De l’état actuel des partis en France et de la nécessité d’une transaction



DE L’ÉTAT ACTUEL
DES
PARTIS EN FRANCE
ET
DE LA NÉCESSITÉ D'UNE TRANSACTION.

Depuis quelques années, les partis politiques en France offrent un spectacle singulier et qui met en défaut les observateurs les plus exercés et les plus attentifs. De quelque point de vue qu’on les regarde, de loin ou de près, en masse ou en détail, dans les principes qui forment leur lien ou dans les hommes qui les composent, partout on n’aperçoit que traits indécis et effacés, qu’images confuses et flottantes. C’est bien pis encore si l’on veut pénétrer au sein même des partis, et les suivre dans leurs agitations intestines. Des ressentimens d’autant plus implacables, des querelles d’autant plus vives, que trop souvent rien de sérieux ne les motive et ne les justifie ; des ambitions et des rivalités personnelles qui se couvrent à peine du masque de l’intérêt public ; des intrigues en tout sens qui se mêlent, qui se croisent, qui se heurtent, et, au milieu de tout cela, une lassitude chaque jour croissante et un épuisement presque général, voilà ce que l’on découvre, voilà ce dont il est impossible, quand on aime nos institutions, de n’être pas douloureusement affecté. Il est évident en effet que, sans des partis sérieusement constitués, le gouvernement représentatif ne saurait avoir ni dignité, ni puissance. Quand les partis croient en eux-mêmes et marchent d’accord, il y a une majorité réelle, indépendante, et qui ne flotte pas au gré de tous les évènemens ; il y a un ministère doué d’une vie active, de la vie qu’il puise chaque jour au sein de la majorité, capable par conséquent de gouverner, et que ne renverse pas le premier souffle royal ou populaire. Quand les partis au contraire n’ont plus ni principe commun qui les dirige, ni point d’honneur qui les tienne unis, alors les majorités appartiennent à tout le monde, et les ministères, sans force et sans point d’appui, végètent au lieu de vivre, et meurent comme ils sont nés, à l’improviste, au milieu de l’apathie et de l’indifférence publique. Si cette situation est bonne pour quelqu’un, ce n’est certes pas pour le pouvoir parlementaire, qui, à travers toutes ces vicissitudes, se rapetisse et s’éteint.

Par quel chemin en sommes-nous venus là, et comment faut-il expliquer cette décomposition générale des partis et cette triste décadence ? Quels sont en outre les moyens actuels, les moyens pratiques de guérir le mal, ou du moins d’en arrêter les progrès ? C’est ce que je me propose d’examiner. Certaines personnes, je le sais, trouvent commode de s’en prendre à notre société même et à nos institutions. Le mal vient, selon les unes, de ce que la France, secouant le joug des vieilles traditions, a osé faire une révolution et prétendu réaliser, dans son gouvernement comme dans ses lois civiles, les deux grandes idées des temps modernes, la liberté et l’égalité. Le mal vient, selon les autres, de ce que la France, s’arrêtant trop tôt dans cette voie, a préféré la monarchie constitutionnelle à la république, et la souveraineté de l’intelligence à celle du nombre. Ai-je besoin de dire que je regarde ces deux opinions comme également fausses ? Notre société et nos institutions ont certainement leurs imperfections et leurs vices. En somme, je crois qu’elles sont bonnes, et qu’elles peuvent, si on veut en tirer parti, donner d’excellens fruits. En politique, d’ailleurs, les faiseurs d’utopies rétrogrades ou progressives n’ont jamais été rares, et le monde, à aucune époque, n’a manqué de professeurs fort habiles à démontrer que l’humanité a dégénéré ou qu’elle commence à peine à sortir de ses langes, que l’âge d’or est dans le passé ou qu’il est dans l’avenir. Il y a eu certainement de bonnes choses dans le passé, et il y en aura, j’espère, de meilleures dans l’avenir ; mais le présent surtout importe à la politique, et c’est à l’aide des élémens aujourd’hui existans qu’elle doit former ses combinaisons et achever sa tâche. Je prends donc, quant à moi, le monde tel qu’il est, et je cherche, dans l’intérêt bien entendu du pays, ce qu’il y a de mieux à en faire. Sur ce terrain, ce me semble, il y a place pour tout le monde, même pour ceux qui se nourrissent de regrets ou qui se bercent d’espérances.

Pour bien comprendre l’état des partis en 1841, il faut d’abord se rendre compte de ce qu’ils étaient en 1830, et des phases diverses qu’ils ont traversées depuis. Malheureusement, quand on a pris part soi-même à la lutte, il est difficile de n’en pas garder une certaine empreinte, et de se défendre de toute prévention, de toute partialité. J’y ferai pourtant mes efforts, bien convaincu qu’au point où nous en sommes, rien de bon n’est possible en France si les difficultés et les querelles du présent s’augmentent et se compliquent encore des souvenirs et des ressentimens du passé.

La révolution de 1830, on le sait, eut deux causes principales, l’une directe et immédiate, la violation du pacte constitutionnel par le prince et par les ministres qui avaient juré de le maintenir ; l’autre, moins apparente, mais pour le moins aussi efficace, le souvenir de 1815 et l’impatience de la domination étrangère. C’est sous l’influence combinée de ces deux causes que la population se leva d’un bout à l’autre de la France avec une rare unanimité. Mais une fois le gouvernement renversé, l’unanimité cessait naturellement, et de nouvelles questions se posaient entre les vainqueurs. Voici, ce me semble, quelles étaient ces questions :

Quant à la politique intérieure, s’en tiendrait-on à la monarchie constitutionnelle telle que le pays venait de la conquérir, c’est-à-dire à la coexistence de trois pouvoirs, dont l’un, le pouvoir électif, eût, en cas de dissidence, l’influence prépondérante et le dernier mot, ou bien ferait-on un pas de plus et détruirait-on tout pouvoir héréditaire ? En supposant la question résolue en faveur de la monarchie constitutionnelle, laisserait-on le pouvoir politique, résultat de l’élection, entre les mains des classes qui par l’intelligence et le travail se sont élevées à l’indépendance et à l’aisance, ou bien le placerait-on subitement et sans préparation aux mains des classes dont un travail rude et nécessaire occupe la vie et absorbe tous les instans et toutes les facultés ?

Quant à la politique extérieure, se contenterait-on par une bonne attitude, par un langage ferme et digne, par des armemens sérieux et significatifs, de faire respecter les révolutions qui venaient de s’accomplir en France et dans les pays limitrophes, ou bien, profitant de l’élan populaire au dedans et de quelques mouvemens révolutionnaires au dehors, déchirerait-on les déplorables traités de 1815, et demanderait-on à l’Europe, les armes à la main, une nouvelle distribution territoriale ?

Enfin, une fois le jugement légal du pays prononcé, quelle attitude convenait-il de prendre à l’égard de la minorité, si la minorité protestait violemment contre ce jugement ? Fallait-il chercher à l’apaiser, à l’adoucir, à la désarmer par des concessions ? Fallait-il au contraire, par une résistance énergique, la réduire à l’impuissance ? Pendant que la lutte durerait, en un mot, et sauf examen ultérieur, est-ce du côté de la liberté, est-ce du côté de l’ordre, que la législation devait pencher ?

Ainsi, d’une part, la monarchie constitutionnelle, la prépondérance des classes aisées, la paix, la résistance énergique à toute espèce de désordre, et, s’il le fallait, le sacrifice momentané de quelques garanties libérales ; de l’autre, la république avouée ou déguisée, la participation plus ou moins active, plus ou moins directe, des classes les plus nombreuses au gouvernement ; une protestation immédiate contre les traités de 1815 et la conquête d’une meilleure frontière ; quelques concessions enfin aux mécontens, et, dans les lois à faire, le développement non interrompu du principe libéral, comme si l’ordre n’était pas troublé : tels furent, après quelques hésitations et quelques tentatives infructueuses de conciliation, les deux drapeaux qui se trouvèrent définitivement déployés ; tels furent les deux camps dans lesquels chacun dut se ranger selon ses tendances et ses prédilections. Le premier fut celui du 13 mars et du 11 octobre, le second celui du compte-rendu.

Je suis fort loin de dire que, dans le premier de ces deux camps, tout le monde voulût également la monarchie constitutionnelle avec ses conséquences, la prépondérance politique des classes aisées, la paix, et la résistance énergique, par la législation et par le gouvernement, aux tentatives des factions ; que dans le second, d’un autre côté, il n’y eût qu’un avis sur les institutions républicaines, sur la participation au pouvoir des classes les plus nombreuses, sur la guerre, enfin sur le développement qu’il convenait de donner aux libertés individuelles. Dans la majorité du 13 mars et du 11 octobre, comme dans la minorité du compte-rendu, il y avait, je le sais, de très graves divergences, soit sur l’un, soit sur l’autre des articles du programme. Il n’en est pas moins certain que tous ces articles, chacun pour sa part, et à des degrés divers, concoururent à rallier et à tenir unis les grands partis qui, de 1830 à 1836, se livrèrent tant et de si brillans combats. Il n’en est pas moins évident qu’avant de nous classer dans l’un ou dans l’autre, nous eûmes tous à nous demander de quel côté se trouvait, non la vérité absolue, la vérité toute entière, mais, relativement aux besoins et aux intérêts les plus pressans du pays, la plus grande somme de vérité.

Mon intention n’est point de rechercher ici lequel des deux partis eut raison contre l’autre. J’ai appartenu à l’un des deux, et, sans nier les fautes qu’il a pu commettre, je crois sincèrement encore que, sous les rapports les plus essentiels, il comprit bien la situation et les vrais intérêts du pays. Quoi qu’il en soit, il y avait alors des deux parts des convictions sincères et une foi active. Il y avait aussi, malgré de rares exceptions, un dévouement sincère à sa cause et un noble désintéressement. Aussi, pendant cette période longue et troublée, les luttes parlementaires, malgré quelques tiraillemens et quelques tracasseries, furent-elles généralement grandes et belles. Ce n’était point, comme on l’a trop vu depuis, le duel de quelques ambitions personnelles ; c’était le combat des deux idées fondamentales qui se disputent l’empire du monde ; c’était la discussion des questions les plus graves qui puissent occuper un peuple et s’emparer de son attention passionnée. Gouvernement, opposition, tout grandissait dans la lutte, tout paraissait également digne et sérieux. Après quelques années seulement d’exercice, il semblait que les institutions représentatives en France eussent atteint le même degré de perfection qu’en Angleterre après plus de cent cinquante ans. Pourquoi cette situation changea-t-elle en 1836 ?

En 1836, il faut d’abord en convenir, il y avait au sein même des partis des causes toutes naturelles de dissolution. Notre organisation constitutionnelle et politique était à peu près achevée. La question de paix et de guerre avait disparu. Les partis extrêmes enfin, vaincus dans plusieurs combats et contenus par une législation sévère, semblaient renoncer à leurs projets et attendre désormais de la discussion, non de la violence, le triomphe de leurs idées. Les questions qui depuis 1830 servaient de lien aux deux grands partis de la chambre se trouvaient dès-lors presque éteintes, et d’autres questions naissaient sur lesquelles il était possible qu’on se classât tout autrement. Ainsi, parmi ceux qui avaient formé le parti de la résistance et de la paix, il existait, soit sur la nature et l’esprit des institutions constitutionnelles, soit sur le rôle que la France doit jouer en Europe, des vues très diverses, et qui, une fois le calme rétabli, ne pouvaient manquer d’apparaître. Parmi ceux qui avaient combattu la politique du 13 mars et du 11 octobre, on trouvait sur les mêmes questions et sur d’autres encore une égale variété d’opinions. Les partis se trouvaient donc dans un de ces momens critiques où, le nœud qui les retenait se relâchant peu à peu, ils ne restent unis que par habitude ; où, entre le gros de l’armée et ses chefs, quelquefois entre les chefs eux-mêmes, il n’existe plus cette intelligence, cette harmonie qui maintient la discipline et vivifie l’association ; où, en un mot, les mêmes mots et les mêmes actes ont cessé d’exprimer les mêmes pensées et de répondre aux mêmes sentimens. Quand les partis en sont venus là, on peut prédire à coup sûr que le jour de leur dissolution n’est pas loin.

Et cependant six ans de vie commune créent entre des hommes politiques qui se respectent des rapports si intimes et une solidarité si étroite, que la crise eût pu être retardée, si des circonstances accidentelles n’étaient venues la précipiter. Depuis la mort de M. Périer, la majorité parlementaire avait pour guides et pour chefs trois hommes d’une haute et juste renommée, MM. de Broglie, Thiers et Guizot, esprits et caractères divers sans doute, mais qui, en donnant satisfaction à toutes les nuances de la majorité, concouraient, par leur diversité même, à la maintenir et à la fortifier. Unis, MM. de Broglie, Thiers et Guizot étaient maîtres du terrain à la chambre comme ailleurs, et en état de faire prévaloir partout leur avis. Pour ceux, quels qu’ils soient, qui ne partageaient pas cet avis, ou que cette prépondérance gênait, il y avait donc un intérêt manifeste, un intérêt commun à briser leur union. C’est vers ce but que de divers points de l’horizon des batteries furent dirigées. Malheureusement elles firent brèche.

Un jour viendra sans doute où l’on pourra raconter sans inconvénient tout ce qui se passa à cette époque, et éclairer un coin encore assez obscur de notre histoire parlementaire. Il doit suffire aujourd’hui de dire que, par le concours des causes naturelles et des causes accidentelles que je viens de signaler, les vieilles associations politiques reçurent en 1836 une atteinte mortelle, et que les combinaisons existantes s’évanouirent sans que des combinaisons nouvelles fussent naturellement prêtes à les remplacer. À partir de ce moment, six ministères se sont succédés, qui, un seul jour excepté, ont tous trouvé dans les chambres une majorité sinon confiante et dévouée, du moins suffisante pour qu’ils pussent garder le pouvoir. À partir de ce moment aussi, l’anarchie parlementaire a fait chaque jour des progrès contre lesquels luttent en vain les amis sincères du gouvernement représentatif. Dans diverses circonstances, il s’opéra sans doute, entre des hommes long-temps divisés, quelques rapprochemens, mais qui furent compensés et au-delà par de nouvelles scissions entre des hommes long-temps unis. S’arrêtant aux principales divisions des partis, la désorganisation avait d’abord respecté chacun des groupes dont ces partis se composaient. Bientôt elle pénétra dans ces groupes eux-mêmes, et n’y fit pas moins de ravages. C’est alors que l’on vit les vanités individuelles s’exalter au point de ne plus reconnaître les supériorités les plus évidentes, quelquefois même de ne plus admettre le partage et l’égalité ; c’est alors qu’au lieu d’aspirer au pouvoir pour faire prévaloir ses opinions, on commença, presque à visage découvert, à composer ses opinions pour arriver au pouvoir ; c’est alors aussi que, grace aux haines chaque jour plus nombreuses et plus vives, on put prévoir le moment où il deviendrait impossible de réunir huit hommes de quelque valeur pour en former un cabinet : situation déplorable dont tout le monde gémit, sans que presque personne consente, pour y remédier, à faire le plus léger sacrifice.

Il faut rechercher maintenant ce que sont devenus, dans ce pêle-mêle universel, les divers partis auxquels l’opinion publique donne un nom, et qui ont joué un rôle depuis dix ans. Et d’abord, tout le monde le comprend, pour que ce travail soit sérieux, il ne convient pas de s’en tenir aux grandes divisions de la chambre, à ce qu’il plaît encore d’appeler la majorité et la minorité. Depuis que la chambre a été élue, la majorité et la minorité y ont varié au moins une fois par an dans leurs élémens, dans leurs opinions, dans leur conduite, dans leur langage, et tout annonce qu’une nouvelle variation n’est pas loin. On ne peut donc voir là qu’un assemblage fortuit, passager, mobile, auquel il est absolument impossible d’appliquer le nom de parti. Quand je parle des partis, c’est de ceux qui ont donné signe de vie et dont une certaine durée consacre l’existence. Or, dans l’ordre politique, et indépendamment de quelques sectes qui ne songent à rien moins qu’à refondre la société tout entière, ces partis sont au nombre de six : hors du cercle de la constitution, les légitimistes et les républicains ; dans le cercle de la constitution, la droite, composée de cette portion considérable de la chambre et du pays qui a soutenu le ministère du 15 avril contre la coalition ; le centre droit, dont les doctrinaires sont le noyau principal ; le centre gauche ; enfin la gauche constitutionnelle. Passons-les successivement en revue, et voyons quel est leur état réel.

Parmi les amis fidèles de la dynastie déchue, il en est, tout le monde le sait, qui l’eussent sauvée si elle eût pu l’être. Il en est d’autres qui l’ont aidée à se perdre. Bien que fort différens par leurs antécédens comme par leurs opinions, les uns et les autres se confondent aujourd’hui sous un même nom et semblent appartenir au même parti ; mais les seconds sont incontestablement les plus nombreux et les plus actifs. Or, quel était leur langage, quelle était leur opinion sous la restauration ? À les entendre, avec des chambres maîtresses de briser le ministère choisi par la royauté et d’exercer ainsi dans le gouvernement l’influence prépondérante ; avec la liberté de la presse, même contenue par des lois sévères et par une magistrature permanente et déléguée ; avec des administrations municipales élues, quelque restreint que fût le nombre des électeurs ; enfin avec une garde nationale choisissant elle-même ses officiers, il était impossible, absolument impossible, de sauver l’ordre et de donner au pays le repos et la sécurité. C’étaient là des idées et des institutions révolutionnaires, des idées et des institutions qui devaient périr, si l’on voulait que la société subsistât.

Quand la révolution de 1830 eut donné à la France tout ce que le parti légitimiste avait repoussé comme mauvais et funeste, le rôle de ce parti semblait donc tout tracé. Il fallait qu’il persistât dans ses opinions, et qu’il puisât dans nos discordes, dans nos agitations, de nouveaux argumens pour les défendre. « Vous avez voulu, devait-il dire, le gouvernement parlementaire, la liberté de la presse, des municipalités électives, une garde nationale souveraine ; vous les possédez maintenant, et vous pouvez en apprécier les désastreux effets. Les tiraillemens parlementaires dont vous vous plaignez, les doctrines pernicieuses que vous cherchez vainement à atteindre, les conflits entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux qui vous embarrassent et vous troublent, les désordres enfin que vous réprimez à coups de fusil, tout cela est la conséquence nécessaire, logique, inévitable, des institutions libérales que vous vous êtes données. Reconnaissez donc que nous avions raison ; avouez votre erreur, et revenez aux idées et aux principes pour lesquels nous avons combattu et succombé. La question de dynastie viendra ensuite. Le plus important, le plus pressé, c’est de dompter la révolution et de sauver l’ordre social. »

Si les légitimistes eussent tenu ce langage, ils se fussent montrés dignes et conséquens. J’ajoute qu’à l’époque où l’émeute grondait périodiquement dans nos rues, ils eussent pu trouver, même au sein des classes moyennes fatiguées et découragées, une certaine sympathie. Dans ce temps où le culte du bien-être matériel semble avoir détrôné tous les autres, il est en effet plus d’une ame faible que les agitations de la liberté repoussent vers le despotisme ; il est plus d’un esprit timide ou étroit qui ne peut comprendre que la société dure au milieu d’une lutte de tous les jours. En se posant comme les représentans immuables du principe d’ordre dans toutes ses conséquences, les légitimistes avaient donc chance d’opérer quelques conversions et de faire certaines recrues. La conduite la plus digne était ainsi pour eux la plus utile, et le profit marchait de pair avec l’honneur.

Au lieu de cela, qu’ont fait les légitimistes ? Personne ne l’ignore. En trois jours, on les a vus passer de la censure à la liberté illimitée de la presse, du double vote au suffrage universel, des municipalités nommées par le roi et dénuées de toute initiative à des municipalités rivales du pouvoir central et presque souveraines, de la monarchie pure enfin à la monarchie républicaine ; et cette étrange, cette inconcevable gageure, voilà onze ans qu’ils la soutiennent sans plus d’hésitation que d’embarras !

Maintenant, je le demande, est-il possible de supposer que le parti légitimiste tout entier veuille long-temps encore s’associer à une pareille manœuvre, surtout quand, en définitive, elle a produit pour lui de si fâcheux résultats ? Le parti légitimiste, il doit le savoir lui-même, n’est plus aujourd’hui ce qu’il était au commencement de la révolution. Il y a dans ses rangs des hommes qui blâment hautement la politique qu’on lui a fait suivre. Il y en a d’autres qui ne s’étaient associés à ses espérances que parce qu’ils en croyaient la réalisation prochaine, et qui commencent à trouver que onze années de durée sont pour un gouvernement une épreuve et une sanction suffisante. Il y en a quelques-uns enfin qui, tout en restant fidèles à leur drapeau, pensent que c’est assez d’une génération, et conseillent eux-mêmes à leurs enfans de ne pas les imiter. Ce sont là des symptômes qui décèlent au sein du parti légitimiste une crise imminente, si elle n’est déjà commencée. Sans doute, à moins d’un évènement qui le mettrait à l’aise, ce parti n’est pas à la veille de périr ; mais il est facile, malgré les efforts qu’on fait pour le maintenir en bon ordre, de voir qu’il se réduit et qu’il se transforme chaque jour. À vrai dire, son histoire future peut se lire dans l’histoire passée des jacobites anglais qui, transportant un beau jour leur dévouement de la dynastie déchue à la dynastie régnante, retrouvèrent tout à coup leurs vieux principes et leurs vieilles opinions. Tant que les jacobites avaient combattu pour la maison de Stuart, il leur était aussi arrivé d’emprunter, en les aiguisant, les armes de leurs adversaires et d’exagérer leurs doctrines. Le jour où ils se rallièrent à la maison de Hanovre, ils redevinrent les champions les plus ardens de la prérogative.

Telle est, j’en suis convaincu, la destinée des légitimistes français. C’est dire qu’il y a là le germe d’un changement grave, et que les amis des principes de 1830 ont, en définitive, peu d’intérêt à ce que le nombre de leurs adversaires légaux se trouve ainsi subitement accru. Il faut pourtant qu’ils sachent que ce moment viendra, et qu’ils ne se laissent pas prendre au dépourvu.

Comme le parti légitimiste, le parti républicain me paraît avoir fait fausse route, mais par de tout autres motifs, et avec de tout autres conséquences. Qu’il y eût en France, après 1830, un parti républicain, cela était inévitable, et, j’ose le dire, jusqu’à un certain point, légitime. C’est en effet un grand problème dans le monde, un problème non encore résolu, que de savoir à quel gouvernement appartient l’avenir, et laquelle, de la forme républicaine ou de la forme monarchique plus ou moins modifiée, doit l’emporter en définitive. Je crois, pour ma part, la monarchie constitutionnelle préférable à la république, et j’espère que l’avenir le démontrera ; toutefois on ne peut nier que la démonstration ne soit encore incomplète, et que le doute ne soit permis. Je conçois donc qu’un certain nombre d’esprits élevés aient pensé et pensent encore que la monarchie constitutionnelle est une transition vers un ordre de choses plus logique et plus parfait, je conçois que le principe démocratique leur paraisse assez puissant, assez fécond pour s’emparer un jour de la société tout entière ; mais le parti républicain aurait dû songer qu’en supposant ses idées vraies, c’est par la discussion qu’il était appelé à les faire prévaloir. Il aurait dû penser en outre que rien de durable ne se fait vite, et qu’avant d’arriver au jour fatal où les institutions périssent, la monarchie constitutionnelle, à peine essayée en France, a, dans tous les cas, bien des années à vivre et bien des phases à traverser.

À peine pourtant la monarchie constitutionnelle avait-elle, en 1830, reçu du vœu national sa dernière consécration, qu’au mépris de ce vœu le parti républicain conspira et s’insurgea pour la renverser. La monarchie constitutionnelle avait pour elle l’immense majorité du pays, qui, pour la conquérir, venait de courir les chances périlleuses d’une révolution. Le nom de république au contraire, lié à d’affreux souvenirs, n’excitait parmi les classes aisées que répugnance et terreur. Le parti républicain n’en tint compte, et, pour réaliser son utopie, ne craignit pas d’armer les citoyens les uns contre les autres et d’ensanglanter nos villes. Ce n’est pas tout. Précisément parce qu’il était minorité, et minorité très faible, le parti républicain ne pouvait se montrer difficile dans le choix de ses alliés. Il eut donc pour auxiliaires naturels, inévitables, d’une part cette lie de la société que le désordre appelle toujours à la surface, de l’autre les sectes antisociales, pour qui la réforme de l’ordre politique n’est que le prélude et l’avant-coureur de réformes plus profondes. De là, au sein même du parti républicain, chaque fois qu’il déposait les armes, des querelles ardentes et des haines implacables ; de là aussi l’effroi chaque jour croissant qu’il inspirait à toute la partie honnête et paisible du pays.

Aujourd’hui le parti républicain paraît reconnaître son tort. D’un côté, il affecte de se séparer ouvertement, avec éclat, des sectes désorganisatrices auxquelles trop long-temps il est resté associé ; de l’autre, il déclare que désormais il demandera à la discussion seule, à une discussion calme et grave, le triomphe de ses principes. Si le parti républicain persiste dans de tels projets, il pourra, par degrés, reprendre la place qu’il avait en 1830, et que ses violences lui ont enlevée ; mais il doit savoir qu’il n’entrera pas dans cette voie sans laisser derrière lui une bonne portion de son armée. S’il y a dans le parti républicain des convictions réfléchies et modérées, il y a aussi d’aveugles et coupables passions. Or, ces passions ne consentiront jamais à troquer le fusil pour la plume, et les chances d’une victoire profitable pour l’espoir d’un succès idéal et lointain.

Quoi qu’il en soit, il est clair que le parti républicain, comme le parti légitimiste, est à la veille d’une transformation, et qu’entre ses divers élémens le triage s’opère déjà. Le parti républicain, par ses propres forces et avec son drapeau, n’est plus d’ailleurs en mesure d’ébranler la société et de menacer le gouvernement. Quand on s’insurgeait il y a quelques années, c’était au nom de la république ; c’est aujourd’hui au nom de la communauté des biens, et le cri de guerre contre la richesse trouve un peu plus d’écho que le cri de guerre contre la royauté. Si le parti républicain refuse d’aller jusque-là, il faut donc qu’il se replie sur les opinions constitutionnelles, précisément comme il le fit sous la restauration, dans une situation semblable, après la défaite de la charbonnerie. À cette époque, le parti républicain ne conspirait plus ; il discutait et attendait. Ce sera, s’il suit encore cette marche, au gouvernement de 1830 de rompre l’analogie et de tromper son attente.

Avant-gardes naturelles, l’un du parti conservateur, l’autre du parti libéral, les deux partis extra-constitutionnels ne pouvaient pas être passés sous silence. Placés en dehors de toutes les combinaisons parlementaires, et très peu nombreux dans la chambre, il importe pourtant assez peu, en définitive, qu’ils soient unis ou divisés. Il en est tout autrement des partis constitutionnels, de ceux au sein desquels la majorité peut se fixer et le pouvoir se constituer sans dommage pour nos institutions et sans danger pour l’état. Or, de ces partis, le plus considérable, sans contredit, est celui qui, avec une persistance honorable, appuya énergiquement, en 1838 et 1839, le ministère de M. le comte Molé. Bien que vaincu dans les élections, ce parti forme encore plus du tiers de la chambre, et peut, en passant tout entier dans l’opposition, rendre le gouvernement à peu près impossible. Mais est-il vrai qu’il se soit préservé de la maladie commune et maintenu parfaitement uni et compact ? Est-il vrai que par lui-même il puisse suffire au gouvernement, et que, pour constituer une majorité réelle et durable, il n’ait besoin que d’un appoint de quelques voix. Il le dit beaucoup, et peut-être il le croit. Voyons jusqu’à quel point les faits justifient sa prétention.

Trois choses constituent l’homogénéité d’un parti, ses antécédens, ses opinions, les chefs qu’il reconnaît et qu’il suit. Pour savoir si le parti dont il s’agit est homogène, il faut donc l’examiner sous ces trois rapports. Je commence par ses antécédens.

On comprend facilement qu’en parlant des antécédens du parti conservateur actuel, il n’entre pas dans ma pensée de remonter au-delà de 1830. Je ne sache en politique rien de plus puéril et de plus fâcheux que d’imaginer ainsi des incompatibilités artificielles et rétrospectives. Je n’ai rien non plus à dire des légères divergences que crée toujours, que crée inévitablement la diversité des esprits et des caractères. Mais quand le parti conservateur actuel se donne pour la continuation pure et simple de la majorité du 13 mars et du 11 octobre, je lui refuse cet honneur. Parmi les membres qui composent ce parti, à côté d’hommes qui ont soutenu alors nos grandes luttes, j’en vois d’autres qui se tenaient prudemment à l’écart, et qui marchandaient au gouvernement tous ses moyens de salut. J’en vois même qui figuraient ouvertement dans les rangs opposés et qui signaient le compte-rendu. Il ne faut pas croire d’ailleurs que ce soient là de simples unités venant s’ajouter à un tout immobile et compact. Pendant que la droite faisait des recrues, elle faisait aussi des pertes, et voyait successivement s’éloigner d’elle quelques-uns des hommes qui avaient combattu à sa tête. Il vint ainsi un jour où, par un contraste singulier, les anciens chefs du parti du 13 mars et du 11 octobre se trouvèrent dans l’opposition, tandis que les restes de ce parti se ralliaient à la voix de ministres et d’orateurs dont les plus éminens avaient, sous le 13 mars et sous le 11 octobre, attaqué sa politique et décrié ses mesures. Ce jour-là, à vrai dire, l’ancien parti du 13 mars et du 11 octobre avait cessé d’exister.

Je n’entends point rechercher quels motifs ont pu déterminer les uns ou les autres à changer de situation. Ceux qui se sont joints à la droite, comme ceux qui l’ont quittée, ceux qui ont cru, en 1836, le moment venu de porter secours à l’ordre, comme ceux qui ont jugé que ce secours était tardif, et qu’il y avait alors d’autres dangers à conjurer, tous, je le crois, ont agi honorablement, consciencieusement : tout ce qu’il importe de constater, c’est que le parti conservateur actuel n’est point celui de 1831 et 1839 ; c’est qu’à des époques diverses il s’est au contraire formé de couches fort peu similaires et d’élémens qui n’ont rien d’analogue. Si ces couches se sont fortement attachées l’une à l’autre, si ces élémens se sont solidement agglomérés, c’est par l’effet d’une compression toute récente, et sans que le temps y soit pour rien.

Voilà pour les antécédens. Quant aux opinions, la dissemblance est plus frappante encore.

Au temps même de son union la plus intime, le parti conservateur, je l’ai déjà indiqué, comprenait des opinions très différentes. Tout le monde combattait pour l’ordre ; mais, pour les uns, le rétablissement de l’ordre matériel était l’unique prix de la victoire, tandis que les autres portaient plus loin leurs espérances et leurs vues. Ce n’est point d’ailleurs du même œil que tous envisageaient la révolution de juillet. Aux yeux de quelques-uns, il y avait deux parts à faire dans cette révolution, l’une bonne, le changement de dynastie et le déplacement du pouvoir ; l’autre mauvaise, ou au moins fort dangereuse, le progrès du principe démocratique et le développement des libertés publiques. Gouvernement parlementaire, liberté de la presse, jugemens par jury des délits politiques, élection des conseillers municipaux, tout cela constituait, au gré de ceux-ci, un ensemble d’institutions nécessaires peut-être, mais fâcheuses, et qu’il fallait, si l’on voulait vivre, dénaturer et corrompre ; au gré de ceux-là, une réunion de conquêtes glorieuses et salutaires qu’il convenait de fortifier et de développer. Même désaccord au fond sur la politique pacifique, mais digne et ferme, des ministres du 13 mars et du 11 octobre. Tout le monde la soutenait, mais avec des vues et des arrière-pensées fort diverses. L’expédition d’Ancône et celle d’Anvers, par exemple, n’obtenaient pas partout une égale approbation, et la noble politique qui donne invariablement pour limite à l’action de la France sa frontière actuelle trouvait déjà plus d’un admirateur.

Que chacun ne se rendît pas parfaitement compte de ces dissidences, je l’admets volontiers. Elles existaient pourtant, et ne pouvaient manquer de se faire jour, une fois l’ordre assuré. Elles se firent jour en effet, et il est facile de voir qu’aujourd’hui, parmi ceux-là même qui prétendent les nier, elles sont plus vives que jamais. Ici ce sont, avec quelques modifications, les opinions ultrà-monarchiques que 1830 semblait avoir abattues, mais qu’un publiciste, récemment enlevé au parti conservateur, relevait, il y a trois ans, avec autant de courage que de talent. Là ce sont au contraire des opinions franchement constitutionnelles. Ici c’est une conviction profonde qu’en temps de calme comme en temps d’agitation la répression la plus énergique, la plus éclatante, est le seul moyen de maintenir l’ordre dans la société et de sauver le gouvernement établi. Là c’est une répugnance ancienne et instinctive pour une telle répression et pour ceux qui la défendent. Et si de l’intérieur on passe à l’extérieur, que de sentimens, que d’avis, que de langages ! Ceux qui, depuis dix ans, ont suivi les séances de la chambre, se souviennent d’un député qui commençait ainsi qu’il suit la plupart de ses discours : « Je vote comme le préopinant, mais par des motifs diamétralement opposés. » Telle paraît être, sur presque toutes les questions importantes, la formule tacite du parti conservateur.

Au surplus, il y a un fait qui parle bien haut. En mars 1840, un ministère se constitua qui annonçait hautement l’intention de modifier au dehors comme au dedans l’ancienne politique, et d’offrir aux hommes modérés de tous les partis le moyen d’opérer une honorable transaction. Des cent quatre-vingts membres qui composent le parti conservateur, quatre-vingts à peu près répondirent à l’appel, et cent s’y refusèrent. Peut-on dire que leur opinion fût la même, et qu’il y ait entre eux identité ?

Je pourrais, à l’aide de noms propres, rendre plus frappante et plus palpable encore cette situation du parti conservateur. Je n’en veux citer qu’un. Si l’on demande quel est l’homme politique, quel est l’orateur qui, dans la lutte de la coalition et depuis, s’est placé à la tête du nouveau parti conservateur, tout le monde nomme M. de Lamartine. Or, qui ignore qu’entre les opinions de M. de Lamartine, et celles de la fraction la plus nombreuse du parti conservateur, il n’existe que des rapports en quelque sorte accidentels et négatifs. Le parti conservateur et M. de Lamartine ont combattu ensemble la coalition d’abord, puis le 1er mars, les uns avant, les autres après sa chute. Où est d’ailleurs le point de contact ? Quant à la politique extérieure, M. de Lamartine n’a pas cessé de dire que, depuis dix ans, même sous le 13 mars, même sous le 11 octobre, la France est loin d’avoir joué le rôle qu’elle aurait dû jouer dans le monde, et pris la place qui lui appartient. La majorité du parti conservateur est-elle de cet avis ? Quant à la politique intérieure, M. de Lamartine croit que, si le 11 octobre a péri, c’est pour avoir voulu prolonger outre mesure le système de résistance ; il déclare que la révolution française est une révolution sociale dont le dernier mot est démocratie ; il condamne comme radicalement faux le système semi-aristocratique, semi-bourgeois qu’à tort ou à raison il impute à M. Guizot ; il dit que la gauche est le parti de l’avenir, et que, loin de s’alarmer si elle arrivait au pouvoir, on devrait se réjouir de la voir apporter à son tour dans la politique du mouvement et des idées ; il proteste enfin, en ce qui le concerne, contre le nom de conservateur, parce que ce nom, selon lui, « exclut les améliorations du présent et l’intelligence de l’avenir[1]. » Est-ce ainsi que le parti conservateur comprend et juge le système de résistance, la révolution française, l’avènement possible de la gauche, et sa propre mission ? Et qu’on ne vienne pas prétendre que ces idées jetées dans un journal par M. de Lamartine vers la fin de 1839, ne sont plus celles qu’il professe aujourd’hui. Tout, au contraire, annonce, tout prouve qu’il y tient plus que jamais. N’est-ce pas M. de Lamartine qui, dans la discussion de la dernière adresse, déplora si amèrement, si éloquemment, la situation que l’exécution du traité du 15 juillet faisait à la France, et qui conseilla au cabinet de n’accepter jamais ce traité sans de notables concessions ? N’est-ce pas lui qui, lorsque la commission des fonds secrets essaya de reconstituer la majorité nouvelle sous le vieux drapeau, contribua plus que personne à imposer au cabinet le désaveu implicite du programme de la commission ? Et l’on se flatterait après cela d’enchaîner long-temps M. de Lamartine à une politique immobile au dedans, inactive au dehors ! C’est une étrange illusion, une illusion que M. de Lamartine lui-même se chargera bientôt d’enlever à ses alliés actuels, quand la préoccupation du 1er mars pèsera moins sur son esprit.

Par ses opinions pas plus que par ses antécédens, le parti conservateur n’arrive donc à cette unité qu’il poursuit et qui le fuit. Y arrive-t-il par ses chefs ? Bien moins encore. Quels sont aujourd’hui, à l’heure où j’écris, les chefs réels, les chefs avoués du parti conservateur ? M. Molé et ses collègues du 15 avril ? Oui, si l’on regarde au fond des cœurs ; non, si l’on en juge par la conduite et par les votes, à l’exception peut-être d’une cinquantaine d’amis toujours prêts à donner à M. Molé, comme ils l’ont fait lors de la dotation, un témoignage secret de leurs regrets et de leur attachement. M. Guizot, M. Villemain, M. Duchâtel ? Le parti conservateur, qui a besoin de leur secours, les soutient et les suit ; mais il se souvient profondément, amèrement qu’ils ont fait partie de la coalition, et toute confiance en eux est éteinte. M. Dupin ? Le parti conservateur apprécie son talent, et en profite à l’occasion ; mais il compte peu sur lui et ne lui porte qu’une médiocre affection. M. de Lamartine enfin ? Le parti conservateur l’aime et l’admire ; mais il sait qu’il est séparé de lui par un abîme. Voilà donc des hommes politiques plus ou moins éminens, dont quelques-uns sont ennemis jurés entre eux, et qui tous ont, au milieu du parti conservateur, certaines intelligences et certains appuis. Aucun, en revanche, n’y trouve cette confiance énergique et ferme qui fait à la fois la force de ceux qui l’accordent et de ceux qui l’obtiennent.

Ainsi des trois élémens qui constituent l’unité d’un parti, le parti conservateur actuel n’en possède pas un seul. Ses antécédens sont différens, ses opinions contradictoires, ses chefs incertains et divisés. Si l’homogénéité est quelque part dans la chambre, c’est ailleurs qu’il faut la chercher.

Le parti doctrinaire a été long-temps, tout le monde lui rend cette justice, le plus compact et le mieux discipliné de la chambre. Liés entre eux par des idées communes sur le principe et sur le but de la révolution, pleins de confiance dans les hommes supérieurs qu’ils avaient le bonheur d’avoir à leur tête, et pénétrés pour eux d’une respectueuse affection, les membres de ce parti tenaient à honneur de marcher toujours d’accord, et, pour y parvenir, il n’était pas de sacrifice qui leur coûtât. Ils réservaient donc pour l’intimité les dissidences qui quelquefois déjà venaient troubler leur union, et n’en laissaient rien apparaître au dehors. Une fois une résolution prise par leurs chefs et approuvée par la majorité d’entre eux, ils s’y ralliaient tous, et, le moment venu, ne reculaient jamais.

Cette heureuse, cette salutaire harmonie se maintint jusqu’à la chute du 11 octobre. Elle reçut un échec grave à la formation du 6 septembre, quand les deux chefs reconnus du parti doctrinaire se séparèrent, et que l’un rentra sans l’autre au pouvoir. Ce fut une faute énorme, une faute dont aujourd’hui encore, aujourd’hui plus que jamais, le parti doctrinaire subit les tristes conséquences. Quoi qu’il en soit, la chute du 6 septembre et la longue durée du 15 avril rendirent au parti doctrinaire son ancienne unité et son action commune. Après quelques hésitations, il passa tout entier dans l’opposition, et devint une des fractions les plus importantes et les plus vives de la coalition. À la chambre des pairs, à la chambre des députés, ses chefs n’hésitèrent pas à lancer de concert contre le cabinet deux accusations également graves, celle d’abaisser et d’humilier la France au dehors, celle de s’écarter au dedans des principes de la constitution, et de laisser périr le gouvernement parlementaire. Dans les élections aussi le parti doctrinaire tout entier s’unit au centre gauche et à la gauche constitutionnelle pour abattre le ministère et pour faire triompher l’opposition. M. Guizot, M. Thiers, M. Barrot, tels étaient alors les trois chefs avoués de la coalition, et aucun de leurs amis ne songeait à les renier.

Ce n’est point le moment de dire les causes qui, à mon profond regret, ont enfin rompu définitivement une si vieille, une si étroite association. Il doit seulement m’être permis de rappeler que, bien peu de jours après la victoire électorale de la coalition, il s’éleva dans le parti doctrinaire de graves dissentimens. La trêve du 12 mai vint rétablir, en apparence du moins, le bon accord, et ceux des doctrinaires qui n’approuvaient pas tout-à-fait cette solution crurent devoir faire à l’union de leur parti le sacrifice de leurs scrupules et de leurs doutes. Mais, sous le 1er mars, d’autres ne jugèrent pas à propos d’agir avec la même prudence, avec la même modération. Tandis que M. le duc de Broglie donnait ouvertement au ministère du 1er mars l’assistance si précieuse de ses conseils et de son influence ; tandis que M. Guizot, ambassadeur à Londres, semblait s’associer à la politique de ce ministère, il avait à lutter dans la chambre et hors de la chambre contre l’opposition systématique de M. Duchâtel et de quelques-uns de ses amis. Il y avait dès-lors, dans le parti doctrinaire, deux drapeaux et deux camps.

On peut dire à la vérité que depuis le 29 octobre un de ces deux camps a reconquis l’armée presque entière, et que, malgré quatre ou cinq défections plus ou moins importantes, le parti doctrinaire a repris son ancienne unité, son ancienne cohésion. Rien n’est plus faux. Parmi les doctrinaires ralliés au ministère, il en est qui très consciencieusement, très sincèrement déplorent la part qu’ils ont prise à la coalition, et n’ont d’autre pensée que d’en effacer le souvenir. Il en est qui ont conservé pour la politique du 15 avril les sentimens de 1838, et qui croient de bonne foi pratiquer aujourd’hui une tout autre politique. Il en est enfin qui, sans avoir la contrition des premiers, ni les illusions des derniers, se laissent entraîner par l’autorité bien naturelle de leur ancien chef, et gémissent tout bas des votes qu’on leur demande. Est-ce là le vieux parti doctrinaire ? et ceux qui ont été forcés de s’en séparer n’ont-ils pas le droit de dire que le parti n’existe plus ?

Je passe maintenant d’un côté de la chambre à l’autre, et j’arrive au centre gauche.

Pendant quelques années, on le sait, le centre gauche a joui d’une grande faveur. « La France est centre gauche, » avait dit un orateur de l’opposition dans un jour de politesse, et ce mot, relevé et commenté, devint en quelque sorte le mot d’ordre du parti. C’était une prétention un peu ambitieuse et que l’évènement n’a pas justifiée. Il faut reconnaître pourtant que pendant long-temps le centre gauche eut dans la chambre et dans le pays une grande force d’attraction. Dès 1835, en s’opposant à quelques conséquences peut-être exagérées du système de résistance, il avait acquis beaucoup de consistance et de popularité. En 1836, M. Thiers vint lui apporter ce qu’il y a de fécond dans son esprit, de pratique dans sa conduite, de large et d’élevé dans ses idées. De plus, ce parti enleva à la gauche, vers la même époque, un député d’une grande valeur, M. Dufaure, de sorte qu’on le vit se recruter des deux côtés, et parmi les premières illustrations de la chambre. En 1837, le ministère, qui, pour vivre, avait besoin de lui, lui fit de tendres avances, et prit en quelque sorte son drapeau. Aux élections de la même année enfin, il eut l’avantage de voir presque tous les candidats nouveaux adopter son programme devant les électeurs et s’inscrire d’avance sur ses contrôles. Ce fut l’apogée du centre gauche, qui, depuis ce moment, n’a, comme les autres partis, fait que déchoir et se décomposer.

La première perte notable qu’il subit fut celle d’un de ses plus anciens chefs, M. Dupin, qui, on s’en souvient, refusa de le suivre dans la coalition. Cette perte isolée et toujours réparable n’avait pourtant point affaibli le centre gauche, qui, le lendemain des élections de 1839, restait encore le vrai centre de gravité politique et le maître de la situation. Mais une scission aussi difficile à prévoir qu’à expliquer éclata dans ses rangs, qui, en peu de jours, détruisit sa puissance et son autorité. Depuis cette scission, qui ne voit que, flottant entre des tendances diverses, le centre gauche ne sait plus où prendre son assiette, où trouver son point d’appui ? La majorité sans doute, la grande majorité, est restée fidèle à M. Thiers et à la coalition ; mais, dans cette majorité même, il y a des consciences troublées, des esprits perplexes, des cœurs découragés. C’est évidemment le moment d’une crise dont l’issue est encore incertaine ; c’est le commencement d’une transformation qui autorise toutes les conjectures et se prête à toutes les combinaisons. Si jadis le centre gauche a eu un lien réel, ce lien est évidemment brisé. C’est par des alliances et sur des bases nouvelles qu’il est appelé à se reconstituer.

Je viens de parler de trois partis qui, pendant les premières années de notre révolution, ont marché souvent d’accord et concouru à faire prévaloir la politique dont M. Périer est la plus claire et la plus glorieuse personnification. Le parti qu’il me reste à examiner a, au contraire, combattu cette politique, et n’a guère depuis quitté l’opposition. Long-temps donc on avait pu supposer que, dominée par de vieilles habitudes et enchaînée aux idées comme aux pratiques de l’opposition, la gauche constitutionnelle était incapable de devenir un parti de gouvernement, et de prêter à un pouvoir, quel qu’il fût, un appui durable et sérieux. Long-temps on avait pu croire au moins qu’il faudrait acheter un tel appui par des concessions incompatibles avec tout bon gouvernement. En 1836, sous le 22 février, en 1840 surtout, sous le 1er mars, la gauche constitutionnelle a prouvé qu’on se trompait. C’est là un progrès notable et qui doit réjouir tous ceux qui croient que tôt ou tard le mécanisme constitutionnel doit appeler la gauche au pouvoir en lui donnant la majorité.

S’ensuit-il pourtant que la gauche constitutionnelle soit aujourd’hui plus que la droite, plus que le centre droit, plus que le centre gauche, composée d’élémens homogènes et animée par une pensée commune ? Je ne le pense pas. Dans la gauche constitutionnelle, il y a aujourd’hui une portion nombreuse qu’il serait difficile de distinguer du centre gauche autrement que par ses antécédens. Il y en a une autre que ses idées et ses tendances radicales rapprochent beaucoup de la gauche républicaine. Or, tant qu’il y a simplement des lois à rejeter, des abus à dénoncer, des dépenses à réduire, une politique, en un mot, à combattre et un ministère à renverser, ces deux portions de la gauche peuvent aisément marcher d’accord et ajourner ou cacher leurs dissentimens très réels. En serait-il de même le jour où il y aurait un ministère à soutenir et une politique à faire prévaloir, des impôts à voter, des fautes à pallier, des lois à adopter, même imparfaites et quelquefois impopulaires ? Il ne faut pas se le dissimuler, le rôle d’un parti ministériel est plus difficile et plus pénible que celui d’un parti d’opposition. Quand on est de l’opposition, on dispose à son gré du temps, des circonstances, des obstacles, et de plus on a l’avantage de juger des actes par leurs résultats, et de prophétiser après coup. Quand on est ministériel, il faut ne pas trop exiger, et souvent encore être déçu dans son attente. C’est une nécessité assez dure, et à laquelle tout le monde ne se plie pas également.

Il y a donc dans la gauche constitutionnelle des opinions et des dispositions différentes. Aussi s’en faut-il qu’elle soit d’accord tout entière sur le rôle qu’il lui convient de jouer dans la chambre et dans le pays. Si je ne me trompe, la majorité de la gauche, pénétrée des vraies idées parlementaires, désire qu’il lui soit permis d’appuyer honorablement un cabinet, et d’exercer ainsi, au prix même de quelques sacrifices, une action directe sur le pays ; mais il existe dans la gauche une minorité ennemie jurée de toute transaction, et qui, par goût autant que par opinion, veut à tout prix rester opposition. C’est seulement dans l’opposition, comme d’autres dans le pouvoir, qu’elle se sent vivre à l’aise, qu’elle se meut et respire librement.

Si ce tableau est exact, voici quel est l’état réel des partis dans la chambre. Quand on veut la regarder dans ses deux grandes divisions, dans celles qui, depuis les dernières élections, ont formé la majorité et la minorité, le parti ministériel et l’opposition, on n’y voit rien qu’un mélange confus, qu’un va-et-vient perpétuel d’hommes et d’opinions. Quand on l’examine dans ses fractions principales, dans celles auxquelles l’opinion publique donne un nom, on y trouve tous les symptômes, tous les signes, d’une décomposition déjà avancée et d’une mort prochaine. Une majorité homogène est donc impossible, d’abord parce qu’aucune fraction n’est assez nombreuse pour la fournir, ensuite parce qu’aucune fraction, dans son sein même, n’en possède les élémens. C’est, quant à présent, une pure chimère, une chimère qu’il serait insensé de poursuivre.

Mais je veux bien qu’à un signal donné les dissensions intérieures s’arrêtent comme par miracle, et que les partis recouvrent subitement leur accord et leur unité ; je veux même, pour simplifier la question, que les fractions intermédiaires disparaissent entièrement, et que, des quatre partis constitutionnels qui se partagent la chambre, il en reste deux seulement, la droite telle que le 15 avril l’a laissée, la gauche telle que dix années d’opposition l’ont produite. Dans ce cas, il y aurait à droite ou à gauche une majorité, et par conséquent un ministère homogène. Il reste à savoir si cette majorité ou ce ministère serait en mesure de donner satisfaction à tous les besoins légitimes du pays, et de gouverner utilement.

Il est juste de le reconnaître, la droite a, comme parti de gouvernement, de grandes et précieuses qualités. L’amour de l’ordre, de la discipline, de la hiérarchie, est chez elle vif et puissant, et les dangers que des doctrines perverses et des tentatives coupables font courir à la société, ne la trouvent jamais insensible. Elle sait d’ailleurs que le pouvoir ne s’exerce qu’à de pénibles conditions, et qu’on doit lui prêter un appui énergique, si l’on veut qu’il accomplisse sa difficile mission. Elle soutient donc énergiquement le pouvoir de son choix, malgré les fautes qu’il peut commettre, et se résigne, quand il le faut, à partager son impopularité. Enfin, elle est animée d’un sentiment conservateur qui donne au gouvernement le lest dont il a toujours besoin, et qui l’empêche d’être à la merci de tous les vents et de tous les courans. Ce sont là de rares avantages, des avantages qu’on aurait tort de ne pas apprécier.

Malheureusement, à côté de ces mérites, une portion notable de la droite a un grand défaut, celui de ne pas croire assez à la vertu de nos institutions. Elle en a un autre plus grand encore, celui de chercher ailleurs qu’en elle-même sa force et son point d’appui. Je m’explique clairement. La vie politique a nécessairement ses agitations et ses désordres ; la liberté, sa licence et ses dangers. Dans ce monde, ce sont là malheureusement des abus inséparables de l’usage. Faut-il pourtant, de peur des abus, supprimer l’usage, ou du moins l’énerver et le corrompre ? Une portion notable de la droite penche vers cet avis. Ce n’est pas tout. La droite pense avec beaucoup de raison que la royauté a dans notre ordre constitutionnel un rôle important à jouer, et qu’on ne saurait l’annuler sans mettre l’état en péril. Elle se souvient en outre qu’il y a cinquante ans une autre assemblée, en détruisant tout équilibre, a précipité le pays dans une longue suite d’épreuves et de malheurs. Il en résulte que, dans le conflit régulier qui de temps en temps s’établit entre les pouvoirs, elle est rarement prête à soutenir les droits et la juste influence du pouvoir auquel elle appartient. Loin de là, c’est vers un autre pouvoir, déjà fort de sa prérogative, qu’elle tend sans cesse à faire pencher la balance. C’est à ce pouvoir qu’elle consent jusqu’à un certain point à se subordonner. De là une facilité singulière à accepter les ministres qui lui sont donnés, pourvu qu’ils le soient librement. De là, au contraire, une disposition remarquable à repousser les ministres nés de la prérogative parlementaire, et qui ont été plutôt subis que choisis. De là enfin, lorsque, entre la couronne et ses conseillers responsables, quelque dissidence se manifeste, la résolution presque invariable de prendre parti pour la couronne contre ses conseillers.

Ce que je raconte comme fait, d’autres, je le sais, l’érigent en système ; et soutiennent que telle doit être nécessairement en France la conduite du parti conservateur. Et quand on leur cite l’exemple de l’Angleterre où le parti conservateur est si indépendant de la couronne, ils répondent que cela peut être convenable et bon dans un pays aristocratique, mais qu’au milieu de la démocratie française le parti conservateur ne peut se maintenir et se défendre que sous le patronage et par l’influence de la royauté. Je n’examine point en ce moment si cette opinion est fondée, et si, dans le cas où elle le serait, elle n’attaquerait pas à la racine le gouvernement représentatif et notre constitution. Quoi qu’il en soit, il est impossible de ne pas reconnaître qu’une telle disposition chez le parti conservateur en France est un fait des plus importans, et dont la politique doit tenir compte.

Voilà pour la droite. Quant à la gauche, on ne peut lui adresser le même reproche, et le pouvoir parlementaire est assuré de trouver toujours en elle une assistance persévérante et dévouée. La gauche aussi croit aux institutions libérales et les aime. Loin qu’elle cherche à les restreindre, à les affaiblir, c’est donc à les étendre et à les fortifier qu’elle consacre ses efforts. Mais la gauche, préoccupée des périls de la liberté, a-t-elle au même degré le sentiment des dangers que l’ordre peut courir ? Comprend-elle assez surtout quels sont, en présence de ces dangers, les devoirs du gouvernement et à quelles conditions le pouvoir peut s’exercer ? Il y a, pour qu’il n’en soit pas ainsi, deux raisons : l’une, qu’élevée et nourrie dans des idées d’opposition, une portion de la gauche ne peut encore se défendre de regarder le pouvoir comme un ennemi naturel, et d’imputer à ses mauvais desseins, à ses violences, à ses fautes, tous les maux dont le pays est atteint ; l’autre, que, pendant plusieurs années, les partis extrêmes, ceux qui poussent au désordre, ont été ses alliés, et qu’elle a dû les traiter avec des ménagemens qui ne peuvent cesser tout à coup. Et qu’on ne se fasse pas contre la gauche une arme de mes paroles. Il est inévitable que les oppositions extrêmes et violentes viennent, dans les luttes parlementaires et électorales, prêter quelquefois appui aux oppositions modérées et régulières. Il est inévitable, en outre, que celles-ci leur en sachent quelque gré. Depuis qu’en Angleterre les radicaux aident les whigs, croit-on que les whigs n’aient pas pour les radicaux bien plus d’égards qu’auparavant ? Et dans la dernière élection les tories eux-mêmes ont-ils refusé ou dédaigné l’appui momentané des chartistes ? Ce sont là, dans les gouvernemens libres, des combinaisons naturelles, et dont l’ignorance ou la mauvaise foi pourrait seule s’indigner.

Quand, dans la chambre et dans le pays, la gauche modérée a accepté le concours de la gauche extrême, elle n’a donc rien fait, en définitive, que n’eût fait le parti contraire à sa place, et les avances que certains organes ministériels prodiguent aujourd’hui au parti légitimiste en sont une démonstration suffisante. Il n’en est pas moins vrai qu’en se prolongeant, ce concours a créé des engagemens et des habitudes dont, comme parti de gouvernement, la gauche modérée doit être embarrassée. Les partis parlementaires ne sauraient d’ailleurs être isolés et séparés de ceux qui les soutiennent. Or, il est certain que les proportions relatives de la gauche modérée et de la gauche extrême ne sont pas les mêmes dans le pays que dans la chambre. Dans la chambre, la gauche modérée l’emporte de beaucoup sur la gauche extrême. Je penche à croire que c’est le contraire dans le pays. Livré tout entier à la gauche, le gouvernement, s’il en est ainsi, pourrait se trouver sur une pente rapide et dangereuse, sur une pente où les efforts de la gauche modérée ne suffiraient pas à l’arrêter.

Ce que je conclus de là, c’est que, si la droite gouverne seule, elle offre un point d’appui très réel contre le désordre, non contre les obstacles que peut rencontrer dans une sphère supérieure la volonté parlementaire ; c’est que, si la gauche gouverne seule au contraire, elle prête à la volonté parlementaire une force suffisante, mais n’oppose pas à l’invasion des opinions extrêmes une digue assez solide et assez haute. Pour qu’un ministère accomplisse utilement sa mission, il faut pourtant qu’il trouve le moyen d’être partout fort et respecté ; il faut qu’il ne fléchisse pas plus devant l’esprit révolutionnaire que devant l’esprit courtisan, devant les agitations de la place publique que devant les complots de salon et de palais ; il faut enfin qu’au besoin il sache et puisse braver en bas l’impopularité, en haut la défaveur. Or, c’est là, l’expérience le prouve, une double mission, une double épreuve à laquelle il est difficile et rare de suffire, surtout dans les temps agités, où ne manque ni l’une ni l’autre attaque, ni l’une ni l’autre tentation.

Je ne sais si je m’abuse, mais jamais, à mon sens, la difficulté ne fut plus grande, le danger plus pressant des deux parts. Que voyons-nous en effet depuis quinze ans ? Ici, chez quelques esprits uniquement préoccupés de l’ordre, un complot permanent pour absorber dans le pouvoir royal tous les autres pouvoirs, un complot souvent déjoué, souvent vaincu, mais qui se renouvelle sans cesse, sous une forme ou sous l’autre, avec une infatigable persévérance ; là, de la part d’autres esprits qui croient toujours la liberté à la veille de périr, une conspiration éternelle pour affaiblir, pour annuler les garanties sociales au profit des garanties individuelles, conspiration que ne peuvent satisfaire ou lasser les succès ni les échecs. Puis, entre ces deux écueils, un ministère ballotté de l’un à l’autre sans une majorité solide et compacte où il puisse s’appuyer, sans un parti ferme et consistant qui lui donne en même temps le moyen de se garantir de tous les deux. Comment veut-on qu’un tel ministère marche droit, et qu’il ne dévie pas plus ou moins du chemin qu’il s’est tracé ? C’est trop, quand on n’est armé et soutenu qu’à demi, que d’avoir à se défendre par tous les côtés à la fois. C’est trop que de lutter au-dessous et au-dessus de soi contre des adversaires si divers, sans pouvoir s’aider contre tous des mêmes adhésions et du même concours. Dans de tels combats, les forces s’épuisent, le courage tombe, les meilleures résolutions s’affaiblissent et chancellent.

Je l’ai déjà dit dans la Revue[2] et je le répète avec une entière conviction, pour qu’il en soit autrement, il n’existe qu’un moyen, l’alliance sincère, sérieuse, de la portion libérale de la droite et de la portion conservatrice de la gauche. Là seulement se rencontrent les élémens d’une majorité qui, dans aucun cas, ne puisse être ou paraître servile ou factieuse ; d’une majorité assez nombreuse, assez puissante, assez indépendante pour que le ministère émané d’elle et soutenu par elle soit toujours en mesure de faire prévaloir partout la volonté nationale et de triompher de toutes les résistances ; d’une majorité, en un mot, qui mette l’état à l’abri du double péril que je viens de signaler. Or, l’alliance de la droite libérale et de la gauche conservatrice, comment l’obtenir, si ce n’est par une transaction ?

En France, où les mots comme les idées s’usent et passent vite, le mot de transaction, je l’avoue, commence à paraître vieux, et, pour obtenir faveur, il serait peut-être bon d’en inventer un nouveau. Je m’y tiens pourtant, parce qu’à mon sens il exprime mieux que tout autre l’idée dont je suis préoccupé. Je m’y tiens aussi parce qu’il est consacré, et qu’il me paraît puéril, en politique, de vouloir imaginer chaque année quelque chose de nouveau. Les faits ne vont pas si vite que les idées, et les situations sont plus persévérantes que les esprits. Or, depuis un an, malgré de grandes vicissitudes dans les positions personnelles, la situation générale n’a pas changé. Ce qui était bon et utile alors l’est encore aujourd’hui. Je ne vois, quant à moi, aucune raison d’en douter ou de le dissimuler.

Je veux, au surplus, essayer de démontrer deux choses : l’une, que l’idée de transaction est en soi si excellente, si nécessaire, que, depuis cinq ans, tout le monde y cherche sa force et son salut ; l’autre, qu’au point où les choses en sont venues, les bases d’une transaction sérieuse et durable sont faciles à poser. Si je réussis dans cette double démonstration, j’aurai, je crois, fait faire un pas à la question.

Je ne remonterai point au-delà de 1836, époque où commença réellement la dissolution des vieux partis. Avant 1836, il s’était bien formé, sous la conduite de M. Dupin et sous le nom de tiers-parti, une opinion intermédiaire ; mais cette opinion avait plutôt la prétention de s’isoler des deux autres que de les concilier. C’était une protestation plus ou moins opportune, plus ou moins éclairée, en faveur de l’indépendance individuelle ; ce n’était point une tentative sérieuse et féconde de transaction. Si l’idée en existait déjà dans quelques esprits, elle n’y existait qu’en germe. Après la chute du 11 octobre, sous le ministère du 22 février, on la vit briser son enveloppe et grandir ; mais alors encore elle n’eut rien de précis, rien de mûri, rien de systématique. À vrai dire, il semblait que le cabinet s’y attachât par situation plus que par choix. Le chef de ce cabinet, M. Thiers, sortait en effet du 11 octobre, et ne pouvait, sans un motif très grave, changer de politique et de parti. Il n’en est pas moins évident que son avénement signifiait quelque chose et marquait un pas vers la gauche. De là une situation compliquée, difficile, et par conséquent un peu d’hésitation dans la conduite du cabinet, un peu d’incertitude dans son langage. Par degrés pourtant l’idée de transaction se dégageait et prenait le dessus, quand une question de politique extérieure renversa le cabinet du 22 février et jeta M. Thiers dans l’opposition.

On sait que le 6 septembre, bien que privé du concours de M. Thiers d’une part, de M. de Broglie de l’autre, annonça l’intention de reconstituer l’ancienne majorité et de replacer les esprits et les partis dans la situation où ils étaient avant la chute du 11 octobre. C’était un essai hardi, périlleux, mais qui avait sa grandeur et ses chances. Malheureusement pour ceux qui en avaient conçu la pensée, les partis auxquels on faisait appel n’avaient plus qu’un reste de vie, et ne se souciaient point de l’épuiser en de nouveaux combats. Plus le ministère du 6 septembre s’efforçait de les réchauffer et de les ranimer, plus donc il les trouvait froids et inertes ; plus aussi ils s’irritaient d’un commun accord contre les hommes d’état qui venaient les tirer de leur apathie et leur faire violence. C’est ce qui fait que, vivement attaqués d’un côté, ces hommes d’état ne furent de l’autre que très mollement défendus. Ils tombèrent enfin, et, dès le lendemain de leur chute, l’idée de transaction fut reprise par leurs successeurs avec bruit et ostentation.

On ne saurait le nier, le chef du cabinet du 15 avril avait, pour achever la décomposition des anciens partis et pour fonder une majorité de transaction, quelques avantages réels. Par ses opinions bien connues sur la nature et sur la portée des institutions représentatives, il plaisait naturellement à la droite, et lui offrait toutes sortes de garanties. Par sa résistance à plusieurs des lois répressives votées sous le 11 octobre et par son attitude dans le procès d’avril, il avait accès dans la gauche. Il profita habilement de cette circonstance, et le jour où il put, avec l’approbation de la droite, offrir l’amnistie à la gauche, l’œuvre parut définitivement accomplie. C’était, en effet, de la part du parti conservateur une concession immense, puisqu’elle entraînait à la fois l’abandon de la politique suivie jusqu’alors et le désaveu implicite des doctrines sur lesquelles s’appuyait cette politique. En acceptant l’amnistie sans opposition, le vieux parti de la résistance déclarait lui-même son abdication et signait son arrêt de mort. Tout le monde le comprit alors, et c’est ce qui fait que cet acte mémorable eut tant de retentissement.

Le ministère du 15 avril avait donc débuté dans la voie de la transaction par un pas énorme, et qui laissait bien loin derrière lui le ministère du 22 février. Pourquoi le 15 avril ne réussit-il pas en définitive, et se vit-il bientôt attaqué avec ardeur par ceux-là même auxquels il avait tant accordé ? Cela s’explique par plusieurs raisons ; j’en signalerai une seule, la plus importante selon moi. L’amnistie avait tout d’un coup vidé la question si long-temps débattue du système de résistance ; mais derrière cette question il y en avait une foule d’autres relatives à la politique extérieure et intérieure. Or, sur ces questions long-temps ajournées, mais qui reprenaient leur importance, l’opinion du chef du cabinet du 15 avril différait radicalement de celle de ses nouveaux alliés. Sur ces questions, au contraire, il existait une certaine analogie entre les idées de la gauche et celles des défenseurs les plus persévérans du système de résistance, de ceux qui, sous le ministère du 6 septembre, avaient livré pour ce système une dernière bataille. À mesure que le souvenir de l’amnistie s’éloignait, il s’opérait donc d’un côté une séparation, de l’autre un rapprochement naturel et légitime. Encore une fois, depuis la chute du 11 octobre, depuis l’échec du 6 septembre, depuis l’amnistie surtout, les vieux partis étaient en poussière, et chacun restait libre de choisir, et de contracter à son gré de nouveaux mariages de raison ou d’inclination. J’ajoute qu’à droite, au centre, à gauche, tout le monde s’en occupait également, tant l’éparpillement et la confusion parlementaires paraissaient regrettables et fâcheux à toutes les opinions.

C’est de ce mouvement général que sortit l’appel le plus hardi, le plus sérieux qui ait été fait à la transaction. Je veux parler de la coalition. J’ai pris peut-être à cet évènement une part trop directe et trop active pour qu’il me soit possible de la juger avec une parfaite impartialité. Quand tant de ceux qui y sont entrés comme moi l’abandonnent et la renient, je veux dire pourtant que, sans me dissimuler ses fautes et ses échecs, j’y persiste plus que jamais. Assurément ce n’est point aujourd’hui, après ce qui s’est passé, que je voudrais garantir la sincérité, le désintéressement de tous ceux qui en faisaient partie. Mais c’était, je le crois toujours, une grande et salutaire pensée que celle d’en finir avec les vieilles querelles, et de faire concourir au rétablissement de la puissance nationale au dehors, des principes constitutionnels au dedans, toutes les opinions nationales et constitutionnelles. C’était une grande et salutaire pensée aussi que celle de réunir des hommes d’état trop long-temps divisés, et de rendre au gouvernement la base large et solide qu’il a perdue. Devant la chambre d’abord, devant le pays ensuite, l’entreprise, malgré sa hardiesse et ses difficultés, réussit admirablement, et il ne restait qu’à en recueillir les fruits. Mais, dans chaque situation, il n’y a réellement qu’une solution logique, complète, féconde. Continuer ensemble dans le pouvoir l’œuvre commencée ensemble dans l’opposition, telle était cette solution après la victoire électorale de la coalition. Malheureusement elle fut manquée.

Je n’entends ici accuser personne, mais il est bon de constater que, si la coalition a échoué, ce n’est ni parce que le pays l’a condamnée, ni parce que l’expérience a prouvé qu’elle s’était trompée ; c’est uniquement parce que le lendemain de la victoire ses généraux se querellèrent entre eux, et qu’à la suite de ces querelles quelques-uns crurent devoir passer dans le camp opposé. L’idée de transaction, bien qu’affaiblie, bien que mutilée, survécut pourtant à ce déplorable incident, et le 12 mai, héritier bénéficiaire de la coalition, la recueillit et essaya de la faire fructifier. Une portion du 12 mai le nierait volontiers aujourd’hui ; pour s’en convaincre cependant, il suffit de se rappeler d’une part les paroles et les actes des ministres qui composaient ce cabinet, de l’autre l’attitude des diverses fractions de la chambre à leur égard. C’est bien en dehors des opinions extrêmes, au sein des opinions intermédiaires que le 12 mai chercha et trouva son appui. C’est bien aussi du côté où ne siége pas d’ordinaire l’opposition qu’il rencontra la malveillance la plus active. Un seul mot suffit pour le prouver. Le jour où la chambre eut à se prononcer sur la dotation de M. le duc de Nemours, la gauche renversa le ministère, sans le vouloir, pour rester fidèle à ses opinions ; cinquante membres de la droite votèrent contre leur opinion pour renverser le ministère.

Ce que le 12 mai avait fait avec hésitation et timidité, le 1er mars le fit hardiment et hautement, et, dès le début, malgré des efforts inouis, une majorité de cent voix répondit à son appel. La transaction devint donc sans réserve ni détour le symbole politique du nouveau cabinet. Est-il vrai, comme quelques personnes ont intérêt à le dire, que l’épreuve soit décisive, et qu’elle ait condamné irrévocablement le symbole du 1er mars ? Je crois précisément le contraire. Avant le 1er mars, je doutais encore qu’une transaction fût possible. Je n’en doute plus aujourd’hui. Ce n’est certes point une tâche facile que de faire marcher d’accord des opinions long-temps divisées, récemment rapprochées, et qui se regardent encore d’un œil de défiance et d’envie. Tout naturellement chacune de ces opinions évalue à haut prix l’appui qu’elle donne, et ne tient aucun compte de l’appui qui vient d’ailleurs. En principe, tout le monde admet donc que l’influence doive être partagée ; en fait, personne ne le veut, et chaque pas vers l’un paraît à l’autre une marque d’indifférence ou de mépris. Dans une telle situation, d’ailleurs, il ne manque jamais d’ennemis habiles ou d’amis maladroits pour rallumer les haines, pour réveiller les susceptibilités, pour ranimer les jalousies. Ce sont là des difficultés et des obstacles sérieux. À tout prendre, pourtant, ces difficultés et ces obstacles furent, sous le 1er mars, moindres qu’il n’était permis de s’y attendre, et on put presque toujours les surmonter heureusement. Sans les funestes évènemens qui ont précipité le 1er mars du pouvoir, il est évident, ce me semble, qu’il eût achevé son œuvre, et réalisé, autant qu’il était en lui, une des pensées fondamentales de la coalition.

La situation et la prétention du ministère du 29 octobre sont fort différentes. Appuyé principalement sur le parti hostile à la coalition, ce ministère voudrait refaire, non la majorité du 11 octobre, mais celle du 15 avril ; c’est ce désir qui, vers le milieu de la dernière session, se manifesta si clairement dans un rapport de fonds secrets. Et cependant telle est la force des choses, que, dans cette circonstance, le ministère du 29 octobre dut reculer et abandonner la commission, qui ne s’était certes pas avancée sans son aveu. Au fond, le ministère du 29 octobre, quelque mépris qu’il affecte pour l’idée de transaction, ne vit que par elle, et tombera le jour où elle lui manquera. N’est-ce donc pas une transaction que l’alliance de quelques-uns des chefs de la coalition avec quelques-uns des ministres que la coalition a renversés ? N’est-ce pas une transaction plus marquée encore que le bon accord de la droite et d’une portion du centre gauche ? Qu’on dise quel rapport d’antécédens, d’opinions, de sentimens, il peut y avoir entre M. Dufaure et M. Guizot, entre M. Passy et M. Martin du Nord ? Ou je me trompe fort, ou, de l’un à l’autre de ces hommes politiques, la distance est pour le moins aussi grande que de M. Thiers à M. Barrot, que de M. de Rémusat à M. de Tocqueville. D’où vient donc que le rapprochement de M. Thiers et de M. Barrot, de M. de Rémusat et de M. de Tocqueville, vous paraît si monstrueux et si coupable, quand vous trouvez si naturel et si légitime le rapprochement de M. Dufaure et de M. Guizot, de M. Passy et de M. Martin du Nord ?

Que personne ne se fasse illusion : depuis six ans, il n’est pas, le 6 septembre excepté, un seul ministère qui, chacun à sa façon et dans sa mesure, n’ait voulu mettre fin aux vieilles classifications et offrir à des opinions long-temps divisées un terrain honorable de réconciliation ; il n’est pas un seul parti qui, tout en trouvant la transaction très mauvaise et très ridicule quand on s’en servait contre lui, ne l’ait trouvée très bonne et très raisonnable quand il pouvait s’en servir contre ses adversaires. L’unique différence, c’est que les uns ont avoué leur pensée franchement, hautement, hardiment, tandis que les autres ont essayé de la pratiquer dans l’ombre et à petit bruit. Que conclure de là, si ce n’est que l’idée de transaction a pour elle ce qu’il y a de plus irrésistible au monde, le besoin général des esprits et la force des choses ? Rien de plus commode pour un parti que d’entrer au pouvoir tout d’une pièce, et que de s’y maintenir, quand il le peut, par ses propres forces ; rien de plus gênant au contraire que de prendre un pouvoir partagé, et que d’avoir chaque jour à rapprocher des opinions, à ménager des susceptibilités divergentes. Tout le monde pourtant se soumet à cette condition, non par goût, mais par nécessité.

En réalité, la question de savoir si, dans l’état actuel des partis, il doit y avoir ou non transaction, est résolue par le fait, aussi bien que par le raisonnement. Il reste à chercher comment et à quelles conditions la transaction doit s’opérer pour être sérieuse et durable.

Il est d’abord un point sur lequel il importe de s’expliquer. Dans la vie politique, les ressentimens privés et les ambitions personnelles jouent souvent un grand rôle, et contribuent plus que les questions politiques à déterminer telle ou telle séparation, telle ou telle alliance. Il peut donc arriver, il arrive que des esprits fort divisés et des opinions toutes contraires se trouvent momentanément réunis, non parce qu’ils veulent la même chose, mais parce qu’ils détestent la même personne. Il peut arriver, il arrive qu’il se forme ainsi des mariages monstrueux et condamnés d’avance à la stérilité. On conçoit que de telles associations puissent difficilement supporter la discussion publique, et que le silence, un silence obstiné et systématique, soit le seul moyen de les faire vivre.

Est-ce là pourtant ce qui constitue une vraie, une honorable transaction ? Pour qu’une vraie transaction existe, il faut, ce me semble, qu’il y ait entre les parties contractantes autre chose que des rancunes ou des ambitions à satisfaire ; il faut qu’à travers des opinions diverses d’ailleurs, il apparaisse un but à poursuivre, une pensée à réaliser ; il faut enfin que cette pensée ait assez d’importance, que ce but soit assez prochain, pour que chacun puisse à ses propres yeux, comme aux yeux du pays, justifier sa conduite. C’est ainsi qu’il y a six ans se forma en Angleterre, entre les whigs et les radicaux, la grande transaction qui, jusqu’aux dernières élections, a gouverné le pays.

Quant au silence considéré comme moyen de former ou de maintenir une majorité de transaction, je ne le crois ni digne, ni honorable, ni constitutionnel. À chaque question embarrassante, il est sans doute aisé de répondre qu’on ne dira rien, de peur de troubler l’union naissante du parti auquel on appartient. Il est aisé de mettre ainsi cette union sous la protection des réticences, et, lorsque la majorité s’y prête, d’escamoter un vote ou deux ; mais est-ce là le gouvernement représentatif, et le pays nous envoie-t-il à la chambre pour assister à un spectacle de ce genre ? Qu’eût-on dit en Angleterre si, lorsque lord John Russell était pressé sur le scrutin secret, il eût répondu : « Deux cents de mes amis sont pour le scrutin secret, et cent cinquante sont contre. Or, pour ne blesser ni les uns ni les autres, je refuse de dire mon opinion. » De quelques formes superbes que lord John Russell eût accompagné une telle déclaration, nul doute qu’elle n’eût été fort mal accueillie. Nous sommes plus indulgens en France.

Quand on a l’honneur d’être ministre et qu’on est soutenu par une majorité de transaction, il n’y a point deux conduites à suivre. On doit dire nettement ce que l’on pense, ce que l’on veut, et jusqu’où l’on entend aller. Chacun ensuite est maître de peser la déclaration ministérielle et de se décider en conséquence. C’est ce que pendant six années lord John Russell n’a jamais manqué de faire, même quand ses paroles pouvaient déplaire à une portion notable de ses amis. C’est ce qu’a fait également M. Thiers en 1840, au sujet de la réforme électorale. La gauche alors appuyait M. Thiers et demandait la réforme. M. Thiers, le jour où la question a surgi, s’est-il pourtant renfermé dans un silence prudent ? Pas le moins du monde. Obéissant à la loi du gouvernement représentatif, M. Thiers est monté à la tribune, et, au risque de mécontenter la gauche, a dit que le cabinet du 1er mars ne ferait pas la réforme. Quelques jours auparavant, au risque de mécontenter la droite, il promettait de s’occuper de la question des fonctionnaires députés. C’est ainsi qu’un ministre vraiment parlementaire comprend ses devoirs et s’honore aux yeux de ses amis et de ses ennemis.

Pour qu’une majorité de transaction puisse marcher le front levé et faire les affaires du pays, deux conditions préliminaires sont donc indispensables : la première, qu’elle ait pour lien des questions politiques sérieuses, non des intérêts ou des ressentimens ; la seconde, qu’elle n’hésite pas à déclarer hautement, sincèrement, quelles sont les questions sur lesquelles elle s’est mise d’accord, et quelles sont celles qui restent ajournées ou réservées. Si de ces deux conditions une seule manque, la transaction n’est plus, ne saurait plus être qu’une intrigue ou un trafic.

Je viens maintenant à la transaction elle-même, et je cherche quels en peuvent être les élémens.

Pour peu qu’on ait l’intelligence du gouvernement représentatif, on comprend qu’il est quelquefois nécessaire de céder une partie de son opinion pour obtenir l’autre, et, comme on dit, de sacrifier l’accessoire au principal. Si, pour mettre fin à l’anarchie qui nous tue, il fallait faire certains sacrifices, je n’hésiterais donc pas, pour ma part, et d’autres, je l’espère, n’hésiteraient pas davantage. Mais est-il même besoin d’un tel effort ? Il y a dans les partis de vieille formation deux choses fort distinctes, ce qu’ils disent et ce qu’ils pensent, ce qu’ils demandent et ce qu’ils désirent. Ne nous inquiétons donc pas de l’apparence, et allons au fond des cœurs. Qu’y voyons-nous ? Beaucoup de ressentimens et de préjugés nés des anciennes luttes, mais, à côté, des opinions bien plus rapprochées, des intentions bien plus semblables qu’elles ne le paraissent d’abord ; des défiances fâcheuses, mais en même temps un désir de conciliation qui s’accroît chaque jour à la vue des évènemens du dehors et du dedans ; des divergences nombreuses enfin, mais, au milieu de ces divergences, certaines idées qui, dans la chambre comme dans le pays, réunissent une majorité réelle, une majorité que les combinaisons et les intriques de parti empêchent seules de se produire. Ce sont, pour constituer cette majorité, ces idées qu’il s’agit de dégager et d’éclairer.

En première ligne se présente la question étrangère, la plus difficile, la plus délicate, mais aussi la plus importante de toutes. Voyons pourtant si, sur cette question même, il n’est pas possible de trouver dans la chambre une majorité imposante. Le lendemain de la révolution de juillet, une portion considérable de la gauche crut le moment favorable pour déchirer les traités de 1815 et pour modifier profondément, au profit de la France, la carte de l’Europe. Aux yeux même de ceux qui pensaient ainsi en 1830, ce moment est passé. Tout le monde donc préfère la paix à la guerre ; tout le monde fait des vœux sincères pour que la paix puisse durer. Mais les uns subordonnent à cette unique pensée toute leur conduite, toutes leurs résolutions, tandis que les autres croient que la paix n’est pas le seul bien dont un grand pays doive se montrer jaloux. Il y a donc deux politiques en présence : la première, qui, tout en regardant la guerre comme un malheur, est d’avis que la France peut la faire, et pense qu’entre nations comme entre individus, il faut quelquefois, si l’on veut être respecté, mettre son droit sous la protection de sa force ; la seconde, qui, uniquement préoccupée des bienfaits et des douceurs de la paix, n’admet pas que, hors le cas d’attaque violente et directe, il soit permis d’en compromettre la durée. Comme chacune de ces deux politiques a son idée fondamentale, chacune aussi a son langage et ses pratiques. C’est la première qui, l’an dernier, luttait avec courage contre la coalition du 15 juillet 1840, et préparait la France à maintenir par les armes, s’il le fallait, son influence et son honneur. C’est la seconde qui a signé la convention du 13 juillet 1841, et qui, ces jours derniers, déclarait publiquement, avec une singulière bonne foi, que la France, quand elle est mécontente, peut bien mettre la main sur la garde de son épée, mais sans jamais la tirer[3].

Telles sont, tout débat spécial écarté, les deux pensées, les deux tendances, les deux conduites, entre lesquelles la chambre et le pays ont à choisir. Il est, je le sais, des hommes qui, par instinct ou par calcul, refusent d’accepter la question ainsi posée. À les entendre, entre une politique folle, aventureuse, désespérée et la politique actuelle il n’y a pas de milieu, et c’est simplement, absolument pour la guerre ou pour la paix que nous avons tous à voter. Quand on leur parle de la puissance de la France qui décline, de son influence qui périt, de sa renommée qui tombe, ils n’ont qu’un mot à répondre : « La guerre !… voulez-vous la guerre ? Si vous ne voulez pas la guerre… courbez la tête et soumettez-vous. » Avec ce seul mot ils excusent tout, ils justifient tout, ils se tirent de tout.

À ceux qui exploitent ainsi la crainte de la guerre, je ne sais ce que le ministère du 29 octobre serait en humeur ou en mesure de répondre ; mais je sais ce que leur répondaient, il y a trois ans, les membres principaux de ce ministère, M. Guizot notamment. « Parce que nous demandons pour notre pays, leur disaient-ils, une politique plus ferme, plus digne, plus forte ; parce que nous ne voulons pas que la puissance, l’influence, la renommée de la France, continuent à déchoir, vous dites que nous voulons la guerre, que nous courons à la guerre, et vous cherchez à susciter au cœur des classes modérées et paisibles de honteuses, d’imbécilles frayeurs. Mais cette guerre que vous redoutez tant, c’est votre faiblesse même qui l’infligera un jour à la France. Quand vous aurez cédé partout, sur tout, à la première invitation ou à la première menace ; quand vous aurez perdu successivement toutes les positions que la France avait prises, toutes les influences dont elle s’était fortifiée ; quand, en un mot, à force de reculer, vous aurez d’une part froissé les sentimens nationaux, de l’autre habitué les puissances étrangères à ne plus compter avec vous, il viendra un jour où les puissances étrangères oseront tant, où les sentimens nationaux feront une telle explosion que, malgré vous, la guerre éclatera, une guerre terrible, et dont personne ne peut prévoir les conséquences. Sachez-le bien ; le vrai, le seul moyen de maintenir la paix, c’est de se faire respecter et craindre. Vous ne faites ni l’un ni l’autre, et c’est pour cela que nous vous accusons devant la chambre et devant le pays. »

Tel était, on s’en souvient, le langage commun de M. Guizot, de M. Duchâtel, de M. Villemain, à l’époque de la coalition, et le pays consulté, on s’en souvient aussi, leur donna pleinement raison. Qui oserait dire que ce qui s’est passé depuis fasse perdre à ce langage quelque chose de sa force et de sa vérité ? Qui oserait dire qu’en 1841 la France soit plus grande, plus puissante, plus respectée qu’en 1838 ? On peut porter sur tel ou tel acte, sur tel ou tel ministre, des jugemens divers. On peut même se rejeter de l’un à l’autre la responsabilité des évènemens si tristement accomplis. On ne peut pas, si l’on a l’esprit droit et le cœur bien placé, refuser de reconnaître les échecs que la France a subis et l’abaissement qui en est la conséquence. On ne peut pas s’empêcher de faire des vœux ardens pour que les évènemens qui se préparent lui donnent l’occasion de demander et d’obtenir une juste réparation. Or, qui ne comprend que pour demander, pour obtenir cette réparation, la première condition est d’en sentir le besoin ? Qui ne comprend que, si la situation actuelle doit être modifiée, ce n’est point par ceux qui semblent s’en enorgueillir et s’y complaire ?

La question ainsi posée, ainsi circonscrite, ainsi dégagée de tout ce qui la compliquait l’an dernier, je ne puis, malgré des votes que je regrette, croire que la majorité de 1839 oublie complètement son origine et le mandat qu’elle a reçu. Il y a trois ans, cette majorité a été élue expressément pour relever la dignité de la France et pour imprimer au gouvernement, dans ses rapports avec l’étranger, une marche plus ferme et plus hardie. Ira-t-elle solliciter le renouvellement de son mandat en laissant la dignité de la France plus compromise, la marche de son gouvernement plus vacillante et plus timide que par le passé ? Parmi ceux qui, en 1839, combattaient la coalition, beaucoup d’ailleurs, sans partager son avis sur les affaires intérieures, le partageaient sur les affaires extérieures, et convenaient, tout haut ou tout bas, que la France avait, en diverses occasions, trop fléchi et trop cédé. Approuvent-ils qu’elle fléchisse aujourd’hui et qu’elle cède encore davantage ? Qu’on y fasse bien attention, ce n’est point là, ce ne doit jamais être une question de parti. En Angleterre, il y a comme en France un parti conservateur ami passionné de l’ordre. Si dans la politique extérieure quelque chose distingue ce parti du parti contraire, c’est pourtant, ainsi que M. de Rémusat l’a fait si justement remarquer, un sentiment plus vif de l’honneur national et une susceptibilité plus jalouse. Il serait déplorable que dans le parti conservateur français un tel exemple ne trouvât pas d’imitateurs.

Je sais, au reste, qu’au point où en sont les choses, il n’est pas permis d’espérer qu’un cabinet, même résolu, même libre, même soutenu dans les chambres et hors des chambres, puisse subitement réparer le mal des derniers temps, et rendre à la France le rang qu’elle a perdu. Des fautes telles que celles qu’on a commises ont malheureusement de longues conséquences, et le pays, quoi qu’il arrive, souffrira plusieurs années encore des faiblesses qu’il a tolérées. Ce serait beaucoup pourtant qu’il y eût dès aujourd’hui dans cette politique descendante un temps d’arrêt bien marqué, et que les puissances étrangères ne pussent pas en douter. Ce serait beaucoup qu’il leur fût clairement, péremptoirement démontré que la coupe est pleine, et qu’une goutte de plus la fera déborder. Mais, il faut le répéter, ce résultat même, ce résultat négatif, est-ce à la politique qui en a produit un tout contraire qu’il est possible de le demander ? Malgré le déclin de notre puissance territoriale et l’abandon de notre puissance révolutionnaire, malgré la perte récemment consommée de nos dernières alliances, de nos dernières influences, l’Europe sait que la France, rajeunie par vingt-cinq ans de paix, contient en elle-même de grandes, de formidables ressources. C’est donc de notre volonté qu’elle doute plus que de notre force ; c’est sur notre amour immodéré de la paix qu’elle fait fonds plus que sur notre faiblesse. Voilà l’opinion fatale, l’opinion désastreuse qu’il faut détruire à tout prix. Voilà l’opinion qu’on ne détruira pourtant que par un vote notable et significatif. S’il est une vérité incontestable dans le monde, c’est que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Pour changer les effets, changez donc les causes, ou préparez-vous d’avance à de nouveaux désastres, à de nouvelles humiliations.

On peut trouver que je m’explique peu clairement. Je crois cependant en avoir assez dit pour faire comprendre ma pensée. Encore une fois, il ne saurait être question de replacer la France dans la situation où elle était en 1840, et de défaire tout ce qui a été fait. Mais depuis la dernière session des actes se sont accomplis qui, bien qu’irrévocables peut-être, restent du moins justiciables de la chambre et du pays ; mais d’autres actes s’accomplissent ou se préparent dans le même esprit, sous l’empire des mêmes craintes et avec les mêmes conséquences en perspective ; mais enfin, d’un jour à l’autre, de nouveaux évènemens peuvent surgir et donner lieu à nouvelles complications. Il s’agit de savoir si la majorité, en approuvant les actes accomplis, veut encourager et sanctionner l’accomplissement d’actes pareils. Il s’agit de savoir si elle entend que les questions nouvelles seront résolues comme l’ont été les précédentes, et que la France continue à jouer dans le monde le rôle qu’elle joue depuis quelques années. La majorité, j’en suis profondément convaincu, n’est pas de cet avis. Qu’elle secoue donc les déplorables préventions qui la troublent ; qu’elle se dégage des liens qui la retiennent, et qu’en se montrant elle rende à l’Europe une inquiétude salutaire, à la France une juste confiance. Ce ne sera point peut-être tout ce qu’elle avait promis ; ce sera quelque chose, et le pays, relevé dans sa propre opinion, lui en devra tenir compte.

À mon sens, auprès de la question extérieure, les autres questions qui nous divisent n’ont qu’une importance secondaire. Je reconnais pourtant que dans aucun pays la question extérieure seule n’a pu suffire à un classement durable des partis. La raison en est simple. La question extérieure, jusqu’au jour où un évènement grave vient la mettre à la portée de tous, est d’ordinaire enveloppée de voiles et chemine dans l’ombre. À toutes les attaques de l’opposition, le ministère est presque toujours maître d’opposer la réponse si simple et si facile de négociations entamées et de secret de l’état. La question extérieure, rarement débattue, ne donne donc point, ne peut point donner aux partis l’aliment quotidien qui les nourrit et les soutient. Voyons quels sont dans la politique intérieure les points sur lesquels les opinions qu’il s’agit de réunir se sont à peu près entendues d’avance et spontanément ; je m’attacherai à ceux-là seulement, et j’écarterai tous les autres.

Dans un article récent[4], j’ai essayé d’expliquer comment en France le gouvernement représentatif est faussé, entravé, paralysé dans son action par la rencontre et le conflit des institutions diverses que nous ont données cinq ou six gouvernemens superposés l’un à l’autre. J’ai surtout tâché de montrer combien dans la chambre, dans les élections, au sein même de l’administration, il existe de chocs inévitables entre la monarchie administrative telle que l’empire nous l’a léguée, et la monarchie constitutionnelle telle que l’ont faite 1814 et 1830. Or, de ces difficultés, la plus grave assurément est celle qui naît de la double qualité et des doubles devoirs de certains fonctionnaires députés. Selon la monarchie administrative, un fonctionnaire doit obéir en tout à son supérieur hiérarchique, et lui prêter loyalement son concours ; selon la monarchie constitutionnelle, un député doit toujours parler et agir conformément à son opinion, tantôt pour, tantôt contre le cabinet. Quelle est donc la situation du député fonctionnaire pressé entre deux devoirs contradictoires, et hors d’état d’observer l’un sans manquer à l’autre ? Si, comme quelques personnes le voudraient, le devoir du fonctionnaire passe avant tout, voilà cent députés peut-être condamnés, chaque fois que le ministère change, à la pénible alternative de changer eux-mêmes d’opinion et de parti. Si le devoir du député est le premier, voilà cent fonctionnaires donnant l’étrange spectacle d’une sorte de guerre civile au sein de l’administration, et couverts par leur opposition même contre le mécontentement de leur supérieur. Il est vrai qu’il existe un troisième moyen, c’est que tous les fonctionnaires députés quittent et reprennent leurs places à chaque crise ministérielle. Mais qui ne sent que cela est impossible dans un pays où les crises ministérielles sont si communes, et où pour une classe nombreuse et estimable de la société les fonctions publiques sont une carrière, comme l’industrie et le commerce. Qu’il en soit ainsi en Angleterre, rien de mieux. Des fonctions publiques rares et gratuites, une classe riche et nombreuse qui se prépare dès l’enfance à la vie parlementaire et qui remplit la chambre des communes aussi bien que la chambre des pairs, une société, en un mot, organisée de telle sorte que la politique et l’administration ne se touchent presque par aucun côté ; et que le jour où un parti succède à l’autre, il n’a pour être maître du pouvoir, qu’une cinquantaine de hauts fonctionnaires à changer, voilà l’Angleterre. Une société démocratique, telle que la société française, a nécessairement de tout autres conditions.

En France, le problème a donc deux données invariables, l’une que les fonctions publiques sont une carrière ouverte à tous, et qu’on ne peut quitter et reprendre cinq ou six fois dans sa vie ; l’autre qu’à défaut d’une classe élevée pour la vie publique, il ne peut manquer d’entrer dans la chambre élective beaucoup de fonctionnaires publics. C’est en partant de ces données impossibles à modifier qu’il faut concilier l’indépendance de la chambre et la libre action du pouvoir ministériel. Ce n’est pas tout, et l’état de choses actuel a encore un autre vice, un vice très grave, et dont l’attention publique est vivement préoccupée. On se plaint que pour beaucoup de fonctionnaires, surtout d’un ordre secondaire, la députation soit une sorte de marchepied, à l’aide duquel ils s’élèvent aux degrés supérieurs. On se plaint qu’entre les ministres et quelques députés il s’établisse ainsi un échange de services et de complaisances aussi fâcheux pour le parlement que pour l’administration. Que de telles plaintes soient quelquefois injustes ou exagérées, je le veux bien. Oserait-on dire qu’elles sont tout-à-fait sans fondement ?

Maintenant n’est-il pas évident qu’il y a dans la chambre comme dans le pays une majorité frappée de ces inconvéniens divers, et convaincue que la question des fonctionnaires députés appelle un examen approfondi et une prompte solution ? J’en ai pour preuve deux prises en considération successives, l’une sous le 12 mai, l’autre sous le 1er mars, et les rapports de deux commissions favorables au principe de la réforme. Dans la dernière session, il est vrai, une troisième proposition incomplète et tardive n’a pas obtenu la même faveur ; mais tout le monde sait que cela a tenu à des circonstances particulières et à l’influence ministérielle. Malgré cet échec, je maintiens que dans les rangs même du parti conservateur cinquante membres au moins croient, au fond de l’ame, avec M. le ministre actuel des travaux publics, « qu’il y a quelque chose à faire. » Qu’ils se réunissent à ceux qui ne se contentent pas de le croire, et la question sera résolue.

Je ne prétends point discuter et apprécier à leur valeur les divers systèmes qui ont été proposés. Il n’est aucun de ces systèmes, on l’a dit avec raison, qui soit parfaitement satisfaisant, et qui promette une complète guérison. Il n’est aucun de ces systèmes, d’un autre côté, qui ne diminue le mal. Dès-lors, si de part et d’autre on ne veut pas montrer trop d’entêtement, la transaction est facile. Encore une fois, ce n’est pas là une de ces réformes hasardées, précipitées, qui inspirent à tout esprit sage et modéré une salutaire défiance. C’est une réforme bien accueillie sur tous les bancs de la chambre, préparée par de longues discussions, et à laquelle plusieurs des ministres actuels avaient eux-mêmes, à une autre époque, donné leur assentiment. S’ils l’ont retiré depuis, ce n’est pas une raison pour que la chambre retire le sien en même temps.

Si la réforme parlementaire, en ce qui concerne les fonctionnaires députés, est arrivée à sa maturité, il en est tout autrement de la réforme électorale. Là encore on ne rencontre que principes et projets non pas dissemblables seulement, mais contradictoires, et qui s’excluent mutuellement. Il existe pourtant un progrès notable et qu’il importe de constater. Il y a quelques années, les partisans de la réforme électorale semblaient tous partir de ce principe, que l’électorat est un droit, et que ce droit doit être reconnu et proclamé même quand l’intérêt momentané de la société en commande la violation. Dans le débat qui s’est engagé depuis trois ans à ce sujet entre la gauche républicaine et la gauche constitutionnelle, celle-ci n’a pas hésité à condamner la théorie de la souveraineté du nombre, et à proclamer que l’électorat n’est point un droit, mais un devoir et une fonction. Elle n’a pas dès-lors hésité à déclarer que la base de toute loi électorale raisonnable est l’indépendance et la capacité.

Malheureusement, l’indépendance et la capacité ne peuvent se démontrer rigoureusement, et c’est par des signes plus ou moins arbitraires et incertains qu’il est possible de les atteindre. Or, il est reconnu que le meilleur de ces signes est une certaine aisance constatée par la possession d’une certaine industrie. Tel est incontestablement le principe de la loi électorale de 1831. Cette loi pourtant est-elle sur tous les points parfaitement fidèle à son principe ? Voici deux frères qui ont partagé également l’héritage de leur père, mais dont l’un a employé sa part à acheter un champ, l’autre à acquérir une charge d’avoué ou de notaire. Le second est aussi indépendant et assurément aussi capable que le premier. Le premier, pourtant, est électeur, le second ne l’est pas. Pourquoi cela ? Si la loi électorale était fondée sur le principe féodal et exclusivement territorial, rien de plus naturel. Mais il n’en est pas ainsi ; que signifie dès-lors une telle anomalie ?

Cette anomalie, il faut le reconnaître, est l’œuvre du hasard plus que du législateur. La loi électorale de 1831 adjoignait à la liste électorale un certain nombre de professions libérales, celles à peu près qui figurent aujourd’hui sur la liste du jury. Par un concours de circonstances singulières, une des catégories fut rejetée, et presque toutes les autres tombèrent ensuite par de justes représailles. Deux des catégories pourtant restèrent debout, comme témoignage de la pensée véritable du législateur, comme indice de la lacune qui restait à combler.

Les faits ainsi rétablis, qui peut s’opposer sérieusement, sensément, à ce que la lacune soit comblée, et la méprise de 1831 réparée ? Je sais que, depuis cette époque, nous avons fait du chemin, et qu’une loi, présentée en 1831, par M. de Montalivet, paraît à certains conservateurs de 1841 anarchique et presque factieuse. Cependant j’ai la certitude que beaucoup d’entre eux ne sont pas de cet avis. Beaucoup, en effet, ne s’en sont-ils pas expliqués, soit dans leurs circulaires électorales, soit même à la tribune ? Beaucoup ne s’en expliquent-ils pas encore chaque jour dans leurs conversations ? À vrai dire, il n’y a contre cette réforme qu’un argument spécieux, c’est qu’elle est sans grande importance, et que pour si peu ce n’est pas la peine de remettre la loi électorale en question. Mais on doit savoir que dans le gouvernement représentatif, une fois constitué, les grandes réformes sont toujours l’exception. Refuser les grandes réformes parce qu’il en résulterait un bouleversement permanent dans les institutions, et les petites parce qu’elles ne les modifient pas assez profondément, c’est une vraie dérision.

Là encore je vois donc un terrain où, le plus facilement du monde et sans nul sacrifice, la portion libérale du parti conservateur et la portion conservatrice du parti libéral peuvent se rencontrer et s’entendre. Il y aura sans doute cette différence, que parmi les nouveaux alliés, les uns iront jusqu’au bout de leur opinion, tandis que les autres feront leurs réserves. Mais qu’importe ? N’est-ce pas ainsi que les choses se passent toujours, dans tous les pays et dans tous les partis ? De quelques élémens qu’un parti se compose, ce parti a toujours sa droite, sa gauche et son centre. Tout ce qu’on peut demander, c’est que ces trois fractions ne représentent que des degrés divers de la même opinion.

Quand je songe aux lois de septembre, j’éprouve, je l’avoue, plus d’inquiétude et de perplexité. À mon sens, ces lois sont bonnes, sinon dans tous leurs détails, du moins dans leur ensemble et leur esprit. Pour ne parler que de l’article principal, de celui qui a excité toujours d’honorables scrupules et de vives réclamations, il est hors de doute, selon moi, que des attentats peuvent être commis par la voie de la presse, et que dès-lors ils sont, comme tous les autres attentats, justiciables de la cour des pairs. Et, cependant, je le reconnais, dans la rédaction de la loi, il y a quelque chose d’arbitraire et de vague. Quand, en 1835, ce défaut nous a été signalé par l’opposition, nous avons cru répondre en disant qu’après tout la cour des pairs restait maîtresse de sa compétence, et qu’elle pourrait toujours s’affranchir d’un procès injuste ou ridicule. Eh bien ! l’expérience l’a prouvé, cette réponse ne valait rien. Une fois la chambre des pairs saisie, la question judiciaire disparaît devant la question politique, et la question d’incompétence devant la question de ministère. Il y a là pour les pairs, pénétrés de leur devoir, une pénible alternative à laquelle il convient peu de les soumettre. Qui ne se souvient de ce qui s’est passé lors du procès Laity ? Dans l’écrit incriminé, il n’y avait certes pas un attentat caractérisé, et beaucoup de pairs en étaient convaincus. Cependant on leur fit entendre qu’en se déclarant incompétens, ils renversaient le ministère, et, dans les circonstances où l’on se trouvait alors, ils n’osèrent prendre une si grande responsabilité.

Assurément cela est grave et mérite toute l’attention des hommes politiques et des jurisconsultes. La révision de l’article relatif à l’attentat a d’ailleurs été promise, le lendemain des élections, par tous les ministres qui, jusqu’au 29 octobre, ont pris place au conseil. Plusieurs des ministres du 29 octobre eux-mêmes ont pris à cet égard des engagemens que sans doute ils tiendront à honneur de remplir. La question de l’attentat est donc aussi une de celles qui peuvent et doivent réunir dans la chambre une majorité certaine.

Je m’en tiens à ces trois réformes, non que d’autres ne puissent s’y joindre, mais parce que plus que d’autres elles me paraissent mûres et acceptées par l’opinion. Voilà donc un programme qui n’est point le résultat d’un jeu arbitraire de l’esprit ou d’un caprice momentané, mais de plusieurs années d’étude et d’un besoin bien senti. Voilà un programme dont aucun article n’est de nature à blesser ou à effrayer la portion libérale de la droite, et dont la portion conservatrice de la gauche semble disposée à se contenter en ce moment[5]. Voilà un programme, en un mot, qui, pour les hommes éclairés et modérés de tous les partis, offre une occasion toute naturelle d’unir leurs efforts et de fonder leur alliance sur quelque chose de positif et de réel. Croit-on que, dans l’état actuel des partis et de la chambre, un tel résultat soit à dédaigner ?

Ainsi, à l’extérieur, une politique calme et prudente, mais digne, ferme, bien pénétrée des pertes de tout genre qu’a subies la France, et bien déterminée à réparer ces pertes à la première occasion ; à l’intérieur une réforme parlementaire modérée en ce qui concerne les fonctionnaires députés, l’adjonction aux listes électorales de certaines professions libérales qui supposent à la fois indépendance et capacité ; enfin une nouvelle définition de l’attentat qui fixe plus positivement la compétence de la chambre des pairs en matière de presse : telles sont les conditions auxquelles je crois la transaction praticable et facile ; tel est le drapeau que je voudrais voir arborer dans la chambre par les hommes que leurs antécédens placent naturellement à la tête de la nouvelle majorité. Une fois ces conditions arrêtées et ce drapeau déployé, n’est-il pas évident que les partis sortiraient de la confusion actuelle pour se classer et pour s’organiser ? Ce qui fait cette confusion, ce qui empêche ce classement et cette organisation, c’est que personne, à vrai dire, ne sait bien où il va ni ce qu’il veut ; c’est que personne ne sait aussi jusqu’à quel point et pour combien de temps il peut compter sur ceux dont il se trouve l’allié. On est de tel parti parce qu’on a de l’affection pour tel homme politique ou de la répugnance pour tel autre. Puis, comme, dans ce temps, l’affection et la répugnance sont assez mobiles, on passe d’un camp à l’autre sans scrupule et sans hésitation. Cela serait moins facile si dans chaque camp il y avait quelques idées claires à réaliser, un but précis à atteindre.

Est-ce tout pourtant ? et pour former, pour maintenir la majorité que je désire, suffit-il de trois ou quatre réformes législatives ? Certainement non. La réforme des lois est dans la vie des peuples quelque chose d’important ; mais il y a quelque chose de plus important encore, la manière d’appliquer les lois existantes, et, pour tout exprimer en un seul mot, la conduite. Eh bien ! là encore je suis convaincu qu’il est aisé de se mettre d’accord. Je suis de ceux qui ont tenu le plus long-temps au vieux système de résistance comme à la vieille classification des partis. Dans mon opinion, il y avait inconvénient grave à déchirer de sa propre main le drapeau sous lequel on avait combattu, à briser le cadre où l’on était volontairement entré ; mais l’évènement a prononcé, et du vieux système de résistance aussi bien que des vieux cadres il ne reste plus aujourd’hui que des débris. Pense-t-on qu’il soit possible et utile de réunir et de remettre sur pied ces débris ? Pense-t-on que l’on puisse ainsi faire en 1841 ce qu’on n’a pu faire en 1837 avant l’amnistie, avant la coalition ? Pense-t-on, en un mot, que, pour gouverner et pour pacifier le pays, il soit bon de tendre la corde comme on a dû la tendre jadis, et d’user jusqu’à la dernière extrémité de ses droits et de ses armes ?

Il n’entre point dans mon plan d’examiner en ce moment les questions dont s’occupe toute la France. Il est pourtant un double fait qu’il importe de constater. De mars à octobre 1840, il y a eu dans le pays des causes très graves de désordre et d’agitation : la cherté des grains, des coalitions formidables d’ouvriers, enfin le traité du 15 juillet et l’émotion si naturelle, si légitime que le pays en ressentait. Tout cependant s’est terminé sans troubles sérieux et sans que le sang coulât. Quelques banquets, quelques promenades, quelques chants patriotiques dans les théâtres et dans les rues, voilà, en définitive, à quoi l’agitation s’est réduite.

De mars à octobre 1841, au contraire, pas un évènement extérieur ou intérieur n’est venu, en dehors des actes du pouvoir, compromettre l’ordre et la paix. Cependant jamais, de l’aveu même des organes ministériels, le pays n’avait été plus profondément agité, la royauté exposée à plus d’outrages, l’ordre troublé par des attentats plus audacieux, la société menacée jusque dans ses fondemens par des doctrines plus perverses. D’où vient cela ? Le hasard seul doit-il être accusé, ou bien n’est-ce entre les deux ministères du 1er mars et du 29 octobre qu’une question d’habileté ? Pour moi, je crois peu au hasard, et je sais qu’à d’autres époques les ministres du 29 octobre ont donné des preuves d’habileté. C’est donc ailleurs, c’est plus profondément que je cherche la vraie cause de leur échec et du succès de leurs prédécesseurs. Cette cause, la voici, selon moi :

Il y a des momens, je le crois, où l’ordre ne peut être sauvé que par un grand déploiement de forces et par une infatigable répression. Ce sont les momens où ceux qui l’attaquent, aussi bien que ceux qui le défendent, sont pleins d’ardeur et de colère. Il y a d’autres momens, au contraire, où l’ordre ne peut être maintenu qu’au moyen d’une modération soutenue et d’habiles ménagemens. Ce sont ces momens où parmi les adversaires, comme parmi les défenseurs de l’ordre, il y a lassitude et froideur. Loin de rendre aux partis leur excitation par d’imprudens défis, il faut alors, par une conduite prudente et mesurée, achever de les calmer et de les désarmer. Loin de mécontenter les jurés, les gardes nationaux, les magistrats municipaux, en leur demandant des efforts hors de proportion avec leurs sentimens, il faut les ménager, et réserver leur action pour le jour du danger. Il faut surtout se garder d’inventer soi-même des causes de désordre et d’agitation, et de les lancer comme à plaisir au milieu du pays. Gouverner doucement, paisiblement, à petit bruit, tel est, quand les esprits sont dans cet état, le meilleur plan de conduite. Or, c’est ce plan de conduite qu’avait adopté à l’intérieur le ministère du 1er mars, et que le ministère du 29 octobre a répudié.

Je désire qu’on ne se méprenne pas sur ma pensée. Je suis loin de croire que le pouvoir doive désormais regarder faire et se contenter, quand l’ordre matériel est troublé, de le rétablir à coups de fusil. Mais je vois dans ce qui se passe depuis six mois la preuve incontestable que, pour rendre le repos au pays, les procès nombreux et les circulaires menaçantes sont aussi impuissans que les coups de fusil ; j’y vois aussi la preuve que, si la faiblesse perd les gouvernemens, il existe en revanche une certaine irritation obstinée et tracassière qui ne les sauve pas. Qui ne gémit, par exemple, de voir la royauté imprudemment traînée dans l’arène judiciaire, et venant en quelque sorte partager avec les accusés toutes les anxiétés, toutes les vicissitudes de procès sans cesse répétés ? Qui ne sent qu’à tout prendre, il y a là pour elle un danger mille fois plus grand que celui de quelques articles souvent inaperçus le jour de leur publication, ou dès le lendemain oubliés ?

Maintenant, si je connais un peu la chambre, je reste persuadé qu’entre les deux politiques dont je viens d’indiquer les principaux traits, la majorité n’hésite pas. Je reste persuadé que, dans le parti conservateur, beaucoup blâment la politique irritante, tracassière, obstinée, dont quelques écrivains et quelques administrateurs se partagent aujourd’hui la théorie et la pratique. Je reste persuadé que, si, sans paraître infidèles à leur parti, le moyen leur en était offert, ils concourraient avec joie à faire prévaloir une politique différente. Or, une telle politique ne peut guère prévaloir et réussir que sous une majorité et sous un ministère de transaction. Je vais expliquer pourquoi.

Ce que les partis disent tous les jours avec plus ou moins d’à-propos, avec plus ou moins de vérité, finit par produire peu d’effet, et plus d’une fois, dans des occasions importantes, ils en ont fait eux-mêmes la triste expérience. Quand le parti conservateur plaide pour l’ordre, et le parti libéral pour la liberté, les esprits n’en sont donc pas frappés, et la partie flottante de l’opinion ne s’en émeut guère. Mais qu’à un jour donné le parti conservateur déclare lui-même la liberté en danger, que le parti libéral s’écrie que l’ordre est sérieusement compromis et qu’il importe avant tout de le rétablir, alors chacun s’étonne, chacun s’effraie, chacun se dispose à voler au secours d’un intérêt si évidemment menacé. C’est précisément ce qui fait que, l’an dernier, au moment du traité de juillet, les déclamations belliqueuses du parti conservateur remuèrent cent fois plus profondément le pays que les appels guerriers de la gauche. Depuis dix ans, en effet, la gauche se plaint de la politique extérieure de la France, et signale ce que M. Villemain appelait jadis « l’abaissement continu. » Depuis dix ans, au contraire, le parti conservateur soutient que la politique extérieure est bonne, et que le pays a obtenu la paix sans rien sacrifier de sa puissance et de son honneur. Le jour où le parti conservateur proclama, par tous ses organes, que la mesure était remplie, et que la France, pour cette fois, devait prendre les armes, on ne douta donc point que cela ne fût vrai, et le sentiment public répondit de toutes parts aux énergiques déclarations du parti conservateur. C’était, pour ceux qui voulaient résister à l’Europe, une force inattendue, mais considérable, et à laquelle il n’a manqué que de persister plus longtemps.

Cela posé, qui ne comprend combien, lorsque le pays s’agite, il importe au pouvoir d’avoir l’appui du parti libéral et populaire ? On voudrait, à la vérité, que cet appui lui fût assuré dans tous les cas, et que, le jour où l’ordre est troublé, tous les partis constitutionnels oubliassent aussitôt leurs griefs, leurs dissentimens, leurs combats, pour se réunir dans un sentiment et dans un effort commun. On voudrait qu’ils vinssent ainsi au secours d’une politique qu’ils croient mauvaise aussi bien que d’une politique qu’ils croient bonne, d’un ministère dont ils se défient aussi bien que d’un ministère en qui ils ont confiance. C’est là tout simplement méconnaître la nature humaine et la croire exempte de passions et de préjugés. Quoi qu’ils fassent ou qu’ils disent, le parti ministériel et le parti de l’opposition ne peuvent envisager du même œil les désordres moraux ou matériels qui troublent la société. Pour l’un, ces désordres n’ont aucun prétexte, aucune excuse ; pour l’autre, ils trouvent dans les fautes du gouvernement un prétexte et une excuse. Ce n’est certes pas une raison de les approuver. C’en est une de les traiter avec plus de ménagement.

Ainsi, point d’illusion, point d’hypocrisie. L’appui du parti libéral et populaire contre le désordre sera tout autre quand il aura le pouvoir pour allié, ou quand il l’aura pour ennemi. Or, je le répète, cet appui, dans de certaines circonstances, a d’immenses avantages. Quand le désordre est à son comble, et qu’il ne s’agit plus que de frapper et de punir, le parti libéral et populaire, je l’ai reconnu, a des habitudes, peut-être des préjugés, qui tendent trop à désarmer le pouvoir. Quand le désordre ne fait que de naître, et qu’il s’agit de le prévenir plutôt que de le réprimer, son assistance est incomparable. C’est cette assistance sur laquelle pourraient naturellement compter une majorité et un ministère de transaction. Elle n’a pas manqué au 1er mars, et le 1er mars sait quel profit il en a tiré. Elle manque au 29 octobre, et le 29 octobre sait combien elle lui serait utile.

Sur ce point, au reste, les hommes les plus éclairés, les plus intelligens du parti conservateur ne se laissent point abuser. Pendant l’intervalle de nos sessions ; des troubles graves ont éclaté en France, et des symptômes plus graves encore ont apparu au milieu de ces troubles. La violence poussée jusqu’à la dévastation, jusqu’au pillage, la théorie barbare de l’abolition de la propriété professée et pratiquée au milieu du désordre, la guerre déclarée par ceux qui ne possèdent rien à ceux qui possèdent quelque chose, voilà ce qu’on a vu et ce qui a justement effrayé le pays tout entier. Or, contre cette nouvelle jacquerie, les conservateurs les plus ardens ont senti que ce n’était pas trop de toutes les forces sociales, et ils ont adressé à l’opposition constitutionnelle un chaleureux appel. « L’opposition constitutionnelle, ont-ils dit avec raison, n’a rien de commun avec l’opposition sauvage et désordonnée dont les doctrines et les actes révoltent tous les honnêtes gens. Bien plus, si cette opposition triomphait jamais, l’opposition constitutionnelle serait la première victime. Qu’elle oublie donc des dissidences secondaires, et qu’elle vienne au secours de l’ordre social menacé. »

Cet appel à l’union est juste et sensé ; mais, pour qu’il fût écouté, il serait bon que le parti conservateur prêchât d’exemple. Vous appelez l’union de toutes les opinions constitutionnelles, et dans le même moment il n’est pas d’injures, pas de sarcasmes, que vous ne jetiez à une de ces opinions. Vous demandez qu’on oublie de misérables dissidences ; et ces dissidences vous les relevez, vous les reconstruisez, vous en faites la base même de votre politique et le marche-pied de votre pouvoir. Croyez-vous qu’en disant chaque jour à une portion de la chambre et du pays qu’elle est incapable, absolument incapable d’arriver jamais au pouvoir, vous la disposiez à répondre favorablement à votre appel ? Pensez-vous qu’en déclarant qu’un ministère aujourd’hui tombé était indigne d’inspirer la plus légère confiance, par cela seul que la gauche lui donnait son appui, vous fassiez de grands pas vers la conciliation ? Tel est pourtant votre langage journalier, tels sont les sentimens dont vous faites parade. Je n’appartiens pas, quant à moi, à la gauche, et je n’ai pas le droit de parler pour elle. Je sais pourtant qu’elle a, comme le parti conservateur, sa dignité à maintenir, ses opinions à défendre. Respectez cette dignité, transigez avec ces opinions, si vous voulez qu’elle puisse consciencieusement, honorablement joindre sa force à la vôtre.

Si pourtant la transaction devait avoir pour conditions ou pour conséquences au dehors la guerre révolutionnaire, au dedans la destruction de toutes les garanties légales d’ordre et de stabilité, le parti conservateur ferait bien de la trouver trop chère à ce prix, et j’approuverais, quant à moi, ses refus. Mais en est-il ainsi ? À l’extérieur, à peu de chose près, la politique que le parti conservateur a lui-même soutenue et vantée quand le pouvoir était entre les mains de M. Casimir Périer, de M. de Broglie, de M. Thiers, à l’intérieur, quelques réformes proposées ou acceptées à diverses époques, sinon par le parti tout entier, du moins par plusieurs de ses membres : voilà à quel prix il serait possible, facile de mettre fin à de vieilles querelles, et de constituer enfin dans la chambre une vraie majorité. Sans doute de telles conditions ne satisferont pas tout le monde, soit dans le parti conservateur, soit dans le parti opposé. Ici on les trouvera insuffisantes, là démesurées, et dans les deux camps il y aura des murmures et des séparations. Une majorité de transaction ne peut se constituer sans laisser sur ses deux ailes deux minorités extrêmes, également mécontentes, bien que par des motifs opposés. Là précisément doit être la force de la majorité nouvelle et sa raison d’exister. Entre les exagérations monarchiques et démocratiques, un parti existe certainement plus nombreux à lui seul que les deux autres réunis, et qui, s’il le voulait bien, serait le maître. C’est ce parti dont il s’agit de rassembler, de rapprocher, d’organiser les élémens dispersés.

J’ai tâché de prouver dans cet article, d’abord que les vieux partis sont bien morts, et que, parvinssent-ils à ressusciter, aucun d’eux ne serait, par ses propres forces et sous son ancien drapeau, en état de former une majorité et de gouverner le pays. Prenant ensuite l’idée de transaction à son origine, je l’ai suivie dans ses développemens, et j’ai montré que, toujours en progrès depuis 1836, tout le monde l’a successivement embrassée, même ceux qui s’en montrent le moins épris. Puis j’ai discuté cette idée elle-même, et indiqué quelles pourraient être les bases, les chances, les avantages de la transaction. Mais, à mon sens, il y a toujours quelque chose qui domine cette discussion, la nécessité absolue, impérieuse, de sortir de l’état actuel. Je suis loin d’être pessimiste, et je crois fermement à l’avenir de nos institutions. Comment pourtant, si elles devaient toujours être comprises et pratiquées comme depuis quelques années, se défendre du scepticisme et du découragement ? Qu’est-ce que des hommes d’état qui démentent aujourd’hui leurs paroles d’hier, et qui démentiront demain celles d’aujourd’hui, pour peu qu’ils y trouvent quelque profit ? Qu’est-ce que des associations politiques qui se forment et se dissolvent tous les six mois, au gré de quelques vanités ou de quelques rancunes personnelles ? Qu’est-ce que des chambres qui ont des ministres pour toutes les causes et des majorités pour tous les ministères ? Sans doute, cela vaut mieux que le gouvernement absolu, puisqu’il reste la liberté de la tribune et la liberté de la presse, ces deux puissantes garanties ; mais ce n’est pourtant pas là le gouvernement représentatif comme nous l’avons conçu et tel qu’il existe ailleurs. Serait-il vrai que le gouvernement représentatif ne puisse exister et fleurir que dans les pays où règne une riche et puissante aristocratie ? Serait-il vrai que nos fortunes médiocres, nos occupations nécessaires, notre besoin si vif, si général, d’emplois publics salariés, nos mœurs démocratiques en un mot, soient un obstacle invincible à toute persévérance, à tout désintéressement, à toute grandeur dans nos résolutions ? Je refuse de le croire, et, quand je me sens ébranlé, je me rassure en pensant que l’aristocratie anglaise a mis plus de cent ans à constituer l’admirable gouvernement dont elle s’enorgueillit aujourd’hui. Cependant il est temps d’y songer et de travailler à former une majorité qui soit unie dans ses élémens, ferme dans son avis, persévérante dans sa conduite. Persuadons-nous-en bien : tant que cette majorité n’existera pas, toutes nos discussions sur le rôle que doit jouer chacun des grands pouvoirs dans la monarchie parlementaire seront une pure logomachie, et le pouvoir parlementaire ne sera rien. C’est donc pour tous les amis de ce pouvoir une question vitale, une question de beaucoup supérieure à toutes leurs petites querelles. Ceux qui ne le comprendraient pas seraient des hommes aveugles ou de mauvais citoyens.

En résumé, la situation nouvelle du pays, comme l’état déjà ancien des partis, le besoin d’opposer aux tentatives de désorganisation sociale toutes les forces constitutionnelles, comme la nécessité d’assurer au pouvoir parlementaire le point d’appui qui lui manque ; l’intérêt de l’ordre et de la liberté au dedans, de la dignité et de la puissance nationale au dehors, tout se réunit pour concilier, pour commander la solution que j’indique. Et qu’on ne croie pas qu’une telle solution soit, dans l’histoire des gouvernemens représentatifs, quelque chose d’extraordinaire et d’irrégulier. L’état habituel du gouvernement représentatif, c’est, sans doute, l’existence parallèle d’un parti libéral et d’un parti conservateur, qui, au lieu de se confondre, se succèdent au pouvoir et se contiennent mutuellement ; mais il est dans les pays les mieux constitués des époques de transition où les lignes se rompent, où les rangs se mêlent et où, pour arriver à un nouveau classement, il faut de grands efforts et de longs tâtonnemens. J’en citerai un exemple récent et éclatant. En 1826, avant la mort de lord Liverpool, il s’était fait, en Angleterre, au sein des vieux partis, un travail latent qui les avait obscurément minés et décomposés. Dans les chambres et hors des chambres, l’opposition whig, le ministère tory, se livraient encore leurs combats habituels et se servaient de leur langage accoutumé ; mais, parmi les whigs comme parmi les tories, il s’opérait un double mouvement, l’un de séparation dans chaque parti, l’autre de rapprochement entre les membres modérés des deux partis. Le jour où lord Liverpool mourut, ce mouvement éclata, et, sous la direction d’abord de l’illustre Canning, puis après lui de lord Goderich, un parti intermédiaire se forma, qui écrivit sur son drapeau le mot de transaction, et entreprit de gouverner contre les opinions extrêmes des deux côtés. Cette entreprise, comme il fallait s’y attendre, fut vivement blâmée, violemment attaquée, et réunit contre elle une double opposition : Elle résultait pourtant si bien de la force des choses et de la situation des esprits, que le jour où la faiblesse de lord Goderich rendit le pouvoir aux tories, le duc de Wellington lui-même ne put s’empêcher de la suivre. Pendant presque toute la durée de son ministère, il eut donc contre lui, comme M. Canning, comme lord Goderich, deux oppositions, l’une libérale, l’autre conservatrice. Il ne fallut rien moins, pour mettre fin à cette situation, que le bruit et le contre-coup d’une grande révolution.

C’est sous l’empire d’une nécessité semblable que nous nous débattons aujourd’hui. J’ignore si la majorité intermédiaire que je désire se constituera d’une manière assez forte pour gouverner longtemps le pays ; mais je sais que cette majorité est aujourd’hui notre seul moyen de salut. Que quelques échecs accidentels ne nous rebutent donc pas. Nous sommes en France prompts à concevoir et à entreprendre, plus prompts à nous décourager et à quitter la partie. Quand le succès ne suit pas immédiatement la tentative, nous déclarons volontiers la tentative chimérique et le succès impossible. C’est une déplorable disposition. L’idée la meilleure, la plus juste, peut rencontrer des obstacles qui l’empêchent long-temps de se réaliser. Elle se réalise pourtant à la fin, et récompense pleinement ceux qui n’ont pas désespéré. Telle est, dans l’état actuel des partis en France, l’idée de transaction. Quant à ceux qui verraient dans une telle combinaison quelque chose de peu moral et de peu sûr, ce n’est pas moi, c’est M. Guizot qui se chargera de leur répondre.

« Quand le rapprochement est sincère, écrivait il y a moins de trois ans l’honorable M. Guizot, quand on ne met en commun que ce qu’on a de sentimens, d’idées, d’intentions réellement semblables, je voudrais bien savoir qui aurait le droit, qui aurait l’audace de trouver là quelque chose à redire. Cela est non-seulement légitime, mais excellent. C’est l’un des meilleurs résultats de nos belles institutions, qui, en tenant sans cesse en présence les idées et les hommes, les amènent à se comprendre, à s’épurer, et tôt ou tard à transiger au sein de la raison et de l’intérêt public. Le régime représentatif est un régime de transaction et de conciliation continuelle. La liberté divise d’abord et rapproche ensuite. Qui ne serait frappé aujourd’hui de ce progrès des sentimens équitables, des idées modérées, qui tend à s’accomplir et à se manifester partout ? Et il ne serait pas permis de le faire passer dans la pratique des affaires ! Les camps politiques seraient des prisons où les hommes demeureraient éternellement renfermés, farouches, inabordables les uns pour les autres, comme au jour du plus vif combat. Une telle prétention, de tout temps fausse et nuisible, ne peut être de nos jours, après toutes nos révolutions, qu’un mensonge intéressé ou une absurdité palpable. »

J’ajoute seulement qu’après ce qui s’est passé depuis que M. Guizot écrivait cette belle page, l’absurdité serait plus palpable que jamais, et le mensonge plus audacieusement intéressé.


P. Duvergier de Hauranne.
  1. Voir trois lettres de M. de Lamartine, insérées dans la Presse en novembre 1839.
  2. De la Politique du 1er mars, livraison du 1er janvier 1841.
  3. « L’Europe a été rassurée et avertie, rassurée par l’évidence de nos intentions pacifiques et par le loyal accord de notre conduite et de nos intentions, avertie que la France ne se laisserait jamais traîner à la suite d’une politique autre que la sienne, qu’elle saurait, sans faire la guerre, se séparer nettement de ce qu’elle n’approuverait pas. » (Discours prononcé à Lisieux, le 22 août 1841, par M. le ministre des affaires étrangères.)
  4. Du Gouvernement représentatif en France et en Angleterre, livraison du 15 mai 1841.
  5. J’en ai pour preuve trois articles remarquables d’un des hommes les plus éclairés de la gauche, M. Gustave de Beaumont, insérés, il y a quelques mois, dans le Siècle. Dans ces articles, M. de Beaumont établissait une distinction fort juste entre les réformes que l’on peut préparer pour l’avenir et celles qui sont immédiatement réalisables. Or, les seules qu’il plaçât dans cette dernière catégorie sont précisément celles dont je viens de parler.