De l’Imitation de Jésus-Christ (Brignon)/Livre 1/22

Traduction par Jean Brignon.
Bruyset (p. 52-57).


CHAPITRE XXII.
De quelle importance il est de bien considerer les miseres de cette vie.

EN quelque endroit que vous soyez, de quelque côté que vous vous tourniez, vous ne trouverez que miseres, si vôtre cœur ne se porte à Dieu.

Pourquoi vous troubler, lors que les affaires n’ont pas le succès que vous souhaitez ? Qui est l’homme à qui toutes choses reüssissent selon son gré ? Cela n’arrive ny à vous, ny à moy, ny à aucun autre.

Il n’y a qui que ce soit, fût-il Roi ou Pape qui n’ait à souffrir en ce monde.

Qui est donc le plus heureux ? c’est celui qui peut endurer quelque chose pour l’amour de Dieu.

Les gens grossiers & imparfaits ont accoûtumé de dire : ô que cet homme est à son aise ! qu’il est riche ! qu’il est puissant ! qu’il est élevé !

Considerez la gloire du Paradis, & vous verrez que tous les biens temporels ne sont que des biens en idée, qu’on n’est jamais seur de les conserver long-tems ; que souvent même ils sont à charge à ceux qui les ont, parce qu’on ne peut les posseder sans inquiétude, & sans crainte de les perdre.

Ce qui fait notre bonheur sur la terre, ce n’est point la grande abondance de ces sortes de biens : la mediocrité nous suffit.

Certainement c’est quelque chose de bien pitoïable que la vie presente.

Elle n’a que de l’amertume pour les personnes qui veulent vivre, non selon la chair, mais selon l’esprit ; parce qu’ils connoissent & sentent mieux que les autres, la corruption de notre nature.

Car d’être contraint de boire & de manger, de veiller & de dormir, de travailier & de se reposer, en un mot d’être sujet à toutes les necessitez de la vie, c’est une servitude insupportable aux ames saintes, qui voudroient ne dépendre en rien de la chair, & être libres de tout ce qui peut les engager au peché.

Un homme interieur ne se résout qu’avec peine à pourvoir aux besoins du corps.

C’est pourquoi David demandoir instamment à Dieu qu’il le déchargeât de ce soin également incommode & necessaire[1].

Malheureux sont ceux qui ne connoissent pas leur misere ; plus malheureux ceux qui s’attachent à une vie courte & miserable, comme celle-ci ; mais plus malheureux encore, ceux qui manquant presque de tout, aiment neanmoins tellement la vie, que s’il étoit en leur pouvoir de ne la point perdre, ils consentiroient à n’entrer jamais dans le Royaume du Ciel.

O gens sans esprit & sans foi, qui n’ayant d’estime & de passion que pour des choses terrestres, ne peuvent goûter que les plaisirs de la chair !

Ils reconnoîtront un jour, mais à leur malheur, combien ce qu’ils ont si éperdûment aimé, étoit digne de mépris.

Les Saints & les vrais amis de Jesus-Christ ont toûjours été dans des sentimens bien opposez à ceux là.

Ils n’ont jamais recherché les plaisirs sensuels, ni desiré les prosperitez temporelles. Le bonheur éternel a toûjours été le but de leurs esperances & de leurs desirs.

Toute leur ambition étoit pour les biens du Ciel, pour des biens durables & invisibles, & leur cœur n’avoit nul penchant pour tout ce qu’il y a de materiel & de terrestre.

Mon cher frere, ne desesperez pas de parvenir à un haut degré de sainteté. Cela n’est point impossible, & vous avez encore assez de tems pour y travailler.

Pourquoi differer toûjours à accomplir vos saintes résolutions : levez vous vîte, commencez à mettre la main à l’œuvre. Dites en vous-même : il est tems d’agir, il est tems de rompre avec le monde, il est tems de changer de vie.

Vous n’avez jamais plus à gagner que quand vous avez beaucoup à souffrir.

Il faut passer par le feu & par l’eau, pour pouvoir entrer dans le lieu de rafraichissement[2].

Si vous ne vous faites violence, vous ne vous corrigerez point de vos habitudes vicieuses.

Tandis que nous sommes chargez de ce corps mortel & fragile, nous ne pouvons être ni sans pechés, ni sans ennui & sans douleur.

Nous voudrions bien être exempts de toute misere : mais il n’y a plus pour nous ici-bas de solide contentement, depuis que par le peché nous avons perdu l’innocence.

Il faut donc souffrir, & attendre en patience la misericorde de Dieu ; jusqu’à ce que le peché cesse de regner en nous, & que ce que nous avons de mortel, soit comme absorbé par la vie[3].

O que la fragilité de l’homme est grande ! & que naturellement il a de penchant pour le vice !

Un jour vous vous confessez, & le lendemain vous retombez dans les mêmes fautes.

A peine avez-vous formé le dessein de vous amender, qu’un moment après vous oubliez vôtre résolution.

Nous avons donc grand sujet de ne pas nous en orgueillir, étant si fragiles & si inconstans.

On peut bien-tôt perdre par sa negligence, ce qu’on a acquis par un long travail, avec le secours de la grace.

Où en ferons-nous à la fin, si nous commençons de si bonne heure à nous relâcher ?

Malheur à nous, qui cherchons déja à nous reposer, comme si tout étoit en paix, comme si nous n’avions plus rien à craindre ; quoique dans toute nôtre vie, il ne paroisse nulle marque de vraye sainteté.

O que nous aurions besoin qu’on recommençât à nous instruire ; & à nous former peu à peu comme des Novices, pour voir s’il y auroit lieu d’esperer de nous quelque amendement, & quelque progrès notable dans la perfection !

  1. Psal. 17.
  2. Psal. 65. 12.
  3. 2. Corinth. 5. 4