De l’éducation et de l’ignorance


De l’éducation et de l’ignorance



DE L’ÉDUCATION ET DE L’IGNORANCE.
Lettre à Monsieur le comte d’Olonne.
(1656.)

Vous me laissâtes, hier, dans une conversation qui devint insensiblement une furieuse dispute. On y dit tout ce que l’on peut dire, à la honte et à l’avantage des lettres. Vous devinez les acteurs, et sçavez qu’ils étoient tous deux fort intéressés à maintenir leur parti : Bautru1 ayant fort peu d’obligation à la nature, de son génie ; et le Commandeur2 pouvant dire, sans être ingrat, qu’il ne doit son talent ni aux arts ni aux sciences.

La dispute vint sur le sujet de la reine de Suède3, qu’on louoit de la connoissance qu’elle a de tant de choses. Tout d’un coup le Commandeur se leva ; et ôtant son chapeau, d’un air tout particulier : « Messieurs, dit-il, si la reine de Suède n’avoit su que les coutumes de son pays, elle y serait encore. Pour avoir appris notre langue et nos manières ; pour s’être mise en état de réussir huit jours en France, elle a perdu son royaume. Voilà ce qu’ont produit sa science, et ses belles lumières, que vous nous vantez. »

Bautru voyant choquer la reine de Suède qu’il estime tant, et les bonnes lettres qui lui sont si chères, perdit toute considération ; et commençant par un serment : « Il faut être bien injuste, reprit-il, d’imputer à la reine de Suède, comme un crime, la plus belle action de sa vie. Pour votre aversion aux sciences, je ne m’en étonne point : ce n’est pas d’aujourd’hui que vous les avez méprisées. Si vous aviez lu les histoires les plus communes, vous sauriez que sa conduite n’est pas sans exemple. Charles-Quint n’a pas été moins admirable par la renonciation de ses États, que par ses conquêtes. Dioclétien n’a-t-il pas quitté l’Empire, et Sylla le pouvoir souverain ? Mais toutes ces choses vous sont inconnues ; et c’est folie de disputer avec un ignorant. Au reste, où me trouverez-vous un homme extraordinaire, qui n’ait eu des lumières et des connoissances acquises ? »

À commencer par Monsieur le Prince, il alla jusqu’à César, de César au grand Alexandre : et l’affaire eût été plus loin, si le Commandeur ne l’eût interrompu avec tant d’impétuosité, qu’il fut contraint de se taire. « Vous nous en contez bien, dit-il, avec votre César et votre Alexandre. Je ne sais s’ils étoient savants ou ignorants ; il ne m’importe gueres. Mais je sais que, de mon temps, on ne faisait étudier les gentilshommes que pour être d’Église ; encore se contentoient-ils le plus souvent du latin de leur bréviaire. Ceux qu’on destinait à la cour ou à l’armée allaient honnêtement à l’Académie. Ils apprenaient à monter à cheval, à danser, à faire des armes, à jouer du luth, à voltiger, un peu de mathématique, et c’étoit tout. Vous aviez en France mille beaux gens-d’armes, galants hommes. C’est ainsi que se formoient les Thermes4 et les Bellegarde5. Du latin ! De mon temps, du latin ! Un gentilhomme en eût été déshonoré. Je connois les grandes qualités de Monsieur le Prince, et suis son serviteur ; mais je vous dirai que le dernier connétable de Montmorency a su maintenir son crédit dans les provinces, et sa considération à la cour, sans savoir lire. Peu de latin, vous dis-je, et de bon françois ! »

Il fut avantageux au Commandeur que le bon homme eût la goutte ; autrement il eût vengé le latin par quelque chose de plus pressant que la colère et les injures. La contestation s’échauffa tout de nouveau : celui-ci résolu, comme Sidias6, de mourir sur son opinion ; celui-là soutenant le parti de l’ignorance, avec beaucoup d’honneur et de fermeté.

Tel étoit l’état de la dispute, quand un prélat charitable7 voulut accommoder le différend : ravi de trouver une si belle occasion de faire paroître son savoir et son esprit. Il toussa trois fois, avec méthode, se tournant vers le docteur ; trois fois il sourit, en homme du monde, à notre agréable ignorant ; et lorsqu’il crut avoir assez bien composé sa contenance : digitis gubernantibus vocem8 il parla de cette sorte :

« Je vous dirai, messieurs, je vous dirai que la science fortifie la beauté du naturel ; et que l’agrément et la facilité de l’esprit donnent des grâces à l’érudition. Le génie seul, sans art, est comme un torrent qui se précipite avec impétuosité. La science, sans naturel, ressemble à ces campagnes sèches et arides, qui sont désagréables à la vue. Or, messieurs, il est question de concilier ce que vous avez divisé mal à propos ; de rétablir l’union où vous avez jeté le divorce. La science n’est autre chose qu’une parfaite connoissance : L’art n’est rien qu’une règle qui conduit le naturel. Est-ce, monsieur (s’adressant au Commandeur), que vous voulez ignorer les choses dont vous parlez, et faire vanité d’un naturel qui se dérègle, qui s’éloigne de la perfection ? Et vous, monsieur de Bautru, renoncez-vous à la beauté naturelle de l’esprit, pour vous rendre esclave de préceptes importuns, et de connoissances empruntées ? »

« Il faut finir la conversation, reprit brusquement le Commandeur : j’aime encore mieux sa science et son latin, que le grand discours que vous nous faites. »

Le bon homme, qui n’étoit pas irréconciliable, s’adoucit aussitôt : et pour rendre la pareille au Commandeur, il préfera son ignorance agréable aux paroles magnifiques du prélat. Pour le prélat, il se retira avec un grand mépris de tous les deux, et une grande satisfaction de lui-même.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Sur Bautru, comte de Serrant, voy. le Dictionnaire de Bayle, art. Bautru (Guillaume) ; et Tallemant, tome II, page 314 suiv.

2. Le Commandeur de Jars, de la maison de Rochechouart.

3. La reine Christine étoit alors (1656) en France.

4. Paul de la Barthe, maréchal de Thermes.

5. Le duc de Bellegarde, grand écuyer. Voyez les Mémoires des Hommes illustres, de Brantôme.

6. Le héros des fragments d’une histoire comique, ouvrage de Théophile, où un pédant entêté est fort bien caractérisé. Cet écrit de Théophile se trouve au tome II de ses Œuvres, de l’édition de Janet, 1856, pages 2 et suivantes.

7. Le célèbre Lavardin, évêque du Mans. Voy. l’Introduction.

8. Expression de Pétrone, au sujet de Circé ; chap. cxxvii. (éd. de Burmann). Suétone remarque que Tibère parloit avec des gestes mous et efféminés : nec sine molli quadam digitorum gesticulatione. In Tiberio, cap. 98. (Des Maizeaux.)