De l’enseignement du dessin
Voici la première méthode de dessin qui enseigne quelque chose. En publiant comme un essai le remarquable traité où elle développe avec un intérêt infini le fruit de ses observations sur l’enseignement du dessin et les procédés ingénieux qu’elle y applique, Mme Cavé, dont tout le monde connaît les charmans tableaux, ne vient pas seulement prouver qu’elle a réfléchi profondément sur les principes de l’art qu’elle pratique si bien : elle vient encore rendre un immense service à tous ceux qui se destinent à la carrière des arts, elle montre avec évidence combien la route ordinaire est vicieuse et combien sont incertains les résultats de l’enseignement tel qu’il est. Elle a incontestablement le premier des titres pour être écoutée ; elle parle de ce qu’elle connaît bien, et la manière piquante dont elle présente la vérité ne sert qu’à la rendre plus claire. Je n’irai point, à propos de son ouvrage, faire le procès aux écrivains qui, sans connaître à fond la peinture, et même sans en avoir pratiqué les élémens, écrivent sur cet art et donnent aux artistes des conseils complaisans ; l’élève qui va, son portefeuille sous le bras, étudier à l’académie ne lit guère ces sortes d’écrits, et le peintre tout fait, qui a pris son pli et choisi sa voie, n’a plus le loisir ni la force de se refaire ou de se modifier d’après leurs systèmes ; d’ailleurs ces ouvrages s’occupent beaucoup moins, en général, de la pratique que de la théorie. La vraie plaie, c’est le mauvais maître de dessin, c’est l’introducteur maladroit de ce sanctuaire où lui-même ne pénétrera jamais, ce mauvais peintre qui prétend enseigner et démontrer ce qu’il n’a jamais pu pratiquer pour son propre compte, la manière de faire un bon tableau. Le traité de Mme Cavé vient à propos s’interposer entre ces tristes professeurs et leurs victimes. Il faut mettre sur le compte de leurs funestes doctrines, ou plutôt sur l’absence de toute doctrine dans leur manière d’enseigner, le peu d’attrait que nous avons tous trouvé à l’entrée de la carrière. Qui ne se rappelle ces pages de nez, d’oreilles et d’yeux, qui ont affligé notre enfance ? Ces yeux, partagés méthodiquement en trois parties parfaitement égales dont le milieu était occupé par la prunelle figurée par un cercle ; cet ovale inévitable, qui était le point de départ du dessin de la tête, laquelle n’est ni ovale ni ronde, comme chacun sait ; enfin, toutes ces parties du corps humain, copiées sans fin et toujours séparément, dont il fallait à la fin, nouveau Prométhée, construire un homme parfait : — telles sont les notions qui accueillent les commençans, et qui sont pour la vie entière une source d’erreurs et de confusion.
Comment s’étonner de l’aversion que tout le monde éprouve pour l’étude du dessin ? Mme Cavé voudrait pourtant, dit-elle dans sa préface, que cette étude fût une des bases de l’éducation comme la lecture et l’écriture : en supprimant toutes les méthodes ridicules, en rendant l’enseignement non-seulement logique, mais facile, elle serait cause de la révolution la plus heureuse ; elle guiderait sûrement les premiers pas des artistes dans la longue carrière qu’ils ont à parcourir, et ouvrirait aux gens du monde, aux simples amateurs une source de jouissances aussi vives que variées. La peinture, qui en procure de si grandes aux connaisseurs capables d’apprécier les délicatesses de ce bel art, en apprête de bien plus réelles à ceux qui tiennent eux-mêmes le crayon ou le pinceau, quel que soit le degré de leur talent. Sans s’élever jusqu’à la composition, on peut éprouver un très grand plaisir à imiter tout ce que présente la nature. Copier de bons tableaux est aussi un amusement très réel, qui fait de l’étude un plaisir ; on conserve ainsi le souvenir des beaux ouvrages au moyen d’un travail qui n’a point pour accompagnement la fatigue et l’inquiétude d’esprit de l’inventeur. C’est lui qui a eu la peine et le véritable travail. Le poète Gray disait qu’il ne demandait pour sa part dans le paradis que la liberté de lire à son aise, étendu sur un canapé, des romans de son goût ; c’est le plaisir du faiseur de copies. Ç’a été le délassement des plus grands maîtres, et c’est une conquête facile pour le talent qui s’essaie encore comme pour l’amateur qui n’aspire pas à vaincre les dernières difficultés.
Chez les anciens ; la connaissance du dessin était aussi familière que celle des lettres : comment supposer qu’elle n’était pas, comme ces dernières, un des principes de l’éducation ? Les merveilles d’invention et de science qui brillent, je ne dirai seulement pas dans les restes de leur sculpture, mais dans leurs vases, dans leurs meubles ; dans tous les objets à leur usage, attestent que la connaissance du dessin était aussi répandue que celle de l’écriture. Il y avait plus de poésie chez eux dans la queue d’une casserole et dans la plus simple cruche que dans les ornemens de nos palais. Quels connaisseurs ce devait être que ces Grecs ! Quel tribunal pour l’artiste qu’un peuple de gens de goût ! On a répété à satiété que l’habitude de voir le nu les familiarisait avec la beauté et leur faisait apercevoir facilement les défauts dans les ouvrages des peintres et des sculpteurs : c’est une grande erreur de croire qu’il fût aussi commun que nous nous l’imaginons de rencontrer le nu chez les anciens ; l’habitude de voir les statues a enraciné ce préjugé. Les peintures qui nous restent des anciens nous les montrent dans la vie ordinaire, vêtus de la manière la plus variée, affublés de chapeaux, de souliers et même de gants. Les soldats romains portaient des culottes ; les Écossais, en ceci, sont plus voisins de la simple nature ; les gens riches ; qui affectaient les mœurs des Asiatiques, étaient accablés, comme nous voyons les rajahs de l’Inde, sous les ajustemens mis les uns sur les autres, sans compter les colliers, les agrafes ornées, les coiffures variées. En supposant d’ailleurs que leurs jeux publics et les exercices de gymnastique auxquels ils se livraient habituellement aient pu mettre sous leurs yeux un peu plus souvent que cela n’arrive chez les modernes des corps en mouvement et entièrement nus, est-ce une raison suffisante pour leur attribuer une parfaite connaissance du dessin ? Tout le monde chez nous se montre la figure découverte, la vue de tant de visages forme-t-elle beaucoup de connaisseurs dans l’art du portrait ? La nature étale libéralement à nos yeux ses paysages, et les grands paysagistes n’en sont pas plus communs.
Apprenez à dessiner, nous, dit l’auteur du Dessin sans Maître, et vous aurez votre pensée au bout de votre crayon, comme l’écrivain au bout de sa plume ; apprenez à dessiner, et vous emporterez avec vous, en revenant d’un voyage, des souvenirs bien autrement intéressans que ne serait un journal ou vous vous efforceriez de consigner chaque jour ce que vous avez éprouvé devant chaque site, devant chaque objet. Ce simple trait de crayon que vous avez sous les yeux vous rappelle, avec le lieu qui vous a frappé, toutes les idées accessoires qui s’y rattachent, ce que vous avez fait avant ou après ; ce que votre ami disait près de vous, et mille impressions délicieuses du soleil, du vent, du paysage lui-même, que le crayon ne peut traduire. Il y a plus : vous faites éprouver au retour à l’ami qui n’a pu vous suivre une partie de vos émotions, car quelle est la description écrite ou parlée qui a jamais donné une idée nette de l’objet décrit ? J’en appelle à tous ceux qui ont lu avec délices, comme je l’ai fait moimême, les romans de Walter Scott, et je le choisis à dessein, parce qu’il excelle dans l’art de décrire : est-il un seul de ces tableaux si minutieusement détaillés qu’il soit possible de se figurer ? Il serait plaisant, sur une de ces descriptions, de proposer à une douzaine d’habiles peintres de reproduire par le dessin les objets décrits par cet enchanteur ; ils seraient, je n’en doute pas, dans un désaccord complet. J’ai entendu dire à un des plus illustres écrivains de ce temps-ci que, durant un voyage fort intéressant en Allemagne, il avait fait de grands efforts pour fixer sur le papier, mais avec des lettres et des mots, ces instrumens ordinairement dociles de sa pensée, l’aspect, la couleur, et même, la poésie des lieux, des montagnes, des rivières qu’il voyait, qu’il traversait. Il m’a confessé qu’il n’avait pas tardé à se dégoûter de cette besogne stérile, plus propre, suivant moi, à altérer les souvenirs qu’à les faire renaître.
Mais comment apprendre à dessiner ? L’éducation qui suffit à peine à faire le moindre bachelier dure dix années ; dix ans passés sous la férule et sur les bancs donnent à peine au commun des écoliers l’intelligence sommaire des écrivains de l’antiquité. Où prendre le temps nécessaire à ce long apprentissage du dessin dans lequel les plus grands maîtres ont consumé leur vie entière, et cela dans l’absence de toute méthode ? Il n’en existe réellement aucune pour apprendre le dessin ; l’écolier en peinture ne trouve ni dans les livres, ni même dans les conseils d’un maître, l’analogue du rudiment et de la syntaxe. Le maître le meilleur, et ce sera celui qui laissera de côté toutes ces vaines pratiques dont la routine a fait une habitude, ce maître-là ne pourra que placer devant les yeux de son élève un modèle, en lui disant de le copier comme il peut. La connaissance de la nature, fruit d’une longue expérience, donne aux peintres consommés une sorte d’habitude dans les procédés qu’ils emploient pour rendre ce qu’ils voient ; mais l’instinct demeure encore pour eux un guide plus sûr que le calcul. C’est ce qui explique comment les grands maîtres ne se sont point arrêtés à donner des préceptes sur l’art qu’ils pratiquaient si bien ; l’intervention du dieu sur lequel ils comptaient tous leur a paru sans doute le meilleur de tous les conseillers ; presque tous, ils ont dédaigné de laisser au moins quelques conseils écrits, quelques traditions de la pratique matérielle. Albert Dürer n’a traité que des proportions : ce sont des mesures prises mathématiquement en partant d’une base arbitraire, et ce n’est pas là le dessin. Léonard de Vinci, au contraire, dans son Traité de Peinture, n’invoque presque que la routine ; nouvelle preuve à l’appui de nos assertions. Ce génie universel, ce grand géomètre, n’a fait de son livre qu’un recueil de recettes.
Il n’a pas manqué d’esprits systématiques, et je ne parle pas ici des vulgaires maîtres de dessin, qui se sont révoltés contre l’impuissance de la science. Les uns ont dessiné par des ronds, les autres par des carrés ; ils ont appelé à leur secours les rapports les plus inattendus : l’idée si simple de Mme Cavé n’est venue à aucun d’eux à cause de sa simplicité même : apprendre à dessiner, a-t-elle dit, c’est apprendre à avoir l’œil juste ; il importe peu que ce soit une machine qui soit le professeur, pourvu que l’on apprenne avant tout à avoir l’œil juste ; le raisonnement et même le sentiment ne doivent venir qu’après.
En effet, dessiner n’est pas reproduire un objet tel qu’il est, ceci est la besogne du sculpteur, mais tel qu’il paraît, et ceci est celle du dessinateur et du peintre ; ce dernier achève, au moyen de la dégradation des teintes, ce que l’autre a commencé au moyen de la juste disposition des lignes ; c’est la perspective, en un.mot, qu’il faut mettre non pas dans l’esprit, mais dans l’œil de l’élève. Vous ne m’apprenez, dirai-je au maître, avec vos proportions exactes et votre perspective par a plus b, que des vérités ; et dans l’art tout est mensonge : ce qui est long doit paraître court, ce qui est courbe paraîtra droit, et réciproquement. Qu’est-ce en définitive que la peinture dans sa définition la plus littérale ? L’imitation de la saillie sur une surface plane. Avant de faire de la poésie avec la peinture, il faut avoir appris à faire venir les objets en avant ; il a fallu des siècles pour en arriver là. On a commencé par un trait sec et aride, on a fini par les merveilles de Rubens et du Titien, dans lesquels les parties saillantes comme les simples contours, prononcés chacun dans la mesure convenable, sont arrivés à cacher l’art tout-à-fait à force d’art : voilà le nec plus-ultrà, voilà le prodige, et ce prodige est le fruit de l’illusion.
Donnez, dirai-je encore avec Mme Cavé, un morceau d’argile à un paysan en lui demandant d’en former une boule : le résultat sera tant bien que mal une boule. Présentez à ce sculpteur improvisé une feuille de papier et des crayons, et demandez-lui de résoudre le même problème avec des instrumens d’une autre espèce en traçant sur le papier et en arrondissant l’objet au moyen du blanc et du noir : vous aurez peine à lui faire concevoir seulement ce que vous exigez de lui ; il faudra des années pour qu’il arrive à modeler un peu passablement à l’aide du, dessin.
Mme Cavé ne s’occupe donc qu’à rendre l’œil juste. Grace à sa méthode, qui est la simplicité même, les proportions, la tournure, la grace, viendront d’elles-mêmes se tracer sur le papier ou sur la toile. Au moyen d’un calque de l’objet à représenter pris sur une gaze transparente, elle donne à son élève la compréhension forcée des raccourcis, cet écueil de toute espèce de dessin ; elle accoutume l’esprit à ce qu’ils offrent de bizarre et même d’incroyable. En faisant ensuite répéter de mémoire ce trait en quelque sorte pris sur le fait, elle familiarise de plus en plus le commençant avec les difficultés : c’est appeler la science au secours de l’expérience naissante et ouvrir du même coup à l’élève la carrière de la composition, laquelle serait fermée à jamais sans le secours du dessin de mémoire.
Conduits par une idée analogue, beaucoup d’artistes ont eu recours au daguerréotype pour redresser les erreurs de l’œil : je soutiendrai avec eux, et peut-être contre l’opinion des critiques de la méthode d’enseignement par le calque à la vitre ou par la gaze, que l’étude du daguerréotype, si elle est bien comprise, peut à elle seule remédier aux lacunes de l’enseignement ; mais il faut déjà une grande expérience pour s’en aider convenablement. Le daguerréotype est plus que le calque, il est le miroir de l’objet ; certains détails, presque toujours négligés dans les dessins d’après nature, y prennent une grande importance caractéristique, et introduisent ainsi l’artiste dans la connaissance complète de la construction : les ombres et les lumières s’y retrouvent avec leur véritable caractère, c’est-à-dire avec leur degré exact de fermeté ou de mollesse, distinction très délicate et sans laquelle il n’y a pas de saillie. Il ne faut pourtant pas perdre de vue que le daguerréotype ne doit être considéré que comme un traducteur chargé de nous initier plus avant dans les secrets de la nature : car, malgré son étonnante réalité dans certaines parties, il n’est encore qu’un reflet du réel, qu’une copie fausse en quelque sorte à force d’être exacte. Les monstruosités qu’il présente sont choquantes à juste titre, bien qu’elles soient littéralement celles de la nature elle-même mais ces imperfections, que la machine reproduit avec fidélité, ne choquent point nos yeux, quand nous regardons le modèle sans cet intermédiaire ; l’œil corrige à notre insu les malencontreuses exactitudes de la perspective rigoureuse ; il fait déjà la besogne d’un artiste intelligent : dans la peinture, c’est l’esprit qui parle à l’esprit et non la science qui parle à la science. Cette réflexion de Mme Cavé est la vieille querelle de la lettre et de l’esprit : c’est la critique de ces artistes qui, au lieu de prendre le daguerréotype comme un conseil, comme une espèce de dictionnaire, en font le tableau même. Ils croient être bien plus près de la nature quand, à force de peines, ils n’ont pas trop gâté dans leur peinture le résultat obtenu d’abord mécaniquement. Ils sont écrasés par la désespérante perfection de certains effets qu’ils trouvent sur la plaque de métal. Plus ils s’efforcent de lui ressembler, plus ils découvrent leur faiblesse. Leur ouvrage n’est donc que la copie nécessairement froide de cette copie imparfaite à d’autres égards. L’artiste, en un mot, devient une machine attelée à une autre machine.
Le daguerréotype me conduit naturellement à ce que Mme E. Cavé dit du portrait : « Il n’est pas d’œuvre plus délicate. Une personne qui remue, qui parle, ne laisse pas apercevoir ses imperfections comme un portrait muet et immobile. On voit toujours beaucoup trop un portrait ; on le voit plus en un jour que l’original en dix ans. Un portrait initie celui qui le regarde à des détails qu’il n’avait jamais vus. Ainsi, par exemple, il arrive souvent qu’on dit devant un portrait : C’est ressemblant, mais le nez est trop court. Puis on regarde l’original, et, on ajoute : Je n’avais pas remarqué que vous eussiez le nez si court… mais vous avez le nez très court !… » Ces réflexions montrent assez quelle doit être la tâche du peintre de portrait, et cette tâche exige peut-être, contre l’opinion reçue qui classe le portrait dans les genres inférieurs, des facultés supérieures et tout-à-fait distinctes. On comprend que l’habileté du peintre de portrait consistera à amoindrir les imperfections de son modèle, tout en conservant la ressemblance, et les moyens que donne. Mme Cavé de résoudre cette difficulté sont à la fois simples et ingénieux. Certains traits peuvent être modifiés, embellis, tranchons le mot, sans nuire aux traits caractéristiques. « Étudiez le caractère d’une tête, tâchez de reconnaître ce qu’elle a de frappant au premier abord. Il y a des personnes qui naissent avec ce tact ; aussi font-elles le portrait ressemblant même avant de savoir dessiner. J’appelle ressemblant le portrait qui plaît à nos amis, sans que nos ennemis puissent dire : C’est flatté ! Et ne croyez pas que ce soit facile combien y a-t-il de bons peintres de portrait, c’est-à-dire de peintres qui joignent à un grand talent le mérite de la ressemblance ? Fort peu. Souvent un simple croquis est plus ressemblant qu’un portrait c’est qu’on a le temps d’y mettre ce que tout le monde a remarqué. Savez-vous quelle est la couleur des yeux de tous vos amis ? Non certainement… Il résulte de là que nous nous regardons entre nous légèrement. De là cette question : Faut-il, qu’un peintre de portraits nous en montre plus que nous n’avons l’habitude d’en voir ? Examinez les portraits faits au daguerréotype : sur cent, il n’y en a pas un de supportable. Pourquoi cela ? C’est que ce n’est pas la régularité des traits qui nous frappe et nous charme, mais la physionomie, l’expression du visage, parce que tout le monde a une physionomie qui nous saisit au premier aspect, et qu’une machine ne rendra jamais. De la personne ou de l’objet qu’on dessine, c’est donc surtout l’esprit qu’il faut comprendre et rendre. Or, cet esprit a mille faces différentes : il y a autant de physionomies que de sentimens. C’est une grande merveille de Dieu d’avoir fait tant de figures diverses avec un nez, une bouche et deux yeux ; car qui de nous n’a pas cent visages ? Mon portrait de ce matin sera-t-il celui de ce soir, de demain ? Rien ne se répète : à chaque instant, une expression nouvelle ! »
Je ne m’étendrai point sur toutes les parties de ce charmant traité dont le mérite principal est peut-être la brièveté. Dans d’aussi étroites limites, l’auteur touche à tous les points qui peuvent intéresser un élève aussi bien qu’un artiste consommé : l’art de choisir le point de vue, de disposer, les lumières et les ombres, enfin tout ce qu’on peut enseigner de la composition, tout cela est présenté en peu de mots ; elle n’oublie pas, dans cette partie de l’art qui résume toutes les autres, de recommander la circonspection dans le choix des sujets : Comme, elle a le bon goût, et j’ajouterai l’excessive modestie, de ne s’adresser qu’à des femmes, cette attention est plus importante encore ; j’ajouterai que bon nombre d’hommes pourront faire leur profit de ses conseils : la fureur de tenter des sujets ou des genres pour lesquels ils ne sont points faits a égaré beaucoup d’artistes de mérite. Le préjugé qui mesure le talent à la dimension des ouvrages ne devrait se rencontrer que chez les personnes qui ne sont point familiarisées avec la peinture : comment des artistes qui sentent et admirent comme ils le méritent les chefs-d’œuvre des Flamands et des Hollandais trouvent-ils quelque chose à envier, quand ils produisent eux-mêmes des ouvrages remarquables dans des dimensions analogues ? Il n’y a point de degrés, dit Mme Cavé, dans la valeur des choses que l’on sculpte ou qu’on peint : il n’y a de degrés que dans le talent des artistes qui exécutent. La recommandation capitale qui est le point de départ de tant enseignement est donc celle-ci : Consultez, avant tout, la vocation de votre élève. « Aujourd’hui, dit-elle encore, on fait des artistes malgré Minerve ; on dit à un jeune homme : Tu seras peintre, sculpteur, comme on lui dirait : Tu seras potier ou menuisier, sans étudier le moins du monde son aptitude. On oublie que c’est le génie seul qui peut dire à un jeune homme : Tu seras artiste. Apparemment que, dans l’antiquité, il en était autrement. » - « Voyez cette rivière, dit-elle ailleurs, qui suit amoureusement le lit que la nature lui a creusé, portant dans son cours sinueux la fraîcheur et l’abondance, s’enrichissant des petits ruisseaux qu’elle rencontre, et enfin arrivant à la mer, fleuve puissant et majestueux : c’est l’image du talent et du génie ; rien ne lui coûte, il suit sa pente naturelle. Il n’en va pas ainsi des natures inférieures, chez lesquelles tout est emprunt et efforts, semblables à ces canaux creusés à grand renfort de bras à travers les montagnes et qui manqueraient d’eau, si la rivière voisine ne les alimentait, fleuves factices, sans grace et sans vie. »
On voit par ce que je cite au hasard que ma tache est facile : ces images frappantes et simplement exprimées qu’on rencontre çà et là et avec la sobriété convenable sont l’accompagnement des préceptes et donnent une idée de la manière dont l’ouvrage est traité. Il est difficile de faire l’analyse complète d’un travail aussi : instructif et aussi clairement présenté ; on ne peut que se jeter dans des répétitions en d’autres termes des simples vérités que l’auteur met sous les yeux de ses lecteurs. En parlant aux jeunes filles qui sont ses élèves, et sous une forme légère, — Mme Cavé présente aux artistes de toutes les classes les idées les plus intéressantes à méditer et à retenir.
Je veux parler encore de sa leçon sur l’utilité qu’on doit tirer de l’étude des grands maîtres : les réflexions auxquelles elle se livre sur leurs mérites divers me paraissent résoudre en peu de mots une grave question qui a fait entasser des volumes, et qui ne semblait pas résolue. Il ne s’agit de rien moins que du beau, ce beau que les uns ont fait consister dans la ligne droite, d’autres dans la serpentine, et que l’auteur du traité trouve tout simplement partout où il y a admirer : « Étudiez les différences qui existent entre ces grands talens (elle vient de passer en revue les grands maîtres des différentes écoles). Les uns sont en première ligne, les autres en seconde mais il y a des beautés chez tous ; chez tous, il y a matière à s’instruire. Ce que je recommande particulièrement, c’est de n’être point exclusif. Certains peintres se sont perdus en n’adoptant qu’une seule manière et en condamnant toutes les autres. Il faut les étudier toutes sans partialité ainsi on conserve son originalité parce qu’on ne se met à la suite d’aucun maître : L’élève de tous n’est l’élève d’aucun, et de toutes ces leçons qu’il a reçues il s’est fait une richesse propre… Tandis que ce maître s’est attaché à étudier la nature dans ses plus petits détails, cet autre n’a cherché que les effets pittoresques, que les grandes tournures. Ceux-ci ont représenté, en peignant l’histoire, les scènes mémorables de la vie ancienne ; ceux-là ont peint naturellement et sans efforts le motif le plus banal tel qu’il se présentait à leurs yeux. Les uns ont demandé leurs inspirations à la poésie, les autres à la réalité. Paul Véronèse jette l’air et la lumière partout avec profusion ; Rembrandt s’enveloppe dans un clair-obscur profond et ingénieux. Celui-là est blond, celui-ci vigoureux. Tous sont divers, mais tous sont dans la nature. Si les femmes de Rubens ne ressemblent pas à celles de Titien et de Raphaël ; c’est que les Hollandaises ne ressemblent pas aux Italiennes. Il y a plus dans le même pays, Titien, Raphaël, Paul Veronèse différent entre eux sur la forme ; c’est que chaque peintre avait son goût, sa prédilection chacun a peint les femmes comme il les aimait, et aucun ne s’est trompé : il a peint le beau qu’il voyait.
Je laisserai le lecteur sous l’impression de ces lignes si nettes et si sensées ; je n’ai garde de les accompagner de réflexions : elles me serviront de conclusion en attendant qu’elles puissent amener les esprits à s’entendre sur les qualités respectives des grands maîtres et surtout sur ce fameux beau qui a coûté tant d’insomnies à tant de grands philosophes tandis que d’autres hommes rares le trouvaient sans y penser.
EUGENE DELACROIX.
- ↑ Un vol. in-8° chez Susse frères, 31, place de la Bourse.