De la Métaphysique et son avenir

DE
LA METAPHYSIQUE
ET DE SON AVENIR

La Métaphysique et la Science, ou Principes de Métaphysique positive, par H. Étienne Vacherot.



Un des faits les plus graves qui ont marqué ces trente dernières années, dans l’ordre intellectuel, est la cessation subite de toutes les grandes spéculations philosophiques. Je ne sais si depuis le moyen âge le même phénomène s’est produit avec un caractère aussi frappant. Descartes, dans la première moitié du XVIIe siècle, succédait à un mouvement d’une prodigieuse activité, et dont le défaut avait été bien plutôt la présomption que la réserve. Le cartésianisme, Leibnitz, Locke, l’école française, remplissent la fin du XVIIe et tout le XVIIIe siècle, sans que le découragement se fasse jour dans cette succession continue de systèmes rivaux. Quand les dernières conséquences du cartésianisme et du sensualisme ont été tirées, et que le scepticisme de Hume a paru un moment en recueillir l’héritage, l’Écosse avec son honnête droiture, l’Allemagne avec sa profondeur d’esprit et sa pénétration, relèvent la pensée européenne épuisée et posent un nouveau point de départ pour la pensée. On sait la brillante évolution que l’Allemagne pendant plus d’un demi-siècle a exécutée devant le monde, étonné de tant de dons nouveaux, de ce langage étrange et attachant, de cette vigoureuse originalité qui faisait revivre sous le ciel brumeux du nord les beaux jours de Socrate, d’Aristote et de Platon. La France, de son côté, ne restait point oisive. M. Cousin y créait, avec une éloquence inconnue jusque-là en philosophie, le genre de spéculations approprié à notre temps, tandis que d’autres écoles parallèles continuaient modestement leur œuvre et s’obstinaient à ne point abdiquer. On peut dire que jusqu’en 1830 la pensée philosophique de l’Europe n’avait pas un instant sommeillé, et que, depuis le jour où elle déchira les langes de la scolastique, elle ne s’était pas arrêtée pour peser la légitimité de sa tentative et ses chances d’avenir.

Si nous parcourons au contraire les vingt-cinq ou trente dernières années, nous sommes frappés du singulier silence que la philosophie semble y garder. Hegel est mort, laissant son héritage à des disciples qui semblent vouloir écarteler leur maître et traîner ses membres aux quatre vents du ciel. Schelling se survit à lui-même, promettant sans cesse une nouvelle philosophie, et, quand il veut tenir ses promesses, n’aboutissant qu’à des répétitions impuissantes, où se trahissent plus que jamais les côtés faibles de sa nature plus poétique que scientifique. M. Cousin envisage son œuvre comme achevée, puisqu’il se croit libre de montrer ce que peut en d’autres voies son incomparable esprit. L’école écossaise se perd en de fines analyses de mots, où le souci des grands problèmes disparaît. Une seule école reste debout, active, pleine d’espérance, s’attribuant l’avenir, l’école dite positive ; mais celle-là ne fait point exception à la loi que je signale, car son premier principe est justement la négation de toute métaphysique, et c’est aux funérailles de la spéculation abstraite qu’elle nous ferait assister, si ses vœux et ses prédictions arrivaient à se réaliser.

Ce qu’il y a de plus grave, c’est que ce sommeil de trente ans ne paraît pas près de finir. La pierre qui pèse sur la philosophie paraît si bien scellée qu’on est tenté de dire d’elle ce que Pétrarque disait de l’Italie : Dormirà sempre e non fia chi la svegli. D’où viendrait en effet le système nouveau capable de passionner encore les esprits et de rallier des disciples convaincus ? Serait-ce de l’Allemagne ? Je sais que l’Allemagne a moins souffert que le reste de l’Europe de la réaction intellectuelle qui a marqué le milieu de notre siècle. Cette réaction, qui chez nous peut compter encore (sous des formes très diverses) quinze ou vingt ans de triomphe assuré, est déjà finie en Prusse par la ruine du parti peu sérieux des Stahl et des Hengstenberg. L’Allemagne, délivrée de cette éclipse passagère, va revenir à sa vie habituelle, à la réflexion savante, à la religion épurée ; mais recommencera-t-elle à créer des systèmes comme ceux qu’elle a vus éclore au commencement de ce siècle ? Je ne le crois pas ([1]. Les jeunes adeptes que la philosophie proprement dite y compte encore paraissent aspirer à toute autre chose qu’à l’originalité ; chose étrange ! c’est vers la philosophie française, soit vers le matérialisme du dernier siècle, soit vers l’éclectisme de celui-ci, qu’ils semblent tourner leurs regards. — L’Angleterre et l’Ecosse nous réserveraient-elles quelque surprise philosophique ? Non encore. M. Hamilton a clos par la critique le développement si original des écoles d’Edimbourg et de Glasgow. L’Angleterre est en progrès intellectuel : dans vingt-cinq ans, Oxford, transformé sur le modèle des universités allemandes, sera devenu le plus brillant foyer de culture germanique qu’il y aura au monde ; mais ce n’est pas vers la spéculation abstraite que se porte ce mouvement. — Quant à la France, la moindre des critiques qu’il soit permis de faire de son état actuel est qu’on n’y voit guère poindre de système nouveau[2]. Les esprits sérieux y ont d’autres soucis, et pour ma part je plaindrais celui que son étoile aurait prédestiné à faire école parmi nous. Socrate fut heureux de vivre dans un temps où le penseur n’avait à redouter que la ciguë… De toutes parts, l’incapacité philosophique de l’esprit moderne semble donc constatée. Je vois l’avenir des sciences historiques : il est immense, et si ces grandes études triomphent des obstacles qui s’opposent à leurs progrès, nous arriverons un jour à connaître l’humanité avec beaucoup de précision. Je vois l’avenir des sciences naturelles : il est incalculable, et si ces belles sciences ne sont pas arrêtées par l’esprit étroit d’application qui tend à y dominer, nous posséderons un jour sur la matière et sur la vie des connaissances et des pouvoirs impossibles à limiter ; mais je ne vois pas l’avenir de la philosophie, dans le sens ancien de ce mot. Hegel, Hamilton, M. Cousin ont posé tous trois à leur façon, et tous trois d’une manière glorieuse, la fatale borne après laquelle la spéculation métaphysique n’a plus qu’à se reposer. Ce ne sont pas là des fondateurs comme Descartes, comme Thomas Reid, comme Kant ; ce sont des hommes chargés de dire le dernier mot d’un vaste travail de pensée. On parle encore après eux, souvent avec talent, parfois avec profondeur ; on ne crée plus, car les seules pensées fécondes sont celles qui éclosent et qui n’ont pas encore atteint ce degré de précision après lequel il n’y a plus que la sèche exposition de l’école et le formalisme de l’enseignement traditionnel.

Ce qui peut faire croire en effet que cette extinction de la métaphysique n’est pas une simple déchéance transitoire, comme il y en a dans l’histoire de toutes les sciences, c’est que d’autres études semblent hériter d’elle et se partager ses dépouilles. Les études religieuses, que la philosophie proprement dite traite toujours avec quelque dédain, parce qu’elle n’en voit pas la portée, ont repris depuis dix ans un intérêt auquel on ne pouvait s’attendre. Les sciences positives, d’un autre côté, ont conquis beaucoup d’esprits qu’à d’autres époques la philosophie abstraite eût vraisemblablement attirés. Les vrais philosophes se sont faits philologues, chimistes, physiologistes ; on a cessé de regarder l’âme individuelle comme un objet direct de science positive. On a vu que la vie a son point de départ dans la force et le mouvement, et sa dernière résultante dans l’humanité. Au lieu de se renfermer dans le monde étroit de la psychologie, on a rayonné au-dessus et au-dessous ; au lieu de disséquer l’âme en facultés, on a cherché les racines par lesquelles elle plonge en terre, les rameaux par lesquels elle touche au ciel. On a compris que l’humanité n’est pas une chose aussi simple qu’on le croyait d’abord, qu’elle se compose, comme la planète qui la porte, de débris de mondes disparus. Aux vieilles tentatives d’explication universelle se sont substituées des séries de patientes investigations sur la nature et l’histoire. La philosophie semble ainsi aspirer à redevenir ce qu’elle était à l’origine, la science universelle ; mais au lieu d’essayer de résoudre le problème de l’univers par de rapides intuitions, on a vu qu’il fallait d’abord analyser tous les élémens dont l’univers se compose, et construire la science du tout par la science isolée des parties. Au milieu de ce vaste mouvement, continué avec courage par d’ardens esprits, à travers des circonstances si contraires, que devient la métaphysique ? Reste-t-il une place pour elle dans la classification nouvelle des sciences à laquelle le siècle semble amené ? Y a-t-il une science des vérités premières, dont toutes les autres soient tributaires, ou bien la métaphysique n’est-elle que le résultat général de toutes les sciences, et le jour de son grand avènement sera-t-il justement le jour où elle disparaîtra du nombre des sciences particulières ? C’est là un problème qui se présente chaque jour à tout homme réfléchi, et sans la solution duquel on ne peut se faire une idée de l’avenir réservé aux spéculations de l’entendement humain.


I.

Un des esprits les plus exercés de notre temps aux méditations philosophiques, un penseur plein d’élévation et de vigueur, M. Vacherot, a fait de ce problème le sujet d’un ouvrage remarquable à plus d’un titre. L’aisance, la clarté, la finesse de la discussion font du livre de M. Vacherot un véritable événement dans l’histoire de la philosophie contemporaine. Nous n’étions pas habitués depuis longtemps à cette allure franche et vive, à ce dévouement sans bornes à la vérité, qui ne recule devant aucun doute, à cette bonne foi profonde, si différente de la bonne foi superficielle, laquelle suffit pour faire l’honnête homme, mais ne suffit pas pour faire le philosophe. L’admission de M. Vacherot dans la grande famille des penseurs ne date pas, du reste, de l’ouvrage dont nous parlons. On se rappelle que par le troisième volume de sa belle Histoire de l’école d’Alexandrie il se sépara nettement de l’enseignement officiel ; on se rappelle aussi avec quel courage il accepta les conséquences de cette séparation. M. Vacherot, quand il publia son écrit principal, était directeur des études à l’École normale. En Allemagne, des directeurs de séminaires, des professeurs, des pasteurs ont professé cent fois des doctrines aussi libres que celles que renfermait le volume en question ; jamais, si ce n’est pendant la réaction heureusement close des dernières années, on n’a songé à les destituer pour cela. L’idée n’est point venue hors de France qu’un professeur qui enseigne est l’état enseignant, que sa doctrine doit être considérée comme celle de l’état, et que par une suite nécessaire l’état a le droit de la lui dicter. La conséquence évidente d’un tel système, c’est que l’état, c’est-à-dire dans le cas dont il s’agit le ministre de l’instruction publique, ait une philosophie, une science. Il est inadmissible en effet que le professeur prête à l’état sa philosophie, et si l’état est responsable de tout ce qui se dit dans les chaires, l’ordre administratif ne sera parfait que le jour où les bureaux enseigneront, c’est-à-dire enverront aux professeurs des cahiers tout faits qu’ils devront débiter. Nos enfans verront sans doute ce beau jour. En attendant, on entrevoit sans peine comment une pareille tentative d’administrer la philosophie est la destruction de toute liberté, et aussi comment elle condamne l’enseignement philosophique à la médiocrité, la médiocrité seule étant capable d’accepter de telles conditions et de les exécuter sans faiblir. M. Vacherot subit le contre-coup de cette fausse idée, qui pèsera d’une manière si grave sur les destinées de notre pays. Il échangea le droit d’enseigner d’inoffensives banalités contre le droit de penser ; il acheta par le sacrifice de ses fonctions le droit d’être. Par là il se plaça entre ceux dont le jugement compte pour un jugement d’homme, qui veulent être autre chose qu’un airain sonnant, et n’entendent pas, pour les commodités de la vie, perdre les motifs de vivre : propter vilam vivendi perdere causas.

Dans la première période de son activité philosophique, M. Vacherot paraît comme un disciple de cette philosophie qu’on est convenu de rattacher à M. Cousin, quoiqu’elle soit bien loin de représenter toute l’étendue de cet admirable esprit. Tout ce qui est fécond est riche de guerres, et c’est la gloire de M. Cousin d’avoir su contenir dans son sein des élémens très divers et destinés à se séparer. Dogmatique par un côté, critique par un autre, cet homme éminent, qui grandira chaque jour à la condition qu’on place sa gloire où elle est en réalité, non dans la création d’une philosophie d’école, mais dans l’éveil des esprits auquel il a présidé, servit de point de départ à deux directions fort différentes, l’une de haute histoire de l’esprit humain, l’autre d’organisation pratique de la philosophie. La première, qui était la plus élevée, ne pouvait être faite pour des disciples. La grande pensée qui domina les cours de 1828 et 1829 n’était pas de nature à servir de fondement à une école officielle. Il fallait pour ce dernier but une sorte de catéchisme capable de contenir les uns, de rassurer les autres ; mais de telles limites, nécessaires pour les esprits timides, devaient sembler trop étroites aux esprits actifs. De là des déchiremens inévitables, qui ont séparé du maître ceux de ses disciples qui, en violant une moitié de son programme, en réalisaient peut-être le mieux la plus sérieuse moitié.

Si j’étais né pour être chef d’école, j’aurais eu un travers singulier : je n’aurais aimé que ceux de mes disciples qui se seraient détachés de moi. Parfois, on est tenté de croire que, malgré certaines rudesses obligées, M. Cousin doit aussi avoir un faible pour les disciples rebelles qui représentent le mieux le côté le plus important de sa grande entreprise. Ce qu’il y a de certain, c’est que sa vraie gloire est bien moins d’avoir créé une orthodoxie philosophique que d’avoir soulevé un mouvement par suite duquel plusieurs des bases qu’il avait posées seront peut-être ébranlées. Ceux de ses disciples auxquels il a appris à chercher sont ceux qui lui rendent le meilleur hommage, à une condition, bien entendu, c’est qu’ils n’oublient pas ce qu’ils doivent à leur maître, car il est permis d’être infidèle, jamais d’être ingrat. Une école quelque peu active ne saurait borner sa mission à refaire éternellement le même livre sur la spiritualité de l’âme et l’existence de Dieu. Ce sont là ou des choses si claires qu’elles n’ont pas besoin d’être démontrées, ou, quand on les prend par l’analyse, des choses si obscures qu’elles ne sont pas démontrables. Les dogmes de ce genre (Kant l’a vu avec une sagacité merveilleuse), non susceptibles de preuves spéculatives, mais évidens pour d’autres raisons, n’avancent à rien tandis qu’ils ne sont pas convertis en sentiment. Une école qui s’y renferme ne produira qu’une série d’écrits monotones, superflus pour les uns, insuffisans pour les autres, et qui ne convertiront personne. « La philosophie française contemporaine, dit très bien M. Vacherot, l’école éclectique surtout, a excellé dans la critique des idées métaphysiques fausses, étroites et grossières, par lesquelles le XVIIIe siècle avait cru pouvoir remplacer définitivement les belles, mais quelque peu chimériques abstractions de la philosophie antérieure. Elle a ainsi préparé le terrain sur lequel la science nouvelle, la vraie métaphysique du XIXe siècle, pourra élever ses constructions ; mais elle serait dans une grande illusion, si elle croyait avoir fait davantage. Son œuvre dogmatique, sauf de rares et fort incomplètes tentatives, se réduit à la réinstallation de l’ancienne métaphysique sur les ruines de la philosophie de la sensation. C’est Platon, Descartes, Malebranche, Bossuet, Fénelon, Leibnitz, Clarke, qui en font à peu près tous les frais ; méthodes, principes, idées, argumens, rien n’est bien nouveau dans la métaphysique de notre temps. Ce sont les mêmes élémens épurés et combinés avec un art fort ingénieux, et exprimés dans une langue plus simple et plus scientifique. Cette métaphysique peut bien faire illusion aux esprits novices qui ignorent que la critique de Kant et de son école l’a ruinée jusque dans ses fondemens ; mais tous ceux qui en France ne sont pas restés étrangers au mouvement philosophique de l’Allemagne, depuis Kant jusqu’à Hegel, n’en sauraient être dupes. On la goûte, on l’admire comme histoire ; mais on ne la prend pas au sérieux comme science. À son endroit, on en reste aux conclusions de la philosophie critique. Donc la question métaphysique, en France du moins, est plus neuve qu’elle n’en a l’air. Tout ce qu’on nous donne aujourd’hui sous ce nom date au moins du XVIIe siècle ; il n’y a de nouveau que la forme. C’est ce qui fait que la science et la critique n’y attachent qu’un intérêt historique. »

Dieu me garde de déprécier une tentative qui a eu certes son côté honorable, bien qu’on ne puisse lui attribuer une très grande place dans l’histoire de l’esprit humain ! Donner à la philosophie une forme qui lui permit d’entrer dans les écoles publiques, en ménageant les idées étroites qu’on se fait en France de la responsabilité de l’état, et par conséquent sans blesser aucune des croyances que l’état est obligé de respecter, était certes une pensée honnête et libérale. Faire de l’École normale le séminaire de cette philosophie orthodoxe était une pensée féconde, à laquelle il n’a manqué pour produire des fruits que ce qui manque à toutes les créations de l’état dans un pays révolutionnaire, la durée. Mais, comme il arrive toujours dans les choses humaines, en prenant un parti aussi décisif, on engageait gravement l’avenir ; en servant d’un côté la philosophie, on lui portait de l’autre un grand préjudice. J’ose dire en effet qu’à n’envisager que le bien de la science, il eût beaucoup mieux valu que l’École normale n’eût pas d’enseignement philosophique. Un tel enseignement donne aux jeunes esprits une assurance exagérée et les accoutume à cette erreur, que la philosophie et la théologie naturelles peuvent être réduites à des programmes et dressées en questionnaires d’examen. Il leur fait croire qu’on peut arriver de plain-pied aux généralités sans avoir passé par l’étude des détails ; il les détourne de la science proprement dite. Voilà comment l’École normale a fait plus et moins qu’elle ne devait. Elle a donné des écrivains, des publicistes, des hommes de cœur et de talent. Sans parler même de son âge héroïque, où, comme tous les établissemens nouveaux non encore liés par des règlemens et dans la ferveur de la fondation, elle a produit des fruits qu’il serait injuste de demander à son âge de prétendus perfectionnemens et de pédagogie artificielle, puis-je oublier que c’est de son sein, grâce, il est vrai, à une de ces ruptures qu’on trouve au début de presque toutes les carrières originales, que sont sortis quelques esprits qui, par des mérites très divers, ont attiré tout d’abord et au plus haut degré l’attention du public ? D’un autre côté, puis-je oublier que cette brillante pépinière n’a rien formé de ce qu’on est en droit d’attendre d’une école, qu’elle n’a pas donné un helléniste, pas un orientaliste, pas un géographe, pas un épigraphiste, et avant l’école d’Athènes pas un archéologue ? Pédante sans être savante, elle voulut créer ce qui ne se crée pas, des historiens, des philosophes, sans s’apercevoir que la philosophie est un art dont le secret ne s’apprend pas, tandis que les connaissances qui servent à l’alimenter et à l’exciter s’apprennent. Ainsi, malgré tant de sérieux services (et vraiment quand je pense à quelques-uns des maîtres et des élèves qu’elle peut réclamer, je suis tenté d’effacer la page que je viens d’écrire), l’École normale est restée presque stérile pour le progrès de la grande science. Avec son histoire de seconde main et sa philosophie de confiance, elle n’a produit que peu de ces laborieux ouvriers qui se mettent à la tête de la tranchée pour la continuer. Plus portés à prendre la science par le sommet que par la base, ceux qu’elle a formés ont eu rarement le courage de préférer aux succès faciles du talent l’abnégation du chercheur qui se condamne à ignorer pour qu’on sache après lui.

Sans déprécier ce que l’enseignement philosophique de nos jours a eu d’honorable, il est donc permis de trouver qu’il a plus nui que servi aux vrais progrès de la pensée. En habituant les esprits à se contenter de ces formules qui n’ont de prix que quand on sait les détails auxquels elles correspondent, il a nui à la curiosité, refroidi le zèle pour les recherches originales, diminué le goût des faits, qui seuls peuvent servir de fondement aux vues générales, et produit cette inacceptable prétention du philosophe, aspirant à régenter toutes les sciences et prétendant tenir dans ses formules la loi universelle des choses. Rien de plus dangereux pour la solide culture de l’esprit que les tours au moyen desquels l’homme se persuade qu’il sait, quand en réalité il ne sait pas. Le dédain du philosophe pour toute autre étude que la sienne est parfaitement légitime, si la philosophie est la science des sciences, s’il existe réellement un moyen pour arriver à la vérité autrement que par l’étude patiente et attentive. Si au contraire le philosophe fait la même chose que les savans des sciences naturelles et historiques, mais le fait sans connaissances spéciales, que veulent dire ces airs de supériorité ? Comment parler du monde et de l’homme sans avoir épuisé tout ce que les méthodes d’investigation peuvent nous fournir sur la constitution du monde et sur les vertus cachées de l’humanité ?

La sécheresse et le peu d’efficacité morale des livres de philosophie n’ont pas d’autre cause. L’impression littéraire parfois pénible que laissent ces sortes de livres ne vient-elle pas de ce que le philosophe tue la poule aux œufs d’or, et, en réduisant tout à des formules abstraites, rend l’art impossible ? L’habileté de l’écrivain consiste à avoir une philosophie, mais à la cacher ; le public doit voir les ruisseaux qui sortent du paradis, mais non les sources d’où ils jaillissent ; il doit entendre le son sans voir l’instrument qui le rend. Le philosophe au contraire, comme le théologien, comme le juriste, comme les scolastiques en général, prétend tout dire sans arrière-plan ; chaque livre de philosophie, s’il réalisait son programme, épuiserait l’infini. Après avoir lu les ouvrages de ce genre, on est tenté de se demander : Que fera l’auteur désormais, puisqu’il a dit son dernier mot ? La vraie science ne se livre pas d’un seul coup ; elle est toujours relative, toujours incomplète, toujours perfectible. Une science des sciences qui rendrait les autres inutiles serait le tombeau de l’esprit humain, et aurait les mêmes conséquences qu’une révélation ; en nous donnant le dogme absolu, elle couperait court à tout mouvement de l’esprit, à toute recherche. L’ennui du ciel des scolastiques serait à peine comparable à celui des contemplateurs oisifs d’une vérité sans nuance qui, n’étant pas trouvée, ne serait pas aimée, et à laquelle chacun n’aurait pas le droit de donner le cachet de son individualité.

Le livre de M. Vacherot dissipera-t-il les préjugés que beaucoup d’esprits délicats et d’esprits scientifiques sont arrivés à concevoir de nos jours contre la métaphysique ? J’en doute, et une considération toute superficielle m’inspire d’abord quelque prévention. Les deux gros volumes de l’ingénieux penseur sont consacrés à prouver que la métaphysique existe. Ainsi ne procèdent pas les sciences naturelles et historiques. Les premiers géologues n’ont pas fait des volumes pour prouver que la géologie existe ; ils ont fait de la géologie. Les fondateurs de la philologie comparée n’ont pas écrit pour prouver que cette façon de considérer les langues constitue une science réelle ; ils ont fait de la philologie comparée. Si la métaphysique était une science, comme semble l’entendre M. Vacherot, depuis dix-huit mois que son livre a paru, elle serait fondée, acceptée, organisée. Deux ans après le premier manifeste de M. Bopp, la philologie comparée était de droit commun dans toutes les écoles savantes ; deux ans après les premiers écrits de Cuvier, l’anatomie comparée comptait des adeptes nombreux. Cette différence-là est pleine de conséquences. La métaphysique ressemble trop à ces soutras bouddhiques, vastes portiques, préambules sans fin, où tout se passe à annoncer une révélation excellente. Cinquante pages de théorie prouveraient plus pour la réalité de la métaphysique que les douze cents pages de M. Vacherot, pages excellentes, pleines de charme et de véritable solidité, mais dont la valeur résulte beaucoup moins de la doctrine qu’elles fondent que de l’excellente critique qu’elles renferment, et dont l’auteur, dédaigneux de ce qui fait son principal mérite, semble bien à tort faire peu de cas.

Certes il est un côté par lequel je partage entièrement l’opinion de M. Vacherot. Si l’on entend par métaphysique le droit et le pouvoir qu’a l’homme de s’élever au-dessus des faits, d’en voir les lois, la raison, l’harmonie, la poésie, la beauté (toutes choses essentiellement métaphysiques en un sens) ; si l’on veut dire que nulle limite ne peut être tracée à l’esprit humain, qu’il ira toujours montant l’échelle infinie de la spéculation (et pour moi je pense qu’il n’est pas dans l’univers d’intelligence supérieure à celle de l’homme, en sorte que le plus grand génie de notre planète est vraiment le prêtre du monde, puisqu’il en est la plus haute réflexion) ; si la science qu’on oppose à la métaphysique est ce vulgaire empirisme satisfait de sa médiocrité, qui est la négation de toute philosophie, oui, je l’avoue, il y a une métaphysique : rien n’est au-dessus de l’homme, et le vieil adage quæ supra nos, quid ad nos ? est un non-sens. Mais si l’on veut dire qu’il existe une science première, contenant les principes de toutes les autres, une science qui peut à elle seule, et par des combinaisons abstraites, nous mener à la vérité sur Dieu, le monde, l’homme, je ne vois pas la nécessité d’une telle catégorie du savoir humain. Cette science est partout et n’est nulle part ; elle n’est rien si elle n’est tout. Il n’y a pas de vérité qui n’ait son point de départ dans l’expérience scientifique, qui ne sorte directement ou indirectement d’un laboratoire ou d’une bibliothèque, car tout ce que nous savons, nous le savons par l’étude de la nature ou de l’histoire. Sans doute la science de la nature et de l’histoire n’existerait pas sans les formules essentielles de l’entendement ; nous ne verrions pas la poésie du monde, si nous ne portions en nous-mêmes le foyer de toute lumière et de toute poésie. Ce ne sont pas des chimères, comme le croient les esprits bornés, que ces mots d’infini, d’absolu, de substance, d’universel. Tout cela constitue un ensemble de notions indispensables pour la bonne discipline de l’esprit, qu’on peut appeler logique ou critique de l’esprit humain ; mais tout cela n’est pas la métaphysique. Kant, le grand promoteur dans les temps modernes de cette critique de l’esprit humain, proteste qu’il n’est pas un métaphysicien. Aristote, qui l’a fondée dans l’antiquité, ne cherche à construire la science que par l’étude des faits et l’observation des détails.

M. Vacherot convient de la différence essentielle qui existe entre la métaphysique et les autres branches du savoir humain. « La métaphysique, dit-il, n’est pas encore une science ; » « mais, ajoute-t-il ailleurs, le temps n’est pas fort éloigné où la philosophie naturelle en était là, aussi incertaine dans ses principes que dans ses théories. En deux siècles, elle a regagné le temps perdu en hypothèses, et à en voir les magnifiques résultats et les merveilleux progrès, on croirait qu’elle date de la plus haute antiquité. Pourquoi la métaphysique ne ferait-elle pas de même ? Elle n’est en retard que de deux siècles. » Cette pensée revient à chaque page de son livre ; je ne peux l’admettre sans réserve. La métaphysique n’est pas une science jeune ; elle est née la première des sciences, c’est la plus vieille de toutes. Les autres sciences ont eu leur enfance et leurs progrès ; la métaphysique et la logique ont été parfaites du premier coup, comme tout ce qui n’est pas fécond. Elles sont susceptibles de progrès dans l’exposition, mais ne laissent point de place à des découvertes réelles. On peut exposer la théorie du syllogisme d’une manière plus commode que ne l’a fait Aristote, mais on ne saurait l’améliorer ni la compléter. Créées une fois pour toutes, ces théories restent comme des algorithmes fixes, non comme des sciences capables de perfectionnement.

Semblable en cela à l’objet infini dont elle s’occupe, la philosophie offre donc cette singularité, qu’on peut dire avec presque autant de raison qu’elle est et qu’elle n’est pas. La nier, c’est découronner l’esprit humain ; l’admettre comme une science distincte, c’est contredire la tendance générale des études de notre temps. Un seul moyen reste, suivant moi, pour tirer la philosophie de cette situation indécise, c’est de convenir qu’elle est moins une science qu’un côté de toutes les sciences. Qu’on me permette une comparaison vulgaire : la philosophie est l’assaisonnement sans lequel tous les mets sont insipides, mais qui à lui seul ne constitue pas un aliment. Ce n’est pas à des sciences particulières, telles que la chimie, la physique, etc., qu’on doit l’assimiler ; on sera mieux dans le vrai en rangeant le mot de philosophie dans la même catégorie que les mots d’art et de poésie. La plus humble comme la plus sublime intelligence a eu sa façon de concevoir le monde ; chaque tête pensante a été à sa guise le miroir de l’univers ; chaque être vivant a eu son rêve qui l’a charmé, élevé, consolé : grandiose ou mesquin, plat ou sublime, ce rêve a été sa philosophie. Voilà pourquoi l’histoire de la philosophie ne ressemble nullement à l’histoire des autres sciences ; elle n’a pas de développement régulier, elle ne procède point par des acquisitions successives. L’individualité de chaque penseur s’y reflète. Prenez les Annales de physique et de chimie, vous y trouverez des mémoires qui dénotent plus ou moins d’habileté ; mais vous n’en trouverez aucun qui vous donne quelque indice sur le caractère moral de l’auteur. Il n’en est pas de même en philosophie. La philosophie, c’est l’homme même ; chacun naît avec sa philosophie comme avec son style. Cela est si vrai que l’originalité personnelle est en philosophie la qualité la plus requise, tandis que dans les sciences positives la vérité des résultats est la seule chose à considérer.

On fera toujours de la philosophie, comme on fera toujours de la poésie ; mais de même que j’ai des craintes pour l’avenir de la plupart des genres de poésie sans avoir de craintes pour l’avenir de la poésie elle-même, ainsi je crois peu à l’avenir de la philosophie, envisagée comme une science spéciale, sans avoir le moindre doute sur l’éternelle persistance du sentiment philosophique. Peut-être viendra-t-il un jour où l’on fera toute chose poétiquement et philosophiquement, sans faire précisément de poésie et de philosophie. Quels sont déjà, de notre temps, les interprètes de la grande poésie, de celle qui sort de la nature et de l’âme, comme une éternelle plainte et un divin gémissement ? Quelques poètes sans doute, fidèles encore à la tradition philosophique ou religieuse, mais surtout des savans, des critiques. On ne croit plus ni aux systèmes ni aux fictions. Nous ne concevons pas plus la possibilité d’une nouvelle hypothèse philosophique que nous ne concevons la possibilité d’une épopée. La critique a fermé pour longtemps la voie à ces grandes productions qui supposent une certaine spontanéité naïve. On ne s’émeut pas devant un décor percé à jour dont on voit les machines. Nous sourions d’avance des efforts que va faire le poète pour nous tromper ; nous savons d’avance que le système qu’on nous propose n’échappera pas plus que ses devanciers à la loi fatale de la caducité. Une telle pensée suffit pour arrêter tout élan. Il faudrait redevenir grossier pour s’y soustraire, car un béotien seul peut ne pas ignorer que toutes les formules sont essentiellement incomplètes, que les prétentions de la philosophie ne sont pas plus justifiées que celles de la théologie, qu’elle aboutit à un dogmatisme aussi insupportable. Peut-être, quand nous serons vieux et incapables de tout comprendre, finirons-nous par oublier à ce point l’expérience de trois mille ans d’histoire et notre propre expérience ; mais, tandis que nous serons assez sains et assez forts pour ne pas sacrifier une moitié de la vérité à l’autre, nous ne poserons jamais devant nos yeux un écran volontaire, nous n’élèverons jamais autour de nous les murs d’une prison, nous ne nous attribuerons jamais un privilège d’infaillibilité en sachant bien que l’avenir refuserait de le ratifier.


II
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Ce n’est donc pas nier la philosophie, c’est la relever et l’ennoblir que de déclarer qu’elle n’est pas une science particulière, mais qu’elle est le résultat général de toutes les sciences, le son, la lumière, la vibration qui sort de l’éther divin que tout porte en soi. Au fond, telle a été la conception de tous les grands philosophes. Aristote est l’encyclopédiste de son temps ; Roger Bacon, le vrai prince de la pensée du moyen âge, fut un positiviste à sa manière ; Descartes a tout compris, excepté les sciences historiques dont il ne vit pas l’importance ; Leibnitz, lui, est une mer sans rivage : il dévore toute science, même la science chimérique, la scolastique, l’alchimie ; Kant savait ce que savait son siècle. Tous les grands philosophes ont été de grands savans, et les momens où la philosophie a été une spécialité ont été des momens d’abaissement. Tel fut bien le second âge du cartésianisme, représenté par Malebranche. Telle fut, au plus haut degré, la stérile scolastique de la fin du moyen âge. De nos jours, les tentatives absolues de Schelling et de Hegel ont de même plutôt nui que servi au progrès de nos connaissances, en détournant les jeunes gens des recherches spéciales, en portant les esprits à se contenter trop facilement et à croire qu’on peut penser avec des formules. Le tourniquet de Raimond Lulle, qui devait servir à trouver toute vérité et à réfuter toute erreur, n’aurait pas eu d’effets beaucoup plus désastreux que cette logique prétendue avec laquelle on a cru pouvoir se passer d’étude et de patient labeur. En résumé, philosopher, c’est connaître l’univers. L’univers se compose de deux mondes, le monde physique et le monde moral, la nature et l’humanité. L’étude de la nature et de l’humanité est donc toute la philosophie.

En général, c’est par l’étude de la nature qu’on est arrivé jusqu’ici à la philosophie ; mais je ne crois pas me tromper en disant que c’est aux sciences du second groupe, à celles de l’humanité, qu’on demandera désormais les élémens des plus hautes spéculations. La psychologie part de l’hypothèse d’une humanité parfaitement homogène, qui aurait toujours été telle que nous la voyons, et cette hypothèse renferme une part de vérité, car il y a vraiment des attributs communs de l’espèce humaine qui en constituent l’unité ; mais elle renferme aussi une erreur grave, ou plutôt elle méconnaît une vérité fondamentale, révélée par l’histoire : c’est que l’humanité n’est pas un corps simple et ne peut être traitée comme telle. L’homme doué des dix ou douze facultés que distingue le psychologue est une fiction ; dans la réalité, on est plus ou moins homme, plus ou moins fils de Dieu. On a de Dieu et de vérité ce dont on est capable et ce qu’on mérite. Je ne vois pas de raisons pour qu’un Papou soit immortel. Au lieu de prendre la nature humaine, comme la prenaient Thomas Reid et Dugald Stewart, pour une révélation écrite d’un seul jet, pour une bible inspirée et parfaite dès son premier jour, on en est venu à y voir des retouches et des additions successives. Des mondes civilisés ont précédé le nôtre, et nous vivons de leurs débris. La science de l’humanité a subi de la sorte une révolution analogue à celle de la géologie. La planète dont la formation s’expliquait autrefois en deux mots : « Dieu créa le ciel et la terre, » est devenue un ensemble d’étages superposés de couches successives.

Je sais que le rôle que j’attribue ici aux sciences historiques paraîtra à plusieurs personnes la négation même de la philosophie. Le livre de M. Vacherot est destiné à protester, au nom de la métaphysique, contre cet envahissement universel de l’histoire, et quelques-unes des meilleures pages de son livre[3] sont consacrées à critiquer la direction que je viens d’indiquer. J’avoue que, dans l’état actuel des études historiques et philologiques, la prétention que je viens d’énoncer pour elles peut paraître exagérée. Les sciences physiques sont comprises depuis plus de deux cents ans ; les sciences de l’humanité sont encore dans leur enfance, très peu de personnes en voient le but et l’unité. Pour désigner l’ensemble de travaux qui les composent, on ne trouve d’autre mot que celui d’érudition, lequel est chez nous à peu près synonyme de hors-d’œuvre amusant et de passe-temps agréable. On comprend le physicien et le chimiste, on comprend l’artiste et le poète ; mais l’érudit n’est aux yeux du vulgaire, et même de bien des esprits délicats, qu’un meuble inutile, quelque chose d’analogue à ces vieux abbés lettrés qui faisaient partie de l’ameublement d’un château, au même titre que la bibliothèque. On se figure volontiers que c’est parce qu’il ne peut pas produire qu’il recherche et commente les œuvres d’autrui. Le vague qui plane sur l’objet de ses études, cette latitude presque indéfinie qui renferme sous le même nom des recherches si diverses, font croire volontiers qu’il n’est qu’un amateur qui se promène dans la variété de ses travaux, et fait des explorations dans le passé, à peu près comme certains animaux fouisseurs creusent des souterrains pour le plaisir d’en faire.

Il y a là une très grande méprise entretenue et par la distraction du public, et aussi, il faut le dire, par la faute des érudits, qui trop souvent ne voient dans leurs travaux que l’aliment d’une curiosité assez frivole. Certes il ne faut pas médire de la curiosité. Elle est un élément essentiel de l’organisation humaine et la moitié de la volupté de la vie. Le curieux et l’amateur peuvent rendre à la science d’éminens services, mais ils ne sont ni le savant ni le philosophe. La science n’a réellement qu’un seul objet digne d’elle : c’est de résoudre l’énigme des choses, c’est de dire à l’homme le mot de l’univers et de sa propre destinée. Entre tous les phénomènes livrés à notre étude, l’existence et le développement de l’humanité sont le plus extraordinaire. Or comment connaître l’humanité, si ce n’est par les procédés mêmes qui nous servent à connaître la nature, je veux dire en recherchant les traces qui sont restées de ses révolutions successives ? L’histoire n’est possible que par l’étude immédiate des monumens, et ces monumens ne sont pas abordables sans les recherches spéciales du philologue ou de l’antiquaire. Toute forme du passé suffit à elle seule pour remplir une laborieuse existence. Une langue ancienne et souvent à moitié inconnue, une paléographie spéciale, une archéologie et une histoire péniblement déchiffrées, voilà plus qu’il n’en faut pour absorber tous les efforts de l’investigateur le plus patient, si d’humbles artisans n’ont consacré de longs travaux à extraire de la carrière et à réunir les matériaux avec lesquels il doit reconstruire l’édifice du passé. La révolution littéraire qui depuis 1820 a changé la face des études historiques, ou, pour mieux dire, qui a fondé l’histoire parmi nous, aurait-elle été possible sans les grandes collections du XVIIe et du XVIIIe siècle ? Mabillon, Muratori, Baluze, Ducange, n’étaient ni de grands philosophes ni de grands écrivains, et pourtant ils ont plus fait pour la vraie philosophie que tant d’esprits systématiques qui ont voulu construire avec leur imagination l’édifice des choses, et qui ne laisseront rien parmi les acquisitions définitives de l’esprit humain.

Le rôle de l’historien et du philologue est donc rigoureusement parallèle à celui du physicien, du naturaliste, du chimiste. L’union de la philologie et de la philosophie, de l’érudition et de la pensée, devrait être le caractère du travail intellectuel de notre époque. Le penseur suppose l’érudit, et, ne fût-ce qu’en vue de la sévère discipline de l’esprit, il faudrait faire peu de cas du philosophe qui n’aurait pas travaillé une fois dans sa vie à éclaircir quelque point spécial de la science. Sans doute les deux rôles peuvent se séparer, et un tel partage est même souvent désirable ; mais il faudrait au moins qu’un commerce intime s’établît entre ces fonctions diverses. Pour apprécier la valeur des sciences historiques, il ne faut pas se demander ce que vaut telle obscure dissertation, telle monographie, destinée, quand elle aura porté son fruit, à rester oubliée. Il faut prendre dans son ensemble la révolution opérée par la philologie, examiner ce que l’esprit humain était avant la culture philologique, ce qu’il est devenu depuis qu’il l’a subie, quels changemens la connaissance critique de l’antiquité a introduits dans la manière de voir des modernes. Or une histoire attentive de l’esprit humain depuis le XVe siècle démontrerait, ce me semble, que les plus importantes révolutions de la pensée moderne ont été amenées directement ou indirectement par des conquêtes philologiques. La renaissance et la réforme sont nées à la suite d’une révolution en philologie. Le XVIIIe siècle, quoique superficiel en érudition, arrive à ses résultats bien plus par la critique, l’histoire ou la science positive que par l’abstraction métaphysique. La critique universelle est le seul caractère qu’on puisse assigner à la pensée délicate, fuyante, insaisissable du XIXe : les railleurs de la critique ne savent faire eux-mêmes que de la critique ; leurs livres n’ont de valeur que par là. Saisir la physionomie des choses, voilà toute la philosophie, et celui-là en approcherait le plus qui pourrait mener parallèlement plusieurs existences, afin d’explorer tous les sentiers de la pensée. Ce qu’un seul individu ne peut faire, l’esprit humain le fera, car il ne meurt pas, et tous travaillent pour lui. Direz-vous que ceux qui auront contribué à cette œuvre, qui auront poli une des faces de ce diamant, enlevé une parcelle des scories qui en voilent l’éclat natif, ne sont que des pédans, des oisifs, des esprits lourds, qui, étrangers au monde des vivans, se réfugient dans celui des momies et dans les nécropoles ?

Ce qu’on appelle L’érudition n’est donc pas, comme on le croit souvent, une simple fantaisie : c’est une science sérieuse, ayant un but philosophique élevé ; c’est la science des produits de l’esprit humain. À ce point de vue, les littératures les plus étrangères à notre goût, celles qui nous transportent le plus loin de l’état actuel, sont précisément les plus importantes. L’anatomie comparée tire bien plus de résultats de l’observation des animaux inférieurs que de l’étude des espèces supérieures. Cuvier aurait pu disséquer toute sa vie des animaux domestiques sans soupçonner les hauts problèmes que lui ont révélés les mollusques et les annélides. De même les productions en apparence les plus insignifiantes sont souvent les plus précieuses aux yeux du critique, parce qu’elles mettent vivement en relief des traits qui, dans les œuvres réfléchies, ont moins de saillie et d’originalité. La plus humble des littératures primitives en apprend plus sur l’histoire de l’esprit humain que l’étude des chefs-d’œuvre des littératures modernes. En ce sens, les folies elles-mêmes ont leur intérêt et leur prix. Il est plus facile en effet d’étudier les natures diverses dans leurs momens de crise que dans leur état naturel, où la régularité de la vie ne laisse voir qu’une habitude calme et uniforme. Dans ces ébullitions au contraire, tous les secrets intimes remontent à la surface et s’offrent d’eux-mêmes à l’observation.

Hâtons-nous de le dire : il serait injuste d’exiger du savant la conscience toujours immédiate du but de son travail. Est-il nécessaire que l’ouvrier qui extrait des blocs de la carrière ait l’idée du monument auquel ils sont destinés ? En étudiant les origines de chaque science, on trouve que les premiers pas ont été faits presque toujours sans une vue bien distincte de l’objet à atteindre, et que les études philologiques en particulier doivent une extrême reconnaissance à des esprits médiocres, qui les premiers en ont posé les conditions matérielles. Il est même des œuvres de patience auxquelles s’astreindraient difficilement des hommes dominés par des besoins philosophiques trop exigeans. Peu de philosophes auraient le courage et l’abnégation nécessaires pour se résigner à l’humble labeur du lexicographe, et pourtant le plus beau livre de généralités n’a pas eu sur la science une aussi grande influence que le dictionnaire, très médiocrement philosophique, par lequel Wilson a rendu possibles en Europe les études sanscrites.

Les spécialités scientifiques sont le grand scandale des gens du monde, comme les généralités sont le scandale des savans. La vérité est, ce me semble, que les spécialités n’ont de sens qu’en vue des généralités, mais que les généralités à leur tour ne sont rendues possibles que par les études les plus minutieuses. Les hommes voués aux recherches spéciales ont souvent le tort de croire que leurs travaux ont leur propre fin en eux-mêmes ; leur spécialité, devient ainsi un petit monde où ils se renferment obstinément et dédaigneusement ; toute combinaison étendue les alarme et leur semble de peu de valeur. Certes, s’ils se bornaient à faire la guerre aux généralités hasardées, aux aperçus superficiels, on ne pourrait qu’applaudir à leur sévérité. Je conçois à merveille qu’une date heureusement rétablie, une circonstance d’un fait important retrouvée, une histoire obscure éclaircie, aient plus de valeur que des volumes entiers dans le genre de ceux qui s’intitulent souvent philosophie de l’histoire ; mais ce n’est point par elles-mêmes que de telles découvertes valent quelque chose. C’est dans la philosophie qu’il faut chercher la véritable valeur de la philologie. Là est la dignité de toute recherche particulière et des derniers détails d’érudition, qui n’ont point de sens pour les esprits superficiels et légers. Il n’y a pas de recherche inutile ou frivole ; il n’est pas d’étude, quelque mince qu’en paraisse l’objet, qui n’apporte son trait de lumière à la science du tout, à la vraie philosophie des réalités. Les résultats généraux qui ne s’appuient pas sur la connaissance des détails sont nécessairement creux et factices, tandis que les recherches particulières, même dénuées de l’esprit philosophique, peuvent être du plus grand prix, quand elles sont exactes et conduites suivant une sévère méthode. L’esprit de la science est cette communauté intellectuelle qui rattache l’un à l’autre l’érudit et le penseur, fait à chacun d’eux sa gloire méritée, et confond dans une même fin leurs rôles divers. Des monographies sur tous les points de la science, telle devrait donc être l’œuvre du XIXe siècle, œuvre pénible, humble, laborieuse, exigeant le dévouement le plus désintéressé, mais solide, durable, et d’ailleurs immensément relevée par la grandeur du but final. Certes il serait plus doux et plus flatteur pour la vanité de cueillir de prime abord le fruit, qui ne sera mûr peut-être que pour un avenir lointain. Il faut une vertu scientifique bien profonde pour s’arrêter sur cette pente et s’interdire la précipitation, quand la nature humaine tout entière réclame la solution définitive. Les héros de la science sont ceux qui, capables des vues les plus élevées, ont pu se défendre toute généralité anticipée, et se résigner par vertu scientifique à n’être que d’humbles travailleurs. Pour plusieurs, c’est là un léger sacrifice. Les vrais méritans sont ceux qui, tout en comprenant d’une manière élevée le but suprême, se dévouent au rude métier de manœuvres, et se condamnent à ne voir que le sillon qu’ils creusent. En apparence, ces patiens investigateurs perdent leur temps et leur peine. Il n’y a pas pour eux de public ; ils sont lus de trois ou quatre personnes, quelquefois de celui-là seul qui reprendra le même travail. Eh bien ! les monographies sont encore ce qui reste le plus. Un livre de généralités est nécessairement dépassé au bout de dix années ; une monographie, étant un fait dans la science, une pierre posée dans l’édifice, est en un sens éternelle dans ses résultats. On pourra négliger le nom de l’auteur, elle-même pourra tomber dans l’oubli ; mais les résultats qu’elle a contribué à établir demeurent. Les historiens du XVIIe et du XVIIIe siècle qui ont prétendu écrire et se faire lire, Mézerai, Daniel, Velly, sont maintenant parfaitement délaissés. Les travaux des bénédictins, qui n’ont prétendu que recueillir des matériaux, sont aujourd’hui, bien que susceptibles d’être fort améliorés, aussi neufs que le jour où ils parurent.

Le peu de résultats qu’auront amenés certaines branches des études philologiques ne saurait même devenir une objection contre ces études. La science en effet se présente toujours à l’homme ainsi qu’une terre inconnue. Les premiers navigateurs qui découvrirent l’Amérique étaient bien loin de soupçonner les formes exactes et les relations véritables des parties de ce nouveau monde. L’attraction du succin n’était aux yeux des anciens physiciens qu’un phénomène curieux, jusqu’au jour où, sur ce fait isolé, vint s’élever une science. Il ne faut pas demander aux investigations scientifiques l’ordre rigoureux de la logique, pas plus qu’on ne peut demander d’avance au voyageur le plan de ses découvertes, ni à celui qui creuse une mine le compte des richesses qui en sortiront. La science est un édifice séculaire, qui ne pourra s’élever que par l’accumulation de masses gigantesques. Une vie laborieuse ne sera qu’une pierre obscure et sans nom dans ces constructions immenses. N’importe : on aura sa place dans le temple, on aura contribué à la solidité de ses assises. Sur les monumens de Persépolis, on voit les différentes nations tributaires du roi de Perse représentées par un personnage qui porte le costume de son pays et tient entre les mains les productions de sa province pour en faire hommage au souverain. Telle est l’humanité : chaque nation, chaque forme intellectuelle, religieuse, morale, laisse après elle une courte expression qui en est comme le type abrégé et expressif, et qui demeuré pour représenter les millions d’hommes à jamais oubliés qui ont vécu et qui sont morts groupés autour d’elle. La science, comme toutes les autres faces de l’œuvre humaine, doit être esquissée de cette large manière. Il ne faut pas que les résultats scientifiques soient maigrement et isolément atteints ; il faut que le résultat final qui restera dans le domaine de l’esprit humain soit, extrait d’un vaste amas de vérités particulières. De même qu’aucun homme n’est inutile dans l’humanité, de même aucun travailleur n’est inutile dans le champ de la science. De ce qu’on enlève l’échafaudage quand l’édifice est terminé, s’ensuit-il que ceux qui l’ont construit n’ont travaillé qu’à une œuvre frivole et sans durée ?

Tout a ainsi sa place dans la grande œuvre que poursuit l’esprit humain à travers les siècles. Le penseur ne peut rien sans le savant, le savant ne vaut quelque chose qu’en vue du penseur. L’un et l’autre sont eux-mêmes, pour employer le style des mathématiques, des fonctions dans un plus vaste ensemble, qui est le développement complet de la conscience du monde se faisant par l’humanité. Un beau sentiment vaut une belle pensée, une belle pensée vaut une belle action, une vie de science vaut une vie de vertu : L’homme accompli serait celui qui pourrait être à la fois poète, philosophe, savant, homme vertueux, et cela non pas par intervalles (il ne le serait alors que médiocrement), mais par une intime pénétration à tous les momens de sa vie, qui serait poète alors qu’il est philosophe, philosophe alors qu’il est savant, chez qui, en un mot, tous les élémens de l’humanité se réuniraient en une parfaite harmonie, comme dans l’humanité même. Le modèle de la perfection en effet nous est donné par la nature humaine Or la nature humaine est à la fois savante, curieuse, poétique, passionnée.

Si le métaphysicien est le poète qui rend l’esprit et la vie de tout cela, je l’admets et le couronne ; mais s’il ne fait que substituer l’abstraction à la vie, je préfère le savant qui me révèle la nature et l’histoire, car dans la nature et l’histoire je vois bien mieux le divin que dans des formules abstraites d’une théodicée artificielle et d’une ontologie sans rapports avec les faits. L’absolu de la justice et de la raison ne se manifeste que dans l’humanité : envisagé, hors de l’humanité, cet absolu n’est qu’une abstraction ; envisagé dans l’humanité, il est une réalité. Et ne dites pas que la forme qu’il revêt entre les mains de l’homme le souille et l’abaisse. Non, non ; l’infini n’existe que quand il revêt une forme finie. Dieu ne se voit que dans ses incarnations. La critique, qui sait voir le divin de toute chose, est ainsi la condition de la religion et de la philosophie épurée, j’ajouterai de toute morale forte et éclairée. Ce qui élève l’homme ne peut que l’améliorer. « La philosophie critique, dit M. Vacherot, n’aime pas les fanatiques, comprend peu les martyrs, et ne se pique guère d’inspirer les héros. » Qu’en savez-vous ? La force morale n’est pas le fruit d’un syllogisme. Comprendre toute chose n’est pas tout absoudre ; l’école critique attend encore qu’on la prenne en flagrant délit de faiblesse. Son dogme est la foi au divin et à la grande participation que l’homme y a sa morale s’appuie sur le sentiment de la noblesse humaine et sur un fondement plus sûr encore. Il ne faut faire dépendre la morale d’aucun système. Fiez-vous à celui qui la porte dans les besoins de sa nature, car lors même que l’abaissement du siècle infligerait un démenti à la bonne opinion qu’il a de son espèce, sa propre conscience suffirait pour lui inspirer le respect de lui-même et lui faire défier le sourire de ceux qui pensent que la vertu est toujours une jactance ou une duperie.

Certes, si ceux qui nous blâment de n’être que les secrétaires de l’esprit humain nous apportaient la vérité complète avec ses signes évidens, nous n’aurions qu’à tomber à genoux et à rejeter sur le second plan nos humbles recherches ; mais une longue expérience nous a appris que la raison seule ne crée pas la vérité. Malebranche prêchant à l’homme de rester renfermé en lui-même pour y chercher le verbe, qui lui enseignera toute chose, ne serait plus écouté. L’homme obstinément renfermé en lui-même n’y trouvera que le rêve. Si, au lieu de dédaigner l’histoire de l’esprit humain, pomme le tableau futile de tout ce que les autres ont pensé, l’orgueilleux oratorien eût bien voulu regarder le monde et l’humanité, combien son horizon se fût élargi ! de combien de préjugés se fût-il dégagé ! Il eût vu les méandres infinis de la légende et de l’histoire ; il eût vu la trame sans fin des créations divines, et si à ce spectacle il eût perdu sa foi étroite, il y eût gagné le sens de la vraie théologie, qui est la science du monde et de l’humanité, la science de l’universel devenir, aboutissant comme culte à la poésie et à l’art, et par-dessus tout à la morale. Étudiez donc, disons-nous à ceux qu’anime encore la noble curiosité, étudiez en philosophes la chimie, la physiologie et l’histoire. Disséquez toute vie, analysez toute substance, apprenez toute langue, comparez toute littérature ; que chaque mot du passé nous livre tout ce qu’il recèle, que chaque coin du sol nous rende les débris qu’il contient. Fouillez la vieille Phénicie : on ne sait pas ce que cache cette terre ; interrogez en géologues les plateaux de l’Asie que l’homme habita d’abord ; fouillez Suse, fouillez l’Yémen, fouillez Babylone. Qu’est-ce qu’Éden ? qu’est-ce que Saba ? qu’est-ce qu’Ophir ? Apprenez-moi si, après tant d’humanités écroulées, la nôtre croulera à son tour, si les sages peuvent espérer de la diriger un peu, ou bien si c’est une loi fatale d’expier le raffinement par la faiblesse. Dites-moi les secrets de la naissance et de la mort, les secrets de la pierre et du métal, les secrets de la cellule dernière où naît la vie. Qui sait si l’infini réel est aussi vaste qu’on le suppose ? Et la grande loi qui nous donnera le pouvoir sur l’atome (quand nous l’aurons, remarquez-le, nous serons maîtres du monde), qui sait si elle nous échappera toujours ?


III

Il serait injuste de dire que M. Vacherot s’est contenté de prêcher les avantages et les droits de la métaphysique : son livre renferme une théodicée, développement de celle que l’auteur avait déjà esquissée dans le troisième volume de son École d’Alexandrie, et que je regarde comme la plus originale que notre pays ait produite en notre siècle. Elle peut se résumer en cette phrase : Dieu est l’idée du monde, et le monde la réalité de Dieu. « S’obstiner à réunir sur un même sujet la perfection et la réalité, c’est se condamner aux contradictions les plus palpables. Il suffit de lire saint Augustin, Malebranche, Fénelon, Leibnitz, pour s’en convaincre. La critique de Kant, si forte qu’elle soit, est peut-être moins décisive que le spectacle de telles subtilités. Un Dieu parfait ou un Dieu réel : il faut que la théologie choisisse. Le Dieu parfait n’est qu’un idéal ; mais c’est encore, comme tel, le plus digne objet de la théologie, car qui dit idéal dit la plus haute et la plus pure vérité. Quant au Dieu réel, il vit, il se développe dans l’immensité de l’espace et dans l’éternité du temps ; il nous apparaît sous la variété infinie des formes qui le manifestent : c’est le cosmos. Avec ses imperfections et ses lacunes, c’est encore un Dieu bien grand et bien beau pour qui le comprend, le voit et le contemple des yeux de la science et de la philosophie. Le panthéisme s’en contente ; mais c’est la gloire de la pensée humaine de remonter plus haut… Pour nous, le monde, n’étant pas moins que l’être en soi lui-même, dans la série de ses manifestations à travers l’espace et le temps, possède l’infinité, la nécessité, l’indépendance, l’universalité et tous les attributs métaphysiques que les théologiens réservent, exclusivement à Dieu. Il est clair dès lors qu’il se suffit à lui-même quant à son existence, à son mouvement, à son organisation et à sa conservation, et n’a nul besoin d’un principe hypercosmique. Or, du moment que Dieu n’est plus conçu comme la substance ou la cause du monde, il n’y a plus d’absurdité à le ramener à n’être plus que le suprême idéal de la vie universelle. C’est même, à notre sens, la seule conception qui sauve la théologie des deux écueils contre lesquels elle va heurter tour à tour : la doctrine de la création ex nihilo et le panthéisme. »

Voilà des formules très ingénieuses et très riches de vérité. La contradiction qu’implique toute théodicée, et qu’elle implique nécessairement, puisque son objet est de définir l’infini, n’a jamais été mieux prévenue ; mais il faut voir si de telles formules ont à un assez haut degré le caractère de résultats scientifiques et acquis pour constituer une métaphysique positive. — Et d’abord n’accordons que le dédain aux vaines accusations d’athéisme que les esprits étroits ont toujours élevées contre les hommes les plus religieux, parce que ceux-ci ont craint de déroger à la majesté divine en la limitant par une formule quelconque. Refuser de déterminer Dieu n’est pas le nier ; cette réserve est bien plutôt l’effet d’une profonde piété, qui tremble de blasphé mer en disant ce qu’il n’est pas. On ne saurait accorder que pour la satisfaction de quelques esprits timides le philosophe soit obligé de se gêner en son langage, et de se retrancher un trait fort ou expressif. « Jadis, dit très bien M. Vacherot, l’athéisme était la calomnie de tous les docteurs en théologie contre les philosophes qui n’acceptaient pas sans réserve le Dieu de leurs églises. Aujourd’hui que la philosophie a rompu avec toutes les traditions de l’empirisme du dernier siècle, les théologiens ont substitué à l’accusation d’athéisme celle de panthéisme. Le mot spirituel de M. Cousin sur ce petit spectre évoqué à l’usage des sacristies est d’une parfaite justesse. Le jeu est habile en ce que la calomnie gagne en vraisemblance sans rien perdre de sa gravité. Le panthéisme tel qu’ils le présentent, moins absurde peut-être, est encore plus immoral et plus dangereux que l’athéisme. Le premier supprime Dieu, dont les attributs métaphysiques sont indifférens à la morale ; le second supprime la liberté et le devoir, c’est-à-dire tout ce qui fait la valeur de la vie humaine.

Cette injuste accusation mise à part, peut-on dire que la théodicée de M. Vacherot soit de nature à satisfaire toutes les exigences de l’âme, et qu’un idéal de perfection qui a pour lui la vérité, mais non la réalité, comme les figures abstraites des géomètres, soit vraiment ce qu’adore l’humanité ? Un fait immense donne au premier coup d’œil raison à M. Vacherot. La théodicée n’a aucun fondement expérimental. L’existence et la nature d’un être ne se prouvent que par ses actes particuliers, individuels, volontaires, et, si la Divinité avait voulu être perçue par le sens scientifique, nous découvririons dans le gouvernement général du monde des actes portant le cachet de ce qui est libre et voulu ; la météorologie devrait être sans cesse dérangée par l’effet des prières des hommes, l’astronomie parfois en défaut. Or aucun cas d’une telle dérogation n’a été scientifiquement constaté ; aucun miracle ne s’est produit devant un corps savant ; tous ceux que l’on raconte ou bien sont le fruit de l’imagination et de la légende, ou bien se sont passés devant des témoins qui n’avaient pas les moyens nécessaires pour se garantir des illusions et juger du caractère miraculeux d’un fait. C’est ce que Malebranche a parfaitement résumé dans ce mot : Dieu n’agit pas par des volontés particulières. Loin de révéler Dieu, la nature est immorale ; le bien et le mal lui sont indifférens. Jamais avalanche ne s’est arrêtée pour ne pas écraser un honnête homme ; le soleil n’a pâli devant aucun crime ; la terre boit le sang du juste comme le sang du pécheur. L’histoire de même est un scandale permanent au point de vue de la morale. L’histoire, comme la nature, révèle des lois ; mais, pas plus que la nature, elle ne révèle un plan tracé d’avance. Sans doute il y a de l’harmonie dans la nature : sans cela elle n’existerait pas ; mais, si l’on tient compte de l’infinité des cas, qui assure l’existence à tout ce qui est possible, et de la flexibilité d’accommodation, qui fait que chaque être aspire à se mettre en équilibre avec les conditions extérieures, on cesse de trouver place dans le monde pour un choix à priori. Toutes les théories qui supposaient des lois intentionnelles dans la configuration des continens, dans les distances des planètes, etc., se sont trouvées en défaut. — Demander la Divinité à l’expérience, c’est donc s’abuser. L’explication mécanique de la constitution du monde, telle que l’ont conçue Descartes, Huyghens, Newton, Laplace, n’est pas complète dans ses détails ; mais elle est inébranlable dans son principe. M. Vacherot a eu raison de chercher, pour arriver à Dieu, une voie plus sûre.

Mais peut-on dire que l’abstraction soit ici plus efficace que l’expérience, et qu’elle suffise pour révéler à l’homme cette cause première, dont, à vrai dire, il cherche plutôt à découvrir la nature qu’à démontrer l’existence ? Descartes, le premier, tenta cette voie, et s’y montra au-dessous de son génie. Mathématicien sans pareil, physicien moins heureux, moraliste et psychologue de second ordre, Descarte, fut toujours un théologien fort incomplet. Égaré par ses habitudes géométriques et la nature un peu sèche de son esprit, ne voyant dans le corps que l’étendue (Berkeley et Malebranche, ses vrais disciples, furent conséquens en tirant de ses principes l’idéalisme absolu), il ne comprit jamais la vie ; l’histoire, la physiologie, la chimie, les grandes sciences de notre temps, n’existèrent point pour lui. Peut-être une vue incomplète de la nature humaine a-t-elle également porté M. Vacherot à cette théodicée toute spéculative. Ce qui révèle le vrai Dieu, c’est le sentiment moral. Si l’humanité n’était qu’intelligente, elle serait athée ; mais l’humanité, les grandes races surtout, ont trouvé en elles un instinct divin, dont la force, l’originalité, la richesse éclatent dans l’histoire avec une splendeur inouïe. Le devoir, le dévouement, le sacrifice, toutes choses dont l’histoire est pleine, sont inexplicables sans Dieu. Si l’on récuse ce grand témoignage de la nature, il faut être conséquent ; il faut avouer que tous les honnêtes gens ont été des dupes, il faut traiter de fous les martyrs de tous les siècles, il faut plaindre Jésus d’être mort à trente-trois ans ; qui sait en effet s’il ne s’est pas retranché trente ou quarante ans de vie heureuse sous les figuiers de la Galilée ? Mais soutenir cela, c’est contredire aussi formellement le témoignage de la nature humaine que quand on nie la véracité de la perception des sens. Dans les deux cas, la répugnance est égale, et l’esprit se trouve placé dans la même impossibilité de douter.

D’accord avec M. Vacherot sur l’insuffisance du déisme vulgaire, je me sépare donc de lui sur la nature des procédés qui conviennent à la théodicée. L’horreur instinctive de tous les grands esprits pour les formules qui tendent à faire de Dieu quelque chose ne doit pas nous rejeter dans l’idéalisme abstrait. Dieu est le produit de la conscience, non de la science et de la métaphysique. Ce n’est pas la raison, c’est le sentiment qui détermine Dieu. Voilà pourquoi l’art, la poésie et la religion sont, en théodicée, supérieurs à la philosophie. Le poète, l’artiste et l’homme pieux, en acceptant franchement les symboles, sont en un sens plus conséquens que le philosophe ; celui-ci en effet a la prétention de se passer de tout langage figuré, et ne s’en passe pas en réalité, puisque les théories les plus abstraites sur la Divinité sont des symboles à leur manière. Toute phrase appliquée à un objet infini est un mythe ; elle renferme dans des termes limités et exclusifs ce qui est illimité. Il y a certes fort loin de la grossière imagination qui dégrade la Divinité à la formule philosophique, qui cherche à l’élever au-dessus des erreurs populaires ; mais au fond l’impuissance est la même. La tentative d’expliquer l’ineffable par des mots est aussi désespérée que celle de l’expliquer par des récits ou des images : la langue, condamnée à cette torture, proteste, hurle, détonne ; chaque phrase implique un hiatus immense. Toute proposition appliquée à Dieu est impertinente, une seule exceptée : Il est.

L’anthropomorphisme populaire est le grand écueil que la théodicée philosophique cherche à éviter, et elle a raison ; mais il est un anthropomorphisme dont il lui est impossible de se débarrasser, et qui est inhérent à sa tentative même : c’est l’anthropomorphisme psychologique. Toutes les expressions dont se sert la théodicée pour expliquer la nature et les attributs de Dieu impliquent une psychologie finie. On transporte à Dieu tout ce qui dans l’homme a le caractère de la perfection, liberté, intelligence, etc., sans remarquer que ces mots sont la négation même de l’infinité. Est-il besoin d’ajouter que les mots de nécessité, d’inconscience, etc., seraient encore bien plus absurdes ? La vérité est que ces mots sont tous relatifs à l’homme et n’ont pas de sens appliqués à Dieu. Fait-on Dieu personnel, Strauss intervient et dit avec raison : « La personnalité est un moi concentré en lui-même par opposition à un autre moi ; l’absolu au contraire est l’infini qui embrasse et contient tout, qui par conséquent n’exclut rien. Une personnalité absolue est donc un non-sens, une idée absurde. Dieu n’est pas une personne à côté et au-dessus d’autres personnes… La personnalité de Dieu ne doit pas être conçue comme individuelle, mais comme une personnalité totale, universelle, et au lieu de personnifier l’absolu, il faut apprendre à le concevoir comme se personnifiant à l’infini. » Le fait-on impersonnel, la conscience proteste, car nous ne concevons l’existence que sous forme personnelle, et dire que Dieu est impersonnel, c’est dire, selon notre manière de penser, qu’il n’existe pas. De ces deux théories, l’une n’est pas vraie, l’autre n’est pas fausse. Ni l’une ni l’autre ne porte sur un terrain solide ; toutes deux impliquent une contradiction. Osons enfin écarter comme secondaires et libres au plus haut degré ces questions condamnées par leur exposé même à ne recevoir jamais de solution. Osons dire qu’elles n’importent que médiocrement à la religion. Du moment qu’on croit à la liberté, à l’esprit, on croit à Dieu. Aimer Dieu, connaître Dieu, c’est aimer ce qui est beau et bon, connaître ce qui est vrai. L’homme religieux est celui qui sait trouver en tout le divin, non celui qui professe sur la Divinité quelque aride et inintelligible formule. Le problème de la cause suprême nous déborde et nous échappe ; il se résout en poèmes (ces poèmes sont les religions), non en lois, ou s’il faut parler ici de lois, ce sont celles de la physique, de l’astronomie, de l’histoire, qui seules sont les lois de l’être et ont une pleine réalité.

Je reconnais les bons côtés du déisme, et je lui accorde une place élevée dans l’histoire de l’esprit humain ; mais je ne peux admettre qu’il soit la formule définitive où toutes les religions doivent aboutir et se perdre. Sa clarté apparente l’empêchera toujours d’être une religion. Les hommes ne se rattachent entre eux que par leurs croyances particulières. Une religion qui serait aussi claire que la géométrie n’inspirerait ni amour ni haine. Cela seul crée un lien entre les hommes qui implique un choix libre et personnel : plus la vérité est évidente, moins elle est relevée ; on ne se passionne que pour ce qui est obscur, car l’évidence exclut toute option individuelle. — Cette évidence d’ailleurs est-elle de nature à mettre le déisme à l’abri de la critique ? Nullement. Le déisme a son symbole ; ses formes, pour n’avoir rien de plastique, n’en sont pas moins fort arrêtées. Telle n’est pas la religion du philosophe critique. Il n’essaie pas de dépouiller les religions de leurs dogmes particuliers ; il ne croit pas qu’en analysant les diverses croyances, on trouverait la vérité au fond du creuset. Une telle opération ne donnerait que le néant et le vide, chaque chose n’ayant son prix que par la forme particulière qui l’enveloppe et la caractérise. Mais il prend tout symbole pour ce qu’il est, pour une expression particulière d’un sentiment qui ne saurait tromper. La vérité d’un symbole, on le comprend dès lors, n’est pas en raison de sa simplicité. Aux yeux du déiste, l’islamisme devrait passer pour la meilleure des religions ; aux yeux du critique, l’islamisme est une religion très défectueuse, qui a fait plus de mal que de bien à l’espèce humaine. Laissons les religions parler de Dieu, et craignons de les détruire en les simplifiant. Ne nous proclamons pas supérieurs à elles ; leurs formules ne sont qu’un peu plus mythiques que les nôtres, et elles ont d’immenses avantages où nous n’atteindrons jamais. Une phrase est une limite et prête à l’objection ; une hymne, une harmonie n’y prêtent pas, car elles n’ont rien de dialectique ; elles ne tranchent rien de controversable. Les dogmes des catholiques nous blessent, et leurs vieilles églises nous enchantent. Les confessions de foi des protestans ne nous satisfont guère, et la poésie austère de leur culte nous ravit. Le vieux judaïsme ne nous plaît pas, et ses psaumes sont encore notre consolation. La liberté absolue des styles doit être permise dans la prière. Ne serait-il pas fâcheux, parce que la musique de Mozart est sublime, que celle de Beethoven n’existât point ?

Laisser l’idée religieuse dans sa plus complète indétermination, tenir à la fois pour ces deux propositions : 1° « la religion sera éternelle dans l’humanité, » 2° « tous les symboles religieux sont attaquables et périssables, » telle serait donc, si le sentiment des sages pouvait être celui du grand nombre, la vraie théologie de notre temps. Tous ceux qui travaillent à montrer au-delà des symboles le sentiment pur, qui en fait l’âme, travaillent pour l’avenir. À quoi fixerez-vous en effet la religion, si cette base immortelle ne vous suffit point ? À un fait historique où vous croirez voir les caractères d’une révélation ? Les sciences historiques protesteront et vous prouveront que la Divinité n’a pas été exclusivement présente à un point de l’espace et de la durée. — À un faux spiritualisme fondé sur une notion erronée de la substance, et qui mériterait bien mieux le nom de matérialisme, puisqu’il méconnaît ce qui réellement constitue l’être ? Les sciences physiologiques protesteront ; elles vous diront qu’elles ne voient point le moment où l’âme telle que vous l’entendez vient s’ajouter au corps, et que rien d’expérimental ne leur révèle une telle infusion. — Tenez-vous-en donc à ceci : L’humanité est de nature transcendante ; quis Deus incertum est, habitai Deus. Ah ! voilà ce qu’aucune science ne niera, ce que toute science proclame. Aucune formule ne répondra jamais aux problèmes infinis de Dieu et de la destinée de l’homme : il sera toujours impossible de dire sur ces sujets-là un mot qui ne soit absurde à sa manière ; mais ce qu’il importe de remarquer, c’est que la négation appliquée à de tels problèmes est bien plus absurde encore. L’athéisme est en un sens le plus grossier des anthropomorphismes. L’athée voit avec justesse que Dieu n’agit pas en ce monde à la façon d’un homme ; il en conclut qu’il n’existe pas ; il croirait s’il voyait un miracle, en d’autres termes, si Dieu agissait comme force finie en vue d’un but déterminé. Le matérialisme systématique est de même une flagrante contradiction, puisque, pour rabaisser la nature humaine, il exerce justement les vertus et les facultés qui font la noblesse de cette nature, l’amour désintéressé du vrai, la passion du savoir et les procédés les plus relevés du jugement et de la raison.

En résumé, ce qui sort de l’histoire de la religion et de la philosophie, ce n’est pas une série d’aphorismes, comme le voudraient les éclectiques superficiels. Si les vérités morales étaient des résultats mathématiquement démontrés, elles perdraient tout leur prix ; elles cesseraient même d’être morales, puisqu’il n’y aurait pas plus de mérite à les croire qu’à croire la géométrie et à s’arrêter devant le code pénal. Il faut admettre ce qui est obscur comme obscur. L’obscur est ce qui nous dépasse, et s’impose à nous en nous dépassant. Ce qui est simplement absurde n’est pas obscur. Si la religion était une pure chimère, il y a longtemps qu’elle aurait disparu ; si elle était susceptible d’une formule définitive, il y a longtemps que cette formule serait trouvée. Il en faut dire autant de la philosophie : elle est un signe entre tant d’autres, un témoin, quoique non le plus éclatant, de ce mystère infini que nous entrevoyons dans un nuage, et sur lequel il sera toujours aussi impossible à l’homme de se satisfaire que d’abdiquer la recherche. La gloire de la philosophie n’est pas de résoudre le problème, mais de le poser, car le poser, c’est en attester la réalité, et c’est là tout ce que peut l’homme en une matière où, par la nature même du sujet, il ne peut posséder que des lambeaux de vérité.

Ô Père céleste, j’ignore ce que tu nous réserves. Cette foi, que tu ne nous permets pas d’effacer de nos cœurs, est-elle une consolation que tu as ménagée pour nous rendre supportable notre destinée fragile ? Est-ce là une bienfaisante illusion que ta pitié a savamment combinée, ou bien un instinct profond, une révélation qui suffit à ceux qui en sont dignes ? Est-ce le désespoir qui a raison, et la vérité serait-elle triste ? Tu n’as pas voulu que ces doutes reçussent une claire réponse, afin que la foi au bien ne restât pas sans mérite, et que la vertu ne fût pas un calcul. Une claire révélation eût assimilé l’âme noble à l’âme vulgaire ; l’évidence en pareille matière eût été une atteinte à notre liberté. C’est de nos dispositions intérieures que tu as voulu faire dépendre notre foi. Dans tout ce qui est objet de science et de discussion rationnelle, tu as livré la vérité aux plus ingénieux ; dans l’ordre moral et religieux, tu as jugé qu’elle devait appartenir aux meilleurs. Il eût été inique que le génie et l’esprit constituassent ici un privilège, et que les croyances qui doivent être le bien commun de tous fussent le fruit d’un raisonnement plus ou moins bien conduit, de recherches plus ou moins favorisées. Sois béni pour ton mystère, béni pour t’être caché, béni pour avoir réservé la pleine liberté de nos cœurs !


EBKEST RENAN.

  1. Voir à ce sujet un très intéressant article de M. Jürgen Bona Meyer dans le Journal de philosophie de MM. Fichte et Ulrici, 1859, p. 286 et suiv.
  2. Certes il serait injuste de méconnaître le mérite de quelques récens écrits philosophiques qui révèlent une remarquable vigueur d’analyse. Je citerai comme exemples l’Introduction à l’Esthétique de M. Noël Séguin (Paris, 1859), œuvre d’un penseur fort original, dont l’esprit offre de singuliers rapports avec celui de Hegel ; les Essais de critique générale de M. Charles Renouvier (Paris, t. Ier, 1854, t. II, 1859), livre austère, digne d’être médité ; les beaux travaux de M. Vera sur la philosophie de Hegel. Mais l’isolement et l’injuste oubli où restent ces travaux sont la meilleure confirmation du fait que je constate ici.
  3. Tome 1er, p. 301 et suivantes.