De l’Avenir religieux des sociétés modernes
- I. Paris, Rome et Jérusalem, ou la Question religieuse au dix-neuvième siècle, par M. J. Salvador ; Paris 1860. — II. Du Protestantisme en France, par Samuel Vincent, avec une introduction de M. Prévost-Paradol ; Paris 1859. — III. La Liberté religieuse et la Législation actuelle ; Paris 1860.
Beaucoup de personnes, de celles qu’on nomme éclairées, sont arrivées de nos jours à un système singulier. Persuadées que le bien suprême est l’universelle pacification, elles pensent que tout ce qui divise les hommes doit être prévenu par l’état, et elles ferment les yeux sur les questions qui troubleraient leur heureuse quiétude. La Chine est, sans qu’elles le sachent, l’idéal qu’elles se proposent. Là chacun a son épithète officielle, chacun a droit après sa mort à la considération dont il a joui pendant sa vie ; tout magistrat y est intègre, tout préfet bon administrateur ; tous les rois ont été des pères : s’ils ne l’ont pas été, nul ne l’ose dire, et l’on raconte que quand les vieux sages trouvaient la trace de quelque méfait commis par les souverains, ils l’effaçaient prudemment. La Chine apparaît de la sorte au premier coup d’œil comme un paradis de sages, et le XVIIIe siècle, qui prit au sérieux cette niaiserie béate des annales du Céleste-Empire, crut avoir trouvé le peuple modèle. En réalité, la Chine, avec ses mandarins, sa police admirable, ses concours de gradués, son instruction publique si largement répandue, a toujours été inférieure à notre Occident, même à ses plus mauvais jours. Quand nous brûlions des hommes pour des subtilités théologiques, nous étions fort loin assurément de cette indifférence raisonnable pour les choses transcendantes qui est, aux yeux d’un disciple de Confucius, la condition essentielle du bonheur ; mais il faut prendre les races dans l’ensemble de leur histoire. La Chine, par suite de cet optimisme obstiné, meurt non pas de vieillesse, mais d’une enfance indéfiniment prolongée. Les nations occidentales, qui ont eu la fièvre ardente de l’absolu et du droit, l’inquisition, le tribunal révolutionnaire, la terreur, sont jeunes, maîtresses du monde. Capables de beaucoup aimer et de beaucoup haïr, elles doivent à leurs excès mêmes d’avoir dans leur passé quelque chose à détester et dans l’avenir un idéal à poursuivre. Les mots de foi et d’espérance ont pour elles un sens : ce sont des races dogmatiques, habituées à préférer mille choses à la vie, possédées d’une confiance invincible en ce qu’elles croient la vérité.
Ce que les politiques superficiels du siècle dernier et du commencement de celui-ci admiraient le plus dans les institutions de la Chine, c’était l’écart prudent où la législation avait eu soin de tenir les questions religieuses. Une sorte d’académie des sciences morales réglant une fois pour toutes les relations de l’homme avec l’infini, un pouvoir central étendant une prudente prohibition sur tout ce qui pouvait monter les têtes et amener des discussions, une religion de cérémonies et d’innocentes parades, leur parurent le chef-d’œuvre d’une administration sage. Dans la persuasion plus ou moins avouée que le but de la vie est de jouir, on regardait comme des trouble-fêtes ceux qui rappelaient les problèmes d’un ordre supérieur. Luther, et Calvin étaient des hommes dangereux, qui avaient fait verser beaucoup de sang. Peu s’en fallut qu’on ne reprochât à Pilate d’avoir agi avec trop de faiblesse, et aux commissaires de la police romaine de n’avoir pas exercé une surveillance assez active sur les catacombes. Toute propagande fut un délit. Un des articles organiques du concordat portait que les prédicateurs ne devaient se permettre dans leurs instructions aucune inculpation directe ou indirecte contre les autres cultes autorisés par l’état.
Des réactions vives, et en apparence opposées, ont prouvé que cette tendance étroite de quelques esprits n’était nullement celle de l’Europe, et que l’Occident ne se résignera jamais, pour vivre en paix, à n’avoir plus de motif de vivre. La lutte changera mille fois de face, les partis abandonneront, il faut l’espérer, les armes déloyales dont ils se sont trop souvent servis ; mais la guerre ne finira pas. Quelles sont les formes que revêtira l’éternel discord dont Dieu même a semé les germes dans l’humanité ? Si les religions ont un avenir, quel est cet avenir ? Comment limiter sans l’éteindre le foyer d’incendie que toute grande société porte en son sein ? Comment les proportions des familles religieuses qui se partagent le monde peuvent-elles être modifiées ? Quelques livres récens ont appelé l’attention sur tous ces points. Un écrivain connu depuis longtemps par des ouvrages d’une pensée individuelle et hardie, M. Salvador, a publié sur les questions religieuses un des livres les plus originaux qui aient paru depuis des années. Un jeune et brillant publiciste, dont le noble cœur sait comprendre tout ce qui est libéral, M. Prévost-Paradol, en réimprimant un écrit publié il y a plus de trente ans par un des hommes de la génération passée qui eurent le plus de pressentimens de l’avenir, y a joint des vues pleines de justesse et de force sur l’état des diverses communions chrétiennes. Un anonyme a exposé avec une vigueur remarquable les conséquences qui résultent de notre législation des cultes et montré ce qu’il faut entendre par la liberté religieuse. Enfin des événemens contemporains qu’on ne discutera pas ici, car il y a de la gaucherie à proposer sans être consulté des solutions pour des problèmes qu’on n’a pas soulevés, des issues, pour des situations qu’on n’a pas faites, ont montré combien les questions religieuses sont encore mêlées au mouvement du monde, combien la politique en doit tenir compte, et combien les maximes suivies jusqu’ici sont devenues insuffisantes en présence des faits nouveaux qui se sont produits. Il faut rechercher si l’on est autorisé à tirer de tous ces faits quelques lumières sur les transformations possibles du code religieux de l’humanité.
La première question qui se présente quand on réfléchit sur l’avenir religieux du monde moderne est celle-ci : Peut-on croire qu’il apparaîtra une forme religieuse nouvelle, expression complète et originale des besoins des temps nouveaux, ou bien ces besoins chercheront-ils à se satisfaire en modifiant diversement les cultes existans ? En d’autres termes, en dehors du judaïsme, du christianisme, de l’islamisme, qui occupent à eux seuls depuis douze cents ans le champ clos de la civilisation, se formera-t-il une autre religion n’ayant pas plus de lien avec ces trois-là que Jésus n’en eut avec Moïse, et Mahomet avec Jésus ? Ce problème prend dans le livre de M. Salvador un relief singulier. À égale distance et de l’orthodoxie, qui se renferme dans les symboles de l’une des trois religions, et de la libre symbolique, qui les interprète en des sens de plus en plus raffinés, et du déisme, qui n’en garde que le squelette desséché, et de la critique, qui cherche à en saisir la valeur dans l’ensemble total du mouvement de l’humanité, M. Salvador occupe une place à part dans le travail religieux de notre temps. Si, comme le pensent quelques personnes, notre mal à tous est d’être trop historiens, M. Salvador est le plus exempt du commun défaut de ses contemporains. Nature entière, grande, forte, pleine de race, s’inquiétant peu de faire sourire, se souciant peu de nos nuances, de notre exactitude, étranger à cette fine intuition du passé que la critique allemande a inaugurée, M. Salvador est vraiment un original, un rénovateur religieux. Il ne connaît qu’à demi, il associe librement, il combine. Sa place eût été au XVIe siècle, en Hollande, à côté des Spinoza et des Acosta ; égaré en un siècle d’analyse, je crains qu’il ne reste une apparition stérile. Le premier en France, M. Salvador aborda le problème des origines du christianisme. Il le fit avec une érudition insuffisante, mais avec un vif sentiment de quelques-unes des données du problème. Nous sera-t-il permis de le dire ? il y portait un don de race, cette espèce de coup d’œil politique qui a rendu la race des Sémites seule capable de grandes combinaisons religieuses. Cette race saisit les lignes générales des choses humaines, non comme nous par l’analyse et l’étude érudite des détails, mais par une sorte de vue sommaire, comme Élie du haut du Carmel. La philosophie de l’histoire est une œuvre juive et en un sens la dernière transformation de l’esprit prophétique, la prophétie vers l’époque des Séleucides, devenant vision apocalyptique, et la vision apocalyptique, telle que nous la trouvons pour la première fois chez l’auteur inconnu du livre de Daniel, étant l’antécédent immédiat de l’abbé Joachim, de Bossuet, de Vico, de Herder[1]. Quand on connaîtra la philosophie de l’histoire des musulmans par les Prolégomènes d’Ibn-Khaldoun, que traduit M. de Slane, on sera surpris des grandes vues d’ensemble que ces sortes de religions unitaires surent inspirer bien avant qu’aucune idée d’une science exacte de l’histoire se fût développée. Abd-el-Kader, de nos jours, a conservé au plus haut degré cette faculté de sa race : c’est le prophète de l’arrière-saison sémitique, le Jérémie de l’islam. M. Salvador m’apparaît parfois sous un jour analogue. Si vous le prenez par le côté de l’exactitude et de l’esprit positif, vous le trouverez bizarre, souvent puéril. Ses combinaisons, empreintes de ce genre d’imagination abstraite qui caractérise le peuple juif, sont souvent arbitraires, et rappellent Philon et la cabbale. Son style, admirable quand il répond à une vive inspiration, est souvent inégal et dur ; mais il faut se rappeler que la première condition pour les combinaisons fécondes, c’est l’à-peu-près. Mahomet n’eût pas si bien amalgamé le christianisme et le judaï sme, s’il avait su lire et si la Bible lui avait été connue directement. La combinaison religieuse de l’avenir, en supposant que l’avenir nous réserve à cet égard quelque surprise, ne viendra certainement pas de critiques et de théologiens. Des têtes ardentes, voyant les choses à travers le voile de leurs rêves passionnés, sont pour cela bien mieux préparées.
M. Salvador est sans contredit l’homme de notre temps qui a conçu une telle rénovation de la façon la plus large. Parfois il rappelle saint Paul par la chaleur de son âme, son ardeur révolutionnaire en religion, et la facilité avec laquelle il se meut au milieu de la confusion. Médiocre historien, il nous surpasse tous par l’entente pratique des choses religieuses. Nous sommes pour la plupart trop chrétiens pour n’avoir pas en religion quelque préjugé, quelque attache d’habitude ou de sympathie. M. Salvador est presque à notre égard ce que devaient paraître les Juifs aux païens de la Grèce et de Rome : un incrédule, un homme dégagé de la tradition, un railleur des dieux. Quelle vivacité originale dans le récit de sa vocation religieuse[2]! Quel prophète d’Israël a plus hardiment affirmé l’avenir de sa race ? « Avance, dit-on au Juif, et déclare-nous quel est ton nom ? — Mon nom ? Je m’appelle Juif, mot qui signifie louangeur ; célébreur invariable de l’Être, de l’Unique, de l’Éternel[3]. — Ton âge ? — Mon âge ? Deux mille ans de plus que Jésus-Christ. — Ta profession ? — Je laisse à l’écart les tristes professions qui m’avaient été faites, et dont je ne manifeste encore que trop l’empreinte et les conséquences ; mais ma destination à moi, ma profession traditionnelle est celle-ci : je garantis la sainte imprescriptibilité du nom de la loi, et je suis le conservateur vivant de la noblesse antique et de la légitimité attachée par droit divin au nom, au propre nom du peuplé. — Lève la main et promets de parler sans haine et sans crainte, de dire la vérité, toute la vérité. — Je sais de science certaine que, malgré ses admirables grandeurs, Rome est une cité usurpatrice, qu’elle n’est pas la vraie Jérusalem. Pour la gloire universelle de Dieu, de même que dans les intérêts positifs du monde, Rome doit être providentiellement transformée, doit être souverainement remplacée. Je sais de science certaine qu’il faut que la divinité de Jésus-Christ soit modifiée à fond ou rectifiée ouvertement dans une sainte et large mesure. Après avoir rendu au peuple ce qui appartient au nom du peuple, rendez à l’Éternel ce qui n’appartient qu’au nom de l’Éternel. Je sais aussi, et depuis longtemps, qu’il y aura lieu pour les autres nations de rompre un nouveau pain, d’inaugurer le vrai repos, le vrai sabbat de l’Éternel, de célébrer de nouvelles pâques. Voilà mon libre et légitime témoignage. Et de plus, les choses que je sais par l’esprit de tradition, par l’esprit de justice et d’intelligence, ces choses-là, je les veux d’une volonté inébranlable, et elles seront par l’esprit de force morale, par nécessité suprême et divine autorité. »
Tout ce qui a été fait de grand dans le monde a été fait au nom d’espérances exagérées, et le peuple juif a des côtés si étranges qu’il ne faut jamais légèrement parler de lui. Cependant il est des passés si glorieux qu’ils excluent jusqu’à la pensée d’un avenir. Comment parler de l’avenir d’Athènes ? Quel destin pour la Grèce ne sera pas obscur, si l’on songe à ce qu’elle a été ? Pour le même motif, je n’admets guère qu’à propos des Juifs on parle d’autre chose que de ce qu’ils ont fait. Depuis Jésus-Christ, les Juifs, selon moi, n’ont servi qu’à conserver un livre. Du jour où ils ont transmis la Bible hébraïque à la science européenne, du jour où ils ont appris l’hébreu à Luther et aux Buxtorf, ils n’ont plus rien eu d’essentiel à faire. Certes, depuis ce temps-là, le judaïsme a donné au monde une remarquable proportion d’hommes excellens, distingués ou même de premier ordre ; mais c’est là un privilège qu’il partage avec toutes les églises peu nombreuses. Ces petites églises deviennent, par la force des choses, des aristocraties où la lumière se fait plus promptement jour, et où la routine et les préjugés sont plus faciles à percer.
Tout en admirant autant que M. Salvador le rôle du peuple juif dans le passé, je ne puis donc partager ses vues sur le rôle qu’il lui attribue dans l’avenir. Je crois à une réforme du christianisme ; mais cette réforme ne consistera pas à revenir au judaïsme. En général, M. Salvador ne se fait pas une idée suffisante de la forte originalité du christianisme pris dans son ensemble. Je persiste à penser, malgré quelques vives répliques[4], que le christianisme n’est pas la continuation du judaïsme, mais bien une réaction contre l’esprit dominant du judaïsme opérée dans le sein du judaïsme lui-même. Quelles qu’aient été à cet égard les vues du fondateur, il faut bien reconnaître que l’attitude de saint Paul, et plus encore la direction qui prévalut dans les églises primitives, ne prêtent à aucune équivoque. Le judaïsme fournit le levain qui provoqua la fermentation, mais la fermentation se fit hors de lui. L’élément hellénique et romain d’abord, puis l’élément germanique et celtique prirent complètement le dessus, s’emparèrent exclusivement du christianisme, et le développèrent dans un sens fort différent de ses origines premières. Schleiermacher et l’école catholique de Munich, M. Lassaulx par exemple, sont dans le vrai quand ils proclament.que Socrate et Platon sont bien plus nos ancêtres et plus près de Jésus-Christ que les rudes Bédouins du temps de Josué et de David, ou que les Juifs de la ligne pharisaïque (les vrais Juifs), étroits, haineux, exclusifs. M. de Bunsen est dans le vrai quand il pense que le perfectionnement successif du christianisme doit consister à s’éloigner de plus en plus du judaïsme pour faire prédominer le génie de la race indo-européenne. Il y aurait injustice à oublier le service de premier ordre que le peuple juif et le peuple arabe ont rendu à l’humanité en tranchant d’un coup de ciseau hardi l’écheveau inextricable des mythologies antiques ; mais c’est là un service négatif, qui n’a eu sa pleine valeur que grâce à l’excellence des races européennes. L’islamisme, qui n’est pas tombé sur une terre aussi bonne, a été en somme plus nuisible qu’utile à l’espèce humaine ; il a tout étouffé par sa sécheresse et sa désolante simplicité. Le christianisme n’a échappé à ce danger que parce que l’élément sémitique a toujours été en lui très combattu et a fini par être à peu près éliminé.
Par suite de ses tendances plus juives que chrétiennes, M. Salvador porte, dans sa manière de juger les questions religieuses, un esprit très absolu. Il est injuste pour le protestantisme, parce qu’il ne le voit pas afficher de prétention au droit divin en toute chose ; il ne comprend pas l’avenir du christianisme libre tel que les peuples germaniques le conçoivent ; il ne tient pas assez de compte de l’Angleterre, des États-Unis ; il ne s’aperçoit pas de l’envahissement du monde par la race anglo-saxonne. La séparation du spirituel et du temporel, dont la société juive et la société musulmane n’eurent guère d’idée, et qui a été le salut de l’Europe chrétienne, M. Salvador ne l’admet qu’avec réserve. Il voudrait (ce dont Dieu nous préserve !) qu’ils pussent retrouver un jour leur unité[5]. Une certaine tendance théocratique se fait jour çà et là. En cela, M. Salvador se montre encore un vrai Sémite. Les deux grandes formes de la civilisation sémitique ont cela de propre qu’elles n’admettent pas le gouvernement civil dans le sens où nous l’entendons. Le pouvoir, pour le Juif comme pour l’Arabe, vient toujours de Dieu : système déplorable, qui a livré les peuples musulmans, sans une ombre de garantie ni de tempérament, au despotisme, et a créé cet affreux état de société qu’offre l’islam depuis six ou sept cents ans ! La théocratie, en attribuant au pouvoir une origine spirituelle, plaît aux esprits élevés ; mais elle renferme un poison caché, qui la rend toujours funeste : elle ne peut produire que des pouvoirs absolus. Le principe germanique, que le pouvoir, à ses différens degrés, est la propriété de celui qui l’exerce, en apparence si mesquin, est en réalité bien meilleur, car, en cette manière de voir, tout devient droit personnel : chacun a sa charte, chacun est roi dans sa forteresse. Il est certain du moins que c’est cette notion-là qui seule a réussi à fonder dans le monde la liberté.
Là est la grande différence qui sépare M. Salvador de nous autres libéraux. M. Salvador veut unir et fonder ; il songe à un pouvoir spirituel, il voudrait un symbole et un dogme établi. Nous autres, nous voudrions que chacun eût son symbole ; nous craindrions de trop fortes unions, car elles nuiraient à la liberté. Comme toutes les natures exaltées, M. Salvador aime l’unité. Pour nous, au contraire, la division est la condition de la liberté. Il dépendrait de quelqu’un de fondre en une seule les nations, les églises, les sectes, les écoles, qu’il faudrait s’y opposer. Le vieux monde romain a péri par l’unité, le salut du monde moderne sera sa diversité. M. Salvador invite le siècle à regarder vers l’orient et le sud ; nous autres, nous lui disons : Fuyez vers le nord et vers l’ouest. L’Orient n’a jamais rien produit d’aussi bon que nous. Qu’y a-t-il de juif dans notre christianisme germanique et celtique, dans saint François d’Assise, dans sainte Gertrude, saint Bernard, sainte Elisabeth, et plus récemment dans Vincent de Paul, Schleiermacher, Channing ? Est-ce à ces fleurs écloses au souffle romantique et charmant de nos mers et de nos montagnes que vous comparerez vos Esther et vos Mardochée ? Qu’y a-t-il de juif dans le livre de l’Imitation, dans la vie monastique, cet élément si capital du christianisme, dans nos saints de l’époque mérovingienne, nos vrais saints ? Restons Germains et Celtes ; gardons notre évangile éternel, le christianisme tel que l’a fait notre verte et froide nature. Tout ce qu’il y a de bon dans l’humanité s’y est greffé, tout progrès moral s’est identifié avec lui. Une sorte de crudité native, et comme un péché originel, distingue les pays et les races sur lesquels cette excellente discipline n’a point passé.
Christianisme ’est ainsi devenu presque synonyme de religion. Tout ce qu’on fera en dehors de cette grande et bonne tradition chrétienne sera stérile. Jésus a fondé la religion dans l’humanité, comme Socrate y a fondé la philosophie, comme Aristote y a fondé la science. Il y a eu de la philosophie avant Socrate et de la science avant Aristote. Depuis Socrate et depuis Aristote, la philosophie et la science ont fait d’immenses progrès, mais tout a été bâti sur le fondement qu’ils ont posé. De même, avant Jésus, la pensée religieuse avait traversé bien des révolutions ; depuis Jésus, elle a fait de grandes conquêtes : on n’est pas sorti cependant, on ne sortira pas de la notion essentielle que Jésus a créée. Il a déterminé pour toujours l’idée de religion pure ; tout ce qui a été bâti l’a été sur son fondement. La religion de Jésus, en ce sens, n’est pas limitée. L’église a eu ses époques et ses phases ; elle s’est renfermée dans des symboles qui n’ont eu ou qui n’auront qu’un temps : Jésus a fondé la religion absolue, n’excluant rien, ne déterminant rien ; ses symboles ne sont pas des dogmes arrêtés, mais des images indéfiniment extensibles. On chercherait vainement une proposition théologique dans l’Évangile. Toutes les professions de foi sont ainsi des trahisons de l’idée de Jésus, à peu près comme la scolastique du moyen âge, en proclamant Aristote le maître unique d’une science achevée, trahissait Aristote. Aristote, s’il eût assisté aux débats de l’école, eût répudié cette interprétation étroite ; il eût été pour la science progressive contre la routine, il eût pris parti pour ses contradicteurs du XVIe et du XVIIe siècle. De même, si Jésus veille encore sur les destinées de l’œuvre qu’il a fondée, il est sans contredit, non pour ceux qui prétendent le renfermer tout entier dans quelques phrases de catéchisme, mais pour ceux qui travaillent à le continuer. La gloire éternelle, dans tous les ordres de grandeurs, est d’avoir posé la pierre angulaire du progrès. Il se peut que dans la physique et dans la météorologie des temps modernes il ne se retrouve pas un mot des traités d’Aristote qui portent ces titres : Aristote n’en reste pas moins le fondateur de la science de la nature. Quelles que puissent être les transformations du dogme, Jésus restera en religion le créateur du sentiment pur ; le sermon sur la montagne ne sera pas dépassé. Remarquons même que le fait est ici peu de chose, la biographie d’intérêt secondaire ; l’idée est tout en pareille matière. Il sortirait de dessous terre un document qui montrerait que l’estime personnelle qu’on a faite de Socrate, d’Aristote et de Descartes a été exagérée, qu’ils ne sont pas les auteurs des écrits ou des doctrines qu’on leur attribue ; nous n’en resterions pas moins aristotéliciens ou cartésiens. Le nom propre n’est ici qu’une marque d’origine, dont l’exactitude n’importe qu’à l’érudit. Aucune découverte ni aucun système ne feront que nous ne nous rattachions en religion à la grande ligne intellectuelle et morale en tête de laquelle brille, à tort ou à raison, le nom de Jésus. En ce sens, nous sommes chrétiens, même quand nous nous séparons sur presque tous les points de la tradition chrétienne qui nous a précédés.
La question religieuse de l’avenir se trouve ainsi fort limitée. Aucune grande création religieuse complètement originale ne naîtra dans notre civilisation. Les tentatives dans le genre du saint-simonisme reposent sur un malentendu ; elles veulent appliquer le nom de religion à des choses qui n’ont rien de religieux, le bien-être, l’industrie. Où trouver en tout cela la part de l’abnégation, du dénouement, le sacrifice du réel à l’idéal, qui est l’essence même de la religion ? Les tentatives de l’école révolutionnaire ne sont pas moins erronées. La révolution est un fait tout profane ; son dernier mot, c’est le code civil. Si l’Amérique renferme encore assez d’ignorance et d’énergie de nature pour qu’il puisse y éclore un de ces mouvemens singuliers qui n’ont guère de titre à la créance que d’avoir résisté aux sarcasmes de deux ou trois générations, on peut affirmer que le rationalisme environnant sera assez, fort pour les empêcher de doubler le cap après lequel la foi aveugle devient tradition : le point d’attache leur manquera. Le christianisme seul reste donc en possession d’un avenir. Seulement le christianisme est tout un monde : il faut, pour se faire une idée de ses révolutions futures, étudier son état actuel et la proportion des partis qui se sont formés dans son sein.
De tout temps, le christianisme a été très divisé. Résultat de trois siècles d’efforts absolument individuels, il trouva le principe de sa force dans cette division même et dans l’extrême activité qu’elle produisait. L’organisation primitive du christianisme fut en quelque sorte municipale, chaque église existant par elle-même et toutes les églises communiquant entre elles par des épitres et des envoyés reconnus. Les églises ne firent, à vrai dire, que continuer le vaste système de synagogues qui couvrait l’empire à l’époque d’Auguste, et qui s’est continué chez les Juifs à peu près jusqu’aux temps modernes. La vie intime des communautés juives au moyen âge, et encore de nos jours dans les pays où le judaïsme a conservé son organisation originale, est le type de ce qui se passait dans les églises du temps de saint Paul, de saint Ignace, de saint Irénée : mêmes rivalités, mêmes cabales, même éveil sur les questions de doctrine, de discipline, de hiérarchie. Les églises ont devancé l’église, et même quand celle-ci, devenue officielle, cherche à se modeler sur l’unité de l’empire, la division s’opère par un autre côté. Un parti d’opposition rationnelle se fait jour par l’arianisme et balance pendant près d’un siècle la destinée de l’église orthodoxe. Quand ce type de christianisme, trop avancé pour le temps, disparaît, sauf à revivre mille années après, une opposition bien plus profonde, celle qui tient aux races, commence à se faire jour. L’église se coupe selon la division des deux grandes familles du monde antique. Ce que Rome impériale n’avait pu faire, Rome chrétienne ne le put davantage. De même que la langue latine, à l’heure même où elle étendait ses conquêtes jusqu’en Écosse et en Irlande, s’arrêtait à Naples, devant la ligne grecque du midi de l’Italie, de même l’église romaine se trouva impuissante devant l’église grecque. Photius ne fit que servir d’instrument à une nécessité historique ; la séparation était faite depuis Constantin. Ces deux branches du christianisme continuent leur propagande durant tout le moyen âge : l’une s’assimile les peuples germaniques, l’autre les peuples slaves ; longtemps elles se disputent l’empire. L’église grecque, supérieure en culture à l’église latine jusqu’au Xe ou XIe siècle[6], lui devient très vite inférieure comme force morale : l’islamisme l’écrase ; les Slaves, qu’elle s’est affiliés, se réveillent tard ; le latinisme, au XVIe siècle, prend une immense supériorité. Cette supériorité aboutit, comme toutes les grandes renaissances, à une scission. Le grand réveil chrétien, le protestantisme, se produit dans l’église latine. La force, la profondeur, la liberté du génie germanique éclatent. Ce génie, qui ne s’était assujetti qu’à regret au gouvernement de Rome, réclame ses droits et se crée un christianisme à sa manière, qui, après beaucoup de tâtonnemens, arrive, vers la fin du XVIIIe siècle et au XIXe, à une hauteur religieuse inconnue jusque-là. L’Allemagne à cette époque réalise la plus belle religion qui ait nulle part été professée, et qui s’appelle toujours christianisme. Ainsi à côté des deux vieilles orthodoxies, grecque et latine, qui restent enchaînées dans leurs symboles, se produit une nouvelle forme de christianisme, dont la dernière conséquence, qui est le christianisme libre, ne s’aperçoit que de notre temps. Trois puissances destinées à toujours se combattre sans jamais s’anéantir ni même s’affaiblir, à plus forte raison sans pouvoir se réunir, divisent la chrétienté, et, en la préservant de toute domination exclusive, assurent son avenir, j’ose dire aussi l’avenir de la philosophie et de la liberté.
Cette triple division de la famille chrétienne en effet n’est pas, comme l’arianisme, le pélagianisme, etc., une simple division de sectes : elle correspond à des divisions naturelles, à celles que trace dans le monde civilisé la séparation des races latines, germaniques, gréco-slaves. L’Angleterre tout entière se laisserait séduire à la critique inintelligente du docteur Pusey, qu’elle ne se réconcilierait pas avec le pape. Les théologiens grecs et latins s’entendraient sur filioque, que Rome pour cela ne régnerait pas à Moscou. L’inutilité des efforts que ces trois églises ont faits pour s’absorber est désormais démontrée. Au moyen âge, l’église latine pèse sur l’église grecque et sur les petites églises orientales, qu’on peut considérer comme des annexes de l’église grecque, du poids de sa supériorité militaire ; depuis le XVIe siècle, elle pèse encore sur elles du poids de sa diplomatie et de toute l’importance que lui donne parmi les Slaves la possession exclusive de la Pologne. Elle en détache des branches entières, Armemens unis, Maronites, Grecs unis. Les Turcs infligent à l’église grecque un affront en apparence éternel. Mais voici qu’au bout de quatre ou cinq cents ans l’église grecque ressuscite. Une conquête qui pendant des siècles sembla de peu d’importance, celle des Russes, lui confère en un jour un principat égal à celui des Latins. La race imaginative et résistante des Slaves se substitue à la race grecque affaiblie, et au bout de dix siècles l’œuvre de Photius se retrouve comme un phénomène capital de l’histoire du monde. — Le protestantisme ne s’est pas montré moins obstiné : Philippe II, Pie le duc d’Albe, les jésuites, Louis XIV s’y sont brisés ; l’hérésie, qu’on proclamait exterminée, est restée maîtresse des parties les plus vivantes de l’Europe. Rien donc ne sortira de la lutte réciproque des trois familles chrétiennes : leur équilibré n’est pas moins assuré que celui des trois grandes races auxquelles le monde appartient ; leur division préservera l’avenir contre les excès d’un pouvoir religieux trop fort, comme la division de l’Europe doit empêcher à jamais le retour de cet orbis romanus, de ce cercle fermé, où nul recours n’était possible contre la redoutable tyrannie qu’engendre toujours l’unité.
La propagande de ces trois grandes églises sur les portions non encore chrétiennes du monde changera-t-elle quelque chose à leur situation respective ? En d’autres termes, quel est l’avenir des missions catholiques, gréco-russes et protestantes ? Une constante expérience permet de s’exprimer sur ce point avec beaucoup de précision. Peu de dévouemens sont aussi respectables que celui du missionnaire ; peu d’institutions ont rendu et peuvent rendre aux sciences historiques et géographiques des services aussi grands que les établissemens de propagande. Si de nos jours les missions protestantes remplissent presque seules ce noble rôle, par suite de la fâcheuse indifférence pour les sciences que montrent trop souvent les missionnaires catholiques, il ne faut pas oublier les belles missions catholiques du XVIIIe siècle, celles des jésuites en Chine, celles des missionnaires italiens dans l’Inde et au Thibet, les Horace della Penna, les Paulin de Saint-Barthélémy, les Tieffenthaler. Toutefois au point de vue des révolutions religieuses le fait des missions a toujours été secondaire dans l’histoire de l’humanité. Cette façon d’agir isolée et individuelle, qui est celle des grands apostolats fondateurs qu’on trouve à l’origine de toutes les religions, est insuffisante quand le premier feu de la création est passé. Saint Paul de nos jours ne se ferait pas missionnaire. On ne citerait pas une communauté chrétienne sérieuse qui soit l’œuvre des missions modernes. Les églises de la Chine et du Japon étaient bâties sur le sable. Ni l’héroïsme de François-Xavier, ni l’habileté et parfois la largeur d’esprit des jésuites n’ont pu les empêcher de crouler. Les efforts pour attaquer les grandes religions de l’Asie, l’islamisme, le brahmanisme, le bouddhisme, la religion lettrée de la Chine, ont été impuissans. Ce n’est pas vers le christianisme que l’Afrique semble se tourner ; à l’heure qu’il est, par une coïncidence singulière, elle se convertit d’un bout à l’autre à l’islamisme. Quant aux races sauvages, ces tristes survivans d’un monde en enfance, à qui l’on ne peut souhaiter qu’une douce mort, il y a presque dérision à leur appliquer nos formulaires dogmatiques. Avant d’en faire des chrétiens, il faudrait en faire des hommes, et il est douteux qu’on y réussisse. On style le pauvre Taïtien à aller à la messe ou au prêche ; on ne corrige pas l’irrémédiable mollesse de son cerveau, on le fait mourir de tristesse ou d’ennui. Oh ! laissez ces derniers fils de la nature s’éteindre sur le sein de leur mère ; n’interrompez pas de nos dogmes austères, fruit d’une réflexion de vingt siècles, leurs jeux d’enfans, leurs danses au clair de lune, leur douce ivresse d’une heure ! La grande erreur des jésuites, cette idée que l’éducation de l’homme se fait par le dehors, au moyen de procédés artificiels et de machines pieuses est au fond de toutes les missions. On crée des Paraguay, des joujoux d’enfant, et l’on croit faire revivre l’Eden !
Est-ce à dire que toute espérance d’agrandissement soit fermée pour le christianisme ? Non certes. Si nous prenons l’état géographique du christianisme vers l’an 1500 et si nous le comparons à ce qu’il est de nos jours, nous sommes frappés de ses vastes accroissemens ; mais ces accroissemens ne sont pas dus aux missions : ils sont dus à la propagation de la race européenne, en d’autres termes à la conquête et à la colonisation. La conquête et la colonisation renferment tout le secret de l’avenir du christianisme ; il faut voir laquelle des trois communions chrétiennes peut se promettre sous ce rapport les plus grands avantages.
On ne peut nier que le protestantisme ne se présente ici avec une certaine supériorité. Les nations colonisatrices sont presque toutes protestantes ; le protestantisme, par sa tendance individuelle, la simplicité de ses moyens, son peu de besoin de communier avec le reste de la chrétienté, semble par excellence la religion du colon. Avec sa Bible, l’Anglais trouve au fond de l’Océanie l’aliment religieux que le catholique ne peut recevoir sans tout un établissement officiel d’évêques et de prêtres. « Sur dix hommes, dit très bien M. Prévost-Paradol, qui, la hache et le fusil à la main, s’avancent dans des solitudes inexplorées, y établissent leur demeure et bientôt une cité, y fondent une famille et bientôt un état, un seul à peine appartient à l’église romaine, et le plus souvent, s’il n’en sort pas lui-même, il n’y maintient pas ses enfans[7]. » Aussi le protestantisme a-t-il bé néficié des meilleures conquêtes que le christianisme ait faites, les États-Unis, l’Australie, les Indes hollandaises, le cap de Bonne-Espérance. L’Hindoustan et la Chine ont même reçu une forte semence protestante. Presque toute l’Océanie semble destinée à devenir protestante, et ce qu’il y a de plus grave, c’est que ces riches dépôts de race anglo-saxonne jetés au bout du monde colonisent et fructifient à leur tour avec une admirable fécondité. Il y a là une sourde conquête dont les résultats sont incalculables. — On se tromperait cependant si l’on croyait que, dans ce partage de la terre par la race de Japhet, les deux églises orthodoxes n’ont pas aussi, à la suite de la politique, d’importantes conquêtes à accomplir.
La Russie en effet gagne à l’église grecque des tribus nombreuses dans le nord et le centre de l’Asie ; les populations bouddhiques paraissent appelées à se souder par la à la société chrétienne. Ces conquêtes se font sans violence et avec assez d’habileté. La Chine recevra probablement du même côté l’apport chrétien le plus énergique. Enfin quelques petites chrétientés schismatiques de l’Orient, les Armemens par exemple, semblent destinées à se rattacher à l’église gréco-russe, quand elles sortiront de leur isolement. On voit quelle énorme surface semble ainsi dévolue à la famille chrétienne qui un moment avait paru condamnée à périr.
Quant au catholicisme, si son avenir colonial est moins brillant que celui du protestantisme, il ne faut pas s’arrêter à cette vue exclusive. Certes l’Amérique espagnole et portugaise, le Canada, les Philippines, ne valent pas les États-Unis et l’Australie ; mais sur tout le littoral de la Méditerranée, Rome peut faire d’importantes conquêtes. Une église qui est celle de la majorité des Français ne peut manquer d’être réservée à bien des fortunes imprévues et de recevoir plus d’un glorieux reflet. Les écoles chrétiennes et les établissemens charitables que le zèle du catholicisme français multiplie en Orient, comme pour combler l’effroyable lacune que l’islamisme porte au cœur, ont de l’avenir. Il est un élément d’ailleurs sur lequel le catholicisme a beaucoup plus de prise que le protestantisme, et même que l’église gréco-russe : je veux parler des petites communautés chrétiennes déchirées ou flottantes que les désastres de l’église grecque l’ont empêchée de s’assimiler, Abyssins, Coptes, Syriens, Armemens. Rome, par ses apparences traditionnelles, a des avantages auprès de ces églises, et les disputera souvent avec succès à la Russie. La fidélité qu’elle a su inspirer aux Maronites et les services qu’elle en tire sont un fait très caractéristique. La manière abstraite dont le protestantisme aborde ces populations n’est pas en général (il faut faire une exception pour la belle mission américaine des nestoriens d’Ourmia) celle qui paraît la plus propre à assurer auprès de chrétientés aussi abaissées un bien solide succès.
Laissons ces considérations d’un ordre profane, revenons à la conscience ; demandons à chacune des trois grandes communions chrétiennes par quel programme elle entend répondre aux exigences des sociétés modernes, et quel compromis elle peut offrir entre la tradition et les besoins nouveaux de l’esprit humain.
Le christianisme a pris dans les sociétés humaines trois positions qui répondent à peu près, quoique non d’une façon rigoureuse, aux trois familles que les races et l’histoire ont formées dans son sein. Pendant les trois cents ans de sa lutte première, le christianisme ne demanda naturellement rien à l’état ; il fit ses affaires à lui seul. Persécuté par l’état, il triompha à force de patience et força l’état à signer une paix qui, par un singulier retour, fut beaucoup plus onéreuse pour lui que pour l’état. Il semble qu’il soit dans la nature du christianisme de ne pouvoir être simplement libre et toléré. Dès qu’il n’est plus persécuté, il devient religion d’état. La machine romaine était si puissamment organisée que devenir la religion de l’état, c’était devenir une fonction de l’état. En effet, depuis Constantin, dans toutes les parties du monde qui suivent le sort du vieil empire, l’église est dominée par l’état. Les sièges épiscopaux suivent les divisions de l’empire ; l’évêque de Constantinople, siège si moderne, devient pape de l’Orient parce qu’il est l’évêque de la cour, à peu près comme si l’évêque de Versailles fût devenu primat des Gaules. L’église grecque, qui représente cette vieille tradition romano-byzantine, en a gardé la trace ineffaçable ; la Russie en a hérité, l’empereur y est chef absolu de la religion. Dans les communautés chrétiennes soumises à la Turquie, par un phénomène inverse, mais très logique, l’église est devenue l’état civil ; le patriarche est un administrateur civil autant que religieux nommé par le sultan. La religion est devenue la nationalité, ou pour mieux dire la formation de nationalités, dans le sens que nous attachons à ce mot, a été rendue impossible en Orient.
L’Occident eût, j’imagine, suivi la même ligne si l’unité de l’empire s’y fût maintenue. Le monde byzantin, dans sa décrépitude, nous représente au fond ce qu’eût été l’empire d’Occident sans les Barbares, un monde dénué de liberté et du sentiment de l’infini ; mais les Germains, en brisant l’empire et en fondant des royaumes distincts, créèrent pour l’église des conditions meilleures. Chacun de ces royaumes ne pouvant avoir la prétention de représenter l’église universelle, on fut amené à concevoir l’église et l’état comme deux choses distinctes, l’église relevant d’un ensemble plus étendu que l’état, la catholicité, dont le chef est le pape[8]. Le génie des grands papes italiens du XIe, XIIe et XIIIe siècle donna à ce système un cachet de merveilleuse splendeur ; l’Occident lui doit son irrévocable primatie. La distinction des deux pouvoirs est pendant tout le moyen âge la condition du progrès, la garantie d’une certaine liberté. Pour en apprécier la valeur, il faut jeter les yeux sur l’islamisme. L’islamisme ne connaît pas la distinction des deux pouvoirs, le monde musulman en a péri ; il n’a eu ni Jean Chrysostome, ni Grégoire VII, ni Thomas Becket. On cite quelques belles résistances d’imams ; mais jamais de tout cela ne s’est formé un clergé indépendant et jaloux de ses privilèges, jamais non plus ne s’est constitué, en opposition avec l’ordre religieux, un état civil bien défini. Si aujourd’hui la Turquie fait de vains efforts pour constituer une société fondée sur l’égalité des droits, c’est qu’elle lutte contre un principe séculaire et fatal. Héritier des khalifes, c’est-à-dire vice-prophète, le sultan ne peut pas plus présider à un état mixte, où croyans et infidèles auraient les mêmes droits, que le pape ne pourrait, si la moitié de ses sujets étaient juifs ou protestans. leur faire une part dans les congrégations romaines ou le sacré collège. La lutte du sacerdoce et de l’empire a été de la sorte le fait générateur des temps modernes. La théocratie et le despotisme absolu ont été rendus impossibles. Si l’islamisme avait eu cette division féconde, un monstre comme le khalife Hakem n’eût pu se produire, et la science arabe n’eût pas été étouffée par le fanatisme laïque, le pire de tous.
Certes il s’en faut que le régime de division entre les deux pouvoirs qui régna en Occident durant tout le moyen âge fût encore un régime de liberté. L’église latine, bien plus indépendante que celle d’Orient, ne fut pas plus exempte qu’elle d’un mal funeste, conséquence de l’extrême énergie avec laquelle le christianisme affirmait sa vérité divine, je veux dire de l’intolérance. En brisant la vieille religion d’état de l’empire romain, le christianisme mit à sa place la religion absolue, La dignité de la conscience y gagna ; mais des violences inconnues jusque-là furent la conséquence de ce dogmatisme exagéré, et, par un étrange renversement, cette religion, dont la victoire avait été le triomphe de la conscience, s’est trouvée être la religion qui a fait couler le plus de sang. La raison en est simple : le despotisme romain se souciait peu des âmes ; sa religion était un règlement de police qui atteignait peu la liberté philosophique. Le christianisme veut les âmes, le dehors ne lui suffit pas ; c’est aux consciences qu’il porte le fer et le feu : de là des attaques dont la vivacité ne connaît pas de limites. L’empire romain n’a pas persécuté un seul philosophe ; le moyen âge chrétien a étouffé la liberté de la pensée par d’atroces supplices. Des souverains que l’église a tenus pour des modèles apparaissent aux yeux de l’histoire impartiale comme d’impitoyables bourreaux. Je ne prendrai pas pour exemple Philippe II, qui fut à la fois un tyran religieux et un tyran politique, un vrai Domitien. Je prendrai le plus honnête homme peut-être qui ait régné, un vrai libéral, un souverain qui respecta tous les droits, et dont la bonté de cœur n’a pas été surpassée : saint Louis est en religion un terrible persécuteur, Il est si convaincu de la vérité de sa croyance qu’il pose en principe que l’homme laïque ne doit répondre aux objections qu’il entend faire contre la foi qu’en perçant le ventre de celui qui les fait[9], et qu’il laisse sans le moindre scrupule l’horrible inquisition dominicaine décimer ses sujets par « l’immuration » et le bûcher en permanence. Dioclétien n’a pas fait cela ; on n’a pas vu sous Dioclétien un tribunal suivre contre les chrétiens une procédure aussi odieuse que celle qui est prescrite dans le Directorium Inquisitorum de Nicolas Eymeric[10]. Aucun proconsul romain n’a écrit un poème comme la Novelle de l’Hérétique, de l’inquisiteur Izarn, où chaque argument se termine par cette menace : « Et si tu ne le veux croire, vois le feu allumé où brûlent tes compagnons ! » ou bien : « Mais déjà s’appareillent le feu et le tourment par lequel tu dois passer[11]. » C’est en ce sens qu’il est permis de dire que la persécution théologique est dans le monde l’œuvre du christianisme. L’islamisme, bien plus dur en un sens, ne chercha jamais à convertir. Son intolérance est celle du dédain : il étouffe le chrétien, il le pille, le massacre dans ses momens de fureur ; mais il ne le prêche pas en lui offrant le choix entre ses syllogismes et le bûcher. Le christianisme, avec sa tendresse infinie pour les âmes, a créé le type fatal d’une tyrannie spirituelle et inauguré dans le monde cette idée redoutable, que l’homme a droit sur l’opinion de ses semblables. L’église ne se fit pas l’état, mais elle força l’état à persécuter pour elle. Si le bras séculier exécutait la sentence, le prêtre la prononçait.
En repoussant l’odieux des persécutions de l’empire, qui n’avaient pas la prétention de s’exercer au nom de la vérité, le christianisme occidental fut donc en réalité au moyen âge une religion armée, violente, impérieuse, ne souffrant pas de discussion. Un tel système valait mieux pour la moralité générale de l’espèce humaine que le système romain, où l’état faisait la religion, et que le système musulman, où la religion fait l’état ; mais en réalité il était le plus cruel de tous : il fit de l’Europe latine au XIIIe et au XVIe siècle un champ de tortures ; il était en flagrante contradiction avec les principes élevés dont l’Évangile gardait le secret. Une protestation sortie des entrailles mêmes du christianisme éclate au XVIe siècle, un troisième type de société chrétienne se constitue et annonce la prétention de revenir à la primitive liberté. Certes il s’en faut que cette prétention fût dès lors justifiée : le protestantisme, outre beaucoup d’actes de violence qu’il eut à se reprocher, put sembler d’abord n’être que le retour à des idées moins pures sur les rapports de l’église et de l’état. Le luthéranisme mit la théologie dans la main des princes allemands ; le calvinisme, dans sa cité idéale de Genève, fonda la république sur la religion. En Angleterre, en Suède, la réforme officielle n’aboutit qu’à des églises nationales absolument dépendantes du pouvoir civil. Néanmoins le principe nouveau, qui était l’âme cachée du mouvement, l’idée d’un christianisme libre que chacun crée et porte dans son cœur, se dégage peu à peu. Les sectes dissidentes dans le sein de la réforme, presque aussi vivement persécutées par les églises protestantes officielles qu’elles l’eussent été par les catholiques, maintiennent et propagent cette idée avec une admirable ténacité. De nos jours elle éclate et triomphe sur tous les points du monde protestant. Une foule de sociétés chrétiennes, n’ayant aucun lien ni avec une église centrale ni avec l’état, existent et fructifient. L’Amérique nous présente ce système érigé en loi constitutionnelle. Ainsi le protestantisme, après trois siècles d’hésitation, arrive à réaliser le programme dont il avait prématurément annoncé l’accomplissement. Il est revenu vraiment à la liberté des premiers siècles, dont toute trace avait disparu depuis le jour où Constantin commença à s’occuper de théologie.
Église libre, comme dans les trois premiers siècles, comme de nos jours en Amérique ; — église dépendante de l’état, comme en Russie, comme en Suède ; — église séparée de l’état, centralisée à Rome et traitant avec l’état de puissance à puissance, comme dans les pays catholiques : telles sont donc les trois formes sous lesquelles le christianisme s’est mis en rapport avec les sociétés humaines. Voyons laquelle de ces trois formes semble le mieux se prêter aux tendances de la pensée moderne vers un idéal de liberté, de douceur de mœurs, d’instruction et de moralité.
Au plus bas degré, il faut placer sans contredit le système qui fait de l’église une fonction de l’état. Les effets de ce système sont fort divers selon la qualité même des gouvernemens auxquels l’église se trouve assujettie. Assez avantageux dans les pays où les gouvernemens n’ont qu’une action très limitée, il est fatal dans les pays despotiques. En Russie, il a amené les dernières conséquences de la dépression et du servilisme. L’église russe, humiliée, pauvrement recrutée, sans germe apparent de progrès, se traîne dans les bas-fonds du christianisme et presque à sa limite. On ne cite pas d’homme distingué qui soit sorti de son sein. En Suède, l’église d’état aboutit à une intolérance choquante et à une assez grande médiocrité. En Angleterre, l’église officielle, après avoir été odieusement persécutrice à la fin du XVIe siècle et au XVIIIe, est arrivée depuis longtemps à un état de nullité assez inoffensive. La routine et les abus y règnent dans une parfaite quiétude ; Oxford, jusqu’aux remarquables mouvemens de ces dernières années, le disputait à Rome pour l’absence de critique et l’obstination des partis-pris. Heureusement des germes d’un bien meilleur avenir se font jour çà et là, et de plus, mérite immense, sans exemple et sans égal, cette église officielle, opulente, patronée par l’état, réunissant les suffrages de la majorité, ne persécute plus les dissidens ; elle n’est d’aucun obstacle à la liberté ! — Dans les petites principautés d’Allemagne, la dépendance de l’église, après avoir produit au XVIIe siècle un état intellectuel assez effacé, a eu plus tard d’excellens effets. Grâce à la largeur de l’esprit germanique et à l’intelligence remarquable des princes allemands vers la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, grâce peut-être aussi à ces riches facultés spéculatives que l’Allemagne semble expier par le manque d’influence politique, l’enseignement théologique des universités allemandes a atteint une hauteur, une liberté dont aucun siècle n’avait offert l’exemple. La division de l’Allemagne, qui l’avait faite protestante, portait ici son fruit ordinaire ; en créant la rivalité, elle créait la lumière et la liberté.
Ce n’est là qu’une exception, dont il ne faudrait pas tirer de conséquence. En général, la subordination de l’église à l’état est mauvaise et contraire aux vrais besoins de l’esprit moderne. En France surtout, elle serait fatale, et j’envisage comme une grande erreur l’opinion de très bons esprits qui cherchent de ce côté une solution à des difficultés sans cesse renaissantes. L’église gallicane de Pierre Pithou aurait eu tous les défauts de l’église anglicane, et n’en aurait peut-être pas eu les qualités. Les requêtes que les assemblées du clergé de France adressaient au roi avaient d’ordinaire pour objet de solliciter des actes d’intolérance. Je ne doute pas que de nos jours une église gallicane, dépendant de l’état, ne pesât de même beaucoup plus sur la liberté que l’église dépendante de Rome. Mieux vaut le pape que l’empereur théologien de Byzance ou de Moscou. On connaît ces superbes paroles : « J’allais relever le pape outre mesure, l’entourer de pompe et d’hommages. Je l’eusse amené à ne plus regretter son temporel. J’en aurais fait une idole. Il eût demeuré près de moi ; Paris fût devenu la capitale du monde chrétien, et j’aurais dirigé le monde religieux ainsi que le monde politique. C’était un moyen de resserrer toutes les parties fédératives de l’empire et de contenir en paix tout ce qui demeurait en dehors. J’aurais eu mes sessions religieuses comme mes sessions législatives. Mes conseils eussent été la représentation de la chrétienté ; les papes n’en eussent été que les présidens. J’aurais ouvert et clos ces assemblées, approuvé leurs décisions, comme l’avaient fait Constantin et Charlemagne. » Je ne connais pas de danger plus grave que celui qu’impliquait ce programme. Les pays d’administration et de centralisation sont ceux où une église nationale produit les effets les plus fâcheux. Pie V et Philippe II n’ont pas arrêté l’esprit moderne ; le despotisme administratif l’arrêterait. Celui-ci en effet n’a pas besoin d’être violent, Des brutalités comme celles qui avaient lieu en Judée du temps de Ponce-Pilate, à Rome sous Néron, en Europe au XVIe siècle, ne sont plus à craindre. Et pourtant la liberté que suppose la fondation du christianisme et de la réforme n’existe plus ; de simples règlemens de police correctionnelle ont rendu ces grandes apparitions impossibles. M. Michelet a très bien montré comment la persécution des habiles administrateurs sortis de l’école de Colbert, lesquels n’aimaient guère le clergé, a bien plus frappé au cœur ses victimes que la grossière cruauté de l’inquisition espagnole Quand l’état met la main sur l’âme, cette main est toujours bien plus lourde que celle du prêtre. Le prêtre n’empêche rien de se produire ; l’état, avec sa douceur prudente et son système préventif, arrête toute grande initiative. Je ne vois pas une seule vie de saint ou de grand homme dans le passé qui, de nos jours, ne fût une contravention perpétuelle. Nos lois sur l’exercice illégal de la médecine, sur les réunions, sur l’autorisation préalable en fait de culte, auraient suffi pour couper court aux deux ou trois événemens auxquels le monde doit sa vie et son progrès.
La France est fière de son concordat, et en effet le concordat est bien le dernier mot de la révolution dans l’ordre religieux, comme le code civil est son dernier mot dans l’ordre politique. Il a le caractère de tout ce qui est sorti de la révolution : essentiellement administratif, il témoigne une remarquable entente de ce qui fait la force et la paix d’une nation, mais en même temps un singulier oubli de la liberté, un mince respect pour la conscience individuelle, et une complète méconnaissance du côté moral de l’homme. Le concordat se résume en ce mot qu’on prête à Portalis : « Régulariser et resserrer la superstition. » L’erreur de la France est en général de croire qu’on peut suppléer à la libre spontanéité des âmes par des institutions bien combinées. Un barbarisme affreux, moraliser, est devenu un mot français. Partant de l’idée qu’une nation est heureuse dès qu’elle a un bon code et une bonne administration, n’accordant à l’individu qu’un seul droit, celui de s’amuser à son aise, sans idées, sans opinions, sans rien, de ce qui dérange un bonheur vulgaire, les politiques qui tirèrent les dernières conséquences de la révolution devaient être amenés à regarder les croyances religieuses comme un mal inévitable, qu’il faut restreindre et légiférer par de sages règlemens. Mais l’humanité a trop de feu dans le sang pour se contenter d’un éden de bourgeois heureux, s’amusant par escouades, vivant et mourant par habitude, croyant par décret. Le sentiment religieux prendra sa revanche ; les cultes aimeront mieux les périls de la liberté qu’une protection obtenue au détriment de ce qu’ils ont de plus cher, le droit de se combattre et de croire qu’ils ne relèvent que d’eux-mêmes et de la vérité.
En somme, le système des églises nationales nous semble avoir peu d’avenir. La conception étroite de la vérité, qu’il suppose est contraire à la tendance de l’esprit français vers un idéal universel et commun à tous. Il faut l’optimisme patriotique de l’Anglais pour s’imaginer que l’église de son île doit être la meilleure, parce qu’elle est la sienne. Le sentiment religieux vise de plus en plus à tenir peu de compte des fleuves et des montagnes. Une administration centrale, telle qu’est la cour de Rome, sera d’ailleurs bien plus accessible à certaines idées de progrès que de petites églises dominées par une incurable routine. Rome jusqu’au XVIIIe siècle a joué dans le catholicisme le rôle d’une capitale plus éclairée que les provinces. Bérenger, Abélard, Roger Bacon ont trouvé plus d’appui ou de tolérance dans la papauté que dans les autorités ecclésiastiques locales. Aucune église locale a-t-elle contribué à la renaissance comme le pontificat romain du XVe et du XVIe siècle ? Quel temps que celui où la découverte d’un auteur latin conduisait à la papauté ou au cardinalat ! Qu’on songe à l’incomparable largeur d’esprit que supposent des papes comme Thomas de Sarzane, AEneas Sylvius, Jules II, Léon X, des secrétaires apostoliques comme le Pogge, l’Arétin (Leonardo Bruni), Bembo, Sadolet ! Au XVIIIe siècle même, aucune église nationale ne possédait un Benoît XIV correspondant de Voltaire, un Clément XIV, un Passionei, un Etienne Borgia. La papauté, bénéficiant des rares qualités de l’esprit italien, de son tact, de son habileté, de sa science pratique de la vie, a eu en somme un horizon plus étendu qu’aucune église locale. Si de nos jours il n’en est plus ainsi, c’est que la Rome papale n’est plus un centre italien. Des néo-catholiques français, des Belges, des Irlandais, y font la mode, et y parlent un langage que ne comprendraient plus les Maï, les La Somaglia.
De ce que le système catholique est préférable au régime des églises nationales dépendantes de l’état, faut-il conclure qu’un tel système représente en religion l’idéal de notre temps ? Non certes, La notion ultramontaine d’un pouvoir religieux centralisé dans une capitale, possédant cette capitale et les provinces qui en dépendent en toute souveraineté, traitant avec les états de puissance à puissance, par-dessus la tête des clergés locaux, implique, à mon avis, des difficultés qui se révéleront. Une logique inflexible en effet a de plus en plus amené le catholicisme à fortifier son centre, à y faire refluer toute puissance. De plus en plus les catholiques ont été conduits à croire qu’ils reçoivent de Rome la vie et le salut. Il est même bien remarquable que ce sont les nouvelles conquêtes du catholicisme qui montrent à cet égard le plus de susceptibilité. Le vieux catholique provincial, qui tient sa foi du sol, a moins besoin du pape et est beaucoup moins alarmé des orages qui le menacent que le néocatholique, qui, en revenant au catholicisme, a envisagé le pape, selon le nouveau système, comme l’auteur et le garant de sa foi. Une sorte de lamaïsme ou de foi en une perpétuelle incarnation de la vérité tend ainsi à s’établir. Par une bizarre rencontre, le plus puissant auxiliaire de ces modernes exagérations a été celui qui en a semblé le plus redoutable ennemi. L’idée que le pape est dans l’église ce que l’empereur est dans l’état, qu’il administre l’église par les évêques comme l’empereur administre l’état par les préfets, que traiter avec lui c’est traiter avec l’église, comme traiter avec l’empereur c’est traiter avec l’état, cette idée-là est une idée de Napoléon. Elle est le fond du concordat. On eût demandé à Grégoire VII s’il se croyait les pouvoirs nécessaires pour biffer d’un trait de plume une église entière et la reconstruire le lendemain selon les vues du souverain temporel, qu’il eût répondu négativement. Les théologiens de ce qu’on appelle la petite église produisirent sur ce point d’invincibles argumens. Le concordat est un fait inouï dans l’histoire de l’église et l’acte d’ultramontanisme le plus énorme que la papauté se soit jamais permis. L’évêque, qui, dans les anciennes institutions canoniques, tient son pouvoir d’un droit divin, n’est plus qu’un préfet révocable, même sans qu’il soit en faute, pour le bien de la communauté. Le pape, qui n’a dans l’ancienne église qu’une primauté mal définie, devient l’administrateur général de l’église. La constitution des diocèses comme églises distinctes est profondément atteinte ; le réseau peut en être changé quand il plaît à l’administrateur suprême ; ils n’ont plus qu’une existence factice comme le département. Le principe administratif de la France fit ainsi dans l’église une complète invasion ; le pape devint le souverain absolu de l’église ; tous les droits qui, selon l’ancienne constitution, étaient répandus dans le corps ecclésiastique se trouvèrent concentrés dans sa main.
Les dangers d’une telle organisation s’aperçoivent sans peine. L’expérience a prouvé que les pouvoirs centralisés sont les moins stables, un coup de main suffisant pour les enlever. La révolution est la forme sous laquelle s’opèrent les changemens dans les états de ce genre. Avec la centralisation, la fragilité et la révolution ont fait leur entrée dans l’église. Le pape est bien plus vulnérable qu’une église partout répandue. Le pape d’ailleurs étant mis par le système des concordats en rapport direct avec les gouvernemens, la religion est ramenée dans le cercle des choses mondaines ; elle est mêlée à toutes les intrigues de la terre ; son représentant n’est plus le pontife, le saint homme, le docteur ; elle se personnifie dans des diplomates, des Consalvi, des Caprara. Le pape de la première moitié du moyen âge est certes fort mêlé aux choses de la terre, mais comme un acteur de premier ordre, et même comme le premier de tous. Privé de ce rôle-suprême depuis le XVIe siècle, représentant dans le monde une puissance de deuxième ou de troisième rang, le pape des temps modernes est réduit à des moyens humains peu dignes de lui. Le catholicisme a été entraîné de la sorte à devenir une religion essentiellement politique : les jésuites, qui ont tracé le code de sa diplomatie, sont les seuls qui aient compris les exigences de sa position et la ligne de conduite à laquelle il est condamné.
Préjudiciable à la religion, l’organisation ultramontaine ne l’est pas moins à l’état. Ce n’est pas un superficiel préjugé qui a mis en opposition dans certains pays les mots de catholiques et de patriotes, et en a fait le drapeau de partis contraires. Le catholicisme est en fait bien plus la patrie du croyant que l’état où il est né. Plus une religion est forte, plus elle a cet effet ; l’islamisme a totalement tué en Orient la patrie. L’Europe ne court pas les mêmes dangers ; mais on ne peut nier que le catholicisme ultramontain ne crée pour la société civile de graves embarras. La religion, dans le système ultramontain, étant une puissance distincte, qui dispose de moyens terrestres, l’état est obligé envers elle à de perpétuelles concessions. Ces concessions sont toujours des diminutions de la liberté publique. Se posant comme une puissance de droit divin, à laquelle obéissance est due même par ceux qui ne la professent pas, l’église, quand elle ne domine pas, se croit persécutée. Elle réclame le droit commun, et elle a raison ; mais en réalité elle jouit d’un énorme privilège, qu’elle doit à ses allures hautaines. L’évêque se plaint de ne pas jouir pour la publication de ses mandemens de toute la liberté qu’il désirerait : je suis avec lui dans cette croisade ; mais pourquoi l’évêque ne veut-il pas permettre que le libre penseur jouisse de la même liberté ? Pourquoi exige-t-il de l’état que les opinions différentes de la sienne soient exclues de l’enseignement ? Si l’évêque pèse sur l’état ; il ne doit pas trouver mauvais que l’état pèse sur lui. S’il demande à l’état qu’il ne se dise rien dans les chaires publiques qui soit contraire à ses idées, il ne doit pas trouver mauvais que l’état révise ses mandemens pour qu’il ne s’y trouve rien de contraire à sa politique. Il est peu naturel que le clergé ne puisse recevoir les bulles de Rome que par voie diplomatique ; mais il faut se rappeler que le pape est un souverain, et que ses nonces sont des ambassadeurs. Il est absurde que l’état force le prêtre à chanter des Te Deum et le poursuive quand il refuse de prier ; mais il faut se rappeler que ce prêtre tient de l’état un immense privilège, que sa puissance, ses richesses, son règne passé et les beaux débris qui lui en restent, il les doit directement ou indirectement à l’état, qui, depuis des siècles, lui a maintenu un monopole exclusif. Soyez libres, à la bonne heure ; mais qu’alors tous le soient ! Ne demandez pas à l’état de reconnaître que vous possédez la vérité ; défendez-vous sans invoquer l’état contre vos adversaires ; ne lui demandez qu’une chose, celle à laquelle tous ont droit, la liberté de croire ce qui vous semble vrai et de faire partager aux autres votre conviction par des moyens avoués de la stricte équité.
C’est là, je le sais, une abnégation impossible. Le catholicisme, persuadé qu’il travaille pour la vérité, essaiera toujours de faire servir l’état à sa défense ou à sa propagande. La formation d’un parti catholique ayant pour principe d’employer son influence dans l’intérêt de l’église, d’appuyer ou d’attaquer les gouvernemens, suivant qu’ils servent ou ne servent pas sa foi religieuse, est la conséquence inévitable du système ultramontain. L’histoire de ce parti, auquel n’a manqué ni le talent ni l’habileté, est déjà longue de près d’un demi-siècle ; il a toujours parlé de liberté : peut-on dire que ce grand mot ait toujours été la règle de sa conduite ? Les belles résolutions de tolérance qu’il prenait quand il était faible, les a-t-il gardées au lendemain de sa victoire ? Quand le parti catholique, dans les deux ou trois années qui suivirent la révolution de 1848, arriva à une importance de premier ordre, respecta-t-il beaucoup ses adversaires ? Toutes les lois qu’il vota, songea-t-il qu’un jour elles pourraient lui être appliquées ? Le concordat de l’Autriche, celui du grand-duché de Bade, qui furent son œuvre, sont-ils vraiment des œuvres de liberté ? Lui qui approuvait la révolte de la Belgique contre la Hollande, qui approuverait la séparation de l’Irlande, que dit-il du soulèvement des Romagnes ? Il est certain pourtant que les traités de 1815 ne sont guère moins violés dans un cas que dans l’autre. Il déteste à bon droit la terreur ; mais il fait l’apologie de Pie V et de l’ordre de Saint-Dominique. Il s’élève contre la tyrannie ; mais blâme-t-il bien hautement l’église d’avoir fait alliance avec tous les despotismes qui l’ont servie, depuis Philippe II jusqu’à tel président sans nom des républiques américaines ? On nous assure qu’il n’en sera plus de même dans l’avenir. Dieu le veuille ! Au surplus, peu nous importe : on tient la liberté de soi et non d’autrui. Il faut souhaiter à tous la mesure de liberté que nous voudrions pour nous-mêmes, mais n’attendre que de nous celle dont nous avons besoin, et à laquelle nous avons droit.
Une circonstance particulière complique encore ces difficultés. Comme tous les états centralisés, le catholicisme ultramontain a besoin d’une capitale. Il faut qu’une certaine portion de la surface du monde soit soustraite à toutes les conditions de la vie nationale pour servir de territoire à son administration et de siège à son souverain. La supériorité du protestantisme par ce côté est immense. L’unité du protestantisme est toute spirituelle ; il n’a pas besoin d’un pouce de terre pour y établir son centre. Jamais protestant, pour la tranquillité de sa conscience, n’a demandé le sacrifice d’un village de dixième ordre. Mettant son repos non dans la communion avec un chef, mais dans la foi en un livre, et ultérieurement dans la pure idée du Christ, la conscience du protestant est au-dessus des révolutions et des hasards de l’histoire. Ce complet détachement de l’espace, ce spiritualisme absolu, n’admettant de lien avec aucun point terrestre, le catholicisme ultramontain ne saurait le pratiquer. Il ne peut se passer d’un établissement matériel ; il faut qu’il ait un patrimoine, une armée, un trésor, une diplomatie, une politique. Il entre en plein dans le courant des choses passagères, il est clair qu’il en doit subir la loi. Il pose sur le sol ruineux de notre planète, il en ressentira toutes les secousses. Pour que l’ultramontanisme en effet pût se promettre des destinées éternelles, il faudrait qu’il fût assuré que le coin de terre sur lequel il a bâti sa ville sainte ne tremblera jamais, et que le peuple qu’il s’est approprié non-seulement restera toujours catholique, mais ne réclamera point son droit de vivre comme les autres nations. Il lui faudrait une ville dans les nuages, un pic inaccessible, où nul voisinage ne vînt le troubler. Voyons si le pays où, en vertu de déductions théologiques fort subtiles, et surtout par suite de nécessités historiques de premier ordre, le catholicisme a placé son siège réunit toutes ces conditions.
Ce pays est l’Italie. Ç’a été là pour le catholicisme une heureuse fortune, et l’Italie, de son côté, y a gagné une destinée brillante et tout à fait à part, qui n’est devenue pour elle un fardeau et une infériorité que depuis les changemens amenés par la révolution dans le train du monde ; mais quatre faits considérables se sont introduits, il y a un demi-siècle, dans l’ordre européen, et ont rendu très difficile à maintenir la séquestration de l’Italie, condition essentielle de la vieille organisation de la papauté. Ces quatre faits sont l’importance prise par le principe des nationalités, — la prépondérance exclusive que les grands états se sont arrogée, — la profonde transformation subie par la papauté elle-même, — la révolution qui, sans distinction de secte, s’est opérée dans le sentiment religieux.
On peut trouver de l’exagération dans les applications diverses que notre siècle tend à faire du droit des nationalités ; mais il est certain que le principe des divisions territoriales fondées sur la nature même ou le besoin des peuples tend à se substituer aux divisions fondées sur la convenance des princes, Or la grandeur de la papauté est justement d’être en dehors et au-dessus des nationalités, d’être une machine universelle, d’exiger par conséquent le sacrifice de la nationalité dont elle occupe le sol. Si le pape est Italien, il ne sera pas catholique ; s’il est catholique, il ne sera pas Italien. L’histoire est ici d’une logique inflexible ; elle nous montre, avec une évidence qui ne peut échapper qu’aux esprits étrangers à toute vue générale, la papauté opposant, depuis le temps des Lombards, un obstacle infranchissable à la formation d’un royaume d’Italie. Je ne veux tenir ici aucun compte d’événemens contemporains dont le caractère est encore tout à fait indécis, et dont les conséquences immédiates ne se laissent pas entrevoir, C’est la gloire de l’église romaine de mépriser les orages qui passent : j’admettrai donc, si l’on veut, que la tentative d’une nationalité italienne, même sous sa forme la plus mitigée, est destinée à une série de défaites, et que dix fois encore Pierre, fort de l’appui de la catholicité, marchera sur l’aspic et le basilic ; mais ce que je vois clairement, c’est que chacune de ces victoires lui sera fatale, que chacune d’elles creuse un gouffre où le Vatican s’abîmera, car les peuples ne meurent pas, et les institutions meurent : les institutions périssent par leurs victoires, et les peuples triomphent par leurs défaites. Un duel à outrance est engagé, où l’un des combattans, quoique le plus faible et sans cesse terrassé, ne peut pas mourir. La conséquence inévitable, c’est que l’autre meure. Chaque effort pour étouffer son ennemi coûte à la papauté des engagemens, des compromis, des pactes avec la terre qui lui seront funestes à la longue, et lui enlèveront jusqu’à la dernière parcelle de cette indépendance qu’elle prétendait fonder sur la possession d’une petite principauté.
Ici s’élève contre la papauté temporelle une difficulté bien plus forte que celle qui résulte du réveil des nationalités. L’indépendance papale a été assez bien garantie par sa souveraineté de trois ou quatre millions d’hommes à l’époque où les petits états étaient encore quelque chose. Quand la république de Venise était en Europe une puissance fort respectée et résistait au roi de France, le souverain de Rome et de Bologne était, dans l’ordre temporel, indépendamment de son prestige religieux, un personnage considérable. Il n’en est plus ainsi depuis que quatre ou cinq grandes agglomérations ont accaparé pour elles seules le maniement des choses européennes. Dans un tel état de choses, on voit sans peine quelle doit être la position des petits souverains. Si l’on peut dire (et certes bien des restrictions seraient ici nécessaires) que, pour les quatre ou cinq grandes puissances, souveraineté est synonyme d’indépendance, il est bien sûr que le petit souverain est, lui, le plus dépendant des hommes. Que dire quand ce petit souverain est en lutte forcée avec ses sujets ? Il est clair qu’en ce cas il dépend de la nation qui le garde, ou de la nation sur laquelle il s’appuie contre celle qui le garde. Mieux vaudrait être le sujet libre d’une puissance que d’être ainsi alternativement l’obligé de toutes. La formation d’une armée catholique n’est pas une solution à cette difficulté. Une armée catholique échouera, comme toute chevalerie dans notre âge de plomb, devant la fatalité des grandes masses. La Prusse, avec ses seize millions d’hommes et ses institutions militaires, est à peine assez forte pour faire figure entre les grands états ; elle occupe dans le concert européen une position embarrassée. Si la catholicité peut former une armée comme celle de la France, une flotte comme celle de l’Angleterre, je n’ai rien à dire ; mais qui ne voit que le principe national seul peut entretenir ces gigantesques appareils ? J’ajoute que l’habile parti romain, qui, comptant peu sur les miracles, a toujours courtisé les forces établies bien plus qu’il n’a recherché l’appui de l’enthousiasme religieux, se défiera de l’armée catholique, en neutralisera les effets, et se tournera de préférence vers la diplomatie. Par la fatalité des choses, le pape sera donc réduit à demander la garantie de ses états aux grandes puissances, à épier le succès, à pactiser avec les forts, à s’enfoncer dans le dédale des calculs humains. Ce n’est donc pas de sa petite principauté qu’il tire son indépendance ; au contraire sa principauté est le point par lequel il est cloué à la terre et traduit au tribunal des puissances européennes, où le schisme et l’hérésie disposent de la majorité. — J’ajoute encore qu’un grand principe de force, la légitimité, ne saurait être ici invoqué. La légitimité se fonde sur une sorte de mariage séculaire entre une maison royale et une nation, la maison royale s’obligeant à une stricte hérédité, et renonçant à avoir aucun intérêt privé qui ne soit celui de la nation. Il n’y a ici ni maison héréditaire ni intérêts nationaux ; la papauté n’est pas plus admise à revendiquer les droits d’une dynastie que le dogat de Venise, et quant aux intérêts qu’elle représente, ils ont cessé depuis longtemps d’avoir rien de commun avec le pays sur la surface duquel elle règne, mais non en vue duquel elle gouverne. Chargé d’une mission universelle, le pape manquerait à ses devoirs de père commun des fidèles, s’il ne considérait que l’intérêt de sa petite principauté, c’est-à-dire s’il était bon souverain.
Les exagérations introduites de notre temps dans l’idée de la souveraineté spirituelle et temporelle du pape ont donné à cette difficulté des proportions effrayantes. L’Italie a tenu à la papauté tant que la papauté a été italienne et lui a laissé le gouvernement qu’elle aimait, le gouvernement municipal. On eût cherché au XVIIIe siècle à arracher la papauté à l’Italie, qu’elle l’eût défendue de toutes ses forces. Les choses à cet égard sont irrévocablement changées. D’une part, la papauté devient de plus en plus une administration catholique, où l’influence est exercée par des étrangers. De l’autre, une idée étroite de souveraineté directe et administrative a remplacé à Rome la vieille idée de suzeraineté, qui constituait pour le pape une position plus digne et plus commode. Par un faux calcul dont les conséquences rempliront notre siècle, Consalvi fit adopter ce principe que la souveraineté du pape sur les états qu’on lui rendait en 1815 était une pleine souveraineté, analogue à celle du roi de France, et impliquant l’abolition des anciennes franchises. C’était là en réalité une énorme usurpation, car en 1796 Bologne était une vraie république, n’ayant avec Rome qu’un lien de vassalité nominale ; mais c’était la faute du temps : il semble qu’en renversant l’empire on prît à tâche de continuer partout, avec autant de rigueur et moins d’éclat, le système de gouvernement que l’empire avait inauguré. L’idée de la souveraineté napoléonienne devint en 1815 la base du droit public européen : l’Allemagne conservait ses petits princes comme de complets souverains ; la restauration conservait le régime préfectoral ; le pape et le sultan étaient déclarés rois absolus des pays que la carte leur attribuait. Pour Rome et Constantinople, la faute fut la même. D’un côté elle devait aboutir au massacre des chrétiens, de l’autre livrer les États-Romains, et surtout les Romagnes, à la révolution. Le pape en effet (et je n’entends pas en ceci lui faire un bien grave reproche) ne sera jamais un bon administrateur ; le gouvernement des sociétés humaines est descendu à des détails mesquins où la vieille majesté romaine ne peut que se compromettre. Le pape d’autrefois échappait à cette responsabilité par la nature peu précise de son pouvoir ; le pape du XIXe siècle n’avait qu’un moyen d’y échapper : c’était d’accepter le régime constitutionnel. Il ne l’a pas voulu, et, pour être juste, il faut se demander s’il l’a pu. Je suis loin de méconnaître ce qu’a eu de généreux une tentative où se sont usés de nobles cœurs ; j’avoue cependant (et certes j’aimerais à voir mon appréhension déjouée) que l’hypothèse d’une papauté parlementaire au temporel me semble difficile à réaliser. À quelques égards même, on peut dire qu’une telle hypothèse est en contradiction avec les principes essentiels non de la papauté idéale, mais de la papauté exagérée qui est sortie des maximes de l’ultramontanisme moderne. Je comprends très bien le pape suzerain féodal de provinces assez libres ou protecteur de petites républiques ; je ne comprends pas aussi bien le pape constitutionnel, au moins avec les formes d’une représentation centrale. Ce prêtre, qu’il faut faire souverain pour ne le subordonner à aucun souverain, ne doit-on pas craindre de le subordonner à ses sujets ? Le catholique, dont la conscience se révolte s’il peut croire que celui qui représente à ses yeux la vérité subit quelque contrainte du dehors, ne se révoltera-t-il pas bien plus encore si son chef infaillible et impeccable dépend d’une chambre toute profane et plie devant son cabinet ?
La religion enfin aspirant de nos jours de plus en plus à se renfermer dans les âmes, le fatal attachement à la terre qu’implique le nouveau système ultramontain deviendra très antipathique aux personnes vraiment religieuses : elles finiront par voir un acte de peu de foi dans cette perpétuelle défiance de la vertu du secours divin. Il y a des indépendances tout humaines qui savent fort bien se maintenir sans posséder un coin de terre ; pourquoi celui qu’assistent la force et la lumière d’en haut n’aurait-il pas le même courage ? Une fausse idée de la souveraineté est au fond des jugemens que portent sur ce point les catholiques ; on commence par supposer que l’on ne peut être en même temps libre et sujet, que le souverain est nécessairement un Louis XIV, possédant à la fois les corps et les âmes. Que les catholiques s’unissent à nous pour tâcher qu’il n’en soit plus ainsi. Au lieu de fonder l’indépendance de la foi sur des murailles de pierre, qu’ils travaillent à conquérir la liberté pour tous et à réduire les droits de l’état sur les choses de l’esprit. Que l’action du pape se borne aux intérêts purement religieux, aucun gouvernement n’essaiera de le gêner sur ce terrain. La confession d’Augsbourg, pour se maintenir, n’a pas besoin d’un représentant souverain : elle se défend par la foi commune de ses adhérens.
De toutes parts nous arrivons donc à ce résultat, que l’établissement catholique fondé sur l’aliénation éternelle d’une partie de l’Italie ne saurait se maintenir. L’imprudence que le catholicisme a faite en se centralisant outre mesure apparaîtra avec une effrayante clarté. On maudira le jour où César Borgia donna à la papauté les provinces qu’il avait conquises par des procédés admirés de Machiavel. Ah ! gonfalonier de la sainte église, quel triste cadeau vous lui avez fait ! On regrettera les moyens termes qui rendaient l’inconséquence possible et facile. On reconnaîtra qu’une principauté italienne était un mauvais moyen pour maintenir l’indépendance de la religion. Ainsi le catholicisme sera amené à préférer le simple appel à la conscience au régime protecteur. D’une part, il sera assez fort pour rendre impossible une église nationale, administrée par l’état ; de l’autre, il ne pourra pas défendre son établissement central : il restera à l’état de puissante association libre, reposant sur une force morale répandue partout. Ce jour-là l’église réclamera la liberté avec une ardente bonne foi, et elle lui rendra de grands services, car elle en aura besoin. J’espère qu’aucun vrai libéral ne lui rappellera avec ironie le temps où elle s’arrogeait le droit divin de régner, où elle traitait tout dissident de rebelle, et repoussait l’égalité des droits comme une injure à la vérité.
A Dieu ne plaise que je semble jamais méconnaître la grandeur du catholicisme et la part qui lui revient dans la lutte que soutient notre pauvre espèce contre les ténèbres et le mal ! Que de bien jaillit encore au sein des eaux troublées de cette fontaine intarissable, où l’humanité a bu si longtemps la vie et la mort ! Même en cet âge de décadence, et malgré des fautes poussées à l’extrême avec une obstination sans égale, le catholicisme donne des preuves d’une étonnante vigueur. Quelle fécondité dans son apostolat de charité ! Que d’âmes excellentes parmi ces fidèles qui ne puisent à ses mamelles que le lait et le miel, laissant à d’autres l’absinthe et le fiel ! Comme à la vue de ces tentes rangées dans la plaine, et au milieu desquelles se promène encore Jéhovah, on est tenté, avec le prophète infidèle, de bénir celui qu’on voulait maudire et de s’écrier : « Que tes pavillons sont beaux ! que tes demeures sont charmantes ! » Malgré les limites obligées que le catholicisme pose à certains côtés du développement intellectuel, combien d’esprits, qui sans les fondations religieuses seraient restés ensevelis dans la vulgarité ou l’ignorance, lui doivent leur éveil ! Où trouver quelque chose de plus vénérable que Saint-Sulpice, cette image vivante des anciennes mœurs, cette école de conscience et de vertu, où l’on donne la main à François de Sales, à Vincent de Paul, à Fénelon ? Même dans cette association, parfois un peu niaise, entre le catholicisme et les débris de la vieille société française, dans ce néo-catholicisme souvent affadi, que de distinction encore ! quelle atmosphère pure et honnête ! quel effort naïf vers le bien ! Ah ! gardons-nous de croire que Dieu a quitté pour toujours cette vieille église. Elle rajeunira comme l’aigle, elle reverdira comme le palmier ; mais il faut que le feu l’épure, que ses appuis terrestres se brisent, qu’elle se repente d’avoir trop espéré en la terre, qu’elle efface de son orgueilleuse basilique : Christus regnat, Christus imperat, qu’elle ne se croie pas humiliée quand elle occupera dans le monde une position qui ne sera grande qu’aux yeux de l’esprit.
Le monde sera éternellement religieux, et le christianisme, dans un sens large, est le dernier mot de la religion. — Le christianisme est susceptible de transformations indéfinies. — Toute organisation officielle du christianisme, soit sous la forme d’église nationale, soit sous la forme ultramontaine, est destinée à disparaître. — Un christianisme libre et individuel, avec d’innombrables variétés intérieures, comme fut celui des trois premiers siècles, tel nous semble donc l’avenir religieux de l’Europe. Ils se trompent également, et ceux qui croient que la religion est destinée à perdre peu à peu son importance dans les affaires du monde, et ceux qui voient dans une sorte de déisme le terme final de toute religion. La religion est une chose sui generis ; la philosophie des écoles ne s’y substituera pas. Le déisme, qui a la prétention d’être scientifique, ne l’est pas plus que la religion ; c’est une mythologie abstraite, mais c’est une mythologie. Il exige des miracles ; son Dieu intervenant providentiellement dans le monde ne diffère pas au fond de celui de Josué arrêtant le soleil. Ajoutons que des dogmes étroits, secs, n’ayant rien de plastique ni de traditionnel, ne prêtant à aucune interprétation, sont pour l’esprit humain une bien plus étroite prison que la mythologie populaire. Herder, Fichte, Schleiermacher n’étaient pas assez orthodoxes pour une chaire de religion naturelle, au sens de Voltaire ; ils ont été d’excellens théologiens. Le principe religieux et nullement dogmatique proclamé par Jésus se développera éternellement, avec une flexibilité infinie, amenant des symboles de plus en plus élevés, et en tout cas créant pour les divers étages de la culture humaine des formules appropriées à la capacité de chacun.
Je sais qu’à beaucoup de personnes une telle solution paraîtra une utopie, et elles auraient raison si l’on parlait ici de mesures à prendre ou de législation à réformer ; mais ce n’est point de la sorte que s’opèrent les grandes transformations de l’humanité. La législation des cultes peut rester tant que l’on voudra ce qu’elle est ; la seule question intéressante pour le philosophe est de savoir de quel côté va le monde, ou, en d’autres termes, de voir clairement les conséquences qu’impliquent les faits accomplis. Or, s’il est un principe qui s’établisse d’une manière irrévocable, c’est que le domaine de l’âme est celui de la liberté et de l’individualité. Les deux grandes forces de l’Europe moderne, la démocratie française et l’esprit anglais, sont d’accord sur ce point. Les idées opposées sont liées à des partis sans avenir. Tout le faubourg Saint-Germain, avec son oracle M. de Maistre, pèse moins dans le monde que quelques quakers de Manchester. Comment voulez-vous que ces chrétiens lancés au fond de l’Amérique et de l’Océanie conservent avec la vieille Rome, notre mère à tous, les mêmes liens d’obéissance que ceux qui lui doivent la civilisation et la foi ? Le christianisme libre est seul éternel et universel. L’idée d’un pouvoir spirituel opposé au pouvoir temporel doit être modifiée. Certes le spirituel n’est pas le temporel ; mais le spirituel ne constitue pas un pouvoir, il constitue une liberté. S’il y avait ici-bas un pouvoir spirituel, Grégoire VII aurait eu raison dans ses plus hardis paradoxes : le royaume des âmes eût été tout, le royaume des corps bien peu de chose. En réalité, le royaume des âmes n’existe que dans la région des âmes, c’est-à-dire dans le monde de l’idée pure. La liberté est limitée dans l’ordre matériel : le champ de mon voisin m’est interdit, cela est juste et nécessaire pour que le mien le soit à mon voisin ; mais mon voisin ne me fait aucun tort en ayant sur Dieu, le monde et la société les opinions qui lui semblent bonnes, car, en ayant ces opinions, il ne m’enlève rien du droit que j’ai d’en avoir de tout opposées. L’église, si l’on entend par ce mot un pouvoir armé d’autres moyens que ceux de la libre propagande, doit ainsi disparaître, non au profit de l’état, mais au profit de la liberté. Tant qu’il y aura un établissement officiel de la religion, il vaut mieux que les deux autorités soient distinctes que réunies ; mais l’idéal où il faut tendre est justement d’arriver au règne pur de l’esprit, non comme l’entendent les fanatiques et les sectaires, mais comme l’entendent les vrais libéraux, persuadés qu’une croyance n’a de prix que quand elle est acquise par une réflexion personnelle, qu’un acte religieux n’est méritoire que quand il est spontané.
C’est sans contredit le protestantisme qui est le plus près de cet idéal. Se dégageant peu à peu de ses liens avec l’état, le protestantisme arrive de nos jours à sa dernière conséquence, qui est l’organisation libre de la religion et l’union des chrétiens, non dans la lettre morte des symboles, mais dans la pure idée religieuse, telle que l’Évangile l’a pour la première fois exprimée. Sauf la réaction à demi ridicule représentée en Prusse par le parti de la croix, le protestantisme, en Angleterre, en France, en Hollande, en Suisse, accomplit chaque jour en cette voie de sensibles progrès. Les églises réformées de France en particulier traversent une crise dont l’issue intéresse au plus haut degré le philosophe et l’homme religieux. Obligées de se serrer pour résister, ces églises étaient restées jusqu’à ces dernières années renfermées dans les étroits symboles du calvinisme. La largeur en religion est le fruit d’une longue paix. Ce n’est pas à des fils de martyrs qu’il faut demander de critiquer les symboles pour lesquels leurs pères ont souffert. Les formules larges ne savent pas se défendre et ne saisissent pas assez l’homme tout entier pour faire endurer cent cinquante ans de proscriptions. Le protestantisme français demandait ainsi à être jugé non par ce qu’il était devenu sous le coup d’odieuses persécutions, mais par ce qu’il eût été s’il fût resté libre. Un demi-siècle de liberté a suffi pour le rendre à sa direction naturelle. Dès l’époque de la restauration, un pasteur de Nîmes, Samuel Vincent, quoique connaissant peu encore le christianisme germanique, énonçait avec une rare fermeté les vues qui depuis sont devenues des axiomes sur la nature de la croyance religieuse, Plus tard, une influence d’études supérieures, venue surtout de Strasbourg, a renouvelé la tradition des savantes écoles réformées du XVIe et du XVIIe siècle. Le protestantisme français tout entier finira par comprendre que, s’il n’est pas la religion libre, il n’a pas de raison d’exister, que le siècle ne se fera pas calviniste, qu’il ne quittera pas l’église pour la Bible, le concile de Trente pour le symbole de La Rochelle. L’ancien protestantisme confessionaliste et national peut rendre de grands services comme pépinière d’hommes éclairés ; mais comme secte particulière il ne peut aspirer à un bien grand avenir.
Le catholicisme, avec la fière audace de ses affirmations et l’idée exagérée qu’il a de ses droits, ne se prêtera point à d’aussi faciles transformations. Il traversera de longs déchiremens avant de renoncer à son règne terrestre, à son khalifat anti-chrétien. Pour dire toute ma pensée, j’avouerai qu’un schisme entre les élémens opposés que le catholicisme renferme dans son sein me semble difficile à éviter. Le parti politique, s’enfonçant de plus en plus dans les intrigues, et le parti sincère, froissé de plus en plus par cette confiance exclusive accordée aux moyens humains, finiront par s’apercevoir qu’ils n’adorent pas le même Dieu. Le moindre malentendu, habilement secondé, qui s’élèverait à la mort d’un pape (qu’on veuille bien relire les deux premières pages de l’histoire du grand schisme d’Occident) ferait passer la scission intérieure à l’état de fait accompli. Toute grande crise religieuse est précédée d’une période d’essais timides, où la pensée d’avenir s’agite en quelques âmes douces, et où les réformateurs, humbles encore, se soumettent à l’église, qui les condamne. Nous sommes à ce moment. La rupture de Lamennais a été un fait isolé, tenant à sa rudesse bretonne, toujours portée aux éclats, La docilité des Lacordaire et des Montalembert résistera à toutes les épreuves. Mesurons l’espace qui s’écoule de Joachim.de Flore à Luther, en passant par Pierre-Jean d’Olive, Tauler, Conecte, Savonarole : nous aurons l’espace de temps qu’il faut pour faire d’un saint un hérésiarque. Il est vrai que les mouvemens de l’humanité sont en notre siècle fort accélérés ; mais la patience des âmes pieuses est longue : il faut au moins deux générations pour que Rosmini ou Montalembert soient les ancêtres d’un schismatique.
Une objection peut m’être adressée, et je dois la prévenir. « Vous voulez relever la religion, me dira-t-on, et vous cherchez à la soustraire à la régence de l’état ; mais vous ne voulez pas, d’un autre côté, qu’elle soit une puissance organisée, qui force l’état à compter avec elle : ne voyez-vous pas que vous l’abaissez, que, n’étant plus une chose d’état, elle descendra au niveau des opinions de littérature ou d’art, dont l’administration ne se soucie pas, parce qu’elle les trouve au-dessous d’elle ? Vous qui savez les conditions de la liberté, ne voyez-vous pas que vous abattez la dernière tour où elle se défend encore ? Quoi ! dans notre société démantelée, vous applaudissez à la ruine de la dernière forteresse féodale ? Vous ne songez pas que cette forteresse pourra être un jour l’unique asile des âmes qui ne voudront pas plier devant la redoutable puissance tribunitienne de l’état ! En somme, au milieu de l’universel abaissement de l’Europe, au milieu du silence créé par l’égale sujétion de tous, qui a résisté ? qui a parlé ? Le pape, les évêques. L’égalité n’est pas une protection ; le code n’est un abri pour personne. Si la vieille Rome eût eu de beaux caractères de prêtres, si la puissance pontificale, au lieu d’être absorbée par l’empereur, eût abouti à créer des évêques, le despotisme césarien eût été impossible. La liberté résulte d’un privilège ; pourquoi ne voulez-vous pas que l’église ait le sien ? » Je le veux certes, s’il m’est permis d’avoir le mien contre elle ; mais la faute de l’église n’a-t-elle pas été précisément d’en appeler plus que personne au principe de l’état pour étouffer au nom de l’unité nationale toute dissidence ? Qui plus que l’église a invoqué ce redoutable auxiliaire contre ceux qu’elle croit ses ennemis ? L’idée exagérée que la France se fait de l’état, les difficultés qu’y trouve l’établissement du régime constitutionnel, ne sont-elles pas en partie l’œuvre du catholicisme ? Cette pensée que les choses dont l’état ne s’occupe pas sont par là même des choses moins nobles n’est-elle pas le mal qu’il faut combattre, et n’est-ce pas justement la protection dont plusieurs intérêts sociaux ont besoin contre les tendances nécessairement envahissantes de l’église, qui fait une bonne partie de la force de l’état ? Qu’on laisse à l’église son organisation féodale, mais qu’alors on relève de toutes pièces le système des organisations libres ; qu’on laisse d’autres églises, d’autres associations de toute nature se former avec un droit égal : sans cela l’injustice est flagrante. Un établissement officiel de l’église peut être une condition de liberté dans les pays déjà libres ; mais un tel établissement dans les pays centralisés est au contraire une atteinte à la liberté. Loin de s’exclure, comme l’a cru un publiciste d’ailleurs si pénétrant[12], la liberté politique et la liberté de penser se supposent l’une l’autre, et s’il fallait choisir, j’avoue même que je préférerais la seconde, car on peut être un homme accompli dans un pays qui ne jouit pas de la liberté politique, et sans la liberté religieuse et philosophique on ne peut être qu’un homme fort imparfait.
La liberté se trouve ainsi la solution de la question religieuse, plus encore qu’elle n’est la solution des questions morales, sociales, politiques, industrielles. La raison en est simple. Le but de la religion est le bien ; or le bien qui n’est pas obtenu par la liberté n’est pas le bien. La religion est un problème que l’esprit crée en s’y appliquant ; la vraie et la bonne religion est pour chacun celle qu’il croit et qu’il aime. Le principe libéral par excellence, c’est que l’homme est une âme, qu’on ne doit le prendre que par l’âme, que tout ce qui ne change point l’âme est de nulle valeur. Une justice obstinée, accordant avec une implacable opiniâtreté la liberté à tous, même à ceux qui, s’ils étaient les maîtres, ne l’accorderaient pas à leurs adversaires, telle est la seule issue que la raison, entrevoie aux graves problèmes soulevés de nos jours. Je suis porté à croire que si en 1849 on n’avait opposé aux erreurs socialistes qu’un impassible libéralisme, le virus dangereux que les mesures de répression prises alors ont fait rentrer dans le corps social eût perdu toute sa force. Bien des malheurs eussent été conjurés, et de lourdes entraves apportées aux droits de tous n’existeraient pas.
La religion gagnera plus que toute autre chose à ce régime. De grossières associations d’idées très préjudiciables à l’élévation des âmes tomberont d’elles-mêmes. La synonymie établie par l’hypocrisie de la fin du règne de Louis XIV entre libertin et libre penseur disparaîtra. Le catholicisme officiel a pour effet ordinaire d’amener cette confusion ; il est triste de songer que, sans l’appui du libertin de petite ville brouillé avec son curé, la révolution du XVIIIe siècle, qui a fondé l’indépendance de la pensée, ne se fût pas accomplie. L’exemple de l’Italie, flottant depuis le moyen âge entre le matérialisme et la dévotion, dévorée à la fois par la religion et l’incrédulité, paralysée par le catholicisme et n’en sachant point sortir, ne peut être assez médité. En somme, l’indifférence superbe de l’averrhoïsme padouan, qui semblait au XVIe siècle d’une si bonne politique, a été une maladresse. On ne combat pas la puissance exclusive d’une religion en lui faisant des protestations mensongères de respect. Le seul moyen pour cela est l’appel infatigable à la liberté.
Le dogmatisme, qui croit posséder la formule éternelle du vrai, le scepticisme, qui nie le vrai, seront toujours dans la direction des affaires religieuses deux guides trompeurs. Rien de ce qui est de l’humanité n’est à dédaigner, mais rien non plus n’est à embrasser d’une manière absolue. Les conditions de la civilisation sont comme celles d’un problème limité, où toute donnée poussée à l’extrême mené à l’impossible. Il ne faut pas toucher imprudemment à ces conditions essentielles du milieu humain, où un degré de chaleur de plus ou de moins produit la vie ou la mort. Souvent, en cet ordre de choses, ce qui paraît le mal est la cheville ouvrière qui soutient le reste. Tout préjugé est une erreur, et pourtant l’homme à préjugés est bien supérieur à l’homme nul et sans caractère que notre siècle indifférent a produit. Tout abus est blâmable, et cependant la société ne vit que d’abus. Toute affirmation dogmatique renfermée dans une phrase finie est sujette à l’objection, et cependant le jour où l’humanité cesserait d’affirmer, elle cesserait d’être. Toute forme religieuse est imparfaite, et pourtant la religion ne peut exister sans forme. Elle n’est vraie qu’à sa quintessence, et pourtant la trop subtiliser, c’est la détruire. Le philosophe qui, frappé du préjugé, de l’abus, de l’erreur contenue dans la forme, croit posséder la vérité en se réfugiant dans l’abstraction, substitue à la réalité quelque chose qui n’a jamais existé. Le sage est celui qui voit à la fois que tout est image, préjugé, symbole, et que l’image, le préjugé, le symbole sont nécessaires, utiles et vrais. Le dogmatisme est une présomption, car enfin, si, parmi les millions d’hommes qui ont cru tour à tour posséder la vérité, il n’en est pas un qui ait eu complètement raison, comment espérer que l’on sera plus heureux ? Mais de même qu’on ne reproche pas au peintre de commettre un contresens puéril en représentant l’idéal sous des formes finies, de même on peut admettre et aimer le symbole, dès que ce symbole a vécu dans la conscience de l’humanité. Sans viser à la perfection absolue, qui, à serrer rigoureusement les choses, serait le néant, on peut croire qu’une carrière immense est ouverte à la raison et à la liberté. Le problème du vrai et du juste est comme celui de la quadrature des courbes, dont on approche tant que l’on veut, sans y arriver jamais.
Éternellement battue en brèche par une moitié de l’âme humaine, la religion résistera ainsi éternellement, appuyée sur l’autre moitié. Si la religion était une simple erreur de l’humanité, comme l’astrologie, la sorcellerie et les autres chimères qui ont été pendant des siècles des croyances générales, la science l’aurait déjà balayée, comme elle a relégué dans les bas étages de la société la croyance aux esprits et aux sorciers. Si d’un autre côté la religion n’était que le fruit du calcul naïf par lequel l’homme veut retrouver au-delà de la tombe le fruit des placemens vertueux qu’il a faits ici-bas, l’homme y serait surtout porté dans ses momens d’égoïsme. Or c’est dans ses meilleurs momens que l’homme est religieux, c’est quand il est bon qu’il veut que la vertu corresponde à un ordre éternel, c’est quand il contemple les choses d’une manière désintéressée qu’il trouve la mort révoltante et absurde. Comment ne pas supposer que c’est dans ces momens-là que l’homme voit le mieux ? De l’homme égoïste et dissipé, ou de l’homme bon et recueilli, quel est celui qui a raison ? Si, comme le voulaient les sophistes italiens du XVIe siècle, la religion avait été inventée par les simples et par les faibles, comment les plus belles natures seraient-elles justement les plus religieuses ? Disons donc hardiment que la religion est un produit de l’homme normal, que l’homme est le plus dans le vrai quand il est le plus religieux et le plus assuré d’une destinée infinie ; mais écartons toute confiance absolue dans les images qui servent à exprimer cette destinée, et croyons seulement que la réalité doit être fort supérieure à tout ce qu’il est permis au sentiment de désirer et à la fantaisie d’imaginer.
Peut-être quelque chose d’analogue à ce qui s’est passé dans les sciences physiques se passera-t-il ici. Au premier moment, on put croire que les sciences modernes, en détruisant le système primitif où les phénomènes de la nature étaient l’œuvre d’agens libres, allaient détruire la beauté de l’univers et tout réduire à un plat réalisme sans mystère. Bien des âmes tendres pleurèrent ce monde enchanté où vécut l’humanité ignorante, ce monde où tout était moral, passionné, plein de vie et de sentiment. On crut que la science allait diminuer le monde. En réalité, elle l’a infiniment agrandi. Les idées qui semblaient, dans l’antiquité les plus exagérées se sont trouvées étroites, mesquines, puériles, comparées à ce qui est. La terre semblable à un disque, le soleil gros comme le Péloponnèse, les étoiles roulant à quelques lieues de hauteur sur les rainures d’une voûte solide, un univers fermé, entouré de murailles, cintré comme un coffre[13], voilà le système du monde le plus splendide que l’on eût pu concevoir. Qui oserait le regretter en présence de celui que la science a révélé ? L’hypothèse mécanique de Newton n’est-elle pas plus grandiose que celle des anges mouvant les sphères, et l’histoire du globe, telle que la géologie permet déjà de l’entrevoir, n’est-elle pas plus poétique que le monde façonné à la main il y a cinq mille ans ? Croyons hardiment que le système du monde moral est de même supérieur à tous nos symboles. Ne pleurons pas les chimères enfantines des époques naïves. Le rêve pâlit toujours devant la réalité. Laissons la science inflexible attaquer avec la rigueur de ses méthodes ces problèmes résolus depuis des siècles par le sentiment et l’imagination. Qui sait si la métaphysique et la théologie du passé ne seront pas à celles que le progrès de la spéculation révélera un jour ce que le cosmos d’Anaximène ou d’Indicopleustès est au cosmos de Laplace et de Humboldt ?
ERNEST RENAN.
- ↑ La théorie des quatre empires, qui depuis Bossuet est la base de la théorie, historique enseignée dans nos écoles, a été formulée pour la première fois dans le livre de Daniel.
- ↑ Paris, Rome et Jérusalem, tome Ier, pages 243 et suivantes.
- ↑ Le philologue aurait ici quelques réserves à faire.
- ↑ Tome Ier, pages 90 et suivantes.
- ↑ Tome Ier, page 105.
- ↑ La première moitié du moyen âge latin n’a pas un homme d’une aussi vaste lecture ni d’une aussi belle instruction que Photius. Au XIIe et au XIIIe siècle, l’Occident est supérieur ; aucun Byzantin n’égale Abélard et Roger Bacon. Cependant au XIVe et au XVe siècle les Grecs sont encore nos maîtres ; c’est à eux en grande partie qu’on doit la renaissance italienne. Pléthon et Manuel Paléologue étaient après tout les premiers hommes de leur temps pour la culture de l’esprit.
- ↑ On estime que, si les catholiques fui émigrent aux États-Unis étaient restés fidèles à leur culte, ils formeraient une population de 7,500,000 âmes ; or les États-Unis ne renferment que 2 millions de catholiques, malgré l’annexion du Texas et de la Californie.
- ↑ Sous Charlemagne et les Othons, qui ramènent une sorte d’unité pour l’empire d’Occident, l’église latine offre un aspect fort peu différent de l’église grecque.
- ↑ Voyez Joinville, Recueil des Historiens des Gaules et de la France, t. XX, p. 198.
- ↑ Les actes authentiques de ces horreurs, devant lesquelles palissent celles du tribunal révolutionnaire, sont encore en partie inédits. On peut lire les procès-verbaux de L’inquisition de Toulouse publiés par Limborch. Ceux de l’inquisition de Carcassonne sont à la Bibliothèque impériale ; Saint-Germain latin, 305 et suiv.. Le Directorium a été publié.
- ↑ Histoire littéraire de la France, t. XIX, p. 581.
- ↑ M. de Tocqueville.
- ↑ Voir l’étude de M. Letronne sur Cosmas Indicopleustès et les opinions cosmographiques des pères de l’église, — Revue du 15 mars 1834.