis XIV du 6 décembre 1655, un arrêt du parlement du 29 juillet 1705, ne paraissent pas avoir suffi à empêcher les abus, car le 29 janvier 1715 une ordonnance royale porte de deux à quatre le nombre des recommandaresses. Chacune d’elles doit avoir dans son bureau un registre paraphé par le lieutenant-général de police et contrôlé au moins quatre fois l’an. Sur ce registre devaient être inscrits le nom, l’âge, le pays et la paroisse de la nourrice, la profession du mari, l’âge de leur enfant, le nom, l’âge du nourrisson, le nom, l’âge, la profession, la demeure de ses parens. Copie devait être remise au curé de la paroisse habitée par la nourrice.

La même ordonnance faisait défense aux nourrices, en cas de grossesse ou de maladie quelconque, de prendre ou recevoir chez elles des enfans pour les allaiter sous peine du fouet et de 50 livres d’amende, payables par leur mari ; il leur était défendu, sous la menace de la même pénalité, d’avoir en même temps deux nourrissons, de remettre à d’autres les enfans qui leur étaient confiés. Le 1er juin 1756, une sentence du Châtelet faisait défense à toutes les nourrices « de mettre coucher à côté d’elles, dans le même lit, les nourrissons confiés à leurs soins, sous peine d’une amende de 100 livres pour la première fois et d’une punition corporelle exemplaire en cas de récidive. » Enfin une autre ordonnance de 1762 défend aux nourrices « de se charger de nourrissons avant le sevrage de leur enfant, lequel ne peut être âgé de plus de sept mois. » Toutes ces prescriptions étaient très sages, et l’on pourrait en dire autant des règlemens actuels ; mais il est plus que probable que prescriptions et règlemens étaient tout aussi peu observés en 1762 qu’ils le sont en 1870.

L’ordonnance royale de 1715 avait créé un monopole, mais elle l’avait établi au profit de quatre bureaux différens. Les quatre recommandaresses ne tardèrent pas à entrer en lutte sous la double influence de la jalousie et de l’intérêt pécuniaire ; aussi une nouvelle ordonnance du 1er mars 1727 dispose « que, pour maintenir l’ordre et l’union entre les quatre recommandaresses, elles feront bourse commune entre elles des droits qui leur sont payés à raison de 30 sols par chaque nourrisson. » Le résultat paraît avoir fort peu répondu aux intentions du législateur, ou plutôt la concentration du monopole dans les mêmes mains amena les effets ordinaires, c’est-à-dire les abus et une telle exploitation des nourrices, obligées d’accepter bon gré mal gré les conditions qui leur étaient faites, que le nombre en diminua peu à peu, et qu’en 1769 la population parisienne manqua de nourrices. Un édit du 24 juillet 1769 supprima définitivement la vieille institution des recommandaresses, et l’on créa un bureau général composé de deux directeurs et de deux recommandaresses, les uns et les autres présentés par le lieutenant-général de police. Le bureau général comprenait un bureau pour la location des nourrices confié aux recommandaresses, et sur second bureau régi par les directeurs, chargés défaire aux nourrices les avances de leurs mois. Ces deux établissemens, qui existaient rue Saint-Martin et rue Quincainpoix, ont duré jusqu’au 1er  vendemiaire an IV, époque à laquelle ils ont été réunis par une délibération de la commission de police administrative. L’arrêté du gouvernement du 12 messidor an VIII fit passer cet établissement dans les attributions de la préfecture de police ; mais un nouvel arrêté des consuls du 29 germinal an IX le plaça définitivement sous la direction du conseil général des hospices. En 1842, la direction des nourrices fut transférée rue Sainte-Apolline : de là le nom de bureau Sainte-Apolline, ou grand bureau, que la population parisienne lui a donné pour le distinguer des petits bureaux particuliers qui ont reparu depuis 1821, et dont nous aurons spécialement à nous occuper.

La direction municipale des nourrices, dont le siège est aujourd’hui rue des Tournelles, relève de l’administration de l’assistance publique ; aussi ne pouvons-nous mieux faire que d’emprunter au directeur-général, M. Husson, les principaux détails de l’organisation de ce service. Autrefois la direction des nourrices plaçait dans 21 départemens les nouveau-nés qui lui étaient confiés ; la diminution survenue dans ses opérations par suite de la concurrence des bureaux particuliers l’a forcée de se restreindre à 5 départemens : Aisne, Orne, Somme, Yonne, Eure-et-Loir. Ces départemens sont partagés en 7 circonscriptions, comprenant 767 communes. A la tête de chaque circonscription est placé, avec le titre de sous-inspecteur, un agent administratif qui pourvoit au recrutement des nourrices, les envoie à Paris sous la conduite d’une meneuse pour prendre les enfans, surveille les enfans et les nourrices et paie les salaires. Les sous-inspecteurs doivent visiter les nourrissons au moins tous les deux mois, veiller à ce qu’en cas de maladie ils reçoivent les soins du médecin, s’assurer que le lait de la nourrice n’est point partagé avec un autre enfant, que chaque nourrisson a son berceau particulier, qu’il est promené tous les jours, que les layettes sont au complet et en bon état. Si l’enfant est sevré plus tôt qu’à l’ordinaire, le sous-inspecteur doit s’informer des causes qui ont amené la mesure, examiner avec le médecin si la nourriture artificielle peut être continuée sans danger, ou s’il est préférable de remettre le nourrisson au sein et même de le changer de nourrice. Il doit enfin avertir la direction de tous les changemens effectués et l’informer de tout ce qui peut survenir aux enfans.

Les médecins, au nombre de 55, répartis dans les 7 circonscriptions, secondent les sous-inspecteurs et reçoivent pour leur concours et pour la fourniture des médicamens, en cas de maladie de l’enfant ou de la nourrice, une indemnité mensuelle de 1 franc par chaque enfant. Chaque nourrice désignée par le médecin pour être envoyée au sous-inspecteur et de là à Paris doit être munie d’un certificat attestant qu’elle possède un berceau pour son nourrisson, qu’elle a sevré son propre enfant, et qu’elle n’a point d’autres pensionnaires. Le médecin doit revoir les enfans dans la première quinzaine de leur arrivée et les visiter ensuite une fois au moins tous les mois. Les nourrices, avant d’être envoyées à Paris pour y être présentées au libre choix des familles, sont l’objet d’un examen sérieux au point de vue de la santé et de la qualité lactifère ; une dernière visite est faite au chef-lieu de la direction à Paris par un médecin des hôpitaux. Le salaire de la nourrice est librement débattu entre celle-ci et les parens de l’enfant ; il est en général de 20 francs par mois, et l’administration garantit à la nourrice un minimum mensuel de 12 francs, au cas, malheureusement assez fréquent, où les parens cesseraient de payer la rétribution convenue.

Avec une pareille organisation qui, théoriquement du moins, semble ne laisser rien à désirer, on pourrait croire que l’administration des hôpitaux doit compter dans sa clientèle la plus grande partie des familles parisiennes. Il n’en est rien, et le chiffre des placemens opérés par elle va sans cesse en s’amoindrissant. Autrefois, lorsque la population n’était que de 700,000 à 800,000 âmes, la direction plaçait 10,000 enfans ; aujourd’hui les placemens annuels atteignent à peine le chiffre de 2,000, et, ce qui est à noter, les offres du côté des nourrices ont diminué comme les demandes de la part des familles. Pourquoi cette défaveur ? Elle tient à des causes multiples dont nous ne signalerons que les principales.

La diminution dans les demandes des nourrices est due en partie à la surveillance à laquelle elles sont soumises, en partie à la crainte de ne recevoir qu’un salaire insuffisant ou du moins inférieur à la rétribution sur laquelle elles croyaient avoir le droit de compter. Les bonnes nourrices n’ont certes rien à redouter du contrôle exercé sur elles par le sous-inspecteur et par le médecin ; mais toutes, bonnes ou médiocres, aiment peu, et cela se comprend, à se soumettre aux formalités, à la réglementation administratives, quand elles peuvent s’en affranchir. Les meneurs des petits bureaux ont donc toute facilité pour les recruter au profit des industriels qu’ils représentent.

L’administration des hôpitaux, a-t-on dit, afin de mettre les nourrices à l’abri de l’éventualité du non-paiement par les parens des mois d’entretien de leur enfant, garantit à celles qui sont placées par la direction municipale un minimum de 12 francs par mois. Cette mesure, excellente dans les intentions, amène des résultats détestables. Bien des gens en France ont une morale singulièrement relâchée à l’endroit de ce qu’on appelle « le gouvernement. » Frauder l’octroi, frauder la douane, frauder l’enregistrement, paraît à beaucoup de nos concitoyens toute autre chose qu’une indélicatesse. Ne pas payer à la nourrice qui le conserve auprès d’elle les soins qu’elle donne à leur enfant, ce serait pour beaucoup de Parisiens une action fort blâmable ; mais les laisser payer par l’administration leur paraît souvent chose toute naturelle, et leur conscience trop facile est à l’aise par rapport à la nourrice, puisque l’administration assure à celle-ci une indemnité de 12 francs : aussi arrive-t-il fréquemment que les familles cessent d’acquitter la pension du nourrisson. Quelle en est la conséquence ? La nourrice était convenue avec les parens d’une rémunération mensuelle de 20 francs ; le second, puis le troisième mois se passe sans que l’argent arrive, et l’administration se substitue à la famille ; mais, au lieu de 20 francs, la nourrice n’en reçoit plus que 12, et le retour fréquent de pareils faits suffit pour éloigner les nourrices du grand bureau au profit des petits bureaux particuliers[6].

Du côté des parens, d’autres raisons viennent également agir dans le même sens. Bien que le grand bureau offre ses services à toute la population parisienne sans tenir compte de la fortune ou de la position sociale, il semble à beaucoup de personnes que l’intervention de l’assistance publique ait quelque chose de blessant pour leur amour-propre. Enfin une cause que nous ne pouvons taire agit plus puissamment encore. Les bureaux particuliers cherchent par toute sorte de moyens à s’emparer de la clientèle ; souvent les médecins servent d’intermédiaires entre les familles et les nourrices, et quelques-uns d’entre eux, laissant croire aux parens que leur préférence n’est dictée que par l’intérêt du nouveau-né, s’adressent aux bureaux particuliers dans le seul dessein de toucher une prime que ne leur offrirait pas le grand bureau.

Le service de la direction des nourrices, il faut le reconnaître, ne réalise pas tous les avantages qu’en laisserait espérer l’organisation. D’après M. le docteur Londe, un des médecins chargés des nourrissons dans le département de la Somme, les règlemens en sont imparfaitement exécutés. La dissémination des nourrices rend la surveillance du sous-inspecteur plus apparente que réelle ; ses visites aux nourrissons n’ont guère lieu que tous les trois mois, et si, au moment où il se trouve dans la commune, la nourrice est absente de sa demeure, le représentant de l’administration ne verra l’enfant dont il a la charge qu’une fois en six mois. Le médecin, il est vrai, doit le voir tous les mois, mais que peut faire cette surveillance (en admettant qu’elle s’exerce régulièrement) sur des femmes qui sont quelquefois éloignées de 10 à 12 kilomètres du lieu où réside le médecin ? Pour que la surveillance fût efficace, il faudrait qu’elle fût permanente en quelque sorte, ou du moins qu’elle pût être regardée par la nourrice comme toujours imminente ; or, dans la pratique, il est permis de dire que ces visites sont faites à longs intervalles et en outre prévues. La nourrice peut donc commettre bien des fraudes, se laisser aller à bien des négligences préjudiciables à la santé de l’enfant ; aussi une mortalité considérable frappe-t-elle les enfans du grand bureau, comme le prouvent les chiffres suivans que nous devons aux communications obligeantes de M. Husson.

De 1862 à 1866, 10,794 placemens ont eu lieu par l’intermédiaire du grand bureau. Sur ce nombre, un tiers des enfans étaient illégitimes. La mortalité a été sur les enfans légitimes, de la naissance à un an, de 28 pour 100, un peu plus du quart, et sur les enfans illégitimes de 33 pour 100, c’est-à-dire d’un tiers. De 1863 à 1866, 13,139 enfans assistés ont été placés dans 3,087 communes appartenant à 11 départemens et divisés en 25 circonscriptions. La mortalité pour les enfans, de la naissance à un an, a été de 36 pour 100, un peu plus du tiers. Ces chiffres nous montrent dans leur sinistre signification les dangers de l’industrie nourricière, puisque, malgré une surveillance aussi exacte que peut l’exercer une administration, malgré le choix sévère des nourrices tant au point de vue de la moralité qu’au point de vue de la santé, il meurt dans quelques départemens 1 enfant sur 3, tandis que la mortalité générale des nourrissons dans toute la France n’est que de 1 sur 5, et qu’elle descend dans le département de la Creuse à moins de 1 sur 9.

Jusqu’en 1821, l’administration des hospices resta seule à peu près chargée du placement des nourrissons chez les femmes de la campagne ; mais à partir de cette époque il commença de se fonder à Paris quelques établissemens particuliers servant d’intermédiaires entre les nourrices et les familles. En 1828, M. de Belleyme, alors préfet de police, comprit qu’il était indispensable de ne pas laisser sans contrôle une pareille industrie, et une ordonnance rendue le 9 août 1828 fixa les conditions dans lesquelles elle devait s’exercer. L’effet heureux qu’on en espérait ne fut pas obtenu, car le 26 juin 1842 une nouvelle et dernière ordonnance, encore en vigueur aujourd’hui, s’appuie dans ses considérans sur les graves abus pouvant compromettre la vie des enfans, sur les fraudes commises pour cacher le défaut d’aptitude des nourrices, nonobstant les mesures prescrites par l’ordonnance de police du 9 août 1828.

La nouvelle ordonnance, qui n’a guère été plus efficace que l’ancienne, en diffère peu dans les parties essentielles. Elle prescrit pour la nourrice un certificat attestant qu’elle est de bonne vie et mœurs, qu’elle a des moyens d’existence suffisans, qu’elle n’a point de nourrisson, que l’âge de son enfant (pour lequel rien n’est spécifié) lui permet d’en prendre un, qu’elle possède un berceau et un garde-feu. Un second certificat, délivré par un docteur en médecine, a pour objet de garantir qu’elle a les aptitudes physiques d’une bonne nourrice. Ces deux certificats sont présentés et visés à la préfecture de police. Enfin, lorsqu’elle retourne dans sa demeure, elle emporte un extrait de naissance de l’enfant qui lui est confié, extrait qui doit être remis, dans les huit jours de son arrivée, au maire ou au commissaire de police. En ce qui concerne les loueurs, logeurs, meneurs et meneuses de nourrices, l’ordonnance défend de placer d’autres nourrices que celles enregistrées à la préfecture, de procurer deux enfans à une même femme, de laisser partir un enfant sans la nourrice qui doit l’allaiter, etc.

Telle est l’ordonnance qui aujourd’hui encore régit cette industrie ; comme le règlement de l’administration des hôpitaux, elle est théoriquement satisfaisante ; par malheur, règlement et ordonnance n’empêchent guère les fraudes. Les nourrices sont tenues de produire un certificat médical attestant leur aptitude à prendre un nourrisson, mais ce certificat leur est délivré par un médecin attaché au bureau, payé par le propriétaire du bureau, et ce n’est pas dans une pareille situation que le médecin doit être placé si l’on veut pouvoir compter sur son indépendance et son impartialité. Quant à la surveillance du nourrisson, dès qu’il est arrivé chez la nourrice, elle est nulle, on peut le dire, car elle n’est faite que par le meneur, qui n’a d’autre intérêt à visiter les enfans et à s’assurer de leur existence que celui de constater son droit à toucher la somme de 1 franc qui lui est attribuée pour chaque enfant. Une pareille organisation, dans laquelle la surveillance est si faible, doit avoir pour résultat d’attirer les nourrices vers les petits bureaux ; aussi, en même temps que l’administration des hôpitaux voit diminuer sa clientèle, celle des petits bureaux augmente. De 1855 à 1859, la moyenne annuelle des nourrices de la campagne placées par les petits bureaux était de 8,038 ; elle s’éleva de 1860 à 1864 à 9,136. Le placement des nourrices sur lieu, qui n’était que de 1,740 dans la première période, dépasse aujourd’hui 2,500.

Les nourrices appartenant à ces deux sortes de bureaux ne sont pas les seules auxquelles les familles parisiennes confient leurs enfans. Il en est d’autres avec lesquelles les parens traitent directement. Ce sont en général des amies, des parentes, des compatriotes de domestiques placées à Paris, et que celles-ci recommandent aux jeunes mères comme des nourrices excellentes, bien que presque toujours elles soient détestables. Affranchies de tout contrôle, ayant souvent à la fois plusieurs nourrissons, elles mettent dans le plus grand péril la vie des enfans, et c’est chez elles qu’on trouve le maximum de mortalité. Quel est le nombre de placemens faits ainsi sans l’intermédiaire ou le contrôle de la préfecture de police ou de l’administration des hôpitaux ? M. Husson croit pouvoir l’évaluer à 3,000, ce qui, pour ces dernières années, 1865 par exemple, donnerait, avec les 1,974 placemens du grand bureau et les 9,042 des petits bureaux, un total d’environ 14,000 petits Parisiens envoyés en nourrice à la campagne.

Sur ce nombre, combien en survit-il ? Il est impossible aujourd’hui de le dire avec une rigoureuse précision. M. Brochard, qui a le très grand mérite d’avoir le premier signalé la gravité de la question nourricière, avait produit, pour l’arrondissement de Nogent-le-Rotrou, des chiffres qui tendaient à montrer que les petits bureaux présentaient une mortalité de beaucoup supérieure à celle du grand bureau. Une enquête ordonnée par M. le ministre de l’intérieur, le remarquable discours de M. Genteur dans la discussion qui s’éleva au sénat lors du rapport sur la pétition de M. le docteur Brochard, le travail de M. le docteur Du Mesnil, ont montré que les chiffres de cet honorable médecin n’avaient pas toute la rigueur désirable. L’erreur consistait surtout dans une répartition inexacte des enfans d’après la provenance, et l’enquête a démontré que la mortalité si élevée des petits bureaux était due à l’adjonction des enfans placés directement en nourrice par les parens, en dehors de toute intervention administrative. C’est sur cette dernière catégorie d*enfans qu’a dû porter cette effroyable mortalité que M. Broca évalue à 48 pour 100, presque la moitié.

Ce sont là des faits. Ils nous montrent que si la mortalité infantile est dans trente de nos départemens moins élevée que dans presque tous les états de l’Europe, sauf la Belgique et peut-être l’Angleterre, elle est excessive dans quatorze départemens, dans ceux qui entourent Paris, dans ceux enfin où s’exerce l’industrie des nourrices. Si nous n’avons pas de chiffres précis sur la mortalité des nourrissons placés par les petits bureaux ou directement par les parens, nous savons d’une manière certaine que les enfans confiés par l’administration des hôpitaux à des nourrices choisies avec soin et soumises à une certaine surveillance meurent dans la proportion de 1 sur 3. On ne peut donc mettre en doute la part immense que prend l’industrie nourricière dans la mortalité des jeunes enfans, et on en doutera moins encore si l’on examine ce que devient le nourrisson dans la demeure de celle qui doit avoir pour lui les soins et la sollicitude d’une mère.

Élever un nourrisson est pour beaucoup de femmes des départemens qui entourent Paris un métier qu’elles exercent pendant plusieurs années d’une manière à peu près permanente. Sitôt qu’elles se voient pour la première fois sur le point de devenir mères, elles s’informent auprès de leurs compagnes déjà expérimentées des démarches à faire pour avoir un nourrisson qui apporte dans leur pauvre demeure un peu d’aisance relative ; le plus souvent un pareil souci leur est épargné. — Le meneur, ce recruteur de l’armée nourricière, connaît d’avance leur situation, leurs désirs, et il ne tarde pas à venir leur faire ses offres de service. Ce meneur est le personnage le plus important, c’est le pivot sur lequel repose et se meut tout le mécanisme ; il recherche, trouve et enrôle les nourrices, les amène par convoi à Paris, les surveille, les guide, les conseille dans leurs arrangemens avec les familles, et les ramène au pays chargées de leur nourrisson. Là il leur rend de temps en temps une visite, pour s’assurer de la vie de l’enfant, car il doit en donner des nouvelles au bureau de placement, et n’est payé que sur la rétribution mensuelle donnée à la nourrice. « C’est, dit M. Brochard, un homme en général grossier, sans éducation, qui recrute ostensiblement des nourrices pour les bureaux particuliers de Paris, et qui, lorsque l’occasion se présente, recrute en même temps des filles ou des femmes pour d’autres établissemens de la capitale. » Comme une remise lui est allouée par le bureau sur chacune des nourrices qu’il conduit à Paris, la quantité est tout pour lui, la qualité rien, et les mauvaises nourrices, celles qui perdent le plus de nourrissons et qui retournent le plus souvent à Paris, sont précisément celles qui lui rapportent davantage, celles par conséquent qu’il doit préférer.

Le moment est venu, le maire a délivré le certificat nécessaire, le meneur a rassemblé son convoi ; on part, on arrive à Paris, on aborde enfin le bureau. Là le désenchantement commence, et aussi commence l’expérience, c’est-à-dire la dépravation, bien vite apprise dans cette école de ruse où se trouvent rassemblées pendant de longues journées des femmes qui n’ont d’autre occupation que de causer des petits mystères de leur industrie, de recevoir les leçons de leurs compagnes plus âgées, ou d’en donner à celles dont elles raillent la candeur. Outre les dépenses qu’il entraîne, le séjour au bureau est loin d’être agréable. Pendant l’été, le mal n’est pas bien grand, on s’assied à l’air, on se promène, on respire du moins ; mais pendant l’hiver combien les choses sont différentes ! Dans une pièce en général petite et située au rez-de-chaussée sont entassées une vingtaine de nourrices chez lesquelles l’abus des bains n’est pas un défaut dominant, et autant de nourrissons ayant tous les inconvéniens de leur âge. Là règne une odeur aigre à laquelle se mêle le fumet des soupes de toute nature qui font la base de la nourriture des mères et parfois des enfans. De temps en temps, la porte s’ouvre, une cliente s’est présentée, et successivement on appelle les nourrices en commençant par les moins bonnes, car il faut bien que toutes puissent se placer, si l’on ne veut pas perdre le prix du voyage. Voir l’enfant de la nourrice, s’assurer par ce signe irrécusable de la capacité lactifère de la mère, est pour les parens une des principales préoccupations, surtout s’il s’agit d’une nourrice sur lieu. Si l’enfant est frais, bien portant, on s’empresse de le montrer ; s’il est chétif, malingre, amaigri, on peut être à peu près assuré qu’une compagne complaisante prêtera son propre enfant, s’il réalisa mieux les conditions requises.

Enfin la nourrice a atteint le but de son voyage, un enfant lui a été confié ; ses compagnes ont eu le même bonheur, et le moment est venu de regagner le village. Le meneur forme sa caravane, règle les comptes, et l’on se met en route. Arrivées au chemin de fer, les nourrices s’entassent dans un compartiment de troisième classe. Si la distance est longue, si la nuit est glaciale, l’enfant qu’à Paris même on dispense aujourd’hui avec raison du transport à la mairie pour la déclaration de naissance, l’enfant, exposé au froid, aux courans d’air, contracte souvent des affections pulmonaires qui l’emportent dès son arrivée chez la nourrice. Ce n’est pas tout : malgré les nombreux desiderata que comporte l’état matériel de nos chemins de fer, aujourd’hui du moins les voitures de troisième classe sont à peu près closes et tout à fait couvertes ; mais le train ne s’arrête pas au village même de la nourrice, et nous allons retrouver l’ancien état de choses. A la gare stationne un de ces antiques véhicules qui n’ont plus de nom dans l’art du carrossier ; c’est une sorte de char à bancs, un vieil omnibus à moitié démembré, une voiture en osier ou même une simple charrette. On y presse, on y entasse pêle-mêle nourrices et nourrissons, et de canots en cahots, par le vent, par la pluie, par la neige qui pénètre au travers de tous les joints, on arrive tant bien que mal à domicile. Cette voiture du meneur (nous pourrions l’appeler l’enfer), nos campagnards l’appellent d’un nom sinistre, c’est le purgatoire, car pour les nourrissons la route qu’ils parcourent ainsi est le chemin qui mène au séjour des anges.

La voiture s’est arrêtée, la nourrice rentre dans sa demeure ; le mari, les voisines sont déjà réunis. Veulent-ils contempler les traits de celui qui devient pour, une ou deux années l’enfant d’adoption ? Un pareil souci est loin de leurs pensées, et seuls les enfans de la nourrice tournent autour du berceau du nouveau-né, regardant avec leurs grands yeux étonnés le nouvel enfant si bien habillé que leur mère a rapporté de Paris. — Combien paient les parens ? Sont-ils riches ? ont-ils l’air généreux ? ont-ils donné de beaux cadeaux ? La layette est-elle bien garnie ? — Telles sont les questions principales. Le nourrisson vient après, et, si l’on s’en occupe, c’est pour savoir s’il promet d’être facile ou difficile à élever, s’il exigera peu ou beaucoup de soins. Enfin vient le partage. Le dernier-né de la nourrice reçoit pour son usage les meilleurs langes, les plus chaudes couvertures ; n’est-il pas d’ailleurs l’enfant de la maison ? L’autre n’est qu’un étranger, pis encore, c’est un citadin, un petit Parisien ; en un mot, c’est une marchandise. Les jours suivans ne démentent pas les promesses que pouvait laisser entrevoir la conduite tenue dès l’arrivée. Le nourrisson devait avoir tout le lait de sa nourrice, mais celle-ci n’a-t-elle pas son enfant, qu’on n’avait paru sevrer que pour les besoins de la cause et afin d’obtenir le certificat du maire ? Le biberon et bientôt la bouillie remplacent l’allaitement naturel ; l’enfant crie, pleure, s’agite dans son berceau, vite on le bourre de nourriture afin qu’il trouve le sommeil dans une pénible digestion. On devait le promener, mais toute la journée il reste couché dans son berceau, confié aux soins d’un enfant, d’une voisine, tandis que la nourrice travaille aux champs ou à la vigne.

Bientôt la correspondance s’engage avec la famille. La lettre de la nourrice n’a au fond d’autre objet que d’obtenir des cadeaux. Il serait facile d’en donner la formule ordinaire ; elle se termine presque toujours par une demande de vêtemens, de sucre et de savon. La mère envoie tout ce qu’on réclame, et le plus souvent c’est pour l’enfant de la nourrice. Enfin un jour arrive où l’enfant, dont les parens n’ont jamais reçu que d’excellentes nouvelles, doit revenir bientôt égayer de sa présence, animer de ses jeux le foyer domestique. Tout se prépare pour le recevoir. Le petit lit est garni de ses blancs et légers rideaux, les jouets sont achetés ; la mère compte les jours qui la séparent de ce moment de joie, qui sera pour elle comme le début d’une maternité nouvelle ; mais une dernière lettre arrive, l’enfant, qu’on croyait plein de vie et de santé, est mort loin de sa mère, qui n’a pas eu la triste consolation de recueillir son dernier sourire. Si, plus heureuses, les mères ont le bonheur de revoir leur enfant, combien de fois, au lieu d’un petit être frais, rose et bien portant, ne retrouvent-elles qu’un enfant chétif, malingre, ayant sur la peau la trace d’éruptions et de plaies dont la nourrice avait eu grand soin de cacher l’existence, de peur de voir diminuer ou se tarir la source des cadeaux !

Pour comprendre comment de pareils faits peuvent se produire malgré les règlemens qui régissent la profession nourricière, il faut savoir à combien de fraudes, de ruses, de mensonges, se livre un bon nombre de femmes auxquelles tant de familles confient aveuglément leurs enfans. Un certificat du maire de la commune habitée par la nourrice doit indiquer la date exacte de la naissance de son dernier-né ; mais, outre que les certificats sont parfois délivrés en blanc, il n’est souvent que trop facile à la nourrice d’obtenir, sinon du maire, du moins du secrétaire de la mairie, de rajeunir ou de vieillir son lait. C’est ainsi qu’une femme L…, acquittée par la cour d’assises de la Seine, avait pu affirmer par son certificat que son dernier enfant était âgé de dix mois alors que son dernier accouchement datait de six ans. Les nourrices ne doivent avoir chacune qu’un seul nourrisson : combien en ont à la fois deux, trois ou même quatre ! Pour obtenir le certificat, il n’est sorte de fraudes auxquelles elles n’aient recours. L’enfant étranger qu’elles allaitent n’est pas un nourrisson, c’est le nouveau-né d’une voisine malade qu’elles ont pris par charité, c’est un enfant qu’elles ont comme pensionnaire ; mais il a été spécifié qu’il ne doit être élevé qu’au biberon. Le certificat qu’on leur délivre sur ces explications mensongères a pour résultat d’amener chez elles une troisième victime. D’autres fois certaines femmes, de celles surtout qui sont en relation directe avec les familles, prennent plusieurs nourrissons à Paris pour les distribuer ensuite à des voisines moyennant une légère redevance.

Hâtons-nous de le dire, à côté des mauvaises nourrices, trop nombreuses, il en est quelques-unes d’excellentes et qui sont pour leurs nourrissons de véritables mères. « Que de fois, dit M. Brochard, qu’on ne saurait trop citer, car il joint au mérite de la franchise l’autorité d’un témoin oculaire, que de fois j’ai vu des nourrices donner à des nourrissons les vêtemens de leurs propres enfans ! que de fois j’en ai vu nourrir des mois entiers des enfans dont les termes n’étaient pas payés, ne voulant pas les sevrer prématurément, ne voulant pas d’un autre côté les reconduire à Paris de peur qu’ils n’y fussent pas aussi heureux qu’ils l’étaient chez elles ! J’ai vu de ces femmes ne pas craindre d’augmenter leurs propres charges et adopter le nourrisson qu’elles avaient élevé, plutôt que de le laisser mettre aux enfans trouvés. Le petit Parisien continuait à faire partie de la famille et occupait à l’humble foyer le même rang que les autres enfans de la nourrice. » Si de pareils faits étaient fréquens, on pourrait peut-être compter sur la saine contagion des bons exemples ; malheureusement il n’en est pas ainsi, et nous devons chercher quels sont les moyens de diminuer les ravages qu’exerce l’industrie nourricière et de protéger efficacement la vie des nouveau-nés contre tant de causes de maladie et de mort.


III

Dans cette longue discussion qui, depuis près de quatre ans, s’agite à l’Académie de médecine, deux systèmes principaux ont été préconisés et se partagent les suffrages. L’un, celui de la réglementation à outrance, a été proposé par la commission, et surtout par M. Devillers ; l’autre, celui du laisser-faire, a eu pour principal défenseur M. Fauvel. La vérité pratique ne nous paraît être ni dans l’un ni dans l’autre système, mais elle est moins encore dans le premier que dans le second.

Si l’étude du passé nous apprend quelque chose, c’est précisément l’insuffisance, pour ne pas dire l’inutilité de la réglementation. Ni les ordonnances du roi Jean, ni les arrêts du parlement, ni les lettres patentes de Louis XIII et de Louis XIV, ni les règlemens de police, n’ont pu empêcher le mal ; monopole au profit de quelques industriels, monopole de l’état au profit de tous, concurrence surveillée, tout a échoué. Un seul remède nous reste, mais celui-là énergique et digne du XIXe siècle ; il faut que tous connaissent la vérité, que tous apprécient la portée et l’étendue du mal, que tous comprennent que, s’il est de leur intérêt de le combattre, on ne peut l’atténuer ou le faire disparaître que par un concours commun. Or ce qui l’a fait naître, ce qui l’entretient, c’est la funeste habitude de recourir à l’allaitement mercenaire. Il y a peu de bonnes nourrices, il en est beaucoup de médiocres, et plus encore de mauvaises. Pour supprimer ces dernières, il faut les rendre inutiles en proportionnant les besoins aux ressources, en mettant en rapport l’offre et la demande ; pour cela, il n’est qu’un seul moyen : arriver à ce qu’un plus grand nombre de mères nourrissent leurs enfans, remettre en honneur dans la population parisienne l’allaitement par la mère.

Lorsqu’une femme est devenue mère, son devoir est de nourrir elle-même son enfant : tel est le principe que nous devons poser tout d’abord. Malheureusement il faut certaines conditions de fortune ou de santé qui ne se rencontrent pas toujours. Telle femme possède les ressources que donne la richesse, mais sa constitution délicate semble lui rendre difficile ou dangereux l’accomplissement des devoirs maternels ; l’autre est riche de santé, mais elle doit vivre de son travail, et l’allaitement d’un enfant est incompatible avec ses occupations journalières. Ce que nous voulons montrer, c’est que ces obstacles, qu’on s’exagère trop facilement, se voient dans la pratique beaucoup moins souvent qu’on ne le supposerait d’après la fréquence de l’allaitement mercenaire.

A Paris, parmi les femmes de la classe riche ou aisée, il en est peu qui nourrissent elles-mêmes leurs enfans. Les motifs de cette abstention sont nombreux ; le moins bien fondé et cependant un des plus puissans est malheureusement celui-ci : ce n’est pas l’usage, ou, si l’on veut, la mode. A cela nous n’avons rien à opposer, rien, si ce n’est l’intérêt de l’enfant, argument auquel ne saurait rester insensible le cœur d’une jeune mère. Sans doute la nourrice sur lieu n’offre pas les inconvéniens d’une nourrice à la campagne, et il sera souvent préférable pour l’enfant d’être nourri par une étrangère sous les yeux de sa mère, lorsque celle-ci sera d’une santé délicate, qu’elle aura peu de lait, ou même lorsqu’elle ne voudra pas sacrifier à ses devoirs les plaisirs ou mieux les fatigues des bals, des soirées, des réunions du monde ; mais dans toute autre circonstance des soins rémunérés ne vaudront jamais ceux qu’inspire l’amour maternel éclairé par l’éducation.

Les motifs qui s’opposent à l’allaitement maternel sont souvent beaucoup moins sérieux. Si l’amour de la mère commence dès la naissance de l’enfant, la tendresse paternelle ne s’éveille que plus tard, il faut que l’enfant cesse d’être une intelligence humaine à l’état d’ébauche ; il faut qu’il sache distinguer son père d’avec les autres personnes qui l’entourent, qu’il sache lui garder ses sourires, qu’il puisse lui tendre ses petits bras : aussi le mari est-il en général peu soucieux de se donner des ennuis auxquels il ne trouve aucune compensation. Il craint pour sa femme les fatigues, les maladies ; il lui semble pénible de la priver et de se priver lui-même des plaisirs du monde : aussi son avis formel est-il presque toujours de laisser à une nourrice le soin d’allaiter. Si la mère partage les mêmes sentimens, ou si elle est à peu près indifférente, il n’y a pas de discussion sérieuse, on prend une nourrice ; mais, si la femme a le ferme désir de remplir tous ses devoirs, le mari en appelle à l’autorité du médecin, et celui-ci, il faut l’avouer, lui vient trop souvent et trop facilement en aide. La mère renonce à un espoir longtemps caressé, et elle y renonce pour toujours, car elle ne veut pas créer d’inégalité dans sa jeune famille, et, n’ayant point allaité son premier-né, elle ne croit pas devoir nourrir aucun autre de ses enfans. Que les jeunes mères se pénètrent bien de cette vérité : on exagère beaucoup auprès d’elles les inconvéniens, les dangers de l’allaitement. Pénible, très douloureux parfois dans les premiers jours, il est ensuite facilement supporté, et quand on veut, quand on peut se conformer aux règles de l’hygiène, éviter les fatigues inutiles, se donner une bonne alimentation, régler l’appétit du nouveau-né, loin de s’altérer, la santé se consolide, s’améliore, et même à Paris il est peu de femmes qui ne puissent nourrir leur enfant.

La question la plus difficile à résoudre est aussi celle qui se présente le plus souvent. La mère est une jeune femme délicate, comme presque toutes les femmes du monde, comme beaucoup de Parisiennes ; son lait n’est que d’une abondance médiocre, les ressources pécuniaires du ménage, l’exiguïté de l’appartement, ne permettent pas de prendre une nourrice sur lieu : il faut ou envoyer l’enfant à la campagne ou se résoudre à l’éventualité d’avoir à combiner l’allaitement naturel et l’allaitement au biberon. En présence de cette alternative, nous ne balançons pas à répondre : Les dangers de l’industrie nourricière sont tels qu’il ne faut pas hésiter à garder l’enfant, même en faisant usage, dans une assez large mesure, de l’allaitement artificiel.

Pour justifier cette opinion, quelques courtes explications sont nécessaires. L’allaitement artificiel et l’alimentation prématurée sont deux choses qu’il faut bien se garder de confondre. Donner à l’enfant du lait au moyen d’un biberon, le faire allaiter par une chèvre, c’est faire de l’allaitement artificiel ; le nourrir de trop bonne heure de soupes ou de bouillies, c’est faire de l’alimentation prématurée. Celle-ci est toujours dangereuse. Dans les quatre ou cinq premiers mois de la vie, les organes digestifs de l’enfant ne sont destinés à digérer que du lait ; c’est là pour lui une nourriture spéciale, la seule qu’il doive recevoir. Si l’on agit autrement, son estomac se fatigue, des troubles digestifs apparaissent, l’enfant maigrit, perd de son poids et succombe souvent, alors même qu’en présence du danger devenu évident on revient, mais trop tard, à l’allaitement naturel. Telle est malheureusement la pratiqué des campagnes, telle est l’alimentation à laquelle ont recours tant de nourrices, et si leur propre enfant robuste, vigoureux, parvient de temps en temps à résister, le nourrisson, né à Paris, chétif, affaibli déjà par les fatigues du voyage et par l’irrégularité de l’alimentation dans les premiers, jours ne tarde point à succomber. Que, vers le quatrième ou cinquième mois, on donne chaque jour à l’enfant un potage, une bouillie légère, rien de mieux, puisque sans nuire à sa santé on se précautionne contre l’éventualité d’une indisposition qui pour deux ou trois jours priverait la nourrice de son lait, mais c’est seulement dans ces limites restreintes qu’on peut admettre l’alimentation prématurée ; hors de là, elle est fatale.

L’allaitement artificiel est regardé par presque tous les médecins comme absolument nuisible. Il y a sur ce point une exagération évidente qui tient à cette circonstance, que les effets n’en ont guère été étudiés que dans les hôpitaux sur des enfans confiés ou abandonnés à la charité publique, ou dans les campagnes sur des nourrissons pour lesquels le manque de soins et l’alimentation prématurée viennent joindre leurs dangers à ceux d’une alimentation artificielle mal conçue, mal dirigée. Ancien chirurgien de l’hospice des enfans assistés, nous sommes malheureusement aussi éclairé que qui que ce soit sur les inconvéniens, sur les périls de l’allaitement au biberon ; combien d’enfans sont morts alors que nous les aurions sauvés, s’il avait été en notre pouvoir de leur donner une bonne nourrice ! Si l’on veut apprécier à sa juste valeur la question de l’allaitement artificiel, il faut établir ici une distinction importante. Lorsque des nouveau-nés sont réunis en grand nombre dans un même appartement, dans une même salle d’hôpital, il se crée autour d’eux une atmosphère viciée, préjudiciable à leur santé. Si ces malheureux petits êtres ont déjà souffert de la faim par le fait même des formalités nécessaires pour l’abandon, si surtout ils sont déjà malades (et c’était le cas pour ceux de nos infirmeries), si enfin l’alimentation artificielle n’est pas donnée avec le plus grand soin, si elle n’est pas entourée d’extrêmes et minutieuses précautions, les enfans nourris au biberon succombent en grand nombre. Aux enfans reçus dans nos hôpitaux, il faut des nourrices, comme il en faut aussi à ceux qui sont faibles et chétifs dès leur naissance ; mais tel n’est pas le cas ordinaire, et beaucoup d’enfans peuvent supporter l’allaitement au biberon, à la condition toutefois que cette pratique ne soit pas confiée à des mains incapables. Si l’instrument n’est point tenu dans un état de propreté extrême, le lait qui séjourne dans le vase, qui s’infiltre dans les fissures du bois de la têtière, s’acidifie, altère le lait nouveau qu’on introduit dans le biberon, et l’enfant ne boit qu’un liquide irritant, laxatif, qui a sur sa santé les plus déplorables effets. Le biberon à bout d’ivoire souple, dont chaque pièce peut et doit être nettoyée après chaque repas, met à l’abri de ces inconvéniens ; en un mot, l’allaitement artificiel est sans danger pour beaucoup d’enfans, à la condition que ce soit une personne soigneuse, dévouée, qui en soit chargée, à défaut de la mère qui, mieux que toute autre, puisera dans sa tendresse la patience nécessaire pour bien remplir ces délicates fonctions. Lors donc qu’une mère bien portante, mais un peu délicate et n’ayant qu’une quantité de lait même médiocre, se trouvera dans la situation où sont tant de femmes qui placent aujourd’hui leur enfant à la campagne, elle saura qu’elle lui fait courir moins de danger en le gardant auprès d’elle, lui donnant le sein dans la journée et lui faisant donner le biberon la nuit par une personne intelligente et zélée.

Quant aux femmes qui n’ont pas de lait, ou dont les organes de la lactation sont mal conformés, on ne peut leur conseiller l’allaitement artificiel seul que dans les cas où elles ne pourraient se procurer une nourrice digne de toute confiance ; mais, que l’on ait recours à l’allaitement artificiel complet ou à l’allaitement mixte, il faut que la mère se décide pour une pratique qui peu à peu devra entrer dans nos mœurs : il faut que tous les huit jours elle pèse son enfant, et si, au lieu de gagner du poids, il reste stationnaire, si surtout il en perd, elle devra immédiatement renoncer à l’allaitement mixte et lui donner une bonne nourrice.

La mise en nourrice a souvent pour cause la difficulté pour la mère de quitter son bureau, son comptoir, ses occupations pour allaiter l’enfant. Il est rare que ces difficultés soient assez grandes pour constituer une impossibilité, et, prévenues des dangers qu’elles feraient courir à leur enfant en le confiant à une nourrice de la campagne, bien des mères surmonteraient les obstacles et sauraient elles-mêmes nourrir celui dont elles ne se séparent qu’à regret ; mais, pour éclairer toutes les mères sur les périls de l’industrie nourricière, pour les engager à nourrir elles-mêmes, il faut leur faire connaître la vérité. Il serait donc à souhaiter qu’une instruction détaillée, comprenant des conseils sur la mise en nourrice, sur l’alimentation et l’hygiène des enfans, fût remise par les employés de l’état civil à toute personne venant faire à la mairie une déclaration de naissance.

Quelques femmes, un trop grand nombre même, sont tout à fait privées de ressources pécuniaires, elles sont obligées de travailler et souvent hors de chez elles pour gagner le pain de la famille ; elles ne peuvent conserver et allaiter leur nouveau-né, qu’elles envoient à la campagne le plus souvent par l’intermédiaire du grand bureau. Pour elles, il faut mettre en pratique l’idée de M. Fauvel, réalisée depuis longtemps à Mulhouse, dans cette Alsace protestante qui peut servir de modèle à toute la France quand il s’agit de lutter sur le terrain de l’instruction et de l’esprit d’initiative : il faut qu’une indemnité pécuniaire soit donnée à l’ouvrière qui conserve auprès d’elle et allaite son enfant. La mesure n’est pas d’une difficulté bien grande, car c’est surtout à Paris et dans les grandes villes qu’elle aurait lieu d’être appliquée, et l’exécution pourrait en être confiée momentanément aux bureaux de bienfaisance ; nous disons momentanément, car il est temps que nous sachions combattre par nous-mêmes les funestes effets de l’ignorance et de la misère. Il est temps que la charité privée cesse de s’égarer en aumônes données sans discernement et souvent mal employées ; suivons l’exemple de l’Angleterre, sachons, en dehors de toute intervention gouvernementale, par des associations charitables librement formées, faire converger vers le bien, notre but à tous, les efforts individuels, qui restent stériles quand ils sont isolés.

Quoi qu’on fasse cependant, beaucoup de femmes seront dans la nécessité d’envoyer leurs enfans en nourrice. Peut-on espérer prévenir les abus par des règlement rigoureux ? faut-il donner à l’état la surveillance ou même le monopole de l’industrie nourricière ? faut-il n’accepter que les nourrices agréées par l’administration ? Telle ne saurait être notre opinion. L’état n’a pas qualité pour tenir chaque citoyen en tutelle ; il doit, par ses conseils, le garantir de certains périls, il doit lui donner les moyens de les éviter, il n’est pas chargé de le sauver malgré lui. Nous ne pouvons donc vouloir que l’état empêche un père de famille de confier son enfant à la nourrice qu’il lui a plu de choisir, cette nourrice n’offrît-elle pas toutes les garanties désirables ; mais, si l’état ne doit pas porter atteinte à l’autorité paternelle contenue dans les limites de la raison, il a le droit et le devoir de surveiller les industries qui peuvent être préjudiciables à la santé publique, surtout quand ces industries ne s’exercent qu’en vertu d’une autorisation administrative. Toute nourrice placée par les bureaux, toute femme allaitant, moyennant salaire, un enfant autre que le sien peut être et doit être surveillée. Tels sont les principes, voyons les conséquences.

Théoriquement l’ordonnance de 1842 est bonne ; il faut peu de chose pour la rendre excellente dans la pratique. Le bureau de l’administration de l’assistance publique, dont MM. Vée et Husson eux-mêmes avaient naguère proposé la suppression, pourrait être conservé pour les placemens d’enfans indigens. Les petits bureaux seraient aussi maintenus ; mais, comme chacun doit être responsable de ses engagemens et de ses actes, les loueurs de nourrices, puisqu’ils se portent garans d’une bonne et sérieuse surveillance, doivent être rendus pécuniairement responsables des dommages et intérêts auxquels pourraient être condamnées les nourrices, toujours insolvables, en cas de non-exécution du contrat de louage tel qu’il a été conclu, ou d’accidens arrivés par leur faute aux nourrissons. C’est le meilleur, sinon le seul moyen, d’empêcher les fraudes de la part de ceux qui font le commerce des nourrices. L’enfant du pauvre, du paysan, ne doit pas payer de sa vie l’allaitement rétribué donné par sa mère à un enfant étranger. Une femme ne saurait donc être autorisée à prendre un nourrisson et à se placer comme nourrice sans produire un certificat obtenu sous la responsabilité du maire et attestant que son enfant est âgé de sept mois au moins et d’un an au plus. Le certificat médical serait délivré, pour Paris, à la préfecture de police, partout ailleurs par un médecin désigné par l’administration.

Telle est à peu près dans l’organisation de l’industrie nourricière la part qui revient à l’autorité. Cette part ne peut être complètement supprimée. Si nous vivons en société, si nous supportons des chargés communes, si nous nous soumettons aux mêmes lois, c’est afin de profiter des avantages que donne à tous la concentration, la direction des efforts industriels vers un but d’intérêt général. Ce que nous pouvons, ce que nous devons faire, c’est de diminuer le plus possible la part d’action qui appartient à ceux que nous avons chargés d’agir pour nous, c’est de les aider dans la limite de nos forces, c’est enfin d’agir avec eux, d’agir pour eux, en un mot d’agir nous-mêmes. Les nourrices ont besoin d’être surveillées, elles ne peuvent l’être efficacement que si tous se chargent de la surveillance. Pour cela, que faut-il faire ? Il faut que des sociétés maternelles, des sociétés protectrices de l’enfance se forment dans tous les chefs-lieux de nos départemens, que chaque commune où il y a des nourrices ait son comité local, composé du maire, du curé, du ministre protestant, de l’instituteur ; quel est celui d’entre eux qui refuserait d’en faire partie ? Il faut que nos mères, nos sœurs, nos femmes qui habitent la campagne pendant toute l’année, ou seulement pendant la belle saison, prennent part à la tâche ; leur cœur ne peut rester insensible aux dangers des pauvres enfans, aux inquiétudes des mères. Pour rendre cette surveillance possible, il faut qu’on sache dans chaque commune quelles sont les femmes ayant des nourrissons. Il suffit, pour arriver à ce résultat, d’une simple modification à l’ordonnance de 1842. Au lieu de remettre au maire le certificat qui établit l’état civil du jeune pensionnaire, il faut que la nourrice fasse inscrire à la mairie du lieu où elle habite, et sur un registre spécial, le nom, les prénoms, l’âge de l’enfant, les noms et le domicile des parens. Quoi de plus légal, puisque l’enfant devient momentanément citoyen de la commune ? Le curé, le maire, l’instituteur, les dames membres des sociétés protectrices, habitant le village ou les environs, vont à la mairie, consultent le registre, savent que telle femme a un nourrisson. Ils vont la voir, s’assurent de l’état de l’enfant ; si quelque chose leur paraît défectueux, ils aident la nourrice de leurs conseils ; si leur conseil est repoussé, s’il leur semble qu’il y a péril, ils préviennent soit directement les parens, soit le comité d’arrondissement ou le comité départemental. Ceux-ci avertissent la famille, et c’est à elle qu’appartient la responsabilité morale des résultats, c’est à elle dès lors qu’incombe le devoir de sauver l’enfant.

C’est dans cette voie que nous paraît être la solution du problème si grave et si difficile de l’industrie nourricière. Nous pouvons ne perdre que douze enfans sur cent ; il faut que ce résultat soit atteint. Pour l’obtenir, il importe que la vérité soit connue de tous, que tous comprennent la nécessité d’agir ; il faut que tous s’unissent, car, si l’union fait la force, c’est surtout quand le lien commun est l’amour maternel, quand le but est le salut de nos enfans. Cinq siècles d’expérience ont proclamé l’insuffisance absolue de la réglementation abandonnée à l’administration seule ; le XIXe siècle a montré ce que peut l’initiative individuelle éclairée par l’instruction, guidée par l’amour du bien, fortifiée par la libre association des efforts collectifs. Mettons-nous à l’œuvre ; la tâche est difficile, mais elle peut être accomplie, et la récompense sera d’avoir sauvé chaque année en France la vie de cinquante mille enfans.


LEON LE FORT.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1867.
  2. Mortalité des enfans au-dessous d’un an.
    Naissances Décés
    France 1840-1844 4,850,010 772,384
    « 1845-1840 4,776,258 767,827
    « 1850-1854 4,750,898 761,476
    « 1855-1859 4,782,400 878,144
    « 1800-1864 4,975,794 854,837
    « 1865 1,005,753 192,135
    Angleterre 1838-1854 9,718,886 1,452,902
    Belgique 1841-1860 2,670,878 408,228
    Pays-Bas 1850-1859 1,075,979 210,112
    Prusse 1859-1861 2,108,027 426,844
    Autriche 1851-1857 9,220,665 2,344,829
    Bavière 1835-1860 3,787,126 1,141,827
  3. 1861-1865 (moyenne).
    Enfans légitimes nés vivans Enfans légitimes mots-nés Enfans naturels nés vivans Enfans naturels mots-nés
    Suède 120,361 3,898 12,195 601
    Norvège 48,416 1,921 4,132 258
    Danemark 46,058 1,885 5,597 293
    France 928,934 39,506 76,000 6,291
    Belgique 141,174 6,599 10,942 757
    Hollande 116,591 6,180 4,768 460
    Prusse 669,695 28,048 60,483 3,649
    Bavière 134,289 4,445 39,389 1,371
    Autriche 639,938 12,059 110,454 3,900
  4. 1865 4,887 enfans abandonnés de moins d’un an 1,516 décès
    1866 5,079 — 1,487
    1867 5,396 — 1,573
    1868 5,558 — 1,631
  5. Naissances et décès des enfans légitimes et naturels de moins d’un an (déduction faite des mort-nés) en France (1858-1805, moyenne des huit années).
    Enfans légitimes Enfans naturels
    Naissances Population urbaine 225,240 29,712
    « Population rurale 650,659 29,846
    « Département de la Seine 44,655 15,995
    Décès Population urbaine 38,965 8,318
    « Population rurale 108,527 13,116
    « Département de la Seine 7,049 3,107
  6. Pour faire apprécier à sa juste valeur l’étendue de ce mal, ajoutons qu’en 1864, par exemple, sur 1,416 parens débiteurs de la direction, 681 seulement ont payé ce qu’ils devaient, et 735 n’ont rien payé ou ont laissé en partie leur dette en souffrance ; 150 enfans, complètement abandonnés par leurs parens, ont dû être envoyés à l’hospice des enfans assistés. Le nombre des mauvais débiteurs dépasse donc très sensiblement celui des familles qui ont rempli leurs engagemens, et, de 1855 à 1864, l’administration a eu à payer, pour cette cause seule, la somme de 836,749 francs, représentant la garantie des 12 francs par mois.