De l’empoisonnement par le tabac et de son traitement chez nos animaux domestiques


École Impériale Vétérinaire de Toulouse


DE

L’EMPOISONNEMENT PAR LE TABAC

ET DE SON

TRAITEMENT CHEZ NOS ANIMAUX DOMESTIQUES

PAR

P.-Gustave Court

Médecin-Vétérinaire



THÈSE POUR LE DIPLÔME DE MÉDECIN VÉTÉRINAIRE




TOULOUSE
IMPRIMERIE J. PRADEL ET BLANC
RUE DES GESTES, 6.


1868

ÉCOLES IMPÉRIALES VÉTÉRINAIRES


inspecteur général.

M. H. BOULEY, O. ❄, membre de l’Institut de France, de l’Académie de Médecine, etc.

ÉCOLE DE TOULOUSE


Directeur

M. LAVOCAT ❄, membre de l’Académie des sciences de Toulouse, etc.

Professeurs.

MM. LAVOCAT ❄, Physiologie (embrassant les monstruosités).
Anatomie des régions chirurgicales.
LAFOSSE ❄, Pathologie spéciale et Maladies parasitaires.
Police sanitaire.
Jurisprudence.
Clinique et consultations.
LARROQUE, Physique.
Chimie.
Pharmacie et Matière médicale.
Toxicologie et Médecine légale.
GOURDON, Hygiène générale et Agriculture.
Hygiène appliquée ou Zootechnie.
Botanique.
SERRES, Pathologie et Thérapeutique générales.
Pathologie chirurgicale et obstétrique.
Manuel opératoire et Maréchalerie.
Direction des exercices pratiques.
ARLOING, Anatomie générale.
Anatomie descriptive.
Extérieur des animaux domestiques.
Zoologie.
Chefs de Service.

MM. MAURI. Clinique et Chirurgie.
BIDAUD. Physique, Chimie et Pharmacie.
N…… Anatomie, Physiologie et Extérieure.
JURY D’EXAMEN

MM. BOULEY O. ❄, Inspecteur-général.
LAVOCAT ❄, Directeur.
LAFOSSE ❄, Professeurs.
LARROQUE,
GOURDON,
SERRES,
ARLOING,
MAURI, Chefs de Service.
BIDAUD,


――✾oo✾――


PROGRAMME D’EXAMEN

instruction ministérielle
du 12 octobre 1866.


THÉORIE Épreuves
écrites
Dissertation sur une question de Pathologie spéciale dans ses rapports avec la Jurisprudence et la Police sanitaire, en la forme soit d’un procès-verbal, soit d’un rapport judiciaire, ou à l’autorité administrative ;
Dissertation sur une question complexe d’Anatomie et de Physiologie.
Épreuves
orales
Pathologie médicale spéciale ;
Pathologie chirurgicale ;
Manuel opératoire et Maréchalerie ;
Thérapeutique, Posologie, Toxicologie, Médecine légale ;
Police sanitaire et Jurisprudence ;
Agriculture, Hygiène, Zootechnie.
PRATIQUE Épreuves
pratiques
Opérations chirurgicales et Ferrure ;
Examen clinique d’un animal malade ;
Examen extérieur de l’animal en vente ;
Analyses chimiques ;
Pharmacie pratique ;
Examen pratique de Botanique médicale et fourragère.

À MES BONS PARENTS

——

À MES MAÎTRES DE L’ÉCOLE DE TOULOUSE

——

À TOUS CEUX QU’IL M’A ÉTÉ DONNÉ D’AIMER.

INTRODUCTION


Habitant un pays où la culture du tabac se fait en grand pour les besoins de nos manufactures et où, comme conséquence, les accidents dus à l’ingestion de cette plante chez nos animaux domestiques sont assez fréquents, j’ai pensé qu’un petit travail sur la matière pourrait avoir son utilité. C’est ce qui m’a engagé à essayer de traiter ce sujet.

Trop souvent, le planteur manque des locaux indispensables à la dessiccation de sa récolte, et est obligé d’employer à cet effet tous les recoins de son habitation. Il la suspend, par exemple, dans un grenier contenant le foin, la paille, l’avoine, l’orge, etc., destinés à la nourriture de ses animaux au-dessus de ceux-ci. Des feuilles se détachent, tombent dans la crèche ou sur les matières alimentaires précitées et peuvent ensuite être facilement dégluties. Ou bien, les aliments s’imprègnent des principes volatils s’échappant de la plante pendant que sa dessiccation s’opère ou du suc laiteux s’écoulant de la surface de section des tiges. On comprend qu’alors leur emploi est dangereux et que fâcheuses peuvent en être les suites. Les animaux s’échappent aussi quelquefois des prairies pour aller dans les champs de tabac ; mais généralement, leur gardien arrive à temps pour les empêcher d’en avaler une quantité suffisante pour produire autre chose que quelques symptômes légers d’intoxication. Du reste, la plante dans cet état n’agit plus avec la même activité ; nous expliquerons plus tard pourquoi. Il peut encore se faire que le tabac étant exposé au soleil, ils saisissent en passant quelque manoque (paquet de dix feuilles) et la déglutissent rapidement avant que leur conducteur ait pu s’y opposer.

Tous nos animaux domestiques sont exposés à ce genre d’empoisonnement, mais c’est sur le bœuf qu’on a lieu de l’observer le plus fréquemment. M. Lanusse a cherché à expliquer ce fait par l’imperfection des organes du goût et de l’odorat dans cette espèce. Si on les examine, on est, en effet, porté à admettre son opinion, car les papilles gustatives sont recouvertes d’un épithélium très épais, comme corné, la mastication est très incomplète avant la déglutition, la muqueuse olfactive peu sensible, les volutes ethmoïdales et les cornets, sièges essentiels du sens de l’odorat, peu développés, les ailes du nez épaisses et peu mobiles. Comment la concilier cependant avec la difficulté que l’on éprouve à faire manger ou boire un bœuf même pressé par la faim ou par la soif, lorsqu’un animal d’une autre espèce a flairé ou humé les aliments ou les boissons qu’on lui présente ?


DE L’EMPOISONNEMENT PAR LE TABAC
§ 1. Historique

Le tabac, originaire d’Amérique, n’est cultivé en Europe que depuis environ trois siècles. Les Indiens l’employaient principalement comme plante médicinale, mais aussi à cet usage bizarre qui consiste à en aspirer la fumée et qui s’est si vite répandu chez nous. Lorsque Christophe Colomb débarqua à San-Salvador, il trouva les naturels fumant une feuille sèche de tabac au travers d’un roseau qu’ils appelaient tabaco ; la plante tirerait donc son nom du tabaco et non de l’île de Tabago comme on l’a dit, laquelle lui doit évidemment le sien. Colomb envoya de la graine de tabac en Europe vers 1518, et 40 ans plus tard, sous François II, Nicot, notre ambassadeur en Portugal, qui en avait reçu du grand prieur de Lisbonne, l’introduisit en France. On l’appela alors nicotiane pour rappeler le nom de son importateur, herbe de l’ambassadeur, herbe sainte, herbe du grand-prieur, herbe de Sainte-Croix. Mais en Europe, on ne se contenta pas de le fumer seulement, on se mit à le priser, et Catherine de Médicis elle-même, ayant contracté cette singulière habitude, on désigna le tabac sous le nom de médicie ou herbe à la reine. L’élan était donné, le tabac devint à la mode. En vain Jacques Ier en Angleterre et Urbain VIII en Italie, essayèrent-ils d’en interdire l’usage, ils ne réussirent qu’à le répandre davantage. Ne suffit-il pas qu’une chose, passée inaperçue jusque-là, soit défendue pour que chacun soit taquiné par le désir de la connaître ? Parmentier ne fut-il pas obligé d’user d’un habile subterfuge pour engager ses concitoyens à manger le tubercule de la pomme de terre ? Ici, pourtant, il s’agissait d’une importation heureuse, utile.

En France, le gouvernement ayant compris tout le parti qu’il y avait à tirer du tabac, s’empara du monopole de sa préparation et de son commerce à l’intérieur, ce qui constitue une des branches les plus importantes du revenu public. La Franche-Comté, la Flandre, l’Alsace, eurent d’abord le privilège de cette culture ; mais, plus tard, la Constituante qui nivelait tout, abolit en 1791 le monopole et les privilèges. En 1810, ils furent rétablis l’un et l’autre. La culture du tabac, soumise à un grand nombre de formalités, souvent fort ennuyeuses pour le planteur, est aujourd’hui autorisée dans les départements suivants : Bas-Rhin, Corse, Ille-et-Vilaine, Lot, Lot-et-Garonne, Nord, Pas de-Calais, Gironde, Landes, Dordogne.

§ 2. Caractères botaniques et composition chimique.

1o Caractères botaniques. Cette belle plante appartient au genre nicotiana, de la famille des solanées, dont voici les caractères :

Calice en cloche ou urcéolé, à cinq divisions inégales ; corolle infundibuliforme, à limbe évasé, plissé, divisé en cinq lobes. Le fruit est une capsule à parois minces, à deux loges s’ouvrant en deux valves longitudinales dans le sens de leur nervure médiane ; il adhère au calice par sa base. Les graines sont très-petites et très-nombreuses.

Ce genre comprend deux espèces :

Nicotiana tabacum (nicotiane tabac). Plante annuelle sous nos climats, tandis qu’en Amérique, elle peut vivre de dix à douze ans, pubescente et glutineuse dans toutes ses parties, atteignant une hauteur de 1 à 2 mètres. La tige est dressée, robuste, cylindrique, fistuleuse, rameuse à son extrémité ; elle est pourvue de feuilles très longues et très larges, molles, alternes, oblongues, acuminées, sessiles, embrassantes, planes ou ondulées, atteignant parfois, après l’écimage et par la culture, la longueur de 1 mètre et même de 1 mètre 10 à 1 mètre 20. Les fleurs, assez grandes, sont disposées en panicules étendues et terminales ; corolle très longue, à tube verdâtre, pubescent, à limbe rosé, étalé, à lobes courts ; capsule ovoïde, floraison d’août à septembre.

C’est de cette espèce que dérivent les variétés cultivées en grand.

Nicotiana rustica (nicotiane ou tabac rustique). Celle-ci diffère de la précédente par sa taille moins élevée, car elle n’atteint guère qu’un mètre de hauteur, ses feuilles pourvues d’un pétiole, épaisses, ovales, obtuses, sa corolle d’un jaune verdâtre, un peu rétrécie au col, au-dessous du limbe dont les lobes sont courts et obtus ; floraison de juillet à septembre.

2o Composition chimique. D’après Posselt et Reimann, les feuilles se composent de :

Nicotine, Chlorophylle, Acide mallique,
Nicotianine Albumine végétale Malate de chaux,
Extractif, Gluten, Citrate de chaux,
Gomme, Amidon.

En outre, quelques tabacs de France et de La Havane contiendraient accidentellement de l’iode, d’après Chatin et Casaseca. Banal a aussi constaté dans le jus des feuilles de tabac la présence d’un acide particulier qu’il a désigné sous le nom d’acide tabacique, et qui ne serait qu’un mélange d’acide malique et d’acide citrique d’après Goupil.

Nicotine. C10 H8 AZ (Barral et Ortigosa) ; C10 H7 AZ (Melsens et Schloesing). Le principe actif de la plante, la nicotine, existe à l’état de malate dans toutes ses parties. Elle a été découverte par Reimann et Posselt, étudiée par Boutron, Henry, Ortigosa, Barral. C’est un liquide incolore, volatil, d’une saveur brûlante, d’une odeur rappelant celle du tabac. Sa densité est de 1,048. Elle bout à 250°, est très inflammable et brûle avec une flamme fuligineuse. La lumière l’altère assez promptement et la colore en brun. Peu soluble dans l’eau, elle est très soluble dans l’alcool, l’éther, les huiles fixes et volatiles. Agissant à la manière des alcalis sur les papiers de tournesol et de curcuma, c’est une base puissante qui forme avec les acides des sels difficilement cristallisables, déliquescents, solubles dans l’eau, l’alcool et l’éther. Le chlorure de cobalt la précipite en bleu qui passe au vert. Avec l’eau iodée, elle donne lieu à un précipité jaune, avec la solution d’acide tannique à un précipité blanc abondant. La nicotine exerce une action foudroyante sur l’économie animale. Sa vapeur est si irritante, qu’on respire avec peine dans une pièce où l’on en a répandu une goutte. D’après Barral, un chien de moyenne taille meurt en moins de trois minutes si on la lui place sur la langue.

Les diverses espèces de tabac renferment des proportions très différentes de nicotine. Voici les résultats obtenus dans les analyses faites au laboratoire de la manufacture de Paris :

Noms des tabacs Nicotine pour 100
Virginie séché à 100° 6,87
Kentuky 
6,09
Maryland 
2,29
Lot 
7,96
Lot-et-Garonne 
7,34
Nord 
6,58
Ille-et-Vilaine 
6,29
Pas-de-Calais 
4,94
Alsace 
3,21

Les tabacs qui viennent sur un terrain graveleux ou sablonneux, à sous-sol argileux, sont ceux qui paraissent contenir le plus de nicotine. L’excrétion gommeuse qui recouvre les feuilles retient l’alcaloïde, l’empêche de se volatiliser. Or, il faut, pour que cette excrétion se produise, une température douce, soutenue ; le froid, en rendant la dessication plus longue, arrête ou retarde cette excrétion et permet à la nicotine de se dégager. On comprendra maintenant pourquoi les grands animaux peuvent manger presque impunément les feuilles vertes de tabac. La plante, dans cet état, contient beaucoup d’eau de végétation et l’excrétion gommeuse n’étant pas assez abondante, la nicotine se volatilise facilement.

C’est lorsque la feuille est arrivée à l’état de dessication, que M. Lanusse appelle de conservation, qu’elle produit ses effets les plus marqués. Cet état se présente ordinairement entre les mois de novembre et de décembre.

Nicotianine. La nicotianine, d’après Henry et Beutron-Charlard, n’aurait aucune influence sur les propriétés du tabac. C’est une substance sébacée semblable au camphre, à odeur de tabac, à saveur aromatique et amère, volatile, insoluble dans l’eau, soluble dans la potasse, insoluble dans l’alcool et l’éther.
§ 3. Symptômes

Pour faciliter l’étude des symptômes, nous allons les diviser en trois périodes : la 1re période, ou de début ; la 2e, ou d’excitation, et enfin, la 3e, ou de coma.

1re Période, ou de début. Les effets du tabac se manifestent chez nos animaux domestiques surtout par les modifications qu’il apporte dans les fonctions du système nerveux. À cette période, on observe un léger tremblement musculaire dans les membres. D’après M. Lanusse, ce serait dans les muscles de la cuisse que ce tremblement commencerait à se montrer. Accélération de la respiration et de la circulation. Il y a diminution de la sensibilité ; les mouvements deviennent plus lents, les animaux sont agités, tristes, peu attentifs à ce qui se passe autour d’eux. Les tremblements signalés, partiels d’abord et de peu de durée, deviennent généraux et durent plus longtemps. La 2e période ou d’excitation commence.

2e Période, ou d’excitation. Anxiété, agitation extrême de la tête et des membres ; système musculaire vivement excité, grincement de dents, bouche écumeuse, salivation ; respiration plaintive ; peau chaude et conjonctive injectée, d’un rouge foncé ; yeux fixes, regard animé et farouche ; soif vive, ballonnement du ventre, coliques sourdes, attaques tétaniques ; station difficile, marche incertaine, diminution de la sensibilité générale plus marquée ; les membres postérieurs soutiennent à peine l’animal, la période de coma approche. Pendant le cours de cette période, le bœuf pousse parfois des mugissements violents, le cheval hennit et le chien fait entendre des cris plaintifs. Vomissements chez les carnivores et les omnivores.

3e Période, ou de coma. Le calme semble renaître, l’excitation et l’agitation générales se modèrent, la circulation et la respiration se ralentissent ; la conjonctive, de rouge foncé qu’elle était, passe au violet ; les paupières s’abaissent, le regard se voile et les pupilles se dilatent. Tête basse, lourde, les herbivores poussent au mur et les carnivores et les omnivores vomissent. Stupeur, perte de la sensibilité, de l’instinct et de l’intelligence ; faiblesse des membres postérieurs, paraplégie, pénis pendant, relâchement des sphincters et émission involontaire des excréments et des urines. Battements du cœur très faibles, pouls inexplorable, muqueuses très pâles, diminution de la chaleur animale, froideur des extrémités, arrachement facile des crins, chute sur le sol, sueurs froides et mort.

§ 4. Doses toxiques.

Ainsi qu’on a pu le voir par l’exposé des symptômes qui précèdent, la marche de l’empoisonnement est très rapide. Il importe donc que l’homme de l’art soit appelé le plus tôt possible. Les symptômes ne se manifestent pas toujours avec la même intensité. Il y a ici à tenir compte de l’âge, du tempérament, de la constitution des animaux, de leur état de santé ou de maladie, de la nature des aliments contenus dans l’estomac. Ce viscère absorbe beaucoup plus vite lorsqu’il est vide que lorsqu’il est plein. Si le tabac se trouve directement en contact avec la muqueuse, s’il est mélangé avec des substances sèches, foin, paille, son, avoine, etc., ses effets seront très rapides ; ils seront, au contraire, beaucoup plus lents, plus bénins, s’il contient des aliments verts ayant une grande quantité d’eau de végétation.

Quelle est la quantité de tabac nécessaire pour produire l’empoisonnement chez nos diverses espèces d’animaux domestiques ? On ne peut l’apprécier qu’approximativement, les expériences faites à ce sujet n’étant ni assez nombreuses, ni assez concluantes. De plus, nous l’avons déjà dit, tous les tabacs sont loin de contenir la même quantité de nicotine et les effets sont en raison directe de la proportion de cet alcaloïde ingérée. Il faudra, par exemple, qu’un animal prenne deux fois plus de tabac de l’Alsace que de celui du Lot-et-Garonne et surtout du Lot, pour que les désordres produits aient la même intensité. D’après M. Hertwig, 1 à 3 kilogrammes de tabac en feuilles n’auraient produit chez le cheval que le dégoût et une évacuation urinaire copieuse. Malgré toute l’autorité du nom de cet habile expérimentateur, nous doutons fort que cette quantité soit nécessaire pour produire des effets plus marqués. M. Hertwig n’a sans doute pas assez tenu compte de la qualité du tabac qu’il a employé dans ses expériences, car nous avons vu survenir des accidents sérieux à la suite de l’ingestion de quelques feuilles sèches seulement. Si les grands ruminants peuvent manger presque impunément le tabac frais et sur pied, en revanche ils sont facilement empoisonnés par celui qui est sec ou en voie de dessication. M. Hertwig a encore vu un de ces animaux succomber après l’ingestion de 2 kilogrammes de tabac sec. Nous sommes tout porté à croire qu’une dose bien inférieure eût été suffisante. M. Lanusse cite un cas dans lequel une feuille et demie aurait produit un empoisonnement très grave. Il est vrai qu’on avait administré à l’animal de l’eau vinaigrée dans le but d’empêcher l’intoxication de se produire, et que ce médicament, quoique préconisé pour ce cas, ne fait que favoriser l’absorption de la partie active du tabac. Néanmoins, cela peut faire supposer l’exagération des doses de M. Hertwig. Le tabac dont il s’est servi était probablement vieux, avait été mal récolté, mal soigné à la pente, la nicotine s’était volatilisée. En outre, ces tabacs avaient été sans doute produits dans le Nord, ce qui explique leur peu d’activité.

D’après le même observateur encore, 52 à 64, grammes suffiraient pour la chèvre. On ne possède aucun document à ce sujet sur le mouton et le porc. Le chien vomissant facilement, peut supporter de 4 à 8 grammes de tabac sec ; mais si le vomissement ne s’opère pas, ces doses peuvent l’empoisonner.

Enfin, nous avons vu les oies s’empoisonner très facilement en avalant quelques parcelles de feuilles même vertes sur pied.

§ 5. Lésions

Les lésions se remarquent principalement dans les centres encéphaliques, les systèmes circulatoire et digestif.

Les vaisseaux de la substance cérébrale sont fortement injectés de sang. Cette même altération se fait observer dans les plexus choroïdes du cerveau et du cervelet, dans la pie-mère, qui sont distendus par un sang noir. L’arachnoïde contient une sérosité sanguinolente ; il y en a aussi dans les ventricules et entre la pie-mère et cette membrane. Le sang s’épanche parfois entre le crâne et la dure-mère, entre cette membrane et l’arachnoïde.

Les poumons sont plus denses qu’à l’état normal, gorgés de sang, parsemés de taches livides ; sur les plèvres se montrent de larges ecchymoses. Les oreillettes et les ventricules sont remplis de caillots sanguins noirâtres et mollasses.

La muqueuse de l’estomac paraît avoir été le siége d’une violente inflammation ; elle est rouge, violacée, gangrenée par places, se détache quelquefois par lambeaux. À sa surface on trouve les feuilles de tabac qui ont été ingérées. Chez les ruminants, c’est surtout dans le rumen qu’on les rencontre, mais il peut y en avoir dans le réseau, le feuillet et la caillette.

Maintenant que nous connaissons les lésions, nous allons essayer d’en déduire un traitement rationnel.

§ 6. Traitement

Nous passons à la partie la plus importante de notre travail, le traitement. Le plus ordinairement il arrive, en effet, qu’avant que les symptômes se déclarent, le propriétaire sait que son animal a avalé du tabac et est prévenu d’avance de ce qui va arriver ; aussi appelle-t-il immédiatement le vétérinaire, de sorte que celui-ci n’a qu’à appliquer le traitement. Ce traitement peut consister en des moyens médicamenteux et en des moyens chirurgicaux.

MOYENS MÉDICAMENTEUX

Les symptômes de l’intoxication se manifestant rapidement, il y a, comme dans tous les empoisonnements aigus, deux indications à remplir : 1o empêcher l’absorption du poison ; 2o neutraliser les effets du poison absorbé.

A. Empêcher l’absorption du poison. Pour arriver à ce résultat, il y a à employer des moyens expulsifs ou évacuants, des moyens physiques ou enveloppants et, enfin, des moyens chimiques ou contre-poisons.

1o Moyens expulsifs ou évacuants. Les vomitifs peuvent être d’un grand secours ; malheureusement, on ne peut les employer que chez le chien et le porc, ces animaux seuls, parmi nos espèces domestiques, ayant la faculté de vomir avec facilité. On peut donc administrer dans ce but l’émétique et l’ipécacuanha aux doses suivantes :

Porc. Emétique 30 centig. à 1 gram.
- Ipécacuanha 50 - à 2 -
Porc. Emétique 10 - à 20 centig.
- Ipécacuanha 10 - à 1 gram.

Les purgatifs pourraient être aussi de quelque utilité, mais leurs effets sont un peu trop lents.

2o Moyens physiques ou enveloppants. On doit comprendre qu’il est indispensable que les matières toxiques restent le moins longtemps possible en contact avec les surfaces absorbantes. Les moyens enveloppants remplissent non-seulement cette indication, mais encore retardent considérablement le passage de ces matières dans le torrent de la circulation. On emploie dans ce but les huiles grasses, les solutions gommeuses, mucilagineuses et gélatineuses concentrées, la solution aqueuse ou alcoolique de savon, l’eau farineuse, etc.

3o Moyens chimiques ou contre-poisons. Beaucoup d’alcaloïdes, sous l’influence des alcalis caustiques fixes, s’altèrent, perdent leur composition chimique et par suite leurs propriétés chimiques. La potasse, la soude, la chaux, ne pourraient-elles pas être utilisées ici très avantageusement ? Nous avons vu précédemment que l’iode et l’acide tannique ont la propriété de donner des précipités avec la nicotine. On peut donc employer le tannin ou le remplacer par le tan, l’écorce de chêne, les glands de chêne en décoction, etc.

L’iodure de potassium ioduré est plus efficace, mais aussi beaucoup plus cher. M. Bouchardat, qui l’a beaucoup préconisé, le prépare de la manière suivante : eau distillée 1 litre, iodure de potassium 20 gr. et iode 10 gr. ; on peut dissoudre le sel dans l’eau et l’on ajoute l’iode peu à peu. On peut remplacer l’iodure de potassium ioduré par la teinture d’iode, qui paraît avoir la même efficacité. Nous croyons, cependant, devoir faire remarquer que, d’après le docteur Gallard, les composés insolubles que certaines substances forment avec les alcaloïdes dans les verres à réactifs, peuvent devenir solubles dans les liquides sécrétés par la muqueuse gastro-intestinale. Le vinaigre et l’eau vinaigrée ont été préconisés contre l’empoisonnement par les narcotiques et les nartico-âcres, par Tissot, Rodet, Orfila, M. Perry. Les observations de M. Perry, sous ce rapport, sont tout-à-fait en contradiction avec celles de M. Lanusse. Nous croyons, avec M. Lanusse et M. Tabourin, que l’acide acétique dissolvant les alcaloïdes au lieu de les précipiter, est plutôt propre à favoriser l’absorption qu’à l’empêcher. D’après M. Schlœsing, la fermentation fait perdre au tabac les deux tiers de sa nicotine, tandis que l’autre tiers passe à l’état d’acétate. Partant de là, ne hâte-t-on pas déjà, par l’administration du vinaigre ou de l’eau vinaigrée, la volatilisation des deux premiers tiers de la nicotine ? Néanmoins, leur emploi est utile pour combattre l’inflammation de la muqueuse gastro-intestinale, lorsque chez les ruminants et les oiseaux on a retiré, de la panse chez les premiers, du gésier chez les seconds, la substance vénéneuse.

B. Neutraliser les effets du poison absorbé. Lorsqu’un poison est parvenu dans le sang, on doit chercher à amoindrir, à annuler ses effets sur l’organisme par l’emploi des antidotes ou contre-poisons dynamiques, et à hâter son expulsion par des évacuants. Les antidotes, on le sait, doivent agir d’une façon tout-à-fait opposée à celle des poisons dont on a à combattre les effets. À la période de coma, donc, les animaux étant très faibles, il convient de relever l’économie par des infusions stimulantes. M. Lanusse a préconisé l’infusion de café dans ce but. Par son emploi, on augmente beaucoup l’activité du système nerveux et celle de tout l’organisme. On devrait aussi attendre de bons effets de l’emploi du vin de quinquina.

Pour favoriser l’élimination des molécules toxiques, on pourrait encore administrer des médicaments évacuants, diurétiques, sudorifiques, purgatifs, etc.

MOYENS CHIRURGICAUX

Nous avons vu, par l’exposé des symptômes et des lésions, que le sang a une grande tendance à se porter vers les centres nerveux et à déterminer l’apoplexie ; en même temps que l’on combat cette tendance par la saignée, on lui enlève une partie du poison absorbé. Cette action est encore aidée par des frictions sinapisées et des sinapismes sur les quatre membres.

Chez les ruminants, si l’on est appelé avant la manifestation des symptômes, la gastrotomie est très bien indiquée. L’opération n’a généralement pas de suites fâcheuses. M. Lanusse s’en est très bien trouvé, mais ce moyen ne doit être mis en pratique que lorsque la quantité de tabac prise par l’animal est très considérable et que, nous le répétons, les premiers symptômes de l’empoisonnement n’ont pas encore apparu. Il arrive quelquefois qu’on ne trouve pas le tabac ingéré dans le rumen ; il peut se faire qu’il soit passé dans le réseau, le feuillet ou la caillette. Dans ce cas, on perd évidemment les bénéfices de l’opération.

Chez les oiseaux, on peut dans les mêmes conditions faire une ponction étroite au jabot, et après l’avoir vidé, terminer par une suture.


Nous avons indiqué les divers moyens à employer pour combattre l’empoisonnement par le tabac. Voyons actuellement l’ordre qu’il faut suivre dans leur application.

Si l’on est appelé avant l’apparition des symptômes, ou doit chez les ruminants, si la quantité de tabac ingéré est considérable, pratiquer la gastrotomie, la ponction du jabot chez les oiseaux, et calmer après l’inflammation gastrointestinale par l’emploi de l’eau vinaigrée, chez les carnivores provoquer l’expulsion par les vomitifs, l’ipécacuanha, l’émétique et, enfin, chez tous les animaux, même les précédents, après avoir agi ainsi qu’il vient d’être dit, faire usage des moyens chimiques enveloppants, des purgatifs, des contrepoisons.

Si les effets commencent à se manifester, il faut attendre que la période de coma arrive, c’est-à-dire le moment où le passage de la nicotine dans le sang s’est complètement effectué, à moins que l’état alarmant du sujet ne force absolument à agir. Alors, on saigne immédiatement, à la jugulaire chez les grands animaux, à la saphène chez le porc et le chien, à l’humérale chez les oiseaux ; puis, on fait des frictions sinapisées et on place des sinapismes sur les quatre membres ; au besoin, cette saignée peut être réitérée. On peut employer aussi les lavements d’eau de savon et de sel marin, les diurétiques, les sudorifiques. Il faut encore calmer l’inflammation gastrique par les émollients. Enfin en dernier lieu, en raison de la faiblesse extrême de l’animal, on doit faire usage des stimulants, pour relever les forces abattues, du café, par exemple ; le vin de quinquina produirait aussi dans ce cas d’excellents résultats.

§ 7. Moyen de reconnaître par l’analyse à l’autopsie, si un animal a été empoisonné par le tabac

Il peut se faire qu’un animal soit empoisonné, intentionnellement, par la main de l’homme, avec l’extrait aqueux de tabac, ou bien, nous l’avons dit, par des aliments imprégnés d’émanations provenant du tabac ou du suc laiteux s’écoulant par la surface de section des tiges, et il importe de savoir le reconnaitre à l’autopsie. Ici, pas de traces de feuilles qui puissent déceler le poison, une analyse devient indispensable.

Si on soupçonne que l’animal est mort à la suite d’un empoisonnement de ce genre, voici comment il faut procéder pour s’en assurer :

On ouvre le tube digestif, et on prend quelques matières solides et liquides contenues dans l’estomac et le commencement de l’intestin. Ces matières doivent avoir une odeur de tabac. Elles sont mêlées à de la potasse caustique et distillées au bain-marie, dans une cornue munie d’un récipient. La potasse déplace la nicotine, et celle-ci doit se trouver dans le récipient avec le produit liquide qui s’y dépose. Ce produit est alors neutralisé par un acide et évaporé à sec au bain-marie ; on traite le résidu ainsi obtenu par un peu de potasse ou de chaux qui rend la nicotine de nouveau libre. On reprend par l’éther, on abandonne la solution à l’évaporation spontanée, et il est facile de voir la nicotine apparaître bientôt sous forme de gouttelettes huileuses.

Pour s’assurer que l’on a bien affaire à cet alcaloïde, on traite les gouttelettes huileuses obtenues par les réactifs caractéristiques. On en imprègne d’abord une baguette (le verre ; si on expose ensuite cette baguette aux vapeurs d’acide chlorhydrique, il doit apparaître un nuage blanc comme pour l’ammoniaque. En traitant par la solution aqueuse la solution de chlorure d’or, on doit avoir un précipité jaune-rougeâtre, très soluble dans un excès de réactif. Le chlorure de cobalt doit donner un précipité bleu passant au vert, insoluble dans un excès, l’eau iodée un précipité jaune. Enfin, avec la solution d’acide tannique, on doit obtenir un précipité blanc abondant. Tels sont les différents moyens que l’on doit employer pour arriver à la détermination de la présence de la nicotine.