De l’Homme/Section 2/Chapitre 8

SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 223-233).
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CHAPITRE VIII.

De la sociabilité.

L’homme est de sa nature et frugivore et carnassier. Il est d’ailleur foible, mal armé, par conséquent exposé à la voracité des animaux plus forts que lui. L’homme, ou pour se nourrir, ou pour se soustraire à la fureur du tigre et du lion, dut donc se réunir à l’homme. L’objet de cette union fut d’attaquer, de tuer les animaux[1], ou pour les manger, ou pour défendre contre eux les fruits ou les légumes qui lui servoient de nourriture. Cependant l’homme se multiplia, et, pour vivre, il lui fallut cultiver la terre. Pour l’engager à semer il falloit que la récolte appartînt à l’agriculteur. À cet effet les citoyens firent entre eux des conventions et des lois. Ces lois resserrerent les liens d’une union qui, fondée sur leurs besoins, étoit l’effet immédiat de la sensibilité physique[2]. Mais leur sociabilité ne peut-elle pas être regardée comme une qualité innée, une espece de beau moral ? Ce que l’expérience nous apprend à ce sujet, c’est que, dans l’homme comme dans l’animal, la sociabilité est l’effet du besoin. Si celui de se défendre rassemble en troupeau ou société les animaux pâturants, tels que les bœufs, les chevaux, etc., le besoin d’attaquer, chasser et combattre leur proie, réunit pareillement en société les animaux carnassiers, tels que les renards et les loups.

L’intérêt et le besoin sont le principe de toute sociabilité. Ce principe, dont peu d’écrivains ont donné des idées nettes, est donc le seul qui unisse les hommes entre eux. Aussi la force de leur union est-elle toujours proportionnée à celle et de l’habitude et du besoin. Du moment où le jeune sauvage et le jeune sanglier sont en état de pourvoir à leur nourriture et à leur défense, ils quittent, l’un la cabane, l’autre la bauge de ses parents[3]. L’aigle méconnoît ses aiglons au moment qu’assez rapides pour fondre sur leur proie ils peuvent se passer de son secours.

Le lien qui unit les enfants au pere et le pere aux enfants est moins fort qu’on ne l’imagine. La trop grande force de ce lien seroit même funeste aux états. La premiere passion du citoyen doit être celle des lois et du bien public. Je le dis à regret, l’amour filial doit être subordonné dans l’homme à l’amour patriotique. Si ce dernier amour ne l’emporte sur tous les autres, où trouver une mesure du vice et de la vertu ? Dès lors il n’en est plus, et toute morale est détruite.

Par quelle raison, en effet, auroit-on par-dessus tout recommandé aux hommes l’amour de Dieu ou de la justice ? C’est qu’on a confusément senti le danger auquel les exposeroit un trop excessif amour de la parenté. Qu’on e légitime l’excès, qu’on le déclare le premier des amours ; un fils est dès lors en droit de piller son voisin, ou de voler le trésor public, soit pour soulager le besoin d’un pere, soit pour augmenter son aisance. Autant de familles, autant de petites nations, qui, divisées d’intérêt, seront toujours armées les unes contre les autres.

Tout écrivain qui, pour donner bonne opinion de son cœur, fonde la sociabilité sur un autre principe que celui des besoins physiques et habituels, trompe les esprits foibles, et leur donne de fausses idées de la morale.

La nature a voulu sans doute que la reconnoissance et l’habitude fussent dans l’homme une espece de gravitation qui le portât à l’amour de ses parents ; mais elle a voulu aussi que l’homme trouvât dans le desir naturel de l’indépendance une force répulsive qui diminuât du moins la trop grande force de cette gravitation. Aussi la fille sort-elle joyeuse de la maison de sa mere pour passer dans celle de son mari ; aussi le fils quitte-t-il avec plaisir les foyers paternels pour occuper une place dans l’Inde, exercer une charge en province, ou simplement pour voyager.

Malgré la prétendue force du sentiment, et de l’amitié, et de l’habitude, on change à Paris tous les jours de quartier, de connoissances, et d’amis. Veut-on faire des dupes ? l’on exagere la force du sentiment et de l’amitié ; l’on traite la sociabilité d’amour ou de principe inné. Peut-on de bonne foi oublier qu’il n’est qu’un principe de cette espece, la sensibilité physique ?

C’est à ce seul principe qu’on doit et l’amour de soi et l’amour si puissant de l’indépendance. Si les hommes étoient comme on le dit portés l’un vers l’autre par une attraction forte et mutuelle, le législateur céleste leur eût-il commandé de s’aimer, leur eût-il ordonné d’aimer leurs peres et meres ? ne se fût-il pas reposé de ce soin sur la nature, qui, sans le secours d’aucune loi, force l’homme de manger et boire lorsqu’il a faim et soif, d’ouvrir ses yeux à la lumiere, et de retirer son doigt du feu ?

Les voyageurs ne nous apprennent point que l’amour de l’homme pour ses semblables soit si commun qu’on le prétend. Le navigateur échappé du naufrage et jeté sur une côte inconnue ne va pas les bras ouverts se jeter au cou du premier homme qu’il y rencontre ; il se tapit au contraire dans un buisson : c’est de là qu’il étudie les mœurs des habitants, et de là qu’il sort tremblant pour se présenter à eux.

Mais qu’un de nos vaisseaux européens aborde une île inconnue, les sauvages, dira-t-on, n’accourent-ils pas en foule vers le navire ? Cette vue sans doute les surprend. Les sauvages sont frappés de la nouveauté de nos habits, de nos parures, de nos armes, de nos outils ; ce spectacle excite leur étonnement. Mais quel desir succede en eux à ce premier sentiment ? Celui de s’approprier les objets de leur admiration. Devenus alors moins gais et plus rêveurs, ils s’occupent des moyens d’enlever par adresse ou par force ces objets de leurs desirs ; ils épient à cet effet le moment favorable de voler, piller, et massacrer les Européens, qui, dans leur conquête du Mexique et du Pérou, leur ont d’avance donné l’exemple de pareilles injustices et cruautés.

La conclusion de ce chapitre, c’est que les principes de la morale et de la politique, comme tous les principes des autres sciences, doivent s’établir sur un grand nombre de faits et d’observations. Or, que résulte-t-il des observations faites jusqu’à présent sur la morale ? C’est que l’amour des hommes pour leurs semblables est un effet de la nécessité de s’entre-secourir, et d’une infinité de besoins dépendants de cette même sensibilité physique que je regarde comme le principe de nos actions, de nos vives, et de nos vertus.

En conservant mon opinion sur ce point, je crois défendre le livre de l’Esprit contre les imputations odieuses du cagotisme et de l’ignorance.


  1. Il y a, dit-on, en Afrique une espece de chiens sauvages qui, par le même motif, vont en meute faire la guerre aux animaux plus forts qu’eux.
  2. De ce que l’homme est sociable on en a conclu qu’il étoit bon ; on s’est trompé. Les loups font société, et ne sont pas bons. J’ajouterai même que, si l’homme, comme le dit M. de Fontenelle, a fait Dieu à son image, le portrait effrayant qu’il fait de la divinité doit rendre la bonté de l’homme très suspecte. On reproche à Hobbes cette maxime, L’enfant robuste est l’enfant méchant : il n’a fait cependant que répéter en d’autres termes ce vers si admiré de Corneille,

    Qui peut tout ce qu’il veut veut plus que ce qu’il doit ;

    Et cet autre vers de la Fontaine,

    La raison du plus fort est toujours la meilleure.

    Ceux qui font le roman de l’homme blâment cette maxime de Hobbes, ceux qui en font l’histoire l’admirent ; et la nécessité des lois en prouve la vérité.

  3. Rien de plus commun en Europe que de voir des fils délaisser leur pere, lorsque vieux, infirme, incapable de travailler, il ne vit plus que d’aumônes. On voit dans les campagnes un pere nourrir sept ou huit enfants, et sept ou huit enfants ne pouvoir nourrir un pere. Si tous les fils ne sont pas aussi durs, s’il en est de tendres et d’humains, c’est à l’éducation et à l’exemple qu’ils doivent leur humanité : la nature en avoit fait de petits sangliers.