De la Marine française

DE
La Marine Française[1].

Nous avons entendu souvent demander si la marine anglaise n’est pas infiniment supérieure à la nôtre. Voilà une étrange question. Il semble aux esprits prévenus que la réponse est toute simple, toute facile : « Nous sommes très-inférieurs aux Anglais ! »

C’est contre cette solution si tranchante que nous prenons la liberté de nous inscrire. Non, la marine française n’est pas très-inférieure à celle de l’Angleterre ; qu’on nous permette de le démontrer par quelques aperçus rapides.

D’abord, qu’entend-on par la supériorité dont on parle ?

Est-ce la supériorité numérique des machines de guerre et des marins ?

Est-ce celle des bâtimens et des hommes, considérés sous le rapport de l’intelligence et de la perfection ?

Le nombre est pour les Anglais ; c’est une évidence de chiffres.

La perfection des vaisseaux, l’intelligence des officiers ?

Sans vanité française, on peut dire que sous ce rapport nous marchons les égaux de ceux que bien des gens croient encore nos maîtres, parce qu’à la vérité ils l’ont été pendant vingt ans.

Il y a des préjugés difficiles à vaincre ; celui que nous entreprenons de combattre est de ce nombre. Dans toute la chambre des députés (cette assemblée n’est pas prise par nous sans intention pour élément dans cette affaire, puisque le sort de la marine est entre ses mains, ce dont elle ne paraît pas se douter), dans toute la chambre des députés, on trouverait à peine dix hommes qui ne disent pas avec les échos des salons : « Vous ne naviguez pas comme les Anglais ; vos bâtimens ne sont pas aussi bien construits que les leurs ; vous aurez toujours sur eux un grand désavantage ; la France ne peut être une puissance maritime et une puissance continentale tout à la fois. »

N’est-ce pas de ces phrases toutes faites depuis l’empire qu’on nous poursuit chaque jour ? C’est derrière ces argumens si pauvres que se retranchent les faiseurs d’économies, qui veulent bien qu’on arme la garde nationale, mais qui ne consentent pas à voir armer plus de deux vaisseaux, apparemment parce que les Anglais en ont dix-sept à la mer[2].

Admirable raisonnement ! ayez un million d’hommes à pied ou à cheval, pour l’éventualité des caprices ou des intérêts militaires des cabinets russe, autrichien, prussien, espagnol ou hollandais ; mais pour le cas de guerre avec les Anglais ou les Russes, n’ayez pas dix mille matelots dans les batteries ou sur les vergues de vos vaisseaux !

— Et pourquoi donc ?

— Parce que vous ne pouvez être à la fois maîtres des océans et de la terre.

— Louis xiv l’a été pourtant ! Qui dit que nous serons toujours ce que nous sommes aujourd’hui ?

Savez-vous d’ailleurs ce qui fait notre infériorité actuelle, et ce qui fit la supériorité de Louis xiv ? C’est la croyance où vous êtes ; c’est la foi qu’avait alors la France en sa puissance maritime. Vous ruinerez votre marine en doutant d’elle ; vous découragerez vos marins en leur répétant sans cesse qu’ils ne valent pas les marins anglais.

L’Angleterre a bien des chances pour ne pas déchoir de sitôt du rang où notre indifférence et la politique des gouvernemens qui ont succédé à celui de Louis xvi l’ont élevée ; une surtout la préserve : tout le monde, dans les trois [3] royaumes, sait apprécier un marin ; tout le monde sait ce que c’est qu’un vaisseau ; tout le monde pense que l’Angleterre ne saurait perdre l’empire qu’elle a sur les mers. Elle le perdra cependant un jour, comme la Hollande a perdu le sien, comme l’Espagne, comme la France ont perdu le leur ; mais ce sera à la suite de grandes catastrophes, ou bien si l’esprit français redevient tout de suite plus marin qu’il ne l’est.

La population anglaise est maritime, la nôtre est militaire ; l’esprit militaire se développe chez nous autant que de l’autre côté du détroit l’esprit maritime. Nous encourageons cette tendance qui n’a pas besoin d’être encouragée, et nous ne faisons presque rien pour pousser sur les navires des hommes qui vont très-volontiers dans un régiment, et qui, pour la plupart, iraient sur mer tout aussi bien, s’ils savaient ce que c’est que mer et navires.

On est soldat ici parce que partout il y a un tambour pour battre le rappel, des pompons pour grandir un paysan grenadier, et des crieurs pour faire retentir dans les rues de tous les villages l’annonce d’un bulletin de la grande armée. Puis, les souvenirs de cent batailles heureuses sont-là ; puis, dans le plus petit bourg, il y a un manchot, un boiteux, un borgne, qui ont perdu leur œil, leur jambe, leur bras en Prusse ou en Autriche, et qui racontent leurs campagnes de manière à donner envie au plus poltron d’aller voir Vienne ou Berlin, en prenant vingt champs de batailles pour grandes routes. Si, à la place du vétéran cavalier, artilleur ou fantassin, vous aviez un invalide revenu de l’Inde, d’Aboukir, de Trafalgar ou de Navarin, ce serait bien différent.

En Angleterre, le conteur de la veillée a usé plus d’une paire de souliers à se promener pendant le quart sur le gaillard d’avant. Il sait la mer et ses grands effets ; il est poète malgré lui, parce qu’il a des choses essentiellement poétiques à raconter ; il enflamme, il pénètre, il fait des marins comme notre vieux soldat fait des soldats autour de lui.

Ajoutez à cela que la considération dont jouissent les marins en Angleterre est bien grande ; tandis qu’ici !… (assurément on ne refuse pas à nos marins une certaine estime, mais on les regarde plutôt avec curiosité qu’avec vénération), ils étonnent et ne sont pas compris. Il n’y a pas un salon de petite ville où l’on ne sache tout de suite ce que vous voulez dire quand vous prononcez les noms de Ney, de Lamarque ou de Pajol ; allez jeter aux habitués de ces réunions les noms de Lucas, de Bouvet et d’Hamelin, vous verrez si vous êtes entendu ! On devrait apprendre à lire aux enfans dans une histoire simple et bien faite, des marins français ; cette première impression combattrait peut-être ce que la vue d’un drapeau qui passe et d’un escadron qui défile au galop, donne d’entraînement exclusif pour une carrière bien belle, bien noble sans doute, mais qui ne peut se comparer à celle de la mer.

La loi de recrutement a fait quelque chose pour et contre la marine. Elle a appelé les hommes de toutes les localités au service des vaisseaux, ce qui pourra répandre dans l’intérieur le goût de la navigation, ce qui pourra bien aussi peut-être en détourner beaucoup de monde. Si elle donnait seulement cent marins par an, indépendamment de ceux qu’elle contraint, ce serait une excellente loi ; mais elle ne donne pas tant, et voici pourquoi : l’apprentissage de la mer est dur, pénible, difficile, surtout quand dès l’enfance on n’a pas entendu souffler le vent du large, et qu’on n’a pas vu la mer se briser avec fureur contre les falaises ou sur les grèves. Rester six ou sept ans seulement dans la marine, c’est en avoir tout l’ennui, toute la fatigue ; c’est n’avoir pas le temps de s’y passionner. Il n’y a guère que les marins, enfans des ports ou des côtes, qui aient la mer en vive affection. Ils y sont faits par l’habitude, ils en comprennent l’attrait. Ceux que la conscription y lance, luttent d’abord contre elle, puis la supportent et s’en lassent, puis l’abandonnent sans regrets, ou même avec joie quand le terme de leur service est arrivé. Ce terme est trop tôt venu pour la marine ; voilà le mal essentiel de la loi.

Dans l’ordre constitutionnel des choses, nous savons qu’il ne peut en être autrement, parce qu’il faut que tous les citoyens soient égaux, et que nul ne doive être contraint de donner à l’état un jour de sa liberté de plus que son voisin. Cette règle est équitable, libérale ; mais elle est funeste à la marine, elle est une des causes des embarras où se trouve cette arme qui en est entourée de toutes parts, et qu’on étouffe comme à plaisir dans des difficultés de toute espèce.

Le vote des députés qui, voulant maintenir l’égalité entre les sujets de la Charte, ne consent pas à déclarer le service de la marine obligatoire pour quinze ans, quand celui de l’armée de terre n’est que de huit années ; ce vote est-il bien réfléchi ? Il semble, au premier coup-d’œil, que oui, et qu’il n’y a rien de possible à faire, en dehors de cette justice de répartition des charges publiques ; en y pensant d’avantage, on voit qu’un arrangement, favorable à la marine serait très-facile. Pourquoi ne déciderait-on pas en principe qu’un matelot de six ans de service commençant seulement à être marin, il est nécessaire de le garder huit ou neuf ans de plus pour que son apprentissage ne soit pas perdu ; que, la marine est en dehors du droit commun établi par la loi du recrutement, et que son service ne peut se régler comme celui de l’armée de terre ; que cependant il faut, puisque c’est une charge énorme, la faire supporter à tous les citoyens, et que le sort décidera entre les conscrits de la carrière à laquelle chacun sera appelé ? Où sont les objections ? nous n’en devinons aucune. Ce qu’il faut avant tout, c’est maintenir l’égalité ; or, si, sur cent conscrits, la marine a besoin de trois hommes, par exemple ; quand sur les cent, tous ont couru la chance d’un des billets pour le service exceptionnel, personne n’a rien à dire.

— Mais les trois marins seront beaucoup plus malheureux que leur quatre-vingt-dix-sept compatriotes, et ce n’est pas juste !

— Nous entendons cela parfaitement. Sans doute cela est cruel, mais enfin c’est le sort qui l’a voulu ainsi ; le sort que chacun a couru, et qui n’a frappé que quelques-uns. Il est cruel aussi de quitter ses foyers pour aller à l’armée ; il est cruel d’être pris par la loi du recrutement, quand la guerre se déclare ; il est cruel, la campagne commencée, si elle dure vingt ans, d’être retenu sous les drapeaux tout ce temps-là, lorsqu’on ne se doit à la patrie que six ans seulement. — La nécessité. — C’est justement ce que nous allions vous dire : la nécessité. La marine a d’impérieuses nécessités ; elle ne peut exister sans matelots, et ceux que la loi du recrutement lui donne à présent sont à peu près comme s’ils n’étaient pas.

Il faut, pour une chose exceptionnelle, un régime exceptionnel. Adoucissez-le, tant que vous le pourrez, par des compensations d’argent pour l’activité et la retraite, c’est juste et indispensable. Si vous ne croyez pas qu’une loi, dans le sens que nous venons de dire, puisse être portée ; favorisez au moins les réengagemens, en faisant un sort meilleur au matelot qui doublera le temps de son service légal.

Il faudra de l’argent, voilà ce que je vous entends objecter ! Eh ! sans doute il faudra de l’argent ! Croyez-vous qu’on puisse faire une marine sans argent. Il faut beaucoup dépenser pour avoir une armée navale : demandez à l’Angleterre. Elle n’épargne rien pour sa marine ; vous, vous êtes parcimonieux, et puis vous venez dire : « Voyez comme les Anglais nous sont supérieurs ! »

De deux choses l’une ; il faut à la France une marine, ou il ne lui en faut pas. Décidez-vous. Si vous ne croyez pas qu’il faille des vaisseaux et des marins pour protéger votre commerce et défendre votre honneur au loin, tout est dit. Mais, au moins, n’allez pas débiter partout que, si vous renoncez à la marine, c’est parce que la France n’en peut pas avoir. Elle le peut, car elle l’a pu déjà. Belle et heureuse économie que de réduire le budget de la marine, parce que l’Angleterre est un colosse, dit-on, avec lequel on ne peut pas lutter ! Ainsi voilà l’argument : « Il ne faut pas faire des efforts inutiles ; l’Angleterre est trop forte ! » Nous répondons : si l’Angleterre est forte, c’est parce que vous ne faites pas assez d’efforts. »

Une raison qu’on a cru puissante est celle-ci : Nous n’avons pas intérêt à avoir une grande marine, qui nous coûterait cher, parce que nos développemens commerciaux ne sont pas très-grands, et que nous n’avons plus de colonies.

Voilà qui est très-bien. Mais si les développemens coloniaux dépendaient de la marine protectrice ; si grâce à une marine imposante, les Anglais ne faisaient pas seuls le commerce de l’Inde ; si les colonies perdues étaient reprises !

On ne pourrait les reprendre, n’est-ce pas ? C’est comme si vous disiez qu’on ne reprendra jamais la Belgique et la rive du Rhin qui a été française. Nous ne savons pas quand cela arrivera ; mais il n’est pas possible que cela n’arrive pas un jour. L’affaire des colonies est aussi probable, si la France le veut bien.

Une chose dont nous sommes profondément convaincus, c’est que la part de supériorité qu’ont assurée aux Anglais les événemens de la révolution et de l’empire, autant que la politique de la restauration, reconnaissante pour les services rendus à des émigrés détrônés, peut diminuer beaucoup. Ici, il faut être juste ; la tâche est plus à la nation qu’au ministère. Que le pays aime et sente la marine, et la marine sera. Franchement, la chambre des députés n’entend pas cette question ; elle est parcimonieuse, quand elle devrait être large. Si la guerre éclatait, si les Anglais avaient des avantages, que le nombre de leurs vaisseaux, bien mieux pourvus que les nôtres de matelots exercés, rend présumables, les députés diraient peut-être : « Vous voyez bien qu’il n’y a pas moyen de soutenir la lutte ; ils sont plus marins et plus forts que nous ! » Et c’est vous, messieurs, qui êtes causes que nous sommes moins forts qu’eux !

Quant à être moins marins, nous le nions. La France a moins d’idées de marine ; elle en a trop peu, ce qui nous désole. Mais ses marins sont aussi bons que ceux de l’Angleterre. Voyez nos matelots des localités maritimes, ils sont excellens. Quant aux officiers, nous ne voulons pas rabaisser le mérite de ceux de l’Angleterre, mais il est un fait certain, c’est que les nôtres sont en général plus instruits, et aussi bons manœuvriers. Nous parlons de ceux d’aujourd’hui que quinze ans de navigation continue ont formés, de telle sorte que dans toutes les mers, ils peuvent se montrer avec avantage. La bravoure ne leur manquerait pas plus qu’elle n’a manqué à eux ou à leurs devanciers sous le règne de Napoléon, ou pendant la guerre de la révolution. On sait assez que les combats de bâtiment à bâtiment n’ont presque jamais été défavorables à la marine française ; les batailles ont été malheureuses au contraire, et c’est une des raisons qui font croire à bien des gens que nous sommes inférieurs aux Anglais. La révolution et l’empire ont eu le tort de faire la grande guerre maritime ; ils ont perdu des escadres et des armées qu’il fallait ne pas exposer à ce malheur, parce qu’en effet, alors les Anglais nous privaient de manœuvres. Le personnel de notre marine était riche en hommes braves, mais pas en habiles commandans. Notre politique bien entendue serait d’éviter la guerre d’armée, et nous aurions encore tous les avantages que nous avons eus dans les rencontres particulières.

Quant à la construction de nos vaisseaux de guerre, c’est un art aussi avancé en France qu’en Angleterre ou aux États-Unis. Si quelques-uns de nos bâtimens sont moins bons que ceux des Anglais, ce sont nos corvettes et les autres navires légers qui ont, chez nous, le tort d’être trop faits comme les gros vaisseaux. Cette extrême solidité, qui a son bon côté assurément, a cet inconvénient de rendre quelquefois un peu lourds des bâtimens dont le premier devoir doit être de marcher vite[4].

Est-ce l’installation et la tenue des bâtimens français qui laissent quelque chose à désirer, en les comparant aux vaisseaux anglais ? Non. Il fut un temps, à la vérité, où nos navires étaient fort mal tenus, où tout était, comme dans la société, sacrifié à une seule partie, la chambre du capitaine ; maintenant, il n’en est plus ainsi, heureusement ; on songe à la vie et à la santé du moindre matelot autant qu’à celle de l’officier le plus précieux. Propreté partout, partout aisance et confort, autant que possible. Que nous devions aux Anglais quelques-unes des améliorations qui nous font aujourd’hui leurs égaux sous le rapport de l’installation, c’est ce qui n’est pas douteux. Les relâches dans les mêmes ports, les stations aux mêmes lieux, nous ont imposé l’obligation de lutter avec les Anglais, pour tout ce qui tient à la tenue des bâtimens ; nous avons beaucoup profité de leurs idées. Il faut ajouter qu’ils ont adopté aussi quelques-unes des nôtres.

Un point sur lequel l’Angleterre a un avantage très-grand en marine, c’est la discipline. Nos vaisseaux n’en auront bientôt plus du tout, si nous continuons à souffrir le relâchement qui travaille les équipages. Il faut le dire, une philantropie mal entendue s’est emparée de quelques esprits législateurs, et les officiers se trouvent maintenant à peu près désarmés devant les délits des matelots. Nous ne sommes pas, il s’en faut, pour ce régime brutal d’autrefois, qui pendait à la ceinture de chaque maître et quartier-maître un bout de corde noueux, qui, à tout propos et pour les fautes les plus légères, tombait sur la tête et les membres des hommes peu aimés de ces sous-officiers ; mais entre cette passion des coups de garcettes et l’état actuel des choses, il est peut-être un mode qu’il serait bon d’adopter. Le Code pénal en vigueur est insuffisant ; un autre le remplacera, et c’est à la Chambre qu’il sera discuté. Il est fort à craindre que les idées des députés, les plus étrangers à la marine, ne prévalent dans la confection de cette règle disciplinaire, et ne lèguent au corps des difficultés nouvelles qui finiraient par rendre la navigation impossible. Sans une discipline sévère, dont la modération peut être laissée aux officiers, la marine française périra. On aura bien de la peine à faire comprendre cela aux députés. Rien n’est plus vrai cependant.

Une chose qu’il ne faut jamais oublier, et nous le disons pour la discipline comme pour tout le reste, c’est que la marine est une chose essentiellement d’exception ; que le droit commun lui est fort rarement applicable, et que vouloir faire pour l’armée de mer ce qu’on fait pour l’armée de terre, c’est n’avoir pas la moindre idée de la question.

De bonnes institutions, spécialement créées pour la marine ; de l’argent, et en assez grande quantité ; une certaine direction donnée à l’éducation de toutes les classes du peuple, qui les rendent un peu plus familières avec les idées maritimes, voilà ce qu’il nous faut pour occuper le rang que nous avons eu déjà, et dont, grâce au ciel, nous ne sommes pas déchus autant qu’on le prétend.

Nous avons parlé de la supériorité réelle des Anglais en marine ; constatons-la par des chiffres. La grande différence qui existe entre le nombre de leurs vaisseaux et de leurs marins et celui des marins et des vaisseaux de toutes les autres nations, ne prouve rien contre notre proposition ; c’est seulement un fait matériel qui établit le rang de l’Angleterre comme puissance, mais non comme peuple navigant.

La flotte anglaise se partage en trois escadres : l’escadre rouge, la blanche, la bleue. L’Angleterre avec la Russie est la seule puissance maritime qui ait adopté cette division, dont nous ne sommes pas à même de donner au juste la cause. Peut-être plus tard expliquerons-nous cette singularité.

L’état-major de la flotte anglaise n’a pas moins de 187 officiers-généraux. Cela est énorme et tout-à-fait hors de proportion avec le besoin du service. On crie beaucoup en France contre les amiraux qui sont à la tête de la marine ; ils l’écrasent, dit-on ; cependant ils ne sont que vingt-huit : un amiral ayant rang de maréchal ; un amiral honoraire, c’est-à-dire qui, par une nécessité d’économie, ne touche pas les quarante mille francs attribués au maréchalat ; neuf vice-amiraux, ayant rang de lieutenans-généraux ; dix-sept contre-amiraux, ayant rang de maréchaux-de-camp. Un cadre de réserve a été ouvert par une sorte de transaction fâcheuse ; il a reçu quatre vice-amiraux et un contre-amiral. Cela est mauvais. C’est un cadre de retraite qu’il fallait ouvrir, et y faire entrer, en leur donnant une douce existence, tous les officiers-généraux qui, ayant bien servi autrefois, ont droit à la reconnaissance de la patrie ; mais qui, vieux, malades, ou incapables, par une raison quelconque, d’aller à la mer ou de servir activement dans les ports, ne sont plus que de glorieuses traditions. Il y aurait justice dans de bonnes retraites, économie pour le budget, espoir d’avancement pour tout ce qui suit les amiraux.

L’Angleterre a deux officiers amiraux en chef appelés amiraux de la flotte ; puis dix-sept amiraux de l’escadre rouge (admiralds of the red) ; dix-neuf de l’escadre blanche (of the white) ; dix-neuf de l’escadre bleue (of the blue) ; vingt-un vice-amiraux de la rouge ; vingt-un de la blanche ; vingt-deux de la bleue ; vingt contre-amiraux de la rouge ; vingt-deux de la blanche ; vingt-quatre de la bleue ; enfin, trente-deux contre-amiraux retraités à la demi-solde (on retired half pay). Ce luxe d’officiers-généraux est écrasant pour le budget de la marine ; mais personne ne pense à s’en plaindre à Londres, parce que c’est une décoration pour le pays, dont toutes les pensées sont pour les grands développemens maritimes. Assurément, tous les amiraux anglais ne pourraient pas commander des escadres ou des divisions ; quelques-uns même en seraient peut-être incapables, mais le système est d’avoir des cadres nombreux dans chaque grade, afin que le choix des officiers commandans soit plus large ; et puis, l’avancement se faisant à l’ancienneté, pour qu’un capitaine de vaisseau devienne contre-amiral, il faut que tous ceux qui le précèdent sur la liste, montent avec lui au grade où on veut l’élever. Les avantages de ce mode d’avancement paraissent très-grands au premier coup ; ils sont presque nuls en effet.

Si c’est pour tous les officiers une garantie contre la faveur que le droit reconnu de l’ancienneté, c’est aussi un inconvénient immense pour les sujets très-distingués qui seraient placés par malheur à la queue du cadre ; car on ne pourrait faire monter tous leurs aînés au grade supérieur, afin de favoriser un avancement mérité. Il semble que c’est paralyser l’émulation que de donner seulement à l’ancienneté ce que le talent, la valeur, les grands services rendus, peuvent mériter ; d’ailleurs, il est étrange qu’un officier bien méritant fasse l’avancement de tous ceux qui le précèdent sur la liste : c’est une justice peu raisonnable. En France, l’avancement dans les grades très-supérieurs est laissé au choix, cela vaut infiniment mieux. Nous savons toutes les objections que l’on a faites et que l’on peut trouver encore contre ce système, mais nous persistons à le croire moins défectueux que celui de l’Angleterre. Le choix peut être quelquefois mauvais ; mais l’ancienneté n’a-t-elle pas bien plus de chances fâcheuses pour le corps ? Sur dix officiers-généraux ou capitaines de vaisseau que ferait l’ancienneté, la moitié ne pourrait-elle pas être peu propre aux devoirs de leur nouvel emploi ? Est-il probable que la faveur aille chercher cinq mauvais officiers pour les récompenser spécialement ? En principe rigoureux d’égalité, l’ancienneté est le seul mode vrai ; mais tant que les mérites ne seront pas égaux, tant que les services ne seront pas également bons, tant que les commandemens, les missions ne pourront pas être donnés aux plus anciens, parce qu’il est dans la nature de la formation des cadres par ancienneté, que le hasard y ait une grande influence et ne départe pas les talens aux premiers arrivés dans le corps ; tant qu’il y aura, en un mot, une inégalité réelle tenant aux organisations, aux aptitudes, à la bonne fortune qui met tel plus en évidence qu’un autre, le choix vaudra mieux que l’ancienneté pour les hauts grades. Dans les positions inférieures, l’ancienneté et le choix se partagent également ou par portions de tiers et de deux tiers, le droit à l’avancement ; ce n’est pas le cas d’examiner si la répartition est toujours bien bonne, il faudrait entrer dans des considérations longues, et qui conviendraient mieux ailleurs qu’ici.

Les Américains n’ont point d’amiraux en titre ; ils n’ont que des commodores temporaires, dont les fonctions, le titre et le grade finissent avec la mission qui les a élevés. Le nombre de leurs capitaines de vaisseaux (captains) n’est que de quarante. La marine française en compte quatre-vingt-sept, dont vingt-trois de première classe. Il y en a huit cent cinq en Angleterre. Une ordonnance de mars 1830 porte qu’à l’avenir les quatre-vingt-sept capitaines de vaisseau français seront réduits à soixante-dix.

Nos capitaines de frégate sont au nombre de cent vingt et seront réduits à soixante-dix. Les commanders anglais sont au nombre de huit cent quatre-vingt-dix-sept, les masters commandant de la marine des États-Unis au nombre de trente-neuf.

Nous avons soixante-deux capitaines de corvette ; le nombre en sera porté à quatre-vingt-dix.

Le grade de lieutenant de vaisseau compte en Angleterre trois mille deux cent quatre-vingt-quinze sujets ; la marine américaine a deux cent soixante-cinq officiers de ce rang ; nous en entretenons quatre cent cinquante.

Les Américains n’ont pas de grade qui corresponde à celui de lieutenant de frégate, dont l’ancienne dénomination était enseigne de vaisseau. Nous aurons cinq cent cinquante officiers de ce grade, auxquels on peut ajouter environ une centaine ou plus d’officiers auxiliaires empruntés à la marine marchande. Les Anglais ont des masters, espèce particulière d’officiers, chargés spécialement à bord d’un certain détail, ils ne sont pas susceptibles de l’avancement ordinaire ; leur costume procède du civil et du militaire. Ils sont dans la marine anglaise ce qu’étaient avant la révolution de 1789, en France, les officiers de la marine bleue. Nous ne comprenons pas la convenance de ce grade, qui frappe d’une infériorité éternelle ceux qui en sont pourvus. Le nombre des masters est de quatre cent vingt-trois.

Nous ignorons combien il y a de midshipmen (élèves) en Angleterre ; il ne doit guère y en avoir moins que de masters ; les Américains en ont quatre cent onze, dont cinquante-quatre de première classe. Nous en avons deux cents de première classe et cent de seconde. Des volontaires faisant le même service que les aspirans de seconde classe, et ayant à peu près le même rang, augmentent ce cadre de cent environ.

Il y a de notables différences entre les traitements des officiers des trois marines française, anglaise et américaine. Ce ne sont pas les nôtres qui sont le mieux payés ; on parle cependant souvent aux Chambres et dans le monde des trop gros traitemens de nos marins ; nous allons montrer quelle différence existe entre leur solde et celle de leurs camarades d’Angleterre et des États-Unis.

Un vice-amiral anglais a de traitement mensuel à la mer, pour lui et ses domestiques, 6,217 fr.

Pour les commodores américains, il n’y a point de traitement stipulé. Cependant il est à croire qu’ils reçoivent au moins autant que les capitaines de vaisseau, qui ont des fonctions dans l’amirauté : ceux-ci ont 18,375 fr. de traitement (salary) par an.

Un vice-amiral français reçoit par mois, quand il est à la mer, 3,291 fr. Le vice-amiral anglais a donc 3,016 fr. de plus par mois que le Français.

5,212 fr. 50 cent, sont le traitement mensuel d’un contre-amiral anglais : un-contre-amiral français a 2,425 fr. à la mer. L’avantage au profit du sujet de la Grande-Bretagne est donc pour ce grade de 2,787 fr. 50 c. par mois.

Le capitaine de vaisseau anglais a 1,780 fr. 62 cent, par mois à la mer, le capitaine de vaisseau français a 1,183 fr. seulement ; la différence est de 597 fr. par mois. Le captain américain a 525 fr. par mois, plus, huit rations par jour qu’on peut estimer à 8 fr., ce qui ajoute 240 fr. à leur pay et la porte à 765 fr. ; l’officier américain a de moins que l’officier français 418 fr. par mois. On voit que la différence entre les traitemens du capitaine anglais et du capitaine français est à peu près la même qu’entre ceux du capitaine français du capitaine américain.

Le commander anglais reçoit par mois, à la mer, 1,017 fr. 90 cent. ; le capitaine de frégate français n’a que 970 fr. La différence est de 47 fr. 90 cent. Le master commandant a 393 fr. 75 cent., plus 180 rations par mois qui ajoutent à peu près 180 fr. à cette solde et la montent à 573 fr. Le capitaine français a donc de plus que le master commandant 397 fr. Un lieutenant de vaisseau a 450 fr. de traitement par mois, en comptant 75 fr. de rations ; l’officier de ce grade en France n’a que 264 fr. 65 cent. ; l’officier américain n’a que 412 fr.

Il est bon d’ajouter qu’outre leur solde, les officiers de la marine anglaise ont, à titre d’immunité, le droit d’introduire, sans payer l’impôt, tous les vins, sucre, café et thé nécessaires à la consommation, soit à bord, soit à terre dans leurs familles. On voit quel immense avantage leur est accordé.

Les officiers américains sont moins bien traités que ceux des marines française et anglaise. Le système des salaires aux États-Unis est très-économique, nous ne pouvons que l’admirer ; mais nous devons dire qu’il serait inapplicable en France. Il y a dans les institutions maritimes de l’Amérique beaucoup de choses qu’on pourrait importer chez nous, où tous les rouages de la machine administrative sont si horriblement compliqués. Plaise à Dieu que l’amiral français qui est aujourd’hui à la tête du département de la marine ait une volonté assez forte pour réformer tous les abus que notre civilisation vieillie a introduits dans l’organisation du service ! Il y a autant de gloire et de popularité à acquérir là qu’à Navarin. Certes, on niera, on dira sans doute que c’est impossible ; on mentira. Tout est possible, non pas en un jour ! les grands changemens administratifs ne peuvent pas se brusquer, et c’est le tort des partisans de toutes réformes de vouloir se trop presser ; tout est possible en quelques années. Ce qui coûte fort cher pourra coûter moins, et l’économie que l’on fera retournera au profit du matériel qui souffre, et du personnel navigant dont il faut avoir un soin extrême.

Voyons quel est l’état des vaisseaux en Angleterre, en France, aux États-Unis et en Russie.

Le Navy list donne à l’Angleterre cinq cent soixante-douze bâtimens appartenant à la marine royale. Dans ce nombre sont compris, depuis les plus grands vaisseaux jusqu’aux petites mouches attachées à certains bâtimens. Le Navy list porte quatre-vingt-dix vaisseaux de 120, 106, 92, 84, 80, 78, 74 et 64 canons. Il faut extraire de là vingt pontons, casernes, lazarets, hôpitaux, et prisons de condamnés. On peut du reste déduire quinze vaisseaux hors de service, quinze qui auraient besoin de grandes réparations pour pouvoir faire campagne, et dix à qui il ne faudrait que des radoubs peu considérables pour être en état de naviguer. Quatorze vaisseaux en construction, commencés, avancés ou près d’être terminés sont aussi portés sur le Navy-list.

L’Angleterre a cent treize frégates de tous rangs. Pour les frégates, il faut faire toutes les soustractions que nous avons faites pour les vaisseaux, et il en restera quatre-vingts susceptibles de prendre la mer tout de suite. En appliquant des calculs analogues à la partie du Navy list qui concerne les corvettes (sloops) les bricks et les goëlettes (schooners) ; on peut dire que l’Angleterre a vingt corvettes, cinquante bricks, quinze goëlettes disponibles. Il y a six corvettes en construction, sept brigs, et trois goëlettes.

Quant aux bateaux à vapeur (Steam-vessels) ; ils sont au nombre de quinze. Tous ne pourraient pas servir activement ; supposons que quatre soient hors d’un service immédiat, il en reste toujours onze, ce qui est considérable[5].

Ces chiffres ne sont pas exacts à une ou deux unités près. Mais ils s’éloignent très-peu de la vérité. Nous ne cherchons pas à exagérer ou à diminuer l’importance de l’escadre anglaise ; à quoi aboutirait le mensonge ? Nous nous efforçons d’être exacts. Il faut voir ses ennemis et ses rivaux tels qu’ils sont, afin de bien apprendre à savoir ce qu’on peut faire pour lutter contre eux sans désavantage.

Le Navy-Register for 1831 (le registre de l’escadre américaine pour 1831) donne aux États-Unis sept vaisseaux de 74 canons, sept frégates de 44, trois frégates de 36, quinze corvettes (sloops of war) de 24 à 18 canons, sept goëlettes ou autres petits bâtimens. Les sept vaisseaux sont armés ; cinq des frégates de première classe sont en commission (c’est-à-dire en armement commencé qui doit rester à un certain degré d’avancement fixe) ; deux sont armées. Une frégate de deuxième classe est en commission ; deux sont armées. Douze corvettes sont en commission, trois sont armées ; quatre goélettes sont en commission, deux sont armées. Le total des bâtimens en commission est de vingt-deux, celui des bâtimens armés est de seize. Parmi ces navires, il y en a environ un quart qui n’est pas sans besoin de réparations. Aux trente-neuf bâtimens à flot dans les différens ports des États-Unis ou à la mer, il faut ajouter cinq vaisseaux, six frégates et trois schooners en construction. Nous ne savons si ces navires sont bien près d’être lancés à l’eau. En 1822, selon un rapport daté de Washington le 5 février, les Américains avaient quarante bâtimens de tous rangs. Quelques modifications ont été faites, mais sans changer, comme on voit, sensiblement la quotité des forces maritimes des États-Unis. Le rapport de M. l’amiral Duperré, que nous avons cité plus haut, nous apprend que le 11 décembre 1819, les États-Unis avaient neuf vaisseaux à flot ou sur les chantiers, sept frégates, sept corvettes et dix autres bâtimens de rangs inférieurs. On voit qu’il y a eu progrès de 1819 à 1822 et de 1822 à 1831.

Nous n’avons pas un état bien récent des forces navales de la Russie ; celui qui est sous nos yeux remonte à 1821. Alors, l’empire Russe avait trente-six vaisseaux (neufs ou vieux, bons ou mauvais) ; douze frégates, dont quelques-unes en mauvais état ; quatre-vingt-trois bâtimens plus petits : total cent trente-un navires de guerre. On estimait à quatre-vingt mille hommes le nombre d’officiers, de matelots, de soldats employés sur la flotte. L’entretien de ce personnel coûtait environ 33,000,000 de francs. En 1820, l’empereur n’alloua pour la marine que 11,000,000 de francs ; on doit conclure qu’une somme si exiguë a dû laisser pour quelque temps la marine en souffrance. Mais depuis cinq ou six ans la marine russe est dans un assez bel état.

Le budget de 1832 présenté aux Chambres françaises par M. de Rigny porte à trente-cinq le nombre de nos vaisseaux à deux et à trois ponts, à onze celui de nos frégates de premier rang, à neuf celui des frégates de deuxième rang, à vingt celui des frégates de troisième rang. Nous avons à flot douze corvettes de guerre, neuf corvettes avisos de 18 canons ou caronades, dix-sept bricks de 20 canons, quatre de 18 bouches à feu, huit de 16 canons, seize bricks-avisos ; trois bricks ou goëlettes de 10 à 12 bouches à feu, huit bombardes, six canonnières-bricks, cinquante-neuf goëlettes, cutters, lougres, bâtimens de flotilles, etc., douze bateaux à vapeur, seize corvettes de charge, trente-deux gabares ou transports, enfin deux yachts. Le total du matériel navigant est de deux cent quatre-vingt-un bâtimens. On présume qu’un vaisseau et une frégate seront condamnés cette année ; il reste donc, comme élémens de la force et du service maritime, deux cent soixante-dix-neuf bâtimens de tous rangs appartenant à l’état.

Mais tous les bâtimens sont-ils armés ? Il s’en faut de beaucoup. Au 7 décembre 1831, nous avions d’armés, deux vaisseaux, treize frégates, treize corvettes, trente-quatre bricks, quatre canonnières bricks, cinq bateaux à vapeur, trente-deux goëlettes et bâtimens de flotille, six corvettes de charge, vingt gabares : total cent vingt-neuf.

Il faut ajouter à cela deux vaisseaux en disponibilité de rade, c’est-à-dire qui ont la plus grande partie de leur matériel et un fort noyau d’équipage ; un vaisseau en commission de port, cinq frégates aussi en commission, un brick et deux bateaux à vapeur : total, onze bâtimens.

Parmi les cent trente-neuf bâtimens qui ne sont ni sous voile, ni sur rade ni en commission, il y en a beaucoup auxquels on aura des réparations grandes ou petites à faire. Ce n’est pas trop de supposer que quatre-vingts au moins sont dans ce cas. La plupart des réparations seraient, au besoin, promptement faites, comme les constructions des bâtimens à demi achevées seraient finies bien vite. À la vérité, il faudrait de grands efforts de la part de la nation pour mettre dans un état tout-à-fait respectable le matériel de l’armée navale ; mais cela ne serait pas impossible. Il y a cependant une observation sur ce chapitre que nous devons ne pas laisser échapper, c’est que moins la France fera d’attention immédiate à la marine, plus, au moment où il faudrait avoir recours à la flotte, on aurait de peine à avoir le nombre suffisant de vaisseaux. Économiser sur le matériel de la marine, c’est s’exposer à de cruels mécomptes. Les députés et la nation doivent penser à cela. On n’improvise rien en marine, il faut donc toujours être à peu près paré, comme disent les matelots. Les Chambres doivent voter des fonds sans parcimonie ; le ministre doit les bien employer. Une chose qui nous paraît devoir appeler essentiellement l’attention de M. l’amiral de Rigny, c’est la manière dont se font les marchés ; il est si facile de tromper ! Il y a tant de degrés dans la hiérarchie administrative dont aucun n’a la plus petite part de responsabilité ! Construire, réparer, approvisionner et réorganiser les ports, réformer l’administration qui a vingt bras inutiles pour deux qui sont laborieux ; rendre à la marine la discipline sans laquelle elle doit périr un jour ; modifier le système de recrutement ; continuer de donner aux matelots les soins dont ils sont bien dignes ; veiller à l’instruction des officiers ; intéresser le pays à la marine en la lui enseignant à la tribune, dans les journaux, partout : tels sont les devoirs du gouvernement pour cette importante affaire. Le ministère, les chambres, la nation ont une part égale dans cette grande tâche. Pour nous qui sentons combien la France a intérêt à tenir un rang honorable parmi les puissances maritimes, nous travaillerons, autant qu’il sera en nous, à aider la nation, les chambres et le ministère.

Nous avons dit qu’on ne sait pas assez en France ce que c’est que la marine ; nous nous efforcerons de la faire connaître. Discussions, drames, tableaux, portraits, définitions, toutes les formes nous seront bonnes pour arriver au but que nous nous proposons. Nous appelons la coopération de tous les hommes spéciaux qui savent mettre la science et l’observation à la portée des gens du monde. Ce sont les salons qu’il faut commencer à instruire ; c’est à eux qu’il faut d’abord parler la belle et difficile langue de la marine. Que les marins qui se sentent capables de se faire précepteurs (et il y en a beaucoup qui le peuvent), viennent à nous. La littérature maritime est toute nouvelle en France ; elle est du plus haut intérêt. Déjà M. Eugène Sue l’a exploitée avec talent et succès. Ce jeune écrivain a rendu un premier service ; nous voudrions voir dix poètes comme lui se prescrire le même devoir, dix critiques ou hommes de chiffres venir les appuyer de leurs argumens positifs. Nous espérons être secondés par tout ce qui est lettré dans la marine, par tout ce qui, dans la littérature, a étudié avec quelque conscience la question maritime.


A. Jal.


    deux cent six pieds anglais, leur largeur est de cinquante-neuf pieds ; ils sont percés à dix-sept sabords en belle dans chaque batterie, destinés à porter du 32 (calibre anglais) ; la batterie des gaillards qui se prolonge de bout en bout sera de trente deux caronades. L’artillerie de ces vaisseaux sera de 100 pièces de gros calibre. Ils sont d’un échantillon extrêmement fort et construits avec du bois de choix. Les vaisseaux seront montés par mille hommes ; avec un pareil armement, pas un vaisseau européen ne doit pouvoir leur résister ; je n’ose pas même en excepter les vaisseaux à trois ponts dont la charpente de la troisième batterie doit être promptement hachée sous le feu formidable d’un pareil adversaire. Leur projet est de construire sur le même plan tous les vaisseaux dont la construction a été arrêtée. Les Américains comptent, par l’adoption de ce système, forcer les marines européennes à proscrire leurs vaisseaux actuels, du moins ceux de 74 et 80, et à recréer leur matériel. Ils se trouveront, dans ce cas, avoir pris l’avance. Ils sont plus qu’aucun état d’Europe capables de donner suite à cette idée, du moins pour quelques temps : leurs forêts sont, je crois, les seules qui peuvent fournir les bois propres à ces gigantesques constructions. Ce système leur a déjà réussi en petit avec leurs grandes frégates qui montent trente canons de 24 en batterie, seize caronades de 42 sur le gaillard d’arrière et huit sur le gaillard d’avant. Elles sont armées de quatre cent soixante hommes. Ils ont forcé les Anglais, las de succomber dans des luttes inégales, à construire et à n’employer contre eux que des frégates pareilles. »

  1. La marine aura désormais une place spéciale dans la Revue ; c’est ainsi qu’en étendant chaque jour notre cadre, nous espérons remplir convenablement les conditions de notre titre.
  2. On prétend que certaines voix se sont élevées, au sein de la commission du budget, pour demander le désarmement de ces deux vaisseaux. « En temps de paix, ont-elles dit, vous n’avez pas besoin de navires d’un si haut rang ; des frégates peuvent vous suffire. » Nous sommes fâchés d’être obligés de le dire, il y a dans cette observation une grande ignorance des faits et une étrange présomption. Messieurs les Députés qui demandent la suppression des vaisseaux ne sont pas marins, et ils disent à un ministre marin : « Vous n’avez pas besoin de vaisseaux. » Qu’en savent-ils ? L’Amiral les étonnerait bien sans doute, s’il leur répondait : « Vos prévisions sont plus absolues que les miennes, il me serait impossible de vous dire si j’aurai besoin de vaisseaux ; mais il est déraisonnable de prétendre affirmativement que je n’en aurai pas besoin. L’événement seul pourra justifier votre vote ou ma prudence. Ce que je puis vous apprendre aujourd’hui, c’est qu’il est telle mission qu’une frégate ne peut pas remplir, et pour laquelle
  3. il faut un vaisseau, même par économie, parce qu’un bâtiment de ce rang peut faire seul ce qu’il faudrait deux frégates pour accomplir. » Nous nous étonnons que ceux qui demandent la suppression des vaisseaux, et qui ont l’air de se faire un jeu de remettre sans cesse en question la vie de la marine française, n’aient pas proposé aussi la suppression de toute la grosse cavalerie, inutile en temps de paix. Ils ont pensé sans doute qu’il fallait former des cuirassiers et des carabiniers pour le temps de guerre, et ils n’ont pas songé qu’il y a des choses qu’on apprend sur un vaisseau et pas ailleurs. Mais voilà le danger des questions tranchées par les hommes qui n’ont pas pu les étudier ! Les avocats sont nombreux à la Chambre, et ils font les lois ; il n’y a que deux ou trois marins, qui n’ont pas la parole haute, tranchante, et la marine leur échappe ! On doit bien rire de cela en Angleterre et aux États-Unis ! Pour nous, nous en sommes profondément affligés.
  4. On lit, dans un excellent rapport fait par M. Duperré (contre-amiral, commandant la station des Antilles), et adressé au ministère le 11 décembre 1819 : « Les vaisseaux aujourd’hui en construction (dans les chantiers des États-Unis) sont des vaisseaux à deux ponts mais leurs dimensions principales sont plus fortes que celles des vaisseaux à trois ponts des marines européennes. Leur longueur est de
  5. Qu’il nous soit permis de dire un mot à propos des bateaux à vapeur. On s’exagère beaucoup l’importance de ce moyen de navigation ; on se jette, par tous les vœux que l’on peut faire, dans ce système qui a de grands avantages sans doute, mais non pas tout-à-fait ceux que supposent les personnes étrangères à la marine. Nous entendons des gens dire : « Il faut renoncer aux navires à voiles, et faire usage seulement de navires mus par la vapeur. » Nous allons leur démontrer l’inanité d’une pareille prétention. Le combustible étant le principe de l’agent qui donne la force aux bateaux à vapeur, il faut songer à lui avant tout ; il faut le loger, et en assez grande quantité pour qu’il ne manque pas à la machine. Ce combustible occupe une grande place à bord, et plus le trajet à faire doit être long, plus il faut augmenter cette place et la somme du bois et du charbon. Il reste bien peu d’espace quand l’emmagasinement du combustible est fait : quel service peut donc rendre le bateau ? Il ne peut porter ni marchandises, ni équipage nombreux, ni lourde artillerie ; il ne peut donc faire les voyages de long cours pour le commerce, il ne peut servir à la guerre. Jusqu’au jour où l’on aura trouvé un agent, d’une très-grande puissance, occupant un très-petit espace dans le navire, et remplaçant la vapeur ; jusqu’au jour où l’on aura pu adapter les machines à des bâtimens qui ne perdront pas leurs qualités par cette imposition ; jusqu’au jour où l’on aura trouvé le moyen de préserver tout-à-fait les roues et les machines de l’action de l’artillerie, les bateaux à vapeur resteront condamnés au rôle subalterne de coureurs par le beau temps, de malles-poste portant les dépêches et les passagers sur une mer tranquille ou légèrement agitée, de remorqueurs dans les rivières ou à l’entrée des rades. Voyez si les Anglais ne construisent pas de vaisseaux, parce qu’ils ont des Steam-Vessels ! Non, ils ne s’abusent point sur les services qu’ils peuvent attendre de la vapeur ; ils en tirent tout le parti possible, et c’est ce que nous devrions faire comme eux : mais ils n’ont garde de dire que la navigation à voiles doit le céder à l’autre. Notre malheur est d’avoir de mauvaises machines ; il faut espérer que nous en aurons de bonnes, si l’établissement d’Indret prospère : mais craignons que l’industrie particulière en France ne soit de long-temps capable de lutter contre les fabriques anglaises.