De la Législation commerciale en Europe

DE LA
LÉGISLATION COMMERCIALE
EN EUROPE

LES RÉFORMES DANS LE SYSTÈME PROTECTEUR EN FRANCE.


Les études économiques ont repris pendant ces dernières années un degré d’activité qui a frappé sans aucun doute l’attention de tous les esprits sérieux. Diverses causes ont amené ce résultat. D’une part, les immenses progrès qui se sont accomplis dans l’industrie, la découverte de nouvelles mines d’or le développement vraiment extraordinaire des voies de communication, l’accroissement des populations ouvrières, ont provoqué un examen plus approfondi des phénomènes multiples qui se rattachent à la production, à la consommation et à la répartition des richesses, ces trois grands objets de la science économique. D’autre part, les révolutions, les crises de subsistances, les guerres qui ont successivement affligé l’Europe depuis 1848 ont déterminé des remaniemens essentiels dans la législation commerciale comme dans la constitution des états. Enfin il semble que, dans certains pays, l’esprit de discussion, ne pouvant plus se donner libre cours dans l’arène politique, ait cherché en quelque sorte un débouché dans le domaine des intérêts matériels. Ce domaine est si vaste, il offre des perspectives si variées, qu’après en avoir franchi le seuil, on se plaît à le parcourir en tous sens. C’est ce qui nous a valu tant d’écrits estimables publiés récemment sur les diverses branches de l’économie politique. Cette littérature, qu’il est permis de ne point trouver divertissante, mais qui n’en a pas moins son grand intérêt, n’est pas demeurée concentrée dans les régions de la science pure ; peut-être même n’a-t-elle point produit de savantes expositions de principes ni d’éloquentes dissertations, à la manière des œuvres de Turgot, d’Adam Smith, de Malthus, de J.-B. Say, de Rossi : elle s’est appliquée de préférence à l’étude impartiale des faits avec la pensée d’en tirer des enseignemens pratiques, et elle est ainsi parvenue à exercer une influence réelle sur les gouvernemens. L’économie politique n’est plus considérée comme une sorte d’abstraction insaisissable ni rangée au nombre des vagues théories ; on lui accorde son droit de conseil et son tour de parole dans les débats où s’agitent les plus grandes mesures qui affectent les destinées des peuples. N’est-il pas évident pour quiconque examine la situation intérieure des états, dans l’ancien monde comme dans le nouveau, que la discussion des lois économiques tient partout le premier rang ? Ne voyons-nous pas, dans les pays constitutionnels, le sort des cabinets dépendre de l’adoption d’un traité de commerce ou d’un projet de tarif ? Parfois même, notamment en Angleterre, en Autriche, dans les états qui composent le Zollverein, la politique commerciale n’a-t-elle pas été toute la politique ? Ce mouvement d’idées économiques est aujourd’hui si prononcé et il doit au retour de la paix prendre de telles proportions, qu’il ne paraîtra pas inutile de l’examiner dans son ensemble et de rechercher quelles sont, en matière de législation de douane, les tendances des principales nations. À la suite de ce coup d’œil général, l’occasion viendra naturellement d’exposer quels sont, dans la même question, les intérêts particuliers de la France, et dans quel sens il lui importe que ses tarifs soient modifiés.


I

Dès qu’il s’agit de réformes commerciales, c’est l’Angleterre qui se présente naturellement comme point de départ et qui est présentée d’ordinaire comme exemple et comme modèle. Il n’y a pas en effet de pays qui, depuis le commencement de ce siècle, ait opéré dans sa législation économique plus de remaniemens. On a beaucoup écrit sur ces réformes : parmi les économistes contemporains, il en est peu qui n’aient raconté et célébré la grande œuvre à laquelle sir Robert Peel et M. Cobden ont attaché leur nom, et il est même permis de dire que pendant plusieurs années la littérature économique du continent, de même que celle de la Grande-Bretagne, s’est exclusivement occupée de ce fait mémorable. Ce n’était que justice, car, soit qu’on se place au point de vue purement commercial, soit qu’on tienne compte surtout des conséquences politiques et financières, la réforme anglaise est sans contredit l’un des événemens les plus considérables de notre temps.

Il ne faut pas cependant se méprendre sur le sens de la révolution économique qui a été accomplie en Angleterre. Il nous semble qu’en France surtout les historiens de cette révolution se sont trop exclusivement attachés à y trouver la confirmation pure et simple de leurs doctrines, sans tenir compte des circonstances particulières qui pouvaient recommander en Angleterre l’adoption d’un système économique, dont l’application eût été et serait encore ou funeste ou moins favorable dans d’autres pays. Il paraîtrait, suivant ces écrivains, qu’un trait de lumière a éclairé subitement, en 1842, les hommes d’état de la Grande-Bretagne et que le libre-échange est sorti tout armé du cerveau de sir Robert Peel. Pour bien comprendre les modifications qui ont eu lieu de 1842 à 1846 et qui se continuent encore aujourd’hui, il convient de recourir à une histoire écrite à un point de vue moins exclusif et dans une intention moins doctrinale. Ce travail, très difficile et très complexe, a été récemment entrepris par M. H. Richelot[1], et, grâce à l’abondance des faits et à l’impartialité des appréciations, il permet de saisir jusque dans les moindres détails toutes les phases de l’évolution par laquelle la Grande-Bretagne est passée, — non pas brusquement, comme on se plaît à le dire, non point par amour d’un principe, mais lentement, avec méthode et par la seule impulsion de son intérêt, — du régime prohibitif au régime du libre-échange. Je n’aurai garde, après l’excellente démonstration que l’on doit à M. Richelot, de reprendre les argumens de cette thèse, qui s’appuie sur des faits précis, sur des dates, sur des témoignages historiques et parlementaires dont l’autorité ne saurait être contestée. Il me suffira de retracer très brièvement les principaux incidens du passé pour arriver à l’examen de la législation actuelle de la Grande-Bretagne en matière commerciale.

Que l’Angleterre ait usé et abusé de toutes les formes et de tous les procédés du régime de protection, que son tarif ait été pendant plusieurs siècles rempli de prohibitions à l’entrée comme à la sortie, que sa marine marchande ait profité plus longtemps encore de tous les privilèges que la législation la plus vigilante et la plus féconde en expédions puisse imaginer, — ce sont là des faits que l’histoire atteste et qu’il n’est point nécessaire de démontrer. À quelle époque les hommes d’état de ce pays songèrent-ils à modifier le système à l’aide duquel l’industrie et la marine britannique s’étaient élevées si haut ? Les idées de réforme prirent-elles naissance le jour même où, la supériorité maritime et industrielle étant acquise, la protection cessait d’être indispensable et pouvait devenir nuisible ? — Non sans doute : en 1815, le pavillon anglais était maître des mers, et dès cette même époque les fabriques anglaises n’avaient à redouter aucune concurrence. Cependant il fallut attendre plusieurs années encore pour que les propositions libérales, émises par les économistes et soutenues par un petit nombre seulement d’hommes pratiques, obtinssent L’accès du parlement ; il fallut qu’un grand ministre, Huskisson, se livrât aux efforts les plus vigoureux pour arracher, de 1822 à 1826, à force d’enquêtes et de démonstrations, et malgré une résistance acharnée, les premières réformes. Dans les discussions qui passionnèrent alors la chambre des communes, Huskisson se défendait vivement de prêcher, comme on l’en accusait, la liberté illimitée du commerce et de vouloir sacrifier l’industrie nationale à la concurrence étrangère. Il déclarait hautement que s’il demandait soit la levée d’une prohibition, soit l’abaissement d’un droit de douane, il ne s’y était déterminé qu’après avoir acquis la parfaite conviction que les industries ne couraient aucun risque, et qu’elles demeureraient, comme parle passé, en possession du marché intérieur. Huskisson n’était donc point partisan du libre-échange, il doit être au contraire rangé parmi les défenseurs du régime de protection ; seulement, à la différence de l’ancienne école, qui ne concevait pas que la protection pût être distincte de la prohibition absolue, il professait que le système jusqu’alors pratiqué devait être considéré comme un moyen, non comme un but, et qu’il convenait de le modérer successivement dans l’application et même de le supprimer le jour où il ne serait plus nécessaire.

Sir Robert Peel, lorsqu’il proposa, en 1842, de poursuivre l’œuvre de Huskisson, tint à peu près le même langage. Il se garda bien de faire devant la chambre des communes, qui certainement ne l’eût pas écouté, un cours d’économie politique : il s’appliqua à convaincre les industriels, non pas que la protection dont ils avaient joui jusqu’alors avait été un non-sens, une iniquité, un odieux monopole, mais que cette protection n’avait plus de raison d’être, et qu’il était indispensable, dans l’intérêt même de l’industrie manufacturière, d’y renoncer. Si l’on se reporte aux discours que l’illustre ministre prononça à cette époque, on voit avec quel soin il accumulait les démonstrations pratiques, notamment la comparaison du prix de revient en Angleterre avec les prix de revient hors du royaume-uni, et combien il évitait de s’engager dans les profondeurs de la théorie. Ne se souvient-on plus d’ailleurs que la plupart des réformes de sir Robert Peel avaient pour but d’accroître le revenu fiscal en développant la consommation par de larges dégrèvemens de tarifs ? L’abolition des droits sur les céréales, effectuée en 1846, présente un caractère différent ; ce fut bien la réellement une révolution à la fois politique et économique. L’aristocratie possédait la plus grande partie du sol, et elle prélevait sur la masse des consommateurs une prime évidemment exagérée, grâce au mécanisme des tarifs de douane, qui ne laissaient entrer les céréales du dehors qu’aux époques d’extrême cherté. En demandant l’abolition de cette prime, on était sûr d’avoir pour soi les sympathies populaires. Néanmoins le triomphe de la réforme eût été très incertain, et l’aristocratie territoriale aurait eu peut-être raison de ses adversaires, si ceux-ci n’avaient trouvé un solide point d’appui dans l’intérêt manufacturier. L’industrie, après de longues résistances, venait de consentir à l’abaissement des tarifs qui la protégeaient ; elle réclamait à son tour les moyens de produire au plus bas prix, et elle était fondée à exiger que le taux des salaires cessât d’être influencé par la hausse artificielle du prix des céréales. En conséquence, on pourrait dire que la campagne entreprise contre le tarif des céréales fut inspirée par une pensée de protection manufacturière. La grande habileté de sir Robert Peel fut de reconnaître que l’intérêt industriel était devenu dans le pays plus puissant que l’intérêt agricole, que, par l’influence politique comme par le nombre ; la population des villes l’emportait sur celle des campagnes, et que l’aristocratie devait fatalement, dans un délai plus ou moins long, être battue par la ligue. Le jour où il fut convaincu que le conflit ne pouvait avoir d’autre issue, il prit hardiment son parti, et l’ancien protectioniste, l’ancien défenseur du parti tory et des privilèges aristocratiques n’hésita plus à se montrer plus libéral que les anciens libéraux, dont il avait si longtemps, dans cette même chambre des communes, soit comme ministre, soit comme orateur de l’opposition, combattu les doctrines. On a dit bien souvent qu’en passant à la cause de la réforme, sir Robert Peel avait épargné à son pays une révolution et sauvé l’aristocratie anglaise. N’est-ce point avouer que la question, telle qu’elle était posée alors, avait surtout un caractère politique, et qu’elle tirait principalement son importance de l’antagonisme qui, grâce au développement de la richesse manufacturière, se révélait presque violemment entre la classe aristocratique et les classes moyennes ? La réforme de la loi sur les céréales doit donc être considérée premièrement comme une mesure politique ; l’influence des doctrines du libre-échange n’y apparaît qu’au second plan.

Ce qui prouve que le gouvernement anglais ne se laissait pas dominer par les doctrines des libres échangistes, et qu’il ne renonçait pas à maintenir le principe de la protection, là où la protection semblait encore être nécessaire, c’est l’empressement avec lequel on le voit revenir lui-même sur ses propres actes, dès que ceux-ci lui paraissent de nature à mettre en péril de graves intérêts. Nous citerons pour exemple le retrait, en 1848, des mesures libérales adoptées deux ans auparavant pour l’introduction des sucres produits par le travail esclave. Les colonies réclamèrent contre le nouveau traitement qui leur était fait : elles démontrèrent que la concurrence était pour elles impossible, et qu’elles avaient encore besoin d’être protégées. Leurs plaintes furent écoutées, et malgré l’indignation de M. Cobden et de ses ligueurs, qui criaient à la réaction, malgré le démenti que devait recevoir, après un débat solennel, la théorie du libre-échange, le parlement n’hésita pas à restituer au sucre colonial un tarif protecteur. — L’année suivante, en 1849, lorsque l’on songea à réviser la législation sur la marine marchande, législation qui remontait au temps de Cromwell, le parlement eut à entendre de très vives remontrances contre le projet ministériel, et ces remontrances émanaient, non point seulement du parti protectioniste, mais encore des représentans de l’intérêt maritime, qui, lors des discussions de 1842 à 1846, s’étaient montrés les plus ardens pour obtenir la levée des prohibitions et la suppression des droits de douanes. — Enfin, lorsque l’acte du 26 juin 1849 sur la marine marchande fut voté, la chambre des communes ne se crut pas obligée d’adopter du premier coup, et pour l’honneur du principe, la réforme de la législation du cabotage. La première proposition qui lui fut faite en vue d’ouvrir éventuellement, et à charge de réciprocité, la navigation du cabotage aux marines étrangères, fut rejetée à une forte majorité ; elle ne triompha que cinq ans après, c’est-à-dire lorsque tous les esprits furent bien et dûment convaincus que le pavillon national conserverait, dans cette branche particulière de navigation, l’avantage que la législation antérieure avait pour but de lui réserver.

Tous ces incidens sont exposés et développés avec une grande lucidité dans l’écrit de M. Richelot, qui, en restituant ainsi à la réforme commerciale anglaise son véritable caractère, a rendu à la science économique un grand service. L’Angleterre a sagement fait, au point où était arrivée sa puissance productive, de réviser une législation commerciale qui avait cessé d’être une égide pour son industrie, et qui était devenue une gêne pour ses échanges. Le but de la protection étant atteint chez elle depuis longues années, — c’est-à-dire les manufactures britanniques ayant obtenu une supériorité incontestable sur les fabriques du continent, — la protection devait naturellement être diminuée d’abord, puis supprimée. Il n’en faut pas moins admirer le discernement et l’esprit de décision que les chefs de la réforme apportèrent à la défense de leur cause. Dans tous les pays, et en Angleterre plus qu’ailleurs, les vieux abus sont difficiles à déraciner, car ils ont pour eux non-seulement le prestige de leur antiquité et la force de l’habitude, mais encore l’opiniâtre résistance qu’opposent aux idées de réforme les intérêts nombreux, riches, puissans, auxquels ils profitent. Cette résistance, on le sait, fut très vive au sein du parlement comme dans le pays. Les propriétaires fonciers, les armateurs, les colons, et même certaines classes d’industriels, ne se laissèrent point arracher sans protestation les privilèges dont ils jouissaient depuis plusieurs siècles, et qu’ils élevaient complaisamment à la hauteur d’institutions nationales. Des ministères furent faits et de faits, des parlemens furent dissous, les partis politiques furent plus d’une fois désorganisés pendant le cours de ce long débat et à cause de ce débat même. Free trade et protection, tels furent les seuls drapeaux qui après 1840 se déployèrent dans les élections, et autour desquels se partagea toute la nation. Le free trade l’a emporté, et son triomphe est définitif. Les élections de 1852 ne laissèrent plus aucun doute au parti protectioniste sur l’opinion bien arrêtée du peuple anglais. Lord Derby et M. Disraeli se résignèrent presque de bonne grâce au fait accompli, et ne songèrent plus à en contrarier le développement. Il serait en effet tout aussi impossible de faire remonter un fleuve vers sa source que de rétablir en Angleterre le régime de protection, et surtout l’ancienne législation sur les céréales. Il y a bien encore sur le continent quelques esprits qui croient à un retour d’opinion vers les idées qui avaient cours avant la réforme, mais assurément ils s’abusent : les Anglais, de quelque parti qu’ils soient, à quelque classe qu’ils appartiennent, considèrent la question comme étant aujourd’hui définitivement jugée. Pendant l’année 1855, la nécessité de faire face aux énormes dépenses de la guerre a amené pour certains articles fort importans, notamment pour le sucre, le café et le thé, l’élévation des droits de douane ; mais cette mesure (acte du 25 mai 1855) n’a été prise qu’à titre provisoire, et, d’après les marchandises auxquelles elle s’applique, on peut se convaincre qu’il s’agit seulement de droits fiscaux, et que les changemens de tarifs ne sont à aucun degré inspirés par une pensée de protection. Il en est de même des taxes considérables qui continuent à frapper l’introduction des vins et spiritueux. Avant la guerre, le parlement était saisi d’une proposition ayant pour objet de les réduire, et il avait fait procéder à une enquête approfondie sur le commerce des produits vinicoles. Nul doute que cette proposition ne soit reprise après la conclusion de la paix. La France est particulièrement intéressée à la révision du tarif, et il y a lieu d’espérer que l’Angleterre n’hésitera plus à lui donner ce nouveau gage d’alliance et de bonne entente, qui profitera aux échanges entre les deux pays.

Les chefs de la réforme se figuraient volontiers que les principes adoptés par l’Angleterre en matière de politique commerciale seraient accueillis par les autres nations, et que le libre-échange allait faire en quelque sorte le tour du monde. M. Cobden visita le continent ; il reçut des économistes de l’école libérale un accueil presque enthousiaste, et partout il obtint un succès de curiosité et d’estime qui était bien dû à un homme dont le nom venait d’acquérir en Angleterre une célébrité si éclatante. Il se livra naturellement à une propagande fort active ; il vanta en tous pays l’excellence des principes du libre-échange, annonça aux gouvernemens comme aux peuples la bonne nouvelle, et leur conseilla de sortir au plus tôt de l’ornière où les retenait le régime de la protection. Toutefois les gouvernemens se montrèrent en général très réservés sur ce point ; ils prodiguèrent à l’illustre chef de la ligue les complimens et les démonstrations de politesse ; ils lui donnèrent à l’envi les assurances de leur considération la plus distinguée ; quant à ses conseils, ils les suivirent peu. Si l’on étudie attentivement l’influence exercée sur le continent par la réforme anglaise, on voit que deux nations seulement, la Sardaigne et la Hollande, se convertirent à la pratique du libre-échange. La Sardaigne, sous l’impulsion du comte Cavour, révisa sa législation commerciale et maritime ; la Hollande était depuis longtemps acquise aux principes libéraux : il est juste toutefois de reconnaître que le rappel de l’acte de navigation en Angleterre la détermina à modifier plus promptement les mesures de protection qu’elle avait conservées jusqu’alors en faveur de sa marine marchande. Quant aux autres états de l’Europe, ils ne jugèrent pas qu’il leur convînt encore de céder aux suggestions du libre-échange britannique. À cet égard, les espérances de M. Cobden et de ses partisans furent déçues. Les réformes économiques qui ont été introduites depuis peu d’années dans la législation des principaux pays, et qui furent très nombreuses, comme on le verra tout à l’heure, procèdent non pas d’une pensée de libre-échange, mais de l’application rationnelle des principes de protection. On y retrouve également l’influence des événemens politiques qui ont suivi le redoutable mouvement de 1848.

Il y a des nations pour lesquelles le libre-échange est le système naturel. Quand un pays n’a ni industrie ni marine, et qu’il ne possède pas en lui-même les ressources nécessaires pour créer et développer ces deux élémens de prospérité, il est évident qu’il ne saurait faire utilement emploi de la protection. De même, quand un pays sent que son industrie et sa marine peuvent lutter avantageusement contre la concurrence étrangère, il n’a aucun intérêt à conserver des tarifs élevés. En un mot, là où il n’y a rien à protéger, la protection perd ses droits. Nous avons expliqué comment l’Angleterre en était venue à la pratique définitive du libre-échange. Si l’on examine la situation des villes anséatiques de la Hollande, de la Suisse, du Piémont, on reconnaît que dans ces divers états, par suite de conditions économiques ou purement géographiques, l’application du libre-échange n’est qu’un fait normal contre lequel ne proteste aucun intérêt sérieux. Mais quand on voit les gouvernemens de grands états, tels que la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Russie, l’Espagne, l’Union américaine, résister aux séductions de d’expérience anglaise et ne point se départir des anciens principes, il est permis de douter que le régime protecteur soit, dans certaines conditions, aussi inconciliable qu’on l’assure avec la raison et l’équité. Est-ce à dire d’ailleurs que ce régime soit condamné à l’immobilité, qu’il prescrive à tout jamais et pour tous les produits soit les prohibitions, soit les taxes excessives, et qu’il condamne les échanges entre les peuples ? Assurément non. Il est aisé de multiplier les preuves pour démontrer que le système de protection n’exclut point le libéralisme, et qu’il se plie parfaitement aux idées de rapprochemens, d’alliances, de communications internationales, qui constituent le trait le plus saillant de la politique moderne. L’histoire des dernières années atteste qu’il a fait de grands progrès dans cette voie.

Prenons pour exemple l’Allemagne. Frédéric List, qui a exposé avec beaucoup de talent la théorie de la protection, était Allemand. Par ses écrits et par son initiative, il concourut puissamment à la formation du Zollverein, c’est-à-dire de l’association des douanes germaniques. Le tarif du Zollverein a été, dès l’origine, très restrictif ; mais aussi, en peu d’années, l’industrie allemande, pourvue d’un vaste marché qu’elle exploitait exclusivement, grandit dans des proportions merveilleuses, au point que les nations industrielles, — l’Angleterre, la France, la Belgique, — durent, sur les marchés lointains où la lutte était engagée à armes égales, compter avec elle. Ce fut par l’union des forces productives que l’Allemagne s’éleva à ce degré de prospérité. La Prusse, qui s’était placée à la tête du Zollverein, comprit que désormais il y avait intérêt à modifier les tarifs dans un sens libéral, de manière à attirer au sein de la confédération douanière le Hanovre et l’Oldenbourg. Le 7 septembre 1851, elle conclut avec ces deux états un traité de commerce en vertu duquel ceux-ci s’engageaient à entrer dans le Zollverein ; mais pour obtenir cette accession, le cabinet de Berlin s’était engagé, de son côté, à abaisser certaines taxes établies en faveur des manufactures. Les états du midi ne virent paysans inquiétude ces tendances nouvelles, et l’Autriche profita habilement de leurs dispositions pour tenter soit de former avec eux une confédération rivale, soit de se faire admettre elle-même dans le Zollverein reconstitué, où elle aurait contrebalancé l’influence de la Prusse. Ce n’est pas ici le lieu d’exposer les nombreux incidens de la lutte d’influence qui divisa les cabinets de Berlin et de Vienne. Pendant deux ans, toute la diplomatie allemande ne fut occupée que de questions de tarifs et de projets d’unions douanières. Enfin le différend se termina par la signature du traité austro-prussien (19 février 1853) et par la reconstitution du Zollverein (traité du 4 avril). Quels furent au point de vue de la législation économique, les résultats de tant de discussions ? D ? unepart, l’ancien Zollverein, pour obtenir, suivant les engagemens pris par la Prusse, l’accession de l’Oldenbourg et du Hanovre, dut abaisser ses tarifs ; d’autre part, l’Autriche, afin de mettre à exécution le traité du 19 février 1853 et de préparer dans un avenir prochain son entrée dans la confédération, se vit entraînée à supprimer une partie de ses prohibitions et à ramener ses taxes de douane au niveau de celles qui étaient perçues à l’entrée du Zollverein. Le régime de la protection, qui a imprimé un tel essor à l’industrie manufacturière de l’Allemagne, n’a nullement fait obstacle à ces rapprochemens considérables de peuples et d’intérêts. La reconstitution du Zollverein et le traité austro-prussien ne sauraient être évidemment attribués à l’influence du libre-échange. Il n’y a ni en Prusse ni en Autriche aucun homme d’état qui s’inspire des idées de M. Cobden ; M. de Bruck, qui a introduit tant de changemens dans l’organisation politique et administrative de l’Autriche, et que l’on peut considérer comme le plus hardi réformateur de l’Allemagne, a appliqué purement et simplement la théorie exposée par Frédéric List, dont les écrits ont conservé au-delà du Rhin une grande autorité. En un mot, c’est au système protecteur, pratiqué sainement, qu’il convient de faire honneur des progrès qui ont été récemment accomplis dans la législation économique de l’Allemagne.

Si nous portons nos regards sur les autres pays, nous remarquons partout, à côté du maintien de la protection, une série de réformes et d’adoucissemens de tarifs qui présagent, pour un avenir prochain, des remaniemens plus profonds encore dans la législation commerciale. En Russie, l’état de guerre, qui a privé l’empire de ses libres communications par mer, a amené l’ukase du 23 juin 1854, qui favorise, au bénéfice de la Prusse et notamment du port de Memel, les importations par terre. En Suède, le tarif de 1855, poursuivant l’œuvre du tarif de 1852, a levé un certain nombre de prohibitions, et en particulier celles qui frappaient encore les fers en barres, les tôles et les tissus. Le même esprit a présidé à la rédaction du tarif norvégien de 1854. En Belgique, le gouvernement, usant de la faculté qui lui a été donnée par la loi, a supprimé jusqu’à nouvel ordre les droits différentiels auxquels étaient assujetties les marchandises importées sous pavillons étrangers ; de plus, en présence de la cherté des subsistances et de l’insuffisance du combustible, les droits sur les denrées alimentaires et sur les, houilles ont été suspendus. Dans les pays d’Italie, les réformes ont été moins considérables ; on pourrait toutefois signaler divers changemens opérés dans les législations des États-Romains et du royaume de Naples. Enfin l’Espagne et le Portugal ont également cédé à- l’influence des idées nouvelles. Déjà le tarif espagnol de 1849 révélait un progrès notable. Depuis la révolution qui a ramené le général Espartero au pouvoir, tous les ministres qui se sont succédé au département des finances (et le nombre en est grand) ont apporté des plans de réformes douanières. En Portugal, le tarif de 1852 est à la veille d’une révision complète, dont une commission spéciale a été chargée de préparer les élémens. En un mot, de quelque côté que l’on se tourne, on aperçoit les symptômes les plus évidens d’une direction nouvelle imprimée à l’étude des intérêts commerciaux et d’une évolution très rapide des différens régimes économiques. Les crises intérieures qui ont désolé certains états, la guerre qui a occupé l’Europe entière, ont contribué à accélérer ce mouvement général. Ce n’est point le libre-échange tel que le prêchent certains économistes, ce n’est point la suppression des monopoles, des exactions manufacturières, de l’exploitation du consommateur par le producteur : c’est tout simplement la marche naturelle des choses. Dans la pensée des gouvernemens, le principe de protection n’a rien perdu de sa valeur ; seulement il a dû être modifié dans ses formes, devenues trop restrictives, et approprié aux progrès successifs de l’industrie comme aux, besoins des peuples. On ne saurait voir dans ce fait aucune contradiction avec le principe même, aucune abdication du passé. Alors que partout les manufactures sont arrivées à l’âge adulte et que le développement de la marine marchande et des voies de communication tend à égaliser dans les divers pays les prix de revient, alors que des relations de toute nature s’établissent et se propagent entre les régions les plus éloignées du globe, il serait insensé de maintenir, avec ses complications et ses embarras, la législation du dernier siècle. Réformer n’est pas détruire, au moins dans le domaine des intérêts économiques. Il n’est pas besoin de se déclarer libre échangiste pour reconnaître qu’une plus grande liberté dans les échanges est désirable, ni pour prédire que dans un délai plus ou moins long la plupart des barrières de douanes seront abaissées. Ce jour-là, les partisans éclairés de la protection applaudiront au triomphe de leur principe : leur but sera atteint, car la protection, telle qu’ils l’entendent, n’aspire qu’à se rendre inutile, et elle doit disparaître dès que les forces productives créées par elle auront acquis leur plein développement.

Après avoir apprécié le caractère des réformes commerciales qui, pendant les dernières années, ont été opérées en Angleterre et dans les principaux états du continent, il nous reste à examiner quelle est la situation économique de la France et dans quelles voies notre législation est aujourd’hui engagée.


II

En fait de législation douanière, la France est demeurée longtemps fort arriérée. Il y a quatre ans à peine, son tarif ne différait guère de celui qui était en vigueur au commencement du siècle. La plupart des prohibitions et des taxes qui y sont encore inscrites datent d’une époque de révolution et de guerre. Sous l’empire, il fallait à tout prix combattre la fortune de la Grande-Bretagne là où elle semblait le plus vulnérable, et fermer aux marchandises anglaises les marchés européens. Ce fut le système du blocus continental. Plus tard, lorsque le gouvernement de la branche aînée des Bourbons se releva sur les ruines de l’empire, on songea à reconstituer la grande propriété, l’aristocratie territoriale. Le tarif des douanes fut employé à la poursuite de cette chimère. On taxa et on surtaxa les produits agricoles de l’étranger, les céréales, les bestiaux, les laines, dans l’intention de favoriser les propriétaires du sol national et de leur assurer des rentes élevées. En un mot, depuis l’empire jusqu’à la chute de la restauration, le tarif ne fut, à vrai dire, qu’un instrument politique, et l’on peut ajouter qu’il produisit à cet égard des effets absolument opposés à ceux que le gouvernement de l’empire et la restauration avaient en vue. Le blocus, qui ruinait l’Europe autant et même plus que l’Angleterre, détacha peu à peu de notre alliance les peuples du continent. Quant à la prime que la restauration entendait accorder à la grande propriété, on sait ce qu’il en advint. Elle ne profita point à l’aristocratie, et le morcellement du sol, c’est-à-dire la constitution démocratique de la propriété en France, fit de rapides progrès.

Mais en même temps, sous l’influence de cette législation restrictive, de nouveaux intérêts prirent naissance. Le marché de la France est si vaste, et grâce à la paix il était devenu si riche, que la faculté de pourvoir sans concurrence aucune à son approvisionnement devait stimuler à un haut degré l’industrie manufacturière. Le territoire se couvrit de vastes usines, soutenues par de larges capitaux et procurant du travail à un grand nombre de bras. Toutes les classes furent entraînées dans ce mouvement industriel, — l’aristocratie, qui y trouva le placement fructueux du milliard des émigrés, la bourgeoisie, qui y engagea ses épargnes et son intelligente activité, le peuple, qui en retira de meilleurs salaires. Dès-lors le tarif des douanes, qui, repoussant les produits du dehors, laissait toute sécurité au développement de la production nationale, fut à juste titre considéré comme un instrument de protection, accueilli et prôné comme tel par les nombreux intérêts auxquels il garantissait l’avenir, et en conséquence maintenu par les pouvoirs législatifs.

Dès ce moment, des esprits sages comprenaient que l’on allait trop loin dans les voies prohibitives. S’ils accordaient que le régime protecteur était une sauvegarde pour l’industrie renaissante de notre pays, ils s’attachaient à démontrer qu’il y avait évidemment excès dans la répulsion absolue que les partisans du système manifestaient contre toute importation étrangère. Approuvant et défendant la protection en principe, ils blâmaient et combattaient les prohibitions, de même que les droits prohibitifs. Ces esprits sages et prévoyans n’étaient pas en nombre pour lutter contre le courant. Au sein des chambres législatives, où la propriété territoriale se trouvait largement représentée, la majorité acquise aux mesures les plus restrictives était formidable et véhémente ; la prohibition coulait à pleins bords. Le gouvernement, plus calme, essaya parfois de résister aux passions agricoles et industrielles qui s’agitaient autour de lui : ses efforts furent inutiles, et il dut céder. Nous entendons aujourd’hui les libres échangistes invoquer à tout propos l’exemple de l’Angleterre ; de 1822 à 1830, c’était également la législation anglaise qui était invoquée par les prohibitionistes. Huskisson, il est vrai, avait inauguré l’ère des réformes libérales ; mais on alléguait, non sans raison, que, malgré ces réformes, le tarif anglais demeurait encore pour un grand nombre d’articles plus rigoureux que le nôtre, et l’on ajoutait que, pour imiter l’Angleterre, il fallait commencer par la prohibition, sauf à admettre plus tard certains tempéramens dans le régime commercial. — Telles furent les idées qui inspirèrent les tarifs de la restauration.

La révolution de juillet ne modifia point ces idées. Quelques voix s’élevèrent dans les chambres pour réclamer la liberté du commerce ; elles furent à peine écoutées. Lorsque l’Europe entière était attentive aux débats du parlement anglais et aux réformes de sir Robert Peel, une association pour la liberté des échanges essaya de provoquer en France une sorte d’agitation en faveur du principe nouveau. Elle avait à sa tête des hommes distingués, elle était pleine de zèle, ses séances se multipliaient comme ses brochures : on y prêchait le libre-échange sous toutes les formes ; les apologues spirituels de M. Bastiat succédaient avantageusement aux longs réquisitoires que ses collègues lançaient contre les maîtres de forges ; bref, on dépensa dans cette lutte ou plutôt dans cette tentative de lutte beaucoup de talent et de savoir, mais ce fut en pure perte. La majorité parlementaire demeura décidément protectioniste, et le mouvement que s’étaient donné les novateurs eut pour résultat de donner l’éveil aux industriels, de les tenir en défiance contre toute modification de tarif, et de rendre suspectes les propositions les plus innocentes qui émanaient de l’administration, car il faut bien remarquer que, de 1830 à 1848 comme sous la restauration, le gouvernement fut plus modéré que la chambre des députés en matière de protection douanière, et s’il obtint du pouvoir parlementaire quelques concessions, il en fut le plus souvent redevable au parti qu’il avait adopté de conclure avec les pays étrangers des traités de navigation et de commerce, traités dans lesquels étaient naturellement stipulés des dégrèvemens de taxes. Violemment attaqués au point de vue commercial, ces traités étaient défendus à l’aide d’argumens politiques, et l’on voyait alors le principal orateur du cabinet se mettre en frais d’éloquence, remuer les grandes questions de l’équilibre européen, reprendre l’histoire de nos alliances, à propos des fils de lin de la Belgique et des bœufs maigres de la Sardaigne ! C’était le ministre des affaires étrangères, et non le ministre du commerce, qui pratiquait ainsi quelques brèches bien étroites à la grande muraille douanière, et encore sa haute intervention ne suffisait-elle point toujours pour dompter les résistances obstinées que les chefs du parti qui s’était donné la mission de protéger le travail national ameutaient contre toute velléité de réforme.

Dira-t-on que de 1815 à 1845 les assemblées législatives, ne tenant leur pouvoir que d’un nombre restreint d’électeurs, représentaient imparfaitement, quant aux opinions économiques, la masse du pays ? Doit-on croire que derrière ces propriétaires et ces industriels qui formaient la majorité des collèges électoraux et disposaient des sièges législatifs, une foule ardente réclamait la liberté des échanges, et qu’en dehors de l’enceinte du pays légal on célébrait des banquets en l’honneur de la réforme douanière ? Il n’en était rien. Au lendemain de la révolution de 1848, l’association pour la liberté des échanges, se conformant aux mœurs de l’époque, fit, elle aussi, son pèlerinage à l’Hôtel-de-Ville, et l’orateur de la députation, M. Horace Say, ne demanda pour le moment que l’entrée en franchise des denrées alimentaires et des matières nécessaires à l’industrie. Le vœu était modeste et exprimé en termes très mesurés. Le membre du gouvernement provisoire qui était chargé ce jour-là (le 16 mars) de recevoir les visiteurs félicita poliment l’association, qui a avait pour but un très bel idéal ; » mais il déclara que le gouvernement provisoire était peu soucieux d’encourir la responsabilité d’un changement de système au milieu d’une pareille crise, et il fit connaître que les événemens ne permettraient sans doute pas de réaliser de si tôt les espérances des libres échangistes. La crise passée, le gouvernement républicain se garda bien de toucher aux tarifs, et s’il avait tenté la moindre innovation, il eût été bien vite rappelé à l’ordre par les élus du suffrage universel. On se souvient du rejet éclatant de la proposition soumise en 1851 à l’assemblée législative par M. Sainte-Beuve. Ces faits prouvent qu’à toute époque et sous tous les régimes la nation se montra résolument hostile non-seulement au libre-échange théorique, mais encore à une révision profonde des tarifs. Les rares économistes qui s’efforçaient de propager leurs idées de réforme prêchèrent réellement dans le désert j et le peuple de février, qui demandait tant de choses, ne se livra pas à la plus légère démonstration sous le drapeau de la liberté commerciale. Faut-il encore rappeler les susceptibilités ombrageuses que provoqua parmi les industriels la disposition du sénatus-consulte du 25 décembre 1852 qui, attribuant au chef de l’état le droit de conclure des traités avec les puissances étrangères, et de les exécuter sans l’approbation préalable du corps législatif, ouvrait indirectement la faculté de modifier, à l’abri de tout contrôle, les taxes de douanes ? L’inquiétude, sinon l’opposition, fut si vive, qu’il parut nécessaire de la calmer par un commentaire émané du président même du sénat, commentaire qui proclamait, dans un langage presque solennel, l’excellence du système protecteur. Enfin, dans le cours de la dernière session, un projet de loi sur les douanes a été présenté au corps législatif. La composition de la commission ; chargée de l’examiner et les termes du rapport ne permettent pas de douter que l’opinion protectioniste ne soit tout à fait prépondérante au sein du corps législatif, et la discussion démontrera probablement que, sous le gouvernement actuel de même que sous la restauration et sous le gouvernements de juillet, l’administration est demeurée plus libérale, plus portée aux réformes qu’on ne l’est généralement dans le pays.

Par l’exposé qui précède, nous avons eu pour but d’indiquer clairement et à l’aide de faits incontestables, quel est, dans cette grave question, non-seulement l’avis des industriels intéressés au maintien du principe protecteur, mais encore le sentiment populaire. Il faut bien en tenir compte, et d’ailleurs ce sentiment s’explique. On a vu sous l’empire de la législation actuelle, les manufactures prendre un grand essor, le commerce intérieur se développer, les relations avec l’étranger suivre une marche régulièrement progressive ; on a jugé le système d’après ses effets, et en vérité c’est encore, pour tout système, le meilleur mode d’appréciation. Les effets paraissant’ favorables, il est naturel qu’on s’attache à conserver ce qui est. De là les difficultés extrêmes que rencontre le gouvernement chaque fois qu’il tente de modifier le tarif.

Cette tentative a été faite cependant, et elle se poursuit. On ne saurait refuser au gouvernement actuel le mérite de s’être engagé résolument dans la voie des réformes douanières : Si l’on reprend depuis trois ans la collection du Bulletin des Lois, on remarque une série presque non interrompue de mesures ayant pour objet de dégrever, soit définitivement, soit à titre temporaire, un grand nombre de marchandises. Pendant cette courte période, il a été fait sans bruit, sans grande discussion, sans loi, une seconde édition des tarifs de douanes. Les circonstances, il faut le reconnaître, ont singulièrement favorisé cette politique. La crise des subsistances a motivé la suspension de toutes les lois restrictives qui entravaient l’importation des céréales étrangères. Pareille mesure avait été prise en 1846, mais à cette époque on n’avait pas osé étendre aux bestiaux, non plus qu’aux viandes fraîches ou salées, les facilités d’introduction qui étaient accordées pour les grains : en 1853, le gouvernement eut cette audace ; et il abaissa à un taux presque nominal le tarif des bestiaux, qui étaient frappés d’un droit exorbitant. Le tarif fut également réduit sur les vins en présence du déficit de notre production. D’autre part, les produits des usines avaient atteint un prix si élevé et les besoins de la consommation étaient devenus si grands, que l’on pouvait sans inconvénient diminuer le tarif des houilles, des fers, des aciers. On ne laissa pas échapper cette occasion, et tout récemment encore on a fait un pas de plus dans cette politique libérale en accordant un tarif de faveur aux rails importés pour le prompt achèvement de nos lignes de fer. Il en fut de même pour certaines matières employées dans les manufactures, telles que les graisses, les suifs, les laines. Pendant ce temps, le coût des transports maritimes s’était élevé dans des proportions excessives, et les navires manquaient au commerce. On fut donc autorisé à réduire diverses surtaxes qui avaient eu pour but de favoriser le pavillon national, à lever la prohibition qui empêchait l’achat des bâtimens hors du pays, et à admettre en franchise la plupart des matières destinées aux constructions navales. Ces diverses dispositions étaient si impérieusement commandées par les circonstances et tellement justifiées par l’extrême cherté qui se produisait à la fois sur tous les marchés, que le gouvernement n’avait pas à craindre que sa responsabilité fût sérieusement compromise par l’application immédiate de mesures pour lesquelles il eût été nécessaire, en temps normal, de solliciter préalablement la sanction législative. Sans doute il ne faudrait pas abuser des procédés extra-légaux, et il y aurait imprudence à s’écarter trop fréquemment des voies tracées par la constitution ; mais l’urgence était manifeste, et l’on a voulu sans doute calmer les scrupules de légalité en ne décrétant que jusqu’à nouvel ordre les principales modifications introduites dans le régime commercial. Ce mode réserve les droits de l’autorité législative.

Quoi qu’il en soit, nous n’avons à apprécier ici que la portée économique des actes qui viennent d’être énumérés. Or il est incontestable que ces actes, considérés isolément ou dans leur ensemble, sont l’indice de grands progrès et le présage de progrès plus grands encore dans la carrière des réformes. Les personnes qui ont suivi avec attention les discussions de nos assemblées parlementaires en matière de douanes se souviennent des batailles acharnées qui se sont livrées en l’honneur des bestiaux, des houilles, des fers, des constructions navales. Si quelqu’un avait prédit en 1847, ou même en 1850, qu’un bœuf du Luxembourg pourrait tranquillement, en l’an de grâce 1856, franchir notre frontière pour 3 francs, ou que les rails anglais seraient admis au droit de 6 francs par tonne, on l’eût traité de visionnaire. Cela est cependant, nul intérêt n’en souffre, et il ne semble pas que la fin de la crise que nous traversons doive amener le retour aux anciennes taxes. Si ce n’est en ce qui concerne les céréales, les droits récemment établis à titre provisoire ne seront certainement pas relevés.

Si l’on envisage ces faits au point de vue des principes, doit-on penser qu’ils annoncent de la part du gouvernement l’intention d’abjurer ses anciennes doctrines et de se convertir au libre-échange ? On ne peut le croire ; les déclarations les plus solennelles ont été multipliées à cet égard. Les dégrèvemens de tarif qui viennent d’être décrétés ne sont que l’application intelligente et raisonnée des doctrines de protection, quelques-uns même ne sont que des expédiens de circonstance. Ce n’est point en vue de favoriser la concurrence étrangère, ni pour supprimer de prétendus monopoles, que le gouvernement s’est décidé à abaisser ou à supprimer en si peu de temps un si grand nombre de taxes. Il s’agit tout simplement de combler un déficit dans notre approvisionnement intérieur, et d’arrêter l’élan de cherté qui élève le prix des principales marchandises au-dessus du niveau qui constitue pour l’industrie ce qu’on appelle le taux rémunérateur. On a tenu compte de l’intérêt et des besoins de la consommation ; mais l’intérêt de la production n’est en aucune manière sacrifié, puisque le fabricant, assuré de vendre tout ce qu’il peut produire, retire de ses capitaux et de son travail un bénéfice supérieur à celui que la législation douanière avait pour but de lui réserver. La protection n’était plus utile pour certaines catégories de produits : on l’a supprimée ; mais en même temps elle a été maintenue avec soin pour d’autres produits manufacturiers qui ne se trouvent pas dans des conditions identiques. Il est vrai que les maîtres de forges, les propriétaires de mines de houille, les fabricans de sucre, etc., ne se font pas faute d’exprimer leurs doléances contre les dispositions libérales que semblent trahir les récentes mesures. Quand une industrie voit ses profits s’accroître par l’effet d’un tarif, ce n’est pas à elle qu’il faut demander la permission de réduire les droits et de les ramener au taux convenable. Le maître de forges aimerait bien mieux qu’on le laissât en possession de la prime que lui procure la hausse du fer. Cet amour extrême de la protection n’a rien qui doive surprendre ; la nature humaine est ainsi faite. Pourvu que les autorités législatives sachent intervenir au moment opportun et imposer silence aux prétentions exagérées, pourvu qu’elles ne se laissent pas émouvoir par de menteuses doléances ou intimider par d’absurdes menaces (ainsi que cela s’est vu plus d’une fois), l’intérêt public est sauvegardé, et la législation poursuit régulièrement, sans brusque secousse, sans péril ni perte pour qui que ce soit, et au contraire avec bénéfice pour tout le monde, son évolution vers la liberté commerciale, qui n’est autre chose, dans la pensée des défenseurs raisonnables du tarif, que le but et la récompense de la protection.

Encore est-il juste de dire que jusqu’ici les industriels expriment plutôt des appréhensions pour l’avenir que des plaintes au sujet de leur condition présente. Ils acceptent en général les réformes accomplies, ils reconnaissent que celles-ci sont après tout presque inoffensives, quelques-uns même (et ce symptôme est très significatif) déclarent loyalement qu’ils pourraient être beaucoup moins protégés ; mais ils craignent qu’on ne soit entraîné trop loin dans ces nouvelles voies, et que l’on n’en vienne à attaquer le principe. L’attitude prise par les partisans du libre-échange n’est point faite d’ailleurs pour les rassurer. À peine une atténuation de taxe est-elle décrétée, qu’ils s’en emparent comme d’un gage et l’inscrivent à leur actif comme une concession faite à la doctrine. La mesure, il est vrai, n’est point complète ; on aurait dû s’y prendre avec plus de hardiesse, mais enfin, disent-ils, il est consolant de découvrir que l’administration, jusqu’à ce jour si aveugle, si routinière, commence à voir clair dans les affaires commerciales et à n’être plus entièrement dépourvue du bon sens économique. Il n’est pas nécessaire de rappeler que l’administration, en abaissant tel ou tel tarif, n’a point eu un seul instant l’idée de rendre les armes aux libres échangistes et qu’elle a simplement entendu restreindre dans les justes limites l’application du système protecteur, qui est et demeure sa règle. Néanmoins les économistes célèbrent avec tant d’éclat leur prétendue victoire, ils triomphent si haut des monopoles et des monopoleurs, que l’industrie ne peut se défendre d’un sentiment de crainte, et que tous les intérêts protégés serrent les rangs, organisant une résistance désespérée comme si Annibal était aux portes et répandant partout l’alarme. Nous sommes certain de ne pas nous tromper en affirmant que dans maintes circonstances la tactique imprudente des libres échangistes a embarrassé les divers gouvernemens qui se sont succédé de 1830 à 1852 et que souvent des mesures utiles ont été ajournées en présence de l’agitation excitée dans les grands centres industriels par les bulletins du libre-échange. Dans un pays comme le nôtre, il ne suffit pas d’avoir raison ; il faut avoir l’opinion pour soi, et les gouvernemens constitutionnels sont condamnés, sinon à respecter, du moins à subir dans certains cas les préjugés du plus grand nombre. Le gouvernement actuel a les coudées plus franches ; il n’est pas démontré cependant que la polémique à laquelle nous faisons allusion ne lui suscite pas des embarras analogues à ceux dont nous parlions tout à l’heure. Or, quelques égards que mérite la science économique, on aura toujours plus à cœur de ne point heurter les vœux d’un parti influent dans le pays, de rassurer le capital s’il s’inquiète trop vivement, et de maintenir la paix du travail.

Sans nul doute, les manufacturiers qui ont joui jusqu’ici des bénéfices de la protection se montrent très opiniâtres et, si l’on veut, très entêtés dans la défense de leurs intérêts. Il en a été de même en Angleterre lorsque furent proposées les réformes de Huskisson et de Robert Peel ; il en sera toujours et partout ainsi. Le fabricant protégé considère presque comme une offense personnelle la menace d’une réduction de tarif ; il semblerait que l’on veut attenter à sa propriété, et alors il devient comme l’animal de la fable : quand on l’attaque, il se défend. Cependant on comprend que la lutte engagée sur ce terrain doive singulièrement s’envenimer, lorsque les deux partis, non contens de combattre les principes, s’en prennent aux personnes, et s’appliquent à déconsidérer aux yeux de l’opinion publique le caractère de leurs adversaires. Que de fois n’avons-nous pas lu dans les écrits des libres échangistes que certaines classes d’industriels ne vivaient que de monopole et ne s’enrichissaient qu’à l’aide d’un prélèvement illicite et immoral sur la bourse des consommateurs ! Est-ce que les bénéfices acquis dans l’industrie ne sont pas aussi légitimes que tous autres, lorsqu’ils résultent d’une combinaison de tarifs établis à tort ou à raison par la loi ? On crie au monopole ; mais le droit de filer et de tisser du coton, d’extraire de la houille, de battre le fer n’est-il concédé qu’à un petit nombre de privilégiés formant une caste dans la nation ? Ce droit n’appartient-il pas à tout le monde ? Chaque citoyen n’est-il pas libre de faire valoir son intelligence et ses capitaux dans ces riches domaines de la protection ? Nous pouvons devenir actionnaires pour l’exploitation d’une mine de houille, d’un haut-fourneau, d’une filature, et nous n’aurons pas à rougir le moins du monde en touchant nos dividendes, s’il y en a serions-nous bien aises que l’on fit payer à notre réputation le procès intenté à la loi, et que l’on nous appliquât par jugement sommaire les épithètes d’accapareurs et de monopoleurs ? Cela n’est pas dangereux, grâce au bon sens public ; mais c’est au moins fort ennuyeux, et l’on conçoit que des industriels qui se voient traités de la sorte s’indignent, s’irritent et s’obstinent de plus en plus dans leur opinion. Aussi prennent-ils largement leur revanche, et si nous avons cru devoir regretter les écarts de polémique auxquels se sont livrés les écrivains du libre-échange, il est juste que nous relevions en même temps les attaques véhémentes dont les économistes ont été l’objet de la part des protecteurs officieux du travail national. On ne parlait de rien moins que de supprimer l’enseignement de l’économie politique et de casser aux gages les professeurs ! — Quant au gouvernement, placé entre deux exagérations contraires, recevant à la fois des conseils passionnés ou des avis intéressés, il se trouva dans le plus grand embarras pour distinguer le vrai du faux, pour recueillir des renseignemens exacts et pour trouver la solution dont s’accommoderait le mieux l’intérêt public.

À quoi bon tourner sans cesse dans le même cercle d’argumens et s’épuiser en disputes violentes ? On ne saurait évidemment exiger des partisans du libre-échange qu’ils abandonnent leur doctrine, mais, comme les principes absolus n’ont jamais gouverné le monde, il serait assurément préférable de voir ces réformateurs si ardens rassurer les intérêts par l’explication des faits accomplis, au lieu de les inquiéter par d’incessantes menaces. Les changemens de tarifs qui ont été effectués en France depuis quatre ans leur fourniraient d’excellens argumens pour démontrer que la plupart de nos industries n’ont rien à redouter d’une transition à un régime plus libéral. Les libres échangistes se rencontreraient alors sur beaucoup de points avec les partisans du système de protection, tel que l’ont toujours interprété et commenté les esprits sages ; ils se verraient soutenus par les manufacturiers intelligens, qui, se plaçant au-dessus d’un intérêt exclusif et égoïste, comprennent qu’il faut céder au mouvement des faits, et la cause de la réforme serait assurée d’un prompt succès. L’épreuve solennelle que l’industrie française a subie victorieusement aux expositions de Londres et de Paris, l’exemple des pays voisins, de ceux-là même qui étaient assujettis au régime douanier le plus rigoureux, enfin cette sorte de courant électrique qui se répand aujourd’hui dans l’Europe entière et qui met en communication les intérêts comme les idées des principaux peuples, tous ces faits, toutes ces impressions conspirent naturellement à cette réforme. Il suffit de laisser marcher les événemens, et il y aurait imprudence à en précipiter le cours pour la satisfaction d’un principe. Au point où en sont les choses, il. ne parait plus douteux que, le jour où l’état pourra renoncer aux revenus que procurent les droits sur les matières premières, les prohibitions maintenues jusqu’ici sur les tissus disparaîtront pour faire place à un tarif protecteur, car les défenseurs de la protection ont cessé depuis longtemps de prendre la prohibition pour mot d’ordre, et, tout en désirant que la législation douanière réserve aux produits nationaux la plus grande partie du marché intérieur, ils savent que les échanges avec l’étranger sont favorables au développement de la fortune publique, et que l’industrie elle-même a besoin du stimulant de la concurrence. En réalité, ce sont ces idées, et non les inflexibles principes du libre-échange, qui obtiendront gain de cause ; les exagérations, les espérances chimériques auxquelles se livrent certains économistes ne peuvent avoir, aujourd’hui comme par le passé, d’autre résultat que de rendre plus difficile et par conséquent de retarder la révision progressive des tarifs.

Depuis deux ans, tous les produits ont atteint des prix très élevés ; nous sommes dans une période de cherté extrême. La crise des subsistances, la guerre, la rareté du numéraire, expliquent en partie ce phénomène ; mais le renchérissement provient en même temps d’une autre cause qui parait devoir influer longtemps encore sur le marché général, nous voulons parler des exigences extraordinaires de la consommation. L’équilibre entre l’offre et la demande est en ce moment dérangé. Malgré les progrès vraiment merveilleux de la science et de l’industrie, la production ne suffit plus aux débouchés qui lui sont ouverts. On a prétendu que cette cherté de toutes choses est un indice de richesse et de civilisation : ingénieux sophisme qui serait fort inoffensif, si la hausse des salaires correspondait à celle des produits. Malheureusement il n’en est pas ainsi. On sait que le taux des salaires ne s’est point élevé en proportion du prix des choses nécessaires à la vie, et la masse des consommateurs apprécie médiocrement la consolation qu’on lui offre en assurant que l’état de cherté profite à la civilisation et à la richesse sociale ! En tout cas, il est certain que les produits fabriqués s’écoulent avantageusement et vite par les chemins de fer, par les bateaux à vapeur, dans le nouveau comme dans l’ancien monde. Or on protège l’industrie aussi bien en lui procurant des débouchés au dehors qu’en lui réservant le marché intérieur, car ce qui lui importe, c’est que ses produits soient assurés de trouver, quelque part que ce soit, un placement profitable. D’où la conséquence que dans les conditions actuelles la réduction des tarifs ne causerait aucun préjudice sérieux à nos manufactures.

En résumé, les partisans du libre-échange demandent une réforme en se fondant sur un principe absolu qui est fort contestable, et sur des exemples qui sont sans analogie avec la situation de la France ; ils ont adopté un mode de polémique qui compromet la cause même dont ils désirent le triomphe. Les partisans raisonnables de la protection, s’appuyant sur l’étude des faits, ne se refusent pas à reconnaître que la législation douanière peut et doit être remaniée, sous la condition que la production nationale demeure défendue, autant qu’il le faut et non au-delà, contre les industries rivales. Les premiers estiment que, pour obtenir quelque chose, il faut demander tout ; les seconds sont convaincus qu’on arriverait à une solution meilleure en apportant dans le débat plus de modération, de ménagemens et de patience. Ne vaut-il pas mieux se rattacher à ce dernier parti ?


C. LAVOLLEE.

  1. Histoire de la réforme commerciale en Angleterre, par M. Henri Richelot ; 2 vol. in-8o, chez Capelle.