De l’égalité des races humaines/Chapitre 10


CHAPITRE X.

Les Hindous et l’Arya.


Hérodote croyait avoir reconnu des rapports de figure et de couleur entre les Colchidiens et les Égyptiens ; mais il est probable que ces Colchidiens noirs dont il parle étaient une colonie indienne attirée par le commerce anciennement établi entre l’Inde et l’Europe, par l’Oxus, la mer Caspienne et le Phase.    (Cuvier).

I.

LES BRAHMANES.


Nous avons vu que les anciens Égyptiens n’appartenaient point à la race blanche, mais à la race noire de l’Afrique ; de cette démonstration il résulte que la première civilisation connue n’a pas été l’œuvre du groupe caucasique. On peut, de plus, affirmer que la part d’action des hommes blancs dans la civilisation hindoue, la plus ancienne après celle de l’Égypte, est sinon négative mais fort peu considérable. C’est ce que je vais essayer d’établir.

À propos des essais de classification linguistique qu’on a vainement tentés, dans l’espoir de grouper plus facilement les types variés qui composent l’humanité, le lecteur se rappelle sans doute avec quel enthousiasme la légende d’une race aryenne fut adoptée en Europe. Tous les anciens Goths de l’ouest et de l’est, les Angles et les Celtes, les Cimbres et les Ibères, et même quelques descendants des Peaux-Rouges de l’Amérique, se réclamaient de la généalogie des Aryas. Une confusion générale fut ainsi jetée tant dans la linguistique que dans l’ethnologie. Le cadre de la classification indo-européenne devint un lit de Procuste, où il fallait coûte que coûte faire entrer les nations et les langues : on coupait la tête à celles-ci ou une préfixe à celles-la ; on y ajoutait de faux pieds ou des suffixes. Tout cela était estropié en diable, allait clopin- clopant, mais semblait souverainement glorieux.

À l’admiration qui saisit l’esprit des Européens, étudiant pour la première fois les hymnes védiques et les épopées bizarres mais attrayantes, telles que le Mahâbhârata et le Râmâyana ; à la lecture de Sakountala aux couleurs idylliques, des Pourânas dont l’esprit enchevêtré, ondoyant et quelque peu germanique, dut paraître d’une profondeur respectable aux savants du temps, on perdit complètement la tête. Ce fut un bonheur inouï pour les arrière-neveux de Romulus, d’Arminius, de Vercingétorix et de tout le reste de la grande et noble famille caucasique, de trouver enfin le trait d’union qui les unissait et dont ils ne s’étaient jamais douté depuis des siècles. On se précipita les uns dans les bras des autres, avec effusion, au nom de l’Arya.

Cela entrait merveilleusement, d’ailleurs, dans le courant d’idées qui régnait de 1830 à 1848, époque à laquelle une alliance solennelle semblait devoir sortir des aspirations communes de toutes les nations de l’Europe, par une protestation spontanée contre l’existence réelle ou supposée de la ligue des rois. La fraternité démocratique moussait contre la Sainte-Alliance.

Quel était cependant ce trait d’union, ce peuple dont le sang régénérateur avait infuse dans les veines de tous les hommes de l’Europe ces belles qualités qui font l’orgueil de la race blanche ? Sans doute une race blanche aussi ?

Mais, non. En choisissant le terme d’indo-européen dont bien des gens se servent encore pour dénommer les hommes du type caucasique, on n’avait fait qu’accoupler ensemble des noms désignant deux races fort distinctes, deux groupes humains dont rien n’indique la communauté ethnologique. « Même en présence des recherches insuffisantes qu’on a faites sur les tribus et les générations humaines, nous sommes cependant fondé, dit M. Lindens-chmidt à considérer comme absolument certain que si une origine commune des peuplades de l’Occident avec celle de l’Orient (les Aryas) qui parlent des langues congénères est établie, cette origine commune fait également supposer un type commun ; ce type n’est pas à cher- cher chez les Hindous, Fadjeks, Bokhariotes, Beloudchis, Parsis et Ossètes[1]. » On ne saurait contester l’assertion de l’éminent archéologue ; car elle est basée sur l’étude la plus consciencieuse et la plus précise de l’ethnographie des divers peuples de l’Asie qu’on a voulu confondre avec les races européennes. Les hommes d’une science profonde et qui n’ont point à caresser les erreurs classiques, afin de se faire accepter parmi les corporations savantes à l’esprit systématique, peuvent-ils se résoudre à fermer les yeux à la vérité, quand elle brille avec la meilleure évidence ? Cela ne se voit jamais. Aussi leur indépendance donne-t-elle l’espoir à ceux qui ont des idées justes de les voir tôt ou tard adopter. De défections en défections, les théories conventionnelles se désagrègent et le nombre des esprits indépendants s’accroît. Le progrès s’effectue lentement ; mais la minorité qui porte en son sein le flambeau du vrai, grossit continuellement, sans cesse : à l’heure sonnée, elle devient majorité et règne. Ainsi se passent les choses dans la vie active de la politique, ainsi elles se passent encore dans l’évolution des doctrines scientifiques. Espérons donc qu’avant la fin de ce siècle, on ne parlera de race indo-européenne que pour démontrer toutes les faiblesses propres à l’esprit de système !

Sans doute, on rencontre dans l’Inde une langue d’une perfection admirable, au dire de tous les philologues qui ont étudié à fond le sanscrit. La littérature indienne, sans avoir produit des œuvres ou se trouve l’idéal du beau littéraire que nous offrent souvent les auteurs grecs et latins, a pourtant toute une série de créations fort attrayantes ; elle a des poésies qui manquent peut-être de sobriété, mais dont la fraîcheur, la simplicité et la jeunesse d’esprit ont un charme pénétrant, plus doux que la poésie même d’Homère. D’autre part, les idées spéculatives y avaient régné avec un tel éclat qu’aucune nation européenne, sans même excepter l’Allemagne, n’en donne une idée. Si l’Égypte, par son architecture, sa sculpture et son industrie, a conservé les traces ineffaçables de son antique civilisation, en ne laissant au monde caucasique que la tâche d’en perfectionner une partie sans pouvoir imiter le reste, l’Inde pour n’avoir eu ni architecture ni sculpture très remarquables, a édifié des monuments tout aussi impérissables dans ses conceptions philosophiques et son esprit de réglementation porté si loin, dans le Manava-Dharma-Sastra codifie par Manou. Aussi comprend-on bien l’inclination des premiers savants indianistes à rattacher à la race blanche le peuple qui a pu parvenir, depuis tant de siècles, à un si grand développement intellectuel !

Ce qui a été le plus admiré dans la conception brahmanique, ce fut surtout cette création des castes, où tout semblait tourner en des cercles fermés, promettant une harmonie éternelle, un ordre symétrique dans lequel la confusion du sang et du rang ne se signalât jamais. Belle conception, vraiment, que celle où les distinctions sociales ne reposaient que sur la caste, c’est-à-dire sur la couleur (varna) ! On ne douta pas que le blanc ne fût le couronnement naturel de cet échafaudage hiérarchique, sous lequel devait plier le soudra dravidien, comme Atlas sous le poids du monde.

Mais le charme ne fut pas de longue durée. Aussitôt que des relations faciles eurent permis aux voyageurs européens de visiter l’Inde, de parcourir l’Hindoustan si célèbre par la grande renommée de Bénarès et de Chandernagor, noms poétiques qui éveillent dans lame je ne sais quelle attrayante harmonie on vit, hélas ! que cette race brahmanique qu’on avait rêvée blanche ne l’était pas du tout. La déception était complète et l’on ne pouvait plus s’abuser ; on continua cependant à la classer dans la race blanche comme on l’a fait pour les anciens Égyptiens et même our les Éthiopiens. Le savant d’Omalius d’Halloy semble être le premier qui ait eu le courage de se déclarer ouvertement contre cette hérésie ethnographique. Tout en acceptant la classification de Cuvier, il ajoute en note : « L’illustre auteur du Règne animal distingue dans la race blanche trois rameaux qu’il énumere dans l’ordre suivant : le rameau araméen ; le rameau indien, germain et pélasgique ; le rameau scythe et tartare. Quoique cette division se rattache à des considérations linguistiques et historiques, plutôt qu’à des rapprochements naturels, j’ai cru devoir la prendre pour base de mon travail, parce qu’elle est la plus généralement adoptée. Mais en réunissant dans un même rameau tous les peuples parlant des langues considérées comme ayant des rapports avec le sanscrit, on range un peuple presque noir, comme les Hindous dans le même rameau que les peuples les plus blancs[2]. »

Malgré cette observation si judicieuse, on persista, dans tous les traités d’ethnographie, à faire figurer les Hindous comme des hommes appartenant à la race blanche. Seulement, pour ne pas laisser percer définitivement l’inconséquence déjà visible de cette classification, on glissa très habilement à la place du terme de race blanche, celui de race aryenne qui ne signifie rien ; car il n’indique ni un rapport d’organisation naturelle, ni un rapport géographique.

L’intelligent et consciencieux Hollard continue à placer les Hindous à côté des Grecs et des Germains, dans sa Famille ariane ; mais il en fait une description par laquelle on peut voir que Germains et Hindous n’ont rien de commun, ni par la couleur, ni par les formes corporelles. Voici comment l’abbé Dubois cité par Hollard dépeint ces derniers. « Les hommes qui se livrent à l’agriculture et qui restent toujours exposés au soleil n’ont la peau guère moins noire que celle des habitants de la Cafrerie ou de la Guinée ; mais la teinte de la plupart des brahmes ou des personnes qui, par état, travaillent à l’abri du soleil ou mènent une vie sédentaire, n’est pas à beaucoup près si foncée. La couleur des brahmes est celle du cuivre jaune ou plutôt une infusion claire de café ; c’est la plus estimée et les jeunes femmes au teint de pain d’épices sont celles qui attirent le plus les regards[3]. »

Il est vrai que l’auteur annonce l’existence de tribus himalayennes beaucoup plus blanches et même blondes ; mais doit-on en faire des hommes de même race que les Hindous, quand rien ne les assimile sauf certains rapprochements linguistiques ? En tout cas, les types ne sont pas semblables et au lieu de nous arrêter sur des considérations historiques ou philologiques, plus ou moins arbitraires, nous recherchons plutôt le caractère ethnologique du peuple dont la civilisation et les monuments intellectuels ont pu émerveiller l’Europe et captiver si bien son admiration enthousiaste. D’ailleurs, il est fort contestable que toutes ces tribus himalayennes aient jamais été comprises dans la nation hindoue qui a habité l’Aryâvarta. « Les limites les plus étendues de cette terre de prédilection, dit M. Beauregard, n’ont jamais dépassé, à l’est, la mer orientale, c’est-à-dire le golfe du Bengale ; au midi, les monts Vindhya ; à l’ouest, la mer arabique ou golfe d’Oman ; au nord, les crêtes de l’Himalaya[4]. » Et faut-il remarquer que les Aryas blancs, les Cachemiriens, sont absolument inférieurs comparativement aux Hindous foncés ou noirs ! Ils ne s’en rapprochent ni par l’intelligence, ni par la civilisation.

Mais le fait capital, pour nous, c’est que cette caste de brahmanes, la première dans la hiérarchie, celle dont on a voulu faire une caste blanche, n’est pas même aussi claire que le mulâtre issu du noir et du blanc. D’autre part, les brahmanes ne sont pas les seuls qui aient la couleur de pain d’épices presque toutes les personnes qui ne travaillent pas au soleil ont le même teint. Des expressions de l’abbé Dubois, il résulte encore qu’il y a des brahmanes noirs ; car il dit : la plupart des brahmanes et non : les brahmanes, en parlant de ceux dont la teinte fait exception à cette couleur noire qui semble être celle de la majorité des Hindous. À leurs traits et à leur chevelure, ils se distinguent d’ailleurs de la race noire d’Afrique. « Strabon, dit Bory de Saint-Vincent, avait aussi remarqué que les Hindous ressemblent au reste des hommes par leur figure et leurs cheveux, tandis qu’ils ressemblaient aux Éthiopiens par la couleur. »

M. Louis Figuier, partageant entièrement les idées de d’Omalius d’Halloy, place les populations de l’Hindoustan parmi les hommes de la race brune. « Les Hindous sont bien faits, dit-il, mais leurs membres sont peu robustes. Leurs mains et leurs pieds sont petits, leur front est élevé, leurs yeux sont noirs, leurs sourcils bien arqués, leurs cheveux fins et d’un noir vif. Leur peau est plus ou moins brune et quelquefois noire, surtout dans le midi et les classes inférieures de la population[5]. »

Il est donc parfaitement permis de considérer, comme un fait admis en ethnographie, que les Hindous ne font point partie ide la race blanche. Mais ici vient se poser une nouvelle question. Est-il vrai que l’on doive rapporter à la seule invasion d’un peuple blanc la civilisation qui a fleuri sur les bords du Gange ? Est-on sûr que cette invasion, imaginée pour concilier les faits existants avec la doctrine de l’inégalité des races, s’est effectuée dans les conditions supposées, c’est-à-dire que les peuples d’origine blanche, déjà supérieurs par une certaine culture, arriveraient en dominateurs dans l’Aryâvarta ? On ne peut nier l’existence dans l’Inde de deux races de différentes origines. Elles se sont probablement mises en contact ; à une époque fort reculée de l’histoire, pour donner naissance à la civilisation hindoue, même dans sa première forme védique. Rien ne le prouve mieux que la diversité de nuances qu’on rencontre dans l’Inde. Cependant il n’existe aucune preuve historique qui fasse supposer que la constitution brahmanique ait été élaborée des les premiers temps de cette rencontre. Tout semble plutôt indiquer que l’institution des castes n’a été fondée que beaucoup plus tard, lorsque les deux races étaient déjà parvenues à un haut degré de fusion. Sans quoi, comment s’expliquerait-on que la race blanche, encore intacte et réunie en groupe distinct, protégée contre tout mélange ethnologique par les codes de Manou, ait pu disparaître de l’Hindoustan au point de n’y être compté, depuis bien longtemps, que pour une portion insignifiante parmi les populations indigènes du pays ? Il faut donc opter dans l’alternative suivante : ou la séparation et l’isolement des castes ne furent pas observés aussi rigidement qu’on pourrait le croire en étudiant les règles[6] qui s’y rapportent ; ou l’état de choses qui s’est perpétue et peut-être renforcé, dans le sens de l’absorption des blancs par les noirs, avait commencé d’exister avant toute délimitation entre les différentes castes.

Je crois que nous avons la vérité dans l’un et l’autre cas. Non-seulement les deux races hypothétiquement admises dans la formation primitive de la nation hindoue semblent avoir été déjà très mélangées, lors de la promulgation du Manava-Dharma Sastra, mais il est encore prouvé que les castes n’étaient as toujours fermées. En dehors de la naissance légitime dans une classe à laquelle appartiennent les deux parents, consacrés à temps par l’investiture cérémoniale, on pouvait entrer à l’aide de moyens non prévus par le code de Manou. Lomapada, roi des Angas, aborigènes du sud-est de l’Aryâvarta, homme d’origine dravidienne ou noire, s’étant converti ai au brahmanisme, obtint la main de la fille d’Ayodhya, souverain de race aryenne. Les enfants nés de cette union eurent pourtant le rang de fils de brahmines et de kchattrya[7]. Dans le Ramâyana, l’épisode de Visvamitra ne prouve-t-il pas qu’un kchattrya, par la science, la componction et l’aumône, pouvait s’élever à la dignité de brahmane[8] ?

Et puis ; le degré de blancheur de la peau ne paraît pas avoir eu l’importance qu’on a voulu systématiquement lui donner dans la hiérarchie brahmanique. D’après Henri Martin, « la loi de Manou fait allusion à des blonds qui existaient au moins exceptionnellement parmi les Aryas hindous et auxquels les hommes de haute caste ne devaient point s’allier[9]. » N’est-ce pas à faire supposer que c’est plutôt à la race blanche que la société brahmanique était particulièrement fermée ? On serait bien tenté de le croire, en voyant la complète disparition des hommes à peau blanche du monde gangétique. Cependant, quoique hors de l’Hindoustan, il est resté des blancs de la caste brahmanique ; mais ils sont tous dégénérés, tombés fort au-dessous des hommes de nuances foncées ou franchement noires. « Quant aux Pandits (Cachemyriens), tous brahmines de caste, ils sont d’une ignorance grossière, et il n’y a pas un de nos serviteurs hindous qui ne se regarde comme de meilleure caste qu’eux. Ils mangent de tout, excepté du bœuf, et boivent de l’arak ; il n’y a dans l’Inde que les gens des castes infâmes qui le fassent[10]. » Ainsi s’exprimait Jacquemont, un des voyageurs les plus intelligents. Vraiment, n’est-ce pas une dérision que de tant parler de la superexcellence de la race blanche aryenne, quand en réalité les blancs aryens valent si peu ? Les Anglais qui dominent sur l’Inde, peuvent-ils considérer bien haut ces Pandits plus bandits que tous les varatyas, encore qu’ils aient comme les Saxons la peau blanche et les cheveux blonds ? Pourquoi élève-t-on si haut sur les bords de la Seine et de la Tamise ce qu’on regarde si bas dans les parages du Gange ? Je serais bien tenté de croire que la science se prête servilement ici aux compromissions de la politique. Mais là n’est pas son rôle. Un tel soupçon suffirait pour l’avilir : aussi, pour l’honneur de la conscience humaine, admettons-nous plutôt que la plupart des savants se sont trompés, parce qu’ils n’ont considéré les choses que sous une seule face.

Dans l’un ou dans l’autre cas, on ne peut plus rationnellement attribuer à la race blanche le mérite exclusif de la civilisation indienne, avant d’avoir fait la preuve que toutes les grandes conceptions philosophiques ou poétiques de l’Inde proviennent d’individus dont le caractère d’hommes blancs est historiquement affirmé.

Kâlidâsa, Jayadêva et Valmiki étaient-ils blancs ou de la couleur de pain d’épices, ou même noirs ? Personne n’a jamais dit de quelle nuance ils étaient. On se contente d’admirer le Meghadûta dont la touche fine et délicate enchante l’esprit ou de goûter la fraîcheur de sentiment qu’il y a dans Sakountala ; on aime à suivre les aventures amoureuses de Krushna dans le mystique Gita-Govindo, le Cantique des cantiques de la littérature indienne ; on sent que le Râmâyana, épopée magnifique où les légendes religieuses et philosophiques de l’Inde tiennent lieu d’une histoire jamais écrite, est un monument littéraire qu’on ne peut contempler avec assez d’enthousiasme. Mais voilà tout. Quant à Vyasa, le prétendu auteur du Mahâbhârata, son existence même est contestée et son nom, qui signifie compilateur, ne prête que trop à cette contestation. Il suffit pourtant que ces œuvres aient été remarquées pour que l’Europe se complaise à croire que leurs auteurs étaient des blancs. Toujours la fantasmagorie des Aryens ! Mais à ne s’étayer que sur les faits existants, a-t-on bien le droit de considérer tous ces grands poètes hindous comme des hommes de la race blanche ? Est-il vrai que toutes les grandes doctrines philosophiques, toutes les belles conceptions poétiques qui viennent des bords du Gange n’ont jamais eu pour auteurs les hommes foncés et presque noirs qui forment pourtant la meilleure partie des populations hindoues ? C’est une question que je voudrais étudier, afin de m’éclairer et d’édifier le lecteur : même un seul exemple aurait pour nous la plus saisissante signification.

II.

BOUDHA.


Les premiers indianistes, qui s’occupaient fort peu d’ethnologie ou d’anthropologie, ne s’avisèrent que rarement d’aborder la question des races dans leurs attrayantes études. Tout fait croire que la majeure partie d’entre eux croyaient, avec une sincère sécurité, que les Aryens étaient une caste blanche ayant la tête au-dessus de tout, couronnant l’édifice social de l’Inde. Comme cette caste, composée des brahmanes, aurait seule le privilège des occupations intellectuelles, il était naturel de conclure que toutes les productions poétiques et tous les mouvements philosophiques, sortaient toujours de la race blanche aryenne. Mais cette douce illusion dut prendre fin à la lumière de la critique contemporaine.

Quand on aborda l’étude sérieuse du boudhisme et qu’il fallut S’occuper de la personnalité même de Sakia-Mouni, on fut obligé de regarder les choses en face. Ce fut alors une grande surprise pour les savants que d’apprendre que le Boudha, d’après toutes les statues qui lui ont été élevées par ses sectateurs, était représenté comme un véritable nègre ; il était un peu rougeâtre, mais assez laid de visage, et portait des cheveux crépus. Les partisans de la légende indo-européenne, en furent d’autant plus scandalisés qu’ils avaient été les premiers à déclarer que Sakia-Mouni n’appartenait pas à la caste des soudras, ni même à celle des vaycias, mais était de la plus illustre origine, étant fils de Çuddhôdana, roi de Kapilavastu. L’agitation scientifitique, pour être peu bruyante, ne fut pas moins grande. On essaya de tout réparer par une théorie ingénieuse, mais la vérité une fois lancée souffre-t-elle qu’on la farde ?…

D’ailleurs, dès le commencement de ce siècle, à peine une quarantaine d’années, après que la constance et le courageux dévouement d’Anquetil Duperron avaient tourné l’esprit de l’Europe vers les études sanscritiques, un savant modeste et consciencieux, Langlès, auteur des Monuments anciens et modernes de l’Hindoustan, avait déjà remarqué la vérité sur l’origine ethnique du Boudha et l’avait soutenue de toute son érudition. Mais qui voulut entendre de cette oreille ? De toutes parts, on protesta avec véhémence contre un fait dont la seule supposition parut une grande insulte à la race blanche. L’opposition ne vécut pas longtemps et l’intelligent Langlès passa sans doute pour un ignorant.

« Une hypothèse étrange, dit Ampère, avait prétendu faire de Boudha un nègre, arguant d’une disposition bizarre de la chevelure que présentent fréquemment les statues du Boudha, comme si la race nègre avait jamais donné quelque chose à une race supérieure. Le détail de coiffure pour lequel on renversait aussi lestement et contre toute analogie, l’ordre des familles humaines, a été expliqué par un usage singulier de certains boudhistes… L’imagination minutieusement descriptive de ses sectaires a fait de lui un signalement fantastique, il est vrai, mais où la tradition a conservé les traits dominants de la race à laquelle appartenait le promulgateur du boudhisme. Il est dit positivement que le Boudha avait les cheveux bouclés, et point crépus, les lèvres roses, le nez proéminent ; en un mot, s’il y a eu un Boudha, il était beau comme l’ont été tous les fondateurs de religion ; il n’était pas plus nègre que la vierge Marie n’était une négresse, quoiqu’elle soit représentée noire comme une africaine[11] dans les anciens tableaux dont les auteurs la confondaient avec sainte Marie l’Égyptienne ; il appartenait à la race à laquelle appartiennent les brahmes, race que la conformité de sa langue et de ses traits rapproche des populations grecques et germaniques, ainsi que des autres branches de cette grande famille de peuples à laquelle nous tenons, qu’on appelle caucasique et qu’on pourrait appeler, Himalayenne[12]. »

Indignatio facit versum : Junéval avait raison. Quand on lit ces phrases où les mots semblent se précipiter sous la plume du savant littérateur, on sent à quel point il était touché dans sa dignité de Caucasien. Belle indignation, en vérité ! Mais dans la réalité, les plus magnifiques tirades n’empêchent point que les faits soient ce qu’ils sont ; car ils ont une ténacité proverbiale. Aujourd’hui que la science ethnographique a fait d’immenses progrès, on ne peut plus douter de la différence ethnique qui existe entre l’illustre Boudha et les peuples d’origine germanique ou même celtique.

En étudiant les populations de l’Asie méridionale, on y rencontre beaucoup de peuples noirs à cheveux crépus, semblables à de vrais Africains. Nous en avons fait la remarque dans le cours de cet ouvrage. Il n’y a donc rien d’impossible que Sakia-Mouni fût de cette race. À l’inverse de l’argumentation d’Ampère, on doit plutôt dire que toutes les analogies historiques et philosophiques nous induisent à croire que le promulgateur du boudhisme n’était pas de la race brahmanique blanche et surtout n’avait aucunement subi l’influence intellectuelle et morale du brahmanisme. En acceptant même que le célèbre Boudha ne fût pas un nègre proprement caractérisé, il faudrait au moins le classer parmi les Dravidiens, noirs à cheveux lisses de l’Inde méridionale, que tous les ethnographes placent dans la catégorie des races les plus arriérées. L’orgueil de la race caucasique n’aurait rien gagné au change.

Pour ce qui s’agit des lèvres roses et des cheveux bouclés que la tradition attribue au Boudha, il y a eu, sans nul doute, une certaine confusion dans l’esprit du savant Ampère entre la personne de Sakia-Mouni et la description vraiment fantaisiste que l’on faisait des enfants prédestinés à la dignité de boudha. Ces enfants devraient avoir le teint clair, la peau de couleur d’or ; leur tête aurait la forme d’un parasol ; leurs bras seraient démesurément longs, leur front large, leurs sourcils réunis et leur nez proéminent[13]. Mais tous les indianistes savent aujourd’hui qu’il faut distinguer entre l’individualité de Sakia et cette description dont l’idéal, plus ou moins fantastique, ne fait que déterminer les signes auxquels se reconnaît le boudha, de même que l’islamisme donne les signes auxquels on doit reconnaître le madhi et le judaïsme, le messie.

On convient généralement, parmi les érudits les plus compétents, que la ville ou Sakia-Mouni prit naissance portait le nom de Kapila-vâstu. Kapila, en sanscrit, signifie « basané » et vâstu « habitation ». Personne ne sait au juste dans quelle partie de l’Hindoustan était située, cette ville. Il est rapporté qu’en l’an 400 de l’ère chrétienne, Fa-hieu, chinois célèbre, l’a visitée ; au VIIe siècle, un moine boudhiste, également chinois, s’y serait aussi rendu en pèlerinage. Ces vagues notions ne donnent pas une indication précise sur sa vraie place ; mais l’étymologie même de Kapila-vâstu, ne semble-t-elle pas déclarer que c’était le pays des hommes basanés ? Si on se rapporte à la tradition qui fait naître Sakya-Mouni dans le Dekkan, il faudra même le classer dans la population noire de l’Inde, loin de toute origine aryenne ; car les Aryas, quels qu’ils fussent, n’avaient presque pas de colonie dans cette partie de l’Inde[14].

Concluons donc en affirmant que la civilisation hindoue, qu’on l’appelle aryenne ou non, n’est pas l’œuvre exclusive de la race caucasique, si tant est qu’elle y ait une part notable. La grande personnalité de Sakya-Mouni est un argument des plus considérables. Émergeant du monde indien, dès le septième siècle avant l’ère chrétienne[15], c’est-à-dire à une époque contemporaine de celle où la Grèce ancienne était à peine entrée dans sa période de civilisation positive, l’immortel Boudha prouve par son existence que, depuis un temps immémorial, les hommes d’ëxtraction noire étaient parvenus à un développement supérieur de l’esprit et influaient directement sur la marche de la civilisation dans l’Inde.

Considérant l’étymologie comme une vraie source de lumière dans l’obscurité qui règne sur tout le passé des pays gangétiques, pays sans histoire écrite et où l’on est fort embarrassé, toutes les fois qu’il faut étudier cette question des castes tellement difficile et délicate, n’est- il pas permis de croire que le chef de la fameuse école philosophique connue sous le nom de Sânkhya (pensée discursive, examen) était lui-même de couleur foncée ? Il portait, en effet, le nom de Kapila, lequel nous l’avons vu plus haut, signifie « basané ». Ce serait donc à la race noire d’Asie, à peine mitigée par le sang blanc, qu’il faut attribuer les premières lueurs du rationalisme manifestées dans le monde oriental !

Plus on étudiera le passé, plus la vérité aura été dégagée de toutes les fausses couleurs sous lesquelles une science de parti pris l’a continuellement montrée, mieux on sera dispose à convenir de la réalité de ce fait éclatant : l’humanité n’est pas composée de races supérieures et de races inférieures ; tous les peuples peuvent, à la faveur des mêmes circonstances et à certain moment de leur évolution sociale, accomplir des actes héroïques ou des œuvres admirables qui leur assurent la gloire dans le présent et l’immortalité dans l’avenir.

Telle n’est pas, assurément, l’opinion de bien des gens. D’après ceux-la, certaines races humaines sont frappées d’une déchéance radicale, irrémédiable. Ayant le front trop étroit et le cerveau incomplet ; n’ayant de réellement développés que les organes de la vie végétative, ces races, dont le visage aux mâchoires monstrueuses et aux lèvres boursoufflées est un masque repoussant et hideux, ne sont répandues sur différents points de la terre que pour prouver le trait d’union qui existe entre la bête et l’homme caucasique. Pas de rémission. Informes et laides elles ont paru pour la première fois à l’Européen saisi d’horreur, informes et laides elles resteront ; ignorantes et stupides elles se sont montrées dès le premier jour, ignorantes et stupides elles vivront, jusqu’au jour où la loi darwinienne les aura condamnées à disparaître de la terre ! Terrible ananké, feras-tu grâce aux reprouvés ? N’auras-tu jamais pour eux une main moins pesante et moins rude ?

Nous allons voir jusqu’à quel point la science actuelle autorise une conclusion si orgueilleuse et absolue, jusqu’à quel point elle confirme cette voix fatidique qui semble barrer la voie du progrès à toute une partie de l’humanité, et qui, en imitation du Dieu d’Israël apostrophant l’abîme des mers, semble lui répéter : « Tu n’iras pas plus loin ! »



  1. Lindenschmidt, Handbuch der deutschm Alterthumskunde, 1880.
  2. D’Omalius d’Halloy, Des races humaines. Paris, 1845. 21, note 1.
  3. Voir Hollard, De l’hommes et des races humaines. Paris, 1853, p. 125.
  4. Ollivier Beauregard, Cachemir et Thibet.
  5. Louis Figuier, Les races humaines. Paris, 1880.
  6. Manava-Dharma Sastra. Cha. X, § 5 : « In all classes they, and they only, who are born, in a direct order, of wives equal in classes and virgens at the time of marriage, are to be considered as the same in classe with their fathers. »

    Ibidem, chap. II, § 37. « Should a brahman, or his father for him, be desirous of his advancement in sacred knowledge ; a cshatriya, of extending his power ; or a vaisya of engaging in mercantile business ; the investiture may be made in the fifth, sixth or eighth year respectively ».

    Ibidem, chap, II, § 38 : « The ceremony of the investiture hallowed by the gayatri must not be delayed, in the case of a priest, beyond the sixteenth year, nor in that of a soldier, beyond the twenty second ; nor in that of a merchant, beyond the twenty fourth. » — § 39 : « After that, all youths of the three classes, who have not been invested at the proper time, become vratyas, or outcasts, degraded from the gayatri, and condemned by the virtuous. » Traduct. de Haugton. Londres, 1825).

  7. Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I, p. 559.
  8. Voir Burnouf, Introduction à l’histoire du boudhisme indien, t. I, p.891.
  9. Congres intern. des sciences ethn., note de la p. 112.
  10. Corresp. de V. Jacquemont. Paris, 1834 (lettre du 22 avril 1831)·
  11. Cf. « On a trouvé dans le cimetière de Saint-Pontien un portrait noir de Marie. Quelques-uns ont cru que Salomon faisait allusion à la mère de Dieu, dans ces mots du Cantique des cantiques ? « Sum niqra, sed formosa ». Cette couleur noire donnée à Marie a été l’objet de longues dissertations. » (de Lagrèze, Pompeï, les Catacombes etl’Allaambra).
  12. J.-J. Ampère, La science et les lettres en Orient, p. 131-132.
  13. Burnouf, loco citato, II, 237 et 314.
  14. Lassen, loco citato, t. I, p. 391.
  15. L’époque de l`existe¤ce de Sakya-Mouni est aussi controversée que son lieu de naissance. J’ai adopté l’opinion de Burnouf qui est à peu près la moyenne entre les autres.