De l’Unité des littératures modernes



DE L’UNITÉ
DES
LITTÉRATURES MODERNES.[1]

L’histoire littéraire n’a été long-temps, en France, que le tableau des époques de Périclès, d’Auguste, de Léon X, de Louis XIV : tout ce qui entrait dans cette division était l’objet naturel et ordinaire de la critique ; au contraire, ce que cette classification n’embrassait pas était négligé ou plutôt retranché de la tradition, et passait pour faux ou inutile. Sur ce principe, la poésie orientale, l’espagnole, l’anglaise, l’allemande, et même, jusqu’à un certain point, l’italienne avant Pétrarque, la française avant Malherbe, furent considérées comme de bizarres exceptions, qui, ne pouvant trouver de place dans la nomenclature accoutumée, étaient dans l’art ce que les monstres sont dans la nature. D’ailleurs, ce petit nombre d’époques choisies, et que l’on appelait justement les grands siècles, étaient presque toujours envisagées indépendamment l’une de l’autre. Ni liens, ni traditions, ne les unissaient dans l’esprit des commentateurs ; l’une après l’autre, chacune d’elles apparaissait comme une génération spontanée, qui, n’ayant point eu d’ancêtres, n’avait point de successeurs.

Le siècle auquel ce genre de critique a surtout été appliqué est celui de Louis XIV. Sujet ordinaire de la discussion des écoles, souvent il est devenu sous la plume des écrivains un argument que chacun faisait tourner au profit de son système ou de ses œuvres. Le moyen le plus ordinaire pour cela, était de l’isoler, comme un point unique dans la durée. On s’efforçait d’en faire ressortir les différences d’avec tout ce qui l’entourait ; par là on croyait le grandir. En le séparant de ses origines naturelles, des traditions du christianisme et de la féodalité, on lui faisait une condition différente de celle de tous les autres siècles. Il semblait naître de lui-même, couronné de ses mains, naturellement et nécessairement investi d’une sorte de royauté légitime sur toutes les autres parties du temps ; monarque absolu de la durée, qui, ne devant rien qu’à soi, rapportant tout à soi, sans relation avec le passé, sans penchant pour l’avenir, aurait pu dire sur son trône solitaire, en changeant le mot de son héros : L’éternité, c’est moi !

Ainsi cette époque était comme suspendue et égarée dans le temps ; ou, ce qui revient au même, si l’on cherchait quelque part ses origines, on les trouvait toutes dans le siècle d’Auguste. En vain dix-sept cents ans les séparaient ; cet intervalle semblait un espace vide à travers lequel ces deux époques jetées sur le même plan, et, pour ainsi dire, dans le même moule, pouvaient sans obstacle se rapprocher et s’étreindre. Le génie chrétien, qui était au fond du dix-septième siècle, fut négligé par la critique, qui étala au contraire, à plaisir, les ressemblances de la poétique de ce temps avec la poétique païenne ; on se figurait dans Rome une antiquité moderne, dans Versailles une France antique ; et sur ce terrain imaginaire, abrégeant des deux côtés la distance qui séparait Auguste de Louis XIV, on confondait ces deux civilisations dans une alliance doublement impossible. Séparée par un abîme de l’esprit des littératures étrangères, l’époque française paraissait faite, comme le disait Voltaire, pour servir de reproche à toutes les autres ; et sur ce fondement on heurta pendant cinquante ans les doctrines et les noms. Racine contre Shakspeare, Boileau contre Dante, Corneille contre Calderon. Détourné de son caractère social, le siècle de Louis XIV devint une sorte de bélier antique incessamment dressé contre tous les monumens du génie moderne, dans le reste de l’Europe.

Cette tendance avait été celle du XVIIIe siècle ; accrue et imposée par Voltaire, elle devint bientôt générale ; les peuples étrangers renièrent leur passé pour se plier à l’imitation de la poétique de Versailles. Comme autant de barbares, ils s’attelèrent, captifs, au char du siècle de Louis XIV, et, les mains liées, ils ornèrent volontairement ce triomphe. Il y eut un moment où Boileau régna sans partage depuis Cadix jusqu’à Pétersbourg. Mais cette soumission dura peu ; la réaction ne manqua pas d’éclater ; elle eut pour chef Lessing. Cette révolution dans la critique fit paraître, à quelques égards, plus d’intolérance que l’école qui l’avait précédée. À l’inspiration qui se révélait chez les étrangers, se mêlaient les souffrances de l’orgueil national trop long-temps comprimé ; aussi, cette révolution dans les lettres eut-elle quelque chose de l’effervescence d’une révolution politique ou religieuse. C’est avec une sorte de fureur qu’on déchira le testament du grand siècle. Klopstock puisa dans ses rancunes une partie de son ardeur lyrique. Dans une épître fameuse, Schiller acheva de détrôner en Allemagne les modèles français, qu’il appelait les faux dieux. Les deux Schlegel prêtèrent aux passions des poètes le secours de l’érudition et des systèmes. Traqué dans son gîte, le vieux siècle fut à son tour renversé et dépouillé. Il n’y eut si mince critique, portant bât, qui ne donnât son coup de pied au lion terrassé. Corneille, Racine, Boileau, Voltaire, durent alors céder à Shakspeare, à Dante, à Calderon, à Gœthe. Or, cette réaction ne s’arrêta pas en Allemagne ; elle passa en Angleterre, où elle produisit les Walter Scott, les Byron, l’école des lacs. Avec Mme de Staël elle parvint bientôt en France. Qui ne se rappelle le moment où celle-ci parut tout occupée de se dépouiller elle-même de ses souvenirs accoutumés ? Dans la hâte que l’on avait d’embrasser l’avenir, on rejetait le passé comme un obstacle ou un reproche.

De nos jours, cet abandon de la tradition française, cette conversion à l’influence des modèles étrangers, n’ayant pas produit, en un moment, tout ce que l’on semblait en attendre, beaucoup d’esprits commencent à hésiter dans leurs entreprises ; ils se demandent s’il ne conviendrait pas de renier ce que l’on vient d’adorer, et, renonçant aux hardies aventures, s’il ne serait pas opportun de rentrer dans le passé pour y chercher un refuge contre le découragement des uns et la témérité des autres ; et la critique, flottant ainsi de doctrine en doctrine, de réaction en réaction, d’intolérance en intolérance, également incapable de fonder ou de détruire, ne sait que s’annuler elle-même au sein d’une perpétuelle mobilité : ce qui explique pourquoi, malgré l’esprit de raisonnement propre à notre époque, la poésie s’y est plus souvent rencontrée que l’art d’en bien juger. Gœthe, Byron, Chateaubriand, ont paru en même temps ; mais du choc continuel des écoles, quelle doctrine, quelle poétique a-t-on vu sortir ? Et, de bonne foi, où est le critique, en Europe, depuis Lessing ?

Pour sortir de cette extrémité, il semble qu’il reste un seul moyen, qui est d’envisager si les deux écoles, jusqu’à présent aux prises, et qui ne peuvent être vaincues l’une par l’autre, n’ont pas un principe commun, également faux dans l’une et dans l’autre. Or, si l’on poursuit cette recherche, il n’est pas difficile de découvrir qu’en effet ces doctrines opposées reposent sur la même idée, ou plutôt sur la même hypothèse, et qu’elles sont incompatibles parce qu’elles ont le même vice. Cette idée propre à l’une et à l’autre, est celle-ci : que le siècle de Louis XIV, sujet de tout le débat, est sans lien visible avec le moyen-âge, sans relation intime avec les origines de l’humanité moderne, qu’il n’est point de la même famille que les siècles qui le précèdent et que ceux qui le suivent, que ses tendances véritables d’art et d’imagination se rattachent au siècle d’Auguste. Car la même idée qui servait à ses partisans pour l’isoler de la foule et l’élever au-dessus des monumens des littératures étrangères, servait au contraire à ses adversaires pour le rabaisser et l’exclure des sympathies des peuples modernes. Ce que les uns appelaient génie d’imitation, les autres l’appelaient artifice. Ce qui passait ici pour antique, passait là pour suranné. La bienséance était travestie en froideur et la science en plagiat. Des deux côtés, l’on s’était réuni pour arracher au chêne gaulois ses racines dans le sol de l’Europe. Le moyen, après cela, de s’étonner qu’il eût paru céder si vite à la première tempête !

En un mot, l’art du siècle de Louis XIV a-t-il sa place naturelle dans la tradition féodale et chrétienne ? Est-il né, au cœur de l’humanité, des sentimens propres à nos temps, communs à nous et aux peuples étrangers ; ou bien, détaché de la chaîne des âges, né de lui seul ou du hasard, interrompt-il, brise-t-il, par une exception éclatante, la série continue des formes du passé, semblable par là à ces êtres auxquels on ne découvre point d’analogue prochain dans l’échelle de l’organisation ? En d’autres termes, les doctrines de cette époque sont-elles si exclusivement nationales, qu’elles ne peuvent avoir rien de commun avec la poétique italienne, avec l’anglaise, l’allemande ou l’espagnole ? La tradition de l’art français doit-elle et peut-elle s’alimenter uniquement de sa propre substance ? et, éternellement borné à lui seul, sans nul concours étranger, le siècle de Louis XIV, est-il condamné à un magnifique ostracisme au sein de l’humanité moderne ? Les uns disent : « C’est une idole qu’il faut adorer ; » les autres : « C’est une momie qu’il faut ensevelir. » Ne serait-il pas plus vrai de dire : « C’est une tradition vivante qui s’allie et se plie éternellement au génie de l’avenir ? »

La réponse à ces questions serait bien facile si l’on se contentait d’interroger les critiques qui se sont faits, de leur propre autorité, les courtisans officiels ou, pour mieux dire, les grands maîtres de cérémonie du grand siècle : suivant eux, quelle idée devrait-on se former du caractère et des habitudes d’esprit de ce temps ? Un génie prudent, il est vrai, un goût tempéré par un bon sens infaillible, une langue plutôt ornée que riche, de la science, de l’étude, de la maturité, de la circonspection ; d’ailleurs peu d’élévation, encore moins d’étendue, point d’élan ni de sublimes témérités ; ce ne seraient partout que chaînes, entraves, barrières, assujettissement ; un échafaudage de règles, de restrictions, de servitude, partout substitué à l’image de la sage et heureuse liberté du génie, un art janséniste emprisonné dans une royale bastille. En vain l’ame étouffée sous cet amas de règles arbitraires, tendues autour d’elle comme autant de pièges, aspirerait à l’air libre. Cette indépendance aurait été en effet le partage des Grecs ; ils auraient pu, d’une marche légère, gravir les hauteurs de l’art, et le cheval aux flancs ailés aurait été pour eux une vérité littérale. Les étrangers auraient aussi le droit de risquer leur esprit dans les sublimes spéculations : devant eux s’ouvrirait la carrière des pensées hardies ; mais le génie français serait d’une toute autre nature ; comme Louis XIV retenu au bord du grand fleuve, pendant la bataille, vainement il

Se plaint de sa grandeur qui l’enchaîne au rivage.


L’eau, l’air, le ciel lui sont interdits ; il ne pourrait, sans se compromettre ni courir ni voler ; à peine lui permettent-ils de marcher, tant leurs imaginations effarouchées supposent d’embûches autour de lui, tant ils aperçoivent en chaque chose de périls pour sa constitution ! Ils savent exactement le nombre d’images qu’il peut supporter sans peine ; non-seulement ils lui comptent les métaphores, mais ils lui mesurent aussi par avance la part d’idées, de sentimens, de philosophie, d’imagination, d’amour, de poésie, de religion, qu’il est en état d’endurer. Ils lui tracent doctement pour enceinte la borne de leur intelligence, et ils disent au flot : Tu n’iras pas plus loin. Ils enlacent le géant Gulliver des mille petits fils de leur entendement, et, après ce beau travail, quand ils l’ont ainsi lié, enchaîné, muselé, ils triomphent de l’avoir ramené à leur hauteur, et c’est cette affreuse impuissance de rien oser à laquelle ils le supposent réduit, c’est cet excès d’indigence morale, qu’ils exaltent comme la marque de la supériorité de l’esprit français sur tous les autres ! Oh ! les maladroits admirateurs ! Qui n’aimerait mieux d’habiles adversaires !

Ils n’altèrent pas moins les plus belles plantes de l’intelligence humaine que les faiseurs de systèmes n’altèrent dans leurs classifications les plantes des forêts : les siècles dorment dans leurs fausses théories comme les nobles végétaux dans le fond d’un herbier ; qui pourrait reconnaître sans effort, à ces restes flétris, les fleurs printanières de la montagne ? où sont leurs rapports avec la terre, et l’eau, et le soleil ? De même, qui pourrait reconnaître dans ces lambeaux de systèmes les œuvres éternellement vivantes de la pensée ? que sont devenues leurs relations avec les temps et les choses, et le grand horizon des destinées humaines ?

Le XVIIe siècle a encore aujourd’hui pour commentateur le XVIIIe, qui partout le refait à son image.

En effet, si l’on peut affirmer quelque chose, c’est au contraire que les pensées du siècle de Louis XIV sont naturellement ailées à la manière de celles de Platon. Au souffle de la philosophie de Descartes, elles s’élèvent d’un facile essor. Ce n’est pas seulement Mallebranche, Pascal et les tristes reclus de Port-Royal, qui sont emportés sur ces hauteurs ; les gens du monde s’y rencontrent aussi, comme à une fête de l’intelligence. Et si cette époque a une supériorité évidente sur les temps qui l’ont suivie, si les moindres circonstances de la vie y sont ornées d’une sorte d’élégance morale qui semble émaner de l’intérieur même des choses, c’est que tout ou presque tout était saisi de cette sublime folie de l’idéalisme que l’on a tant reprochée, de nos jours, à quelques écoles étrangères. À vrai dire, le siècle de Louis XIV n’a le visage composé, pédantesque et contraint, que dans les livres des commentateurs et sur le banc des écoles littéraires ; hors de là, je le trouve bien plus conforme à ce qu’en disait un correspondant de Mme de Sévigné : « Le siècle est fort plaisant. Il est régulier et irrégulier, dévot et impie, adonné aux hommes et aux femmes, enfin de toutes sortes de genres de vie. » C’est en effet son caractère que cette multiplicité de figures et de types. Au lieu d’appartenir exclusivement à une idée, c’est le siècle des transitions et des nuances par excellence. Plus près du goût de l’antiquité que les hommes d’aujourd’hui, plus près du génie moderne que les écoles de la renaissance, au lieu de diviser les temps, il les unit, et l’idée qu’il s’en fait est celle d’une composition harmonieuse de la Providence. Sociable par instinct, il a des relations et des convenances avec tous les foyers de la civilisation. Placé comme une porte triomphale à l’issue des temps anciens, à l’entrée des temps modernes, il conduit à l’antiquité avec Boileau, au moyen-âge avec La Fontaine, à l’avenir avec Fénelon, à la foi avec Bossuet, au doute avec Bayle, au sensualisme avec Gassendi, au monde avec Saint-Simon, au cloître avec Bourdaloue. Comme je l’ai dit plus haut, il s’appuie sur la philosophie de Descartes, laquelle repose elle-même sur le doute universel, en sorte que la foi de cette époque touche par un point au scepticisme de la nôtre. D’ailleurs, pour le rattacher à d’autres temps, la scolastique du XIIIe siècle survit dans les sermonnaires, l’esprit de chevalerie dans les inventions du théâtre. La pièce par laquelle le génie français commence à éclater, le Cid, n’est-elle pas puisée au cœur même du moyen-âge ? Loin même que la féodalité soit entièrement extirpée de l’esprit de ce temps, qu’est-ce que cette galanterie tant reprochée à notre scène, si ce n’est l’héritage des passions affaiblies et surannées des romans de Charlemagne et de la cour d’Arthus ? Aricie, Junie, ne sont-elles pas de la même famille que les châtelaines de nos trouvères ? Le sentiment des aventures, l’amour des vieilles tourelles, des grands coups d’épée, où parurent-ils jamais mieux et plus naturellement que dans les lettres de Mme de Sévigné ? Où l’épopée des serfs, l’apologue, s’est-elle montrée avec plus d’indépendance que dans la langue moitié féodale, moitié homérique de La Fontaine ? Croit-on sincèrement que l’auteur d’Athalie n’est pas plus près de Milton que de Sophocle ? Ce siècle est d’une nature si composée, si mêlée, que chacun de ses personnages porte en lui plusieurs hommes. Je crois apercevoir que dans Mallebranche il y a du Platon et du saint Paul, dans Bossuet de l’Isaïe et du saint Bernard. Ce qui fait l’originalité de cette époque, c’est l’accord de deux civilisations, de deux religions, ou plutôt de deux mondes, que l’on retrouve dans chaque monument. Pascal est le seul homme dans lequel ces deux génies et ces deux voix ne soient pas harmonieusement mariés et confondus. La scolastique se débat en lui contre le scepticisme, saint Thomas contre Descartes, le moyen-âge contre la renaissance. De là le caractère poignant de sa philosophie ; ce n’est pas un système, c’est un drame.

Ainsi le siècle de Louis XIV tient aux origines et aux littératures des peuples modernes par la chevalerie, par la philosophie, par la religion, en un mot par tous les liens de la pensée et de la tradition.

Chez lui, les apparences seules sont païennes ; l’ame est toute chrétienne.

Avez-vous jamais considéré, à Rome, de quelque colline éloignée, la coupole de Saint-Pierre ? L’ordre d’architecture, le dôme romain, jusqu’à l’éclat des marbres, au luxe des colonnes, tout vous dit que vous avez devant les yeux un temple païen. Montez les degrés qui mènent au seuil, entr’ouvrez les portes de bronze : vous découvrez d’abord, sous ce toit profane, la croix sur chaque autel, les aubes et les surplis des prêtres. Vous entendez les litanies et le Dies iræ retentir sous ces piliers corinthiens. Mais ce n’est point assez. Avancez encore quelques pas dans l’enceinte. Sous le dôme enlevé au Panthéon, ce sanctuaire de l’idolâtrie grecque et latine, qui trouvez-vous debout en face de l’autel ? L’homme en qui se personnifie par excellence le génie du catholicisme et du moyen-âge, le pape ! Il en est ainsi du siècle de Louis XIV. Ne consultez que les dehors, tout est païen ; pénétrez dans son sein, sous la voûte d’Auguste vous trouvez debout le génie de l’humanité moderne.

Ne serait-il pas étrange, en effet, que l’unité de la civilisation nouvelle ait paru dans la politique, dans l’industrie, dans la guerre même, c’est-à-dire partout, excepté dans l’art ! Au contraire, cette unité s’est montrée avec éclat et pour ne plus disparaître, dès le milieu du moyen-âge. Vers le XIIIe siècle, les élémens plus ou moins opposés du génie des peuples s’étaient réunis et fondus dans un même type. Déjà une même architecture, la gothique, s’était formée depuis les confins de l’Andalousie jusqu’aux extrémités de la Suède. Dans la poésie on vit la même tendance. Les poèmes chevaleresques, fondés partout sur les mêmes traditions, ont revêtu presque la même forme dans toute l’Europe. L’Italie, l’Allemagne, la France, l’Espagne, ne faisaient alors que se traduire l’une l’autre ; en sorte qu’il y eut un moment où tous les peuples modernes eurent la même architecture et la même épopée. Ces deux types, partout les mêmes, étaient, pour ainsi dire, le fond d’une organisation partout semblable, laquelle a pu se prêter plus tard, suivant les temps et les lieux, à des diversités de goût, d’ornemens, de styles, qui n’ont affecté que la surface des arts. Ceci est vrai, surtout de l’architecture ; car ses monumens sont, pour l’histoire de l’humanité, ce que les ossemens fossiles sont pour l’histoire de la nature. C’est par eux que l’on peut, d’un regard, apprécier les analogies des époques, mesurer, constater les différences de l’organisation des peuples dont il ne reste aucun autre vestige. Les indices ordinaires, lois, usages, traditions, sont changeans ou incertains ; ceux-là sont immuables comme le squelette même du passé. Les peuples qui ont la même architecture ne font véritablement qu’une même société, de même que les animaux qui ont la même structure interne, ne font, malgré les différences extérieures, qu’une même espèce ou une même famille. Il eût suffi de remarquer la parfaite conformité des temples de Rome et d’Athènes pour prononcer que ces deux villes, malgré tout ce qui les sépare, ne font qu’une même cité. Sur le même principe, il eût suffi de voir la cathédrale du moyen-âge couvrir l’Europe de son type immuable pour affirmer que les peuples modernes, différens par l’apparence, appartiennent à la même unité sociale, laquelle devait tôt ou tard se développer et reparaître dans leurs systèmes politiques et dans leurs œuvres d’art.

Ce qui a pu nous abuser à cet égard, c’est que l’on a porté dans l’art les mêmes passions que dans la religion, et qu’à l’exemple des sectes, les écoles modernes, oubliant les points qui les unissent, n’ont plus considéré que ceux qui les séparent. Plus je réfléchis à ce sujet, plus je me persuade que, si un ancien eût pu assister à nos débats, c’est la face opposée de la question qui l’eût surtout frappé. « Vous vous flattez vainement de nous ressembler, eût-il dit aux uns. Nous vous laissons votre gloire ; gardez aussi vos fautes. Vous avez pris la peau du lion, non le cœur. » Aux autres il eût dit : « Vous ne reconnaissez plus vos sentimens, vos désirs, vos passions, parce qu’ils sont couverts de notre dépouille. Pour des gens qui ont l’ambition de la profondeur, ce leurre n’est guère supportable. Dans le fond, je vois bien, par exemple, que l’Iphigénie française et l’Iphigénie allemande sont sœurs ; mais ne vous figurez, ni les uns ni les autres, qu’elles soient filles de notre Agamemnon. Je ne doute pas non plus que Chimène, et l’amant de Roméo, et Pauline, et Desdémone, ne soient sorties de la même origine que celles auxquelles vous avez laissé les noms d’Andromaque, d’Hermione, de Junie ! Sous des masques divers, je trouve en chacune d’elles le même fond de langueurs inexprimables et de molles pensées que nos femmes n’ont jamais connu. Les différences de goût, de style, d’écoles, qui vous divisent, vous paraissent immenses ; tenez-vous assurés qu’elles sont bien superficielles, en comparaison de celles qui vous séparent de nous ; celles-ci tiennent à ce que les choses ont de plus intime ; celles-là, au contraire, s’effacent dans l’impression d’un même sentiment que je démêle au fond de toutes vos œuvres, et je suppose que cette pensée qui est, pour ainsi dire, la substance dont vous vous nourrissez tous, n’est autre chose que cette religion nouvelle et extraordinaire que vous avez voulu autrefois nous imposer. Ne vous troublez donc plus de vos querelles dans cet heureux Élysée que votre Fénelon vous a si bien dépeint. Le Christ qui vous unit, nous sépare à jamais. »

Au fond, la guerre que l’on a instituée entre les écoles modernes n’est rien qu’une guerre civile. Racine, Molière et Shakspeare, Voltaire et Gœthe, Corneille et Calderon, sont frères. Qu’a-t-il servi de faire descendre dans le cirque ces invulnérables gladiateurs ? La barbarie anglaise, l’enflure espagnole, le clinquant italien, l’obscurité allemande, la frivolité française, ces commodes aphorismes, n’ont-ils pas été assez souvent opposés, heurtés, usés les uns contre les autres ? Long-temps ce fut là le résumé de toute la critique ; on ne se connaissait les uns les autres que par les côtés. N’a-t-on pas vu assez clairement combien vaine, combien puérile est cette querelle ? Depuis que l’on bataille si tristement dans le vide, quelle est la renommée qu’aient renversée nos vaniteux systèmes ? On doit être désormais convaincu que ces batailles de demi-dieux ne laissent point de morts. N’est-il pas temps de se décider à laisser vivre ces immortels ? Élevons, agrandissons nos théories pour les y tous admettre ; aussi bien, ils ne se rapetisseront pas eux-mêmes pour le plaisir d’y figurer.

Je ne remarque pas que les anciens, pour avoir eu deux époques, la grecque et la romaine, aient prétendu ruiner Homère par Virgile, ou Hérodote par Tite-Live, ou Théocrite par Lucrèce. Au contraire, ils ont pénétré, d’un regard, jusqu’au principe qui était commun à ces deux civilisations ; et, sur cette base, ils ont établi un vaste système de critique qui, embrassant toutes les formes de l’antiquité, n’avait besoin de la mutiler en aucune partie. Partout où ils ont trouvé le même polythéisme, ils ont reconnu le même art, et, de la ressemblance des dieux, ils ont conclu la parenté des peuples.

Quant aux modernes, c’est l’excès même de leur analogie qui les divise. Plus on se ressemble par le fond, plus on tient à se montrer uniques et séparés dans l’apparence. Aussi ne serais-je point étonné que quelques esprits vinssent à penser que les écrivains du siècle de Louis XIV acquéraient, dans cet ostracisme où les laissait la critique, un prestige digne de regret. On trouvait doux d’avoir, en quelque sorte, à son foyer ses génies familiers, avec lesquels on avait fini par être seuls d’intelligence. De cette privauté absolue on tirait pour soi une preuve infaillible de supériorité. Mais c’est précisément cette solitude d’orgueil qui doit cesser. La place de ces hommes est au foyer, non d’un peuple, mais de l’humanité.

En effet, les siècles ne peuvent se passer de la vie de relation, non plus que les êtres réels. Ces fils de la durée ne sont véritablement qu’une même famille ; ils s’appellent, ils s’expliquent, ils s’exaltent réciproquement. Comme les heures, ils se tiennent enchaînés autour du trône du jour qui n’a point eu de levant et qui n’aura point de couchant. La lumière des uns rejaillit sur celle des autres, et la gloire véritable ressemble ainsi au séjour de l’éternité. Tout y est paix, sérénité, harmonie, et c’est parce que nous habitons loin de là, que nous nous figurons la discorde entre les héros de l’intelligence qui y font leur demeure. Si nous les comprenions mieux, si nous pénétrions mieux jusqu’en leurs seins, nous verrions d’une vue certaine qu’ils sont tous naturellement proches, amis et frères les uns des autres. Élevons donc dans notre pensée un vaste panthéon où seront admises toutes les formes du beau. Dominant les rivalités, les inimitiés, les antipathies des climats, des temps, des lieux, aspirons à l’esprit universellement un qui habite dans les œuvres inspirées de chaque peuple. Jusqu’ici le genre humain a été en guerre avec lui-même, et, dans ces régions suprêmes de la poésie où il semble que devrait régner l’éternelle paix, le conflit a été le plus obstiné. Par une illusion semblable, on a cru long-temps qu’il y a dans la nature autant de génies différens que de monts et de vallées. Pas un arbre, pas un fleuve, pas un rocher qui n’eût alors son démon particulier : tout était discorde, et l’harmonie n’était nulle part. Mais de l’idée de ces génies divers on s’est élevé à celle d’un même génie partout présent dans la nature ; et, de ce moment, le monde, faussement partagé, a semblé rentrer dans l’ordre et l’immuable paix. Ainsi, de chaque œuvre immortelle de l’humanité, on s’élèvera tôt ou tard à la pensée d’une même inspiration, d’une même vie, universellement présente et agissant dans cet autre univers que l’on nomme l’art ; et la même muse, je veux dire la même Providence, que l’on découvre dans les œuvres de la nature morte, se montrera dans les œuvres de la pensée. Si vous supposez sous l’instinct de l’animal le plan d’une intelligence une et souveraine, ne l’apercevrez-vous pas, à plus forte raison, dans cet autre instinct d’où sortent les prodiges de l’art humain ? Et le Dieu qui est présent dans le nid de la fourmi, dans l’alvéole de l’abeille, dans la hutte du castor, serait-il absent de l’Iliade, ou des poèmes d’Athalie et de Faust ? C’est par là que la critique rentre dans la philosophie et dans la religion. Ce n’est peut-être pas la poétique de La Harpe ou de Blair ; mais assurément c’est celle d’Aristote, de Bacon, de Pascal et de Fénelon.

Dans la nuit de l’intelligence humaine, les noms d’Homère et de Shakspeare, de Dante et de Corneille, de Voltaire et de Gœthe, étoiles vivantes, empruntent leur lumière d’un même foyer. Les routes sont diverses pour tous. Mais qui jamais a songé à mettre la discorde entre l’étoile du nord et l’étoile du midi ? Le lion et le bélier, la licorne et le sagittaire, ne vivent-ils pas en paix dans le désert des cieux ?

Si le temps dans lequel nous vivons a quelque valeur, ce sera assurément parce qu’il achèvera de mettre pleinement en lumière cette unité du génie des modernes. Alors que la critique continuait de tout diviser, les œuvres plus intelligentes rapprochaient déjà les instincts des peuples. Au grand banquet social, la même coupe servait à tous. Est-il un seul écrivain de notre temps qui n’ait, à sa manière, contribué à sceller cette alliance ? Qui ne voit tout ce que Gœthe doit à Voltaire et Byron à Rousseau ? M. de Chateaubriand n’offre-t-il pas le mélange de l’influence anglaise et de l’esprit français, des hardiesses d’Ossian et des traditions de Port-Royal ? Mme de Staël ne tient-elle pas également de Genève et de Weimar ? Walter Scott n’a-t-il pas commencé sa carrière d’enchantemens par la traduction d’une pièce de Gœthe ? Si l’on décomposait le caractère de la plupart des contemporains, on trouverait de semblables alliances en chacun d’eux. Pour ne parler que des étrangers, qu’est-ce que le drame de Schiller, si ce n’est l’union passionnée du système de Shakspeare et de l’esprit de critique de Lessing ? Qu’est-ce que la poésie de Tieck, si ce n’est un reflet de l’imagination espagnole versé dans l’âme et dans le style d’un trouvère saxon ? N’est-il pas évident que l’Allemagne est mêlée à l’Italie dans Manzoni, à l’Orient dans Ruckert, à la France dans Heine, à l’Angleterre dans Shelley, Coleridge, Wordsworth, au Danemark dans Œhlenschlæger, à la Pologne dans Mickiewitz ? Les refrains de Béranger sont répétés dans le Caucase, et j’ai trouvé la métaphysique de Kant dans les roseaux de l’Eurotas. La discussion philosophique, religieuse, littéraire, n’est plus, comme dans le XVIIIe siècle, renfermée dans le salon de Mme de Tencin ou de Mme du Deffant. Elle s’agite en même temps entre Paris, Londres, Berlin, Pétersbourg et New-York. La parole vole d’un peuple à l’autre ; chacun d’eux a une tâche particulière dont tous les autres ont conscience à la fois. À l’une des extrémités, les Américains domptent la nature physique et jusque-là indépendante. Peuple de pionniers, ils devancent le reste du monde au sein des forêts vierges ; à l’autre bout de la chaîne, sur une terre fatiguée du poids des empires détruits, l’Orient se cherche lui-même, comme un monde perdu. Et ces deux extrêmes étant aussi séparés que la jeunesse et la vieillesse, et par là incapables de se comprendre l’un l’autre, sont unis entre eux par l’intermédiaire de l’Europe, naturellement souple, multiple, communicative, inquiète, pays de paroles, de science, de bruit ; en sorte que, dans ce grand corps, il n’y a plus aujourd’hui une fibre qui puisse être ébranlée, sans que toutes les autres ne frémissent en même temps. La révolution française a fait éclater cette unité, l’industrie l’a développée, la poésie l’a consacrée. Qui peut calculer ce que la vue rapide de tous les climats, ainsi rapprochés et réunis en un seul, ce que l’échange instantané des formes, des traditions, et cette ame unique, dispensée au genre humain, comme à un colosse, sont capables de produire encore d’effets, d’inventions, de types, même inconnus dans l’histoire ? Aujourd’hui, si vous considérez un peuple en particulier, vous ne trouvez que fragmens, ébauches, discordances, et le sens et l’intention de ce peuple même vous échappent. Au contraire, si vous envisagez l’ensemble, tout a un sens, une vie, une grandeur évidente. Cet état de choses est tout le contraire de ce que l’on voyait dans l’antiquité. Hors des murs de la cité étaient la barbarie et la mort. De nos jours, moins intense au sein de chaque peuple, la vie se dilate au dehors, la barbarie n’est plus nulle part, la cité est partout.

Cette alliance venant à se resserrer, la seule barrière qui bientôt continuera de diviser profondément les peuples sera la langue. Mais le jour où cette barrière s’effacerait, la diversité, nécessaire à l’unité pour former une organisation, ayant disparu, on toucherait au chaos. Aussi doit-on reconnaître un instinct vraiment social dans les efforts faits récemment pour contenir chaque langue dans son génie indigène et dans les tours qui lui sont propres. Plus les esprits s’associent, plus il est nécessaire d’assujétir chaque idiome à la tradition. De là l’utilité du parti classique en France, du purisme en Italie, de la teutomanie en Allemagne. Seulement, au lieu de marquer une réaction contre l’alliance intime des idées, ces tendances ne font au contraire que la confirmer. Le problème que chaque peuple a aujourd’hui à résoudre est d’exprimer la pensée de tous, sans sortir de lui-même, question déjà résolue par le fait. L’antiquité n’a pas étouffé la vie propre dans le siècle de Louis XIV ; travaillons pour que l’humanité ne l’étouffe pas davantage dans le sein de chaque peuple en particulier.

Comment, au reste, un état si nouveau pour le monde n’éveillerait-il pas de vastes espérances ? On croirait qu’au spectacle de ces lents préparatifs de la Providence, une immense attente va s’emparer des esprits, et que voyant, par degrés, le plan et la perspective de l’avenir se produire devant nous, nul ne devrait, quoique la scène soit encore vide, rester de sang-froid à ces images. Au lieu de cela, ce ne sont que mécomptes, plaintes, marques d’affaissement ; il semble qu’il n’y ait plus ni jeunesse, ni amour, ni printemps, ni soleil, et qu’un éternel hiver ait glacé tous les cœurs. Pourquoi ces signes de vieillesse au milieu du rajeunissement ? Pourquoi ces marques de mort au sein de la vie ? Il y en a plusieurs raisons, sans compter que le spectacle dont je viens de parler, ne se montrant encore qu’aux yeux de l’intelligence, n’affecte les contemporains que d’une manière détournée et par réflexion. Les principales de ces causes sont chez les uns le déclin de la personnalité des peuples, chez les autres le partage des esprits qui suit les révolutions, chez presque tous l’infatuation même du siècle, laquelle conduit à en médire.

Premièrement, il est certain que les passions nationales venant à décroître ou à changer d’objet, laissent dans les cœurs un vide qu’il est facile de prendre pour un indice de mort. Les vieilles haines qui faisaient l’occupation et la nourriture d’un grand nombre, s’éteignent par degrés. On ne met plus son ambition ni son honneur aux mêmes conquêtes. Des noms nouveaux sont donnés à des choses anciennes qu’ils transforment en effet. La société s’étend ; elle semble se briser ; car, dans ces changemens, il y a, comme dans toutes les crises, une évidente soustraction de force. On voit ce que l’on perd, et non ce que l’on acquiert en échange.

En second lieu, le lien politique ayant été quelque temps rompu, la division qui s’est faite dans le cœur de l’état influe sur le jugement que l’on porte des objets environnans. Sous le fléau de Dieu, l’ame des peuples s’est partagée. Dans la violence des luttes sociales, l’unité s’est scindée en trois portions dont chacune ne considère plus que la face des choses qui lui est opposée. L’aristocratie regarde le passé, la bourgeoisie le présent, la démocratie l’avenir. Absorbée dans un seul sentiment, regret, possession, espérance, chacune des trois conditions ne voit qu’une partie de ce qui est visible, n’écoute qu’une partie de ce qui se dit, ne comprend qu’une partie de ce qui arrive ; en un mot, n’admet, ne compte, ne perçoit qu’une partie du temps. Il en résulte qu’avec des organes ainsi divisés, l’état a, pour ainsi dire, perdu la conscience de sa durée, et que la pensée publique, comme un miroir brisé, ne réfléchit que des fragmens d’objets, et non plus une totalité ; d’où il suit encore que presque partout l’image du désaccord est substituée à la figure véritable des choses. Le spectateur partagé devient à lui-même son propre spectacle.

Il en est chez lesquels tout se passe plus simplement. Ceux-là prennent leur misère particulière pour l’indice de la misère du monde. On rencontre partout ces prophètes de mort, mais nulle part aussi nombreux qu’en France. Ils ont vu des signes funestes qui marquent les funérailles prochaines de la société. L’un a cessé d’être le premier dans le pays, et le timon de l’état lui a échappé par une méprise de la Providence. L’autre a vu tomber ou ses vers ou sa prose, ou son système, ou le dieu qu’il venait d’inventer. Ne sont-ce pas là des signes plus manifestes que les éclats dispersés du vase de Jérémie ?

Enfin, il en est qui, infatués du savoir de leur époque, le retournent contre elle. Quelle poésie est désormais possible ? disent-ils, quel art ? quelle invention ? quel tableau ? quelle statue ? quel hymne ? quel accord ? Où reste-t-il une place pour un rêve ? Nous avons tout calculé, mesuré, pesé. Ne connaissons-nous pas la distance de notre seuil à l’étoile Sirius ? Dans cette immensité toute remplie de nous-même, quel refuge reste à la muse ? D’ailleurs où est le besoin d’une Égérie ? Nous savons tout. Notre science nous obsède et nous rassasie. — Ainsi disant, si vous leur demandez dans quelle sorte de société ils vivent, ce que cette société sera demain, ce que vont devenir les relations les plus simples, celles du maître et de l’ouvrier, du roi et du sujet, du père et de l’enfant, ils avouent qu’ils l’ignorent absolument. C’est bien pis si vous les interrogez sur l’espèce de dieu qu’ils adorent, sur leur ame qui converse avec la vôtre, sur ce qu’ils espèrent, sur ce qu’ils redoutent au-delà de la mort : ils reconnaissent qu’à la vérité leurs pères avaient là-dessus un fonds de connaissances déterminées, mais que pour eux ils ne savent plus rien de tout cela, et n’en veulent rien savoir ; et plus cette ignorance les touche de près, plus ils s’y précipitent ; et plus elle est menaçante, plus ils s’y ensevelissent les yeux fermés ; en sorte que c’est même cet excès d’ignorance qu’ils appellent leur science. Le genre humain a fait comme l’astronome de la fable : au moment où il régentait les cieux, il est tombé par mégarde dans un puits ouvert sous ses pas. Quelle main divine viendra l’en retirer ?

Faisons tant qu’il nous plaira les importans et les capables. L’inconnu nous enveloppe et nous serre de plus près que jamais ! Ne craignons pas qu’il nous manque. Notre science accroît notre ignorance, et l’univers n’est pas aujourd’hui moins mystérieux qu’au temps d’Homère. Je vois bien que nous sommes embarqués sur une mer infinie : quand nous croyons toucher le bout de l’horizon, voilà un autre horizon qui se lève, et le port n’apparaît nulle part.

Qui ne sent que le merveilleux et l’inconnu ne sont pas seulement dans la nature, mais qu’ils sont surtout en nous-mêmes ? Aujourd’hui c’est dans nos ames, et non plus dans les grottes de Crète, ni dans les forêts des druides, qu’habitent les divinités mystérieuses. Ceux qui évoquent ces immortelles s’appellent Descartes, Pascal, Shakspeare, Leibnitz ; voilà les grands prêtres qui habitent les lieux solitaires et qui écoutent les pas du dieu dans l’enceinte sacrée.

Combien, en outre, ce siècle qui s’attribue complaisamment un génie si exact, est-il moins rassis qu’il se figure l’être ! Parce qu’il s’est débarrassé, pour un moment, du dieu antique, il se croit à jamais émancipé de l’infini et de ses leurres éternels. Mais, déjà, de combien d’idoles n’a-t-il pas repris le joug ? Où l’imagination ne l’a-t-elle pas conduit sitôt qu’elle a voulu ? Est-ce l’exacte mesure des choses, est-ce la seule pondération des forces matérielles qui l’ont mené hier à Arcole, aux Pyramides, à Moscou, à Waterloo ? Napoléon, la philosophie allemande, le catholicisme tantôt abattu, tantôt relevé, de nos jours le saint-simonisme, le fouriérisme, tant d’autres sectes que j’ignore, sont-ce là les preuves de cet esprit à jamais revenu de toutes les illusions de la gloire ou de l’espérance ?

Depuis que partout l’homme s’est substitué à Dieu, on remarque qu’il est devenu triste et incommode à lui-même. Dans le vrai, le gouvernement de l’univers l’embarrasse et l’inquiète. Il n’était pas né pour cette administration de la nature. Sur ce trône si magnifique, ses pensées se brouillent l’une l’autre ; son humeur s’est aigrie. Plus de vers, plus de chants ; il médit de lui-même ; il n’a pris des dieux que le regard sourcilleux, la pesante enclume et le trident. Il leur a abandonné l’ambroisie et les sommes nonchalans. Je conseille à ce sublime parvenu de laisser là son empire usurpé et de rentrer dans sa première condition.

En effet, rassasiés d’eux-mêmes, ils disent que tout est fini, et nous sentons bien au contraire que tout commence. À les croire, la terre serait subitement embarrassée et arrêtée dans son orbite, et nous sentons bien qu’elle se meut sous nos pieds. Tant de découvertes nouvelles dans la matière, de puissances inconnues, qui, chaque jour, s’ajoutent aux forces de l’homme, changent presque incontinent, sous nos yeux, la figure des choses. Il semble qu’aujourd’hui la matière, plus intelligente que l’esprit, fermente pour enfanter un nouveau monde. On dirait que la face de l’abîme va être découverte, que le voile de la vieille Isis se détache de son front, et qu’à chaque moment nous touchons à la révélation d’un grand secret. Cette situation a plus d’analogie qu’il ne paraît avec celle du monde au moment de l’invention de l’imprimerie, et des premiers usages de la poudre à canon et de la boussole. Aujourd’hui comme alors, l’humanité joue avec des forces terribles qu’elle vient de découvrir ; elle se sent emportée vers un avenir inconnu par des puissances qu’elle ne mesure pas, qu’elle ne régit pas, qu’elle ne connaît pas. Opprimée par ses propres inventions, elle se prosterne devant elles, et ce qui, plus tard, doit la rehausser ne sert d’abord qu’à son abaissement : Pygmalion adore encore une fois l’ouvrage de ses mains.

On se persuade, en France, que les philosophes idéalistes doivent être les adversaires de ces sortes de révolutions, parce qu’on suppose leurs chimères détruites par les développemens extrêmes du monde industriel. Or, c’est là une pensée qu’il faut combattre partout où elle se montre ; car ceux que vous appelez poètes, apparemment pour vous dispenser de les traiter en hommes raisonnables, hâteraient volontiers ces révolutions de l’industrie par lesquelles doit justement éclater cette unité du monde civil qu’ils poursuivent sur d’autres voies, et qui est le sujet de tout ce qui précède. Abrégez les distances ; abolissez, si vous le voulez, le temps et l’espace ; vous ne pouvez leur rendre un plus grand service. S’ils ont un reproche à vous faire, c’est d’avancer trop peu votre œuvre. Que de lieux perdus pour l’intelligence ! que d’espaces qui, n’appartenant plus à la nature, ne sont pas encore possédés et embellis par l’homme ! Que de désirs enchaînés, que de bons vouloirs détruits, que d’inspirations étouffées par les obstacles des choses ! que de lenteurs pour arriver au bout de l’horizon, et que la pensée a de peine à se traîner sur ce globe ! Ah ! loin de vous retenir, l’ame bien plutôt vous crie sur son char, comme dans la fable du paysan embourbé :

Prends ton pic et me romps ce caillou qui me nuit !


c’est-à-dire : « Ouvre ce mont qui m’embarrasse, resserre ce fleuve qui m’arrête, comble ce vallon qui me retarde d’une heure dans ma course infinie ! » Ou, ce qui est encore plus clair : « Dompte par tes œuvres le monde physique, pour le plier aux volontés du monde moral. »

Car tous les changemens que vous produisez dans l’un en entraînent de semblables dans l’autre, et vous ne pouvez susciter par votre industrie un résultat nouveau qui ne provoque à son tour, quelque part, une pensée nouvelle. Les idées appellent les faits, comme les faits appellent les idées ; d’où il suit que, lorsque vous croyez ne travailler que pour les corps, vous travaillez en réalité pour les esprits. Courbés sur votre œuvre de chaque jour, vous n’en détournez plus vos regards ; et, dans une sorte de joie ténébreuse, vous dites : « Dieu merci ! l’ame est vaincue. » Mais c’est elle qui triomphe de ce que vous croyez sa défaite, et qui se nourrit de vos sueurs. La spiritualité du moyen-âge ayant cessé, vous croyez déjà toucher à l’avénement de la sensualité promise. Cependant ce beau règne tant prophétisé n’est pas encore venu ; et, loin de nous laisser déconcerter par cette victoire apparente de la matière, nous y voyons au contraire la victoire assurée de l’esprit. Aussi bien, le siècle a beau s’évertuer à équarrir le bois, à scier la pierre, à fouiller le sol, ces occupations ne le posséderont jamais tout entier. Quel qu’il soit, l’homme sur la terre ressemblera toujours à Robinson dans son île déserte : tout ce qu’il fait de ses mains aboutit à se creuser un canot pour en sortir.


Edgar Quinet
  1. Cet article doit servir d’introduction à un nouvel ouvrage que M. E. Quinet va publier sous le titre de Philosophie et Poésie. Nos lecteurs n’ont pas oublié les divers travaux philosophiques et littéraires que l’auteur a publiés dans la Revue depuis 1831 ; le morceau sur l’Unité des littératures modernes complétera pour eux l’ensemble de ces remarquables études, que le public ne peut manquer d’accueillir avec faveur. (N. d. D.)