De l’Équilibre et de l’État des forces navales en France et en Angleterre

De l’Équilibre et de l’État des forces navales en France et en Angleterre
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 561-593).
DE L'ÉQUILIBRE
ET
DE L'ÉTAT DES FORCES NAVALES
EN FRANCE ET EN ANGLETERRE

I. Souvenirs d’un Amiral, par M. Jurien de La Gravière, 2 vol. — Guerres maritimes sous la république et l’empire, par le même, 2 vol., 3« édit., 1860. — II. Military and Naval Statistics, etc., London, july 1860, printed by John Byre for her Majesty’s stationner office. — III. Les Budgets de la Marine en France et en Angleterre, par M. Cucheval-Clarigny, 1 vol. — IV. Note sur les Machines à vapeur et le corps des Mécaniciens, mémoire autographié par M. le contre-amiral Paris. — V. Élément de tactique à l’usage des officiers de marine à terre, par M. Laporterie, capitaine de frégate. — VI. De l’Inscription maritime, par M. Mancel. — VII. Documens inédits.

Les publicistes qui attachent du prix au maintien de la paix maritime ont une tâche laborieuse et souvent ingrate : à peine la croient-ils terminée, qu’elle est à reprendre ; les événemens viennent à la traverse et jettent de nouveaux troubles dans les esprits. Bon gré mal gré, la question reste posée entre les deux puissances qui ont des droits sérieux à l’empire et à la police des mers. Il s’agit toujours de savoir ce que l’une des deux supportera de l’autre sans se découvrir et sans déchoir. Dans ce sens, la politique générale domine tous les dénombremens de forces. Tant que cette politique garde un caractère de sincérité, et que les intentions sont d’accord avec le langage, on peut, avec un moindre souci, voir les proportions s’altérer, et l’avantage passer notoirement d’un côté ; mais si des nuages se répandent sur les relations, si les notes échangées signifient plus par ce qu’elles taisent que par ce qu’elles disent, la prudence commande alors de regarder de près à ce défaut d’équilibre, et de redoubler d’efforts pour y remédier. Sans rien exagérer, il est permis de craindre que nous n’en soyons là.

Nous ne voulons méconnaître aucun des graves motifs qui permettent de croire à la durée du concert entre l’Angleterre et la France, — l’état de l’Orient par exemple depuis la Chine jusqu’à la Syrie, et plus encore l’intérêt des deux peuples si étroitement lié avec l’intérêt même de la civilisation. Cependant, on ne peut se le dissimuler non plus, il est des symptômes dont il faut tenir compte, et qui témoignent que, pour les deux états riverains de la Manche, la longue période d’entente va faire place à une période non pas certes d’hostilité, mais de refroidissement. Sans se prononcer encore, des deux parts on s’observe. La communauté d’action sur les champs de bataille n’a pas désarmé les préventions de race ; les cœurs s’y sont moins prêtés que les bras. Les effets d’un traité de commerce auraient besoin, pour être sensibles, de l’épreuve du temps et de plus de concessions que nous ne sommes disposés à en faire. En attendant, de l’autre côté du canal, un bruit d’armes a passé sur toutes les classes et sur toutes les provinces : on s’est déclaré menacé pour devenir menaçant, on a pris à tâche de rendre la paix non moins coûteuse que la guerre. Les côtes vont se hérisser de forts, des volontaires se sont équipés à leurs frais, et ceux qui, comme moi, ont assisté à la revue de Hyde-Park et au tir de Wimbledon savent de quel esprit les populations anglaises sont animées. Le grief principal contre la France, on ne s’en cache pas, c’est de s’être agrandie récemment contre le gré de l’Angleterre, et, ajoute-t-on, en opposition avec des engagemens formels. On nous eût pardonné de modifier au profit d’autrui le droit public de l’Europe, on ne nous pardonne pas de l’avoir modifié à notre profit. De là des rapports plus équivoques et un déplacement d’alliances, qui, souterrainement commencé, se trahit déjà par certains actes. Un autre grief moins sérieux, il faut bien le dire, est le langage que tiennent chez nous quelques écrivains. L’enivrement de la victoire a frappé des cerveaux qui chaque jour refont à leur gré la carte de l’Europe. Quelle matière à diatribes contre les gouvernemens qui se sont montrés économes du sang et de l’or du pays, et qui regardaient la paix comme un bien assez précieux pour lui faire quelques sacrifices ! Les temps et les procédés ont changé. Autant on se montrait Il humble autrefois, autant on peut se montrer fier aujourd’hui. La France, assure-t-on, n’a plus à compter avec personne, et tout le monde est obligé de compter avec elle. Si dès ce moment elle ne reprend pas ses limites naturelles, c’est qu’elle y met de la générosité ; en ne dépouillant pas ses voisins, elle se montre discrète. Voilà ce qu’on dit, ce qu’on écrit dans un style et avec des airs assortis aux prétentions. Il peut paraître opportun de se classer ainsi soi-même et de flatter la vanité populaire, qui n’a pas besoin de ce stimulant ; mais il faut admettre en même temps que ce langage, doux à nos oreilles, est moins agréable aux nations que l’on condamne à un rôle subordonné. Il doit leur sembler d’assez mauvais goût qu’on signale les événemens accomplis, ou comme un préjudice porté à leur influence, ou comme une menace contre leur intégrité. Elles ne s’accommodent pas non plus de ces arrêts de déchéance au moins prématurés, et seraient tentées de prouver qu’elles ne sont pas autant qu’on le dit à bout de ressources et de vigueur. Inévitable effet d’un régime où le contrôle exercé sur les opinions en déplace la responsabilité ! Dans les pays vraiment libres, les paroles et les écrits n’engagent que les individus ; il en est autrement sous l’empire d’une liberté relative : on veut voir alors la main du gouvernement partout, même dans ce qu’il tolère ou frappe d’un désaveu.

Ainsi, dans les faits et dans les sentimens, il y a un bon et un mauvais côté qu’il convient d’avoir également présens à l’esprit lorsqu’on veut se rendre un compte exact des choses. Certes il vaudrait mieux s’associer aux témoignages de confiance qui nous sont venus cette année de quelques conseils-généraux et croire au maintien de la paix sur cette seule garantie. La paix malheureusement ne dépend ni d’intentions ni de désirs ingénieusement exprimés ; elle tient à des causes plus profondes. Dans ce sens, l’étude de nos forces prend un intérêt facilement appréciable ; il est surtout bon de savoir où nous en sommes pour notre marine, qui du second plan peut passer au premier. Des travaux pleins d’autorité ont depuis vingt ans suivi et signalé dans la Revue les efforts de cette arme, ses besoins, son histoire, ses rapides transformations ; ce sujet compte donc ici de nobles et savantes traditions à l’abri desquelles se place le moins compétent de ceux qui s’en sont occupés.


I

Avant d’entrer dans l’examen des détails, il est essentiel de faire justice d’un mot dont on use trop souvent, et qui, en Angleterre surtout, sert à couvrir l’exagération des préparatifs. Il ne s’agit, dit-on, que de mesures de défense. En France même, on parle d’une marine offensive et d’une marine défensive, en distinguant l’une de l’autre, comme si la chose allait de soi. Il faudrait pourtant s’entendre sur les termes de cette distinction. Que les redoutes à terre, les ouvrages fixes, soient considérés comme de simples moyens de défense, on peut l’admettre, avec une réserve pourtant : c’est que de tels ouvrages, en donnant la sécurité, rendent plus disponibles les ressources flottantes et augmentent les forces que l’on aurait à mettre en ligne ; mais, pour le matériel à flot, séparer la défense de l’attaque, c’est se prêter à une équivoque. Un bois flottant, animé de vitesse et pourvu d’artillerie, est un instrument offensif autant que défensif ; le service est le même : il n’y a de différence que dans le degré de puissance. La flotte du canal par exemple, que l’amirauté semble affecter à la préservation des côtes et des arsenaux anglais, ne pourrait-elle pas, à un jour donné, bloquer et menacer nos arsenaux et nos côtes ? Peu importe la destination du moment ; les destinations changent : ce qui est à considérer, c’est moins l’emploi que la valeur intrinsèque des choses. Dire que l’on n’arme que pour sa défense, c’est montrer une bonne intention qui manque de garanties. Aussi ne faut-il prendre ces déclarations que pour ce qu’elles valent et écarter résolument tout ce qui ressemble à des fictions.

À ce titre, il est bon de ramener encore une fois au vrai la situation des deux flottes. Nous l’avons fait l’année dernière[1] ; nous revenons à ce grave sujet avec des documens nouveaux. Dans la session qui vient de finir, le gouvernement anglais s’est étudié à entretenir dans les esprits une certaine alarme, en vue d’un plan de défense auquel de sang-froid le parlement eût difficilement consenti. Il s’agissait d’armer les côtes et de prouver que 300 millions consacrés à cette défense fixe n’étaient pas un sacrifice trop lourd pour un pays qui, en moins de cinq ans, a dépensé près de 600 millions pour ses défenses flottantes. La tâche était rude ; le premier ministre ne s’y est pas épargné. Il a peint à grands traits, dans un tableau de fantaisie, les risques possibles, montré Londres menacé, les ports militaires réduits, le territoire entier à la merci d’une surprise ; il a signalé les armemens de la France comme disproportionnés et prenant de plus en plus le caractère d’un défi et d’une menace. S’appuyant du rapport d’une commission d’enquête, il a adjuré la chambre d’en adopter les conclusions. En vain quelques membres ont-ils objecté que ce rapport n’était qu’un document incohérent, que les commissaires y abondaient tous dans le sens de leur arme, l’artilleur conseillant des batteries à terre, le marin des batteries en rade, l’ingénieur des camps retranchés, l’officier d’infanterie une augmentation des troupes de ligne : le premier ministre n’en a pas moins conduit sa majorité, à travers les trois lectures, au but qu’il s’était proposé d’atteindre. Avec son habileté ordinaire et un talent qui semblait rajeuni, il a éludé les difficultés, opposé ironie à ironie, mêlé le vrai et le faux dans une juste mesure, flatté les passions, fait un appel aux intérêts, sacrifié même à un mauvais sentiment en outrant des craintes qu’au fond il devait regarder comme chimériques. Il fallait réussir, il a réussi : les millions ont été votés.

Dans cet inventaire des motifs qui rendaient les précautions urgentes, notre marine n’a point été oubliée. Aucune arme n’est vue en Angleterre d’un œil plus jaloux. Le premier ministre n’a pas manqué de présenter les développemens de la force anglaise comme la conséquence des développemens de la nôtre ; peu s’en faut qu’il n’ait ajouté que, dans cette rivalité d’efforts, l’amirauté est restée en-deçà, et que, pour nous atteindre, elle a encore quelques pas à faire. Lord Clarence Paget s’est chargé du commentaire ; il a essayé de rétablir la balance entre les deux marines en mettant dix vaisseaux anglais hors de compte. Ces fictions n’ont rien de digne, même pour forcer la main au parlement. Le détail très exact et le tableau nominatif des armemens anglais ont été récemment publiés en regard de l’état des armemens français[2]. À l’aide de ces documens et de ceux que fournit le Navy List du 1er juillet 1860, on peut, à cette date, fixer de la manière la plus rigoureuse la situation des deux marines.

En bâtimens de combat, les Anglais avaient alors à flot 63 vaisseaux et 41 frégates à hélice ; nous avions 35 vaisseaux et 38 frégates à hélice : la différence est de 28 vaisseaux et de 3 frégates en leur faveur. C’est, à quelques unités près, la proportion que nous constations l’année dernière. Il est vrai que, pour prendre cette avance, l’amirauté a eu besoin de faire un grand et coûteux effort. Dans une période récente, les deux marines se balançaient ; égaux pour le nombre, nous l’emportions même pour la qualité. Les fêtes maritimes de Cherbourg amenèrent l’Angleterre à examiner de plus près ses ressources. Une enquête eut lieu, et il fut reconnu que des 50 vaisseaux à hélice qui figuraient sur les états de l’amirauté, 20 seulement étaient propres à un service de guerre. Nous en avions alors 29 ou à flot ou prêts à être lancés. L’Angleterre n’avait que 34 frégates, nous en avions 46. Les choses en étaient là dans le courant de 1858 ; l’avantage nous appartenait évidemment. Un décret de 1857 affectait en outre un crédit de 170 millions à répartir sur dix exercices jusqu’en 1867 pour des constructions neuves qui devaient porter notre flotte de combat à 40 vaisseaux et 50 frégates à hélice. En présence de ces faits, l’Angleterre fit un retour sur elle-même : dans cette distribution des forces, elle vit un danger public et n’épargna rien pour le conjurer. Son réveil a donné la mesure de son activité et de sa puissance. Dès la fin de 1858, quatre vaisseaux à voile étaient transformés : en 1859, six vaisseaux neufs étaient mis à flot, cinq autres convertis ; deux béliers à vapeur, pourvus d’un blindage, étaient commandés à l’industrie privée ; cinq frégates neuves et quelques bâtimens accessoires complétaient ce renouvellement du matériel. À aucune époque, pareil mouvement ne s’était vu. D’après les chiffres fournis au parlement par lord Paget, secrétaire actuel de l’amirauté, les constructions neuves comprenaient, dans le cours des deux dernières années, 46,284 tonneaux, dont 20,210 pour les vaisseaux, 21,608 pour les frégates. Les commandes en machines à vapeur s’élevaient à 16,730 chevaux. En 1860-1861, on ajoutera à ces chiffres 13,216 tonneaux de vaisseaux de ligne, 13,500 tonneaux de frégates, 4,871 tonneaux de corvettes, 8,045 tonneaux de bâtimens inférieurs, plus 12,800 chevaux de vapeur. Il semble qu’à f envi les cabinets qui se succèdent accélèrent l’élan au lieu de le ralentir, et il est évident que, sensé à ses débuts, le développement de la force anglaise commence à prendre un caractère d’exagération.

Pendant ce temps, que faisions-nous ? Nous laissions-nous entraîner par l’exemple ? À cet effort de la marine rivale répondions-nous par un effort correspondant ? Il suffit de parcourir les états officiels pour se convaincre que nous n’avons pas poussé bien loin les représailles. Nous nous en sommes tenus strictement aux dispositions du décret de 1857, préparé en 1855 par une commission, et fixant, avec les crédits annuels, les proportions de notre effectif réglementaire. Pas un vaisseau, pas un million, n’ont été ajoutés à cette loi, qui ajourne à dix ans le complet établissement de nos forces. Aux trente vaisseaux neufs ou transformés que l’Angleterre, en vingt-six mois, a fait sortir de ses chantiers, nous n’avons opposé que cinq ou six vaisseaux du même rang. C’était montrer une discrétion exemplaire. Elle demandait coup sur coup, et à trois reprises différentes, 200 millions pour l’accroissement de son matériel naval : nous ne sommes pas sortis des 17 millions que notre budget affecte annuellement à cet emploi. Comment s’expliquer dès lors les récriminations dont nos armemens sont l’objet, et qu’à plus juste titre nous pourrions renvoyer à ceux qui les élèvent ? Que l’Angleterre se croie obligée, pour le maintien de sa grandeur, à des sacrifices sans exemple encore, qu’elle veuille, par des préparatifs imposans, étouffer ; en germe jusqu’au désir d’attenter à son repos, qu’elle se mette en garde jusqu’à l’excès contre les surprises et les aventures : c’est là une conduite qui se justifie d’elle-même, sans qu’il soit nécessaire d’y mêler de fausses alarmes, indignes d’un peuple éclairé et résolu. Il va de soi que les forces dont on dispose doivent être d’autant plus considérables qu’elles s’exercent dans un rayon plus étendu, et qu’ayant beaucoup à protéger, une puissance doit s’efforcer de rendre partout cette protection efficace. Voilà de grandes considérations ; elles n’auraient rien perdu à être dégagées d’injustes accusations et de puériles terreurs.

Au fond, le problème de la supériorité navale n’a qu’un terme vraiment essentiel, c’est l’argent. Depuis qu’un vaisseau de premier rang coûte 5 millions, une frégate cuirassée 6 millions, et que ces machines de guerre ne peuvent marcher qu’avec une dépense en combustible qui monte de 3 à 5,000 francs par jour, le rôle à jouer sur les mers est en raison des sommes qu’on y consacre. La richesse et le crédit d’un état y entrent pour une grande part. C’est un duel financier autant que militaire ; nous convient-il de le pousser jusqu’au bout ? Faut-il opposer millions à millions ? Faut-il donner à l’armée de mer l’équivalent, ou à peu près, de la magnifique dotation que nous donnons à l’armée de terre ? À tout vaisseau construit en Angleterre faut-il répondre par un vaisseau mis en chantier ? La question ainsi posée se résout d’elle-même. Nos ressources, si abondantes qu’elles soient, ont des limites, et ce serait un triste jeu que de les placer toutes sur les risques de la guerre. C’est bien assez que nous ayons à nous tenir sur un pied coûteux de surveillance contre les états appauvris du continent : il y aurait témérité à vouloir, à force d’argent, prétendre à l’empire de la mer contre un peuple qui, par son commerce et son industrie, met à contribution tous les pays du globe ? Sur ce point, il faut savoir se résigner et conformer ses prétentions à sa fortune. Quoi que nous puissions faire, il y aura, pour le nombre des armemens, une distance entre l’Angleterre et nous. La proportion pourra varier, elle restera ce que l’Angleterre jugera prudent et utile qu’elle soit. Elle vient de prouver que la dépense ne l’effraie pas, et que sur ce point l’opinion publique est plutôt en avant qu’en arrière du gouvernement. Dès lors la marche que nous avons a suivre est toute tracée : c’est à la qualité qu’à défaut du nombre il faut viser ; c’est par le soin des détails, l’instruction des équipages, le choix des hommes, qu’on doit essayer de rétablir les chances. S’appliquer à ce que chaque vaisseau devienne un vaisseau d’élite, où chaque fonction échoit à qui peut le mieux la remplir, voilà le but à poursuivre et le conseil que donnent les hommes expérimentés. Un officier éminent, dont les lecteurs de la Revue connaissent les travaux, M. l’amiral Jurien de La Gravière, rappelait il y a peu de temps, à propos des rencontres maritimes de 1812 entre les Anglais et les Américains, ce que peut une marine naissante, animée du désir de bien faire. Avec six frégates et quelques bricks, l’Union put tenir tête à la Grande-Bretagne, qui couvrait les mers de ses escadres, et pousser jusque dans les eaux de la Manche d’audacieuses et heureuses croisières. C’est que ces frégates et ces bricks étaient des bâtimens de choix, bien montés, bien commandés, et qui, dans leur marche supérieure, pouvaient à leur gré accepter ou refuser le combat, harceler l’ennemi, à l’occasion même forcer la main à la fortune. Nul exemple ne prouve mieux que le respect du pavillon peut se fonder autrement que par les excès d’armemens, et que, dans des circonstances choisies, la bonne organisation balance avantageusement le nombre.

Cette bonne organisation, notre flotte y est-elle arrivée ? Elle en serait loin, s’il faut en croire les censures qui se sont récemment élevées dans le sein du corps législatif. Un député qui représente Toulon[3] a porté contre la marine des accusations qui vont jusqu’à l’amertume. Se rendant l’écho des plaintes et des jalousies dont les corps combattans n’ont jamais su se défendre, il s’est attaqué surtout aux corps administratifs et particulièrement aux ingénieurs. Il leur a reproché de s’isoler des officiers de mer pour produire, dans une sorte de mystère, des bâtimens qui, à l’essai, se trouvent manquer des qualités les plus vitales, les qualités nautiques. D’après lui, nos constructions pèchent par plusieurs points : la hauteur des batteries, les conditions de vitesse, la proportion entre la force de la machine et la contenance de son approvisionnement. À l’appui, les exemples ne lui ont pas manqué. Il a cité la Bretagne, qui, pour ses 1,200 chevaux de vapeur, consomme 120 tonneaux de charbon par jour et n’en peut porter que 400, restant ainsi au dépourvu après quatre-vingt-quatre heures de marche. Dans la vitesse, même disparate : à côté d’appareils de 1,200 chevaux, notre flotte en a qui descendent jusqu’à 140 chevaux, comme ceux du Montebello ; le Louis XIV en a 600, l’Austerlitz 500, le Donawerth, le Saint-Louis, le Fontenoy en ont 450. Il est facile de comprendre les inconvéniens qui s’attachent à cette inégalité de marche entre les vaisseaux. Formés en escadre, ils dépendent les uns des autres, et les plus rapides sont obligés de se mettre au pas des traînards. De là une lenteur de mouvemens qui influe sur le succès des opérations et serait un péril dans un combat. Quant à la hauteur des batteries, le cas est plus grave encore. Nos rivaux ont su donner à leurs batteries des proportions qui assurent en tout temps l’efficacité de leur tir, six ou sept pieds et même plus ; les nôtres ont des proportions moindres. Il s’ensuit que, par une grosse mer, nos batteries basses sont immergées par les sabords, ce qui contraint à les fermer et en éteint les feux, tandis que les batteries ennemies restent ouvertes et gardent leur puissance. Toutes ces défectuosités et d’autres encore auraient pu être évitées, dit-on, si la pratique fût venue en aide à la théorie, et si à des calculs de cabinet on avait joint un peu plus de connaissance de la mer. Les meilleurs juges en matière d’instrumens de bataille sont ceux que leurs fonctions appellent à les manœuvrer et à les conduire.

À ces critiques il y a plusieurs réponses à faire. En traitant de si haut le génie maritime, on se montre oublieux et ingrat ; c’est l’éternelle lutte des hommes d’action contre les hommes de science. Les ingénieurs ont leurs défaillances et leurs erreurs ; qui donc en est exempt ? Il n’en est pas moins constant que l’art nautique leur doit ses perfectionnemens les plus heureux et ses plus belles découvertes. C’est en étudiant dans son cabinet les courbures des bois, la convenance et l’harmonie de leurs formes, que l’ingénieur Sané trouva le modèle de ces beaux vaisseaux que toutes les marines du monde ont copiés comme les types les plus parfaits de l’architecture navale. Ce ne fut pas à la mer, où il ne figura qu’assez tard et dans un poste secondaire, que Borda imagina son cercle à réflexion et son cercle répétiteur. Ces deux hommes ne furent que des savans ; quel est l’homme de mer qui peut se flatter d’avoir fait plus qu’eux pour son arme ? On a beau prendre en mépris la théorie et croire que l’observation superficielle y supplée : la théorie n’en est pas moins la règle des arts ; elle les anime, les inspire, et au besoin les renouvelle. L’homme d’action ne voit rien au-delà de ce qu’il sait, l’homme de science cherche toujours ce qu’il ignore. De nos jours même, à qui doit-on le type du vaisseau à vapeur, que les officiers de marine regardaient comme impossible, et dont ils ne parlaient, il y a douze ans, qu’avec des risées ? A un de nos ingénieurs, M. Dupuy de Lôme, soutenu par un prince dont les lumières étaient au-dessus des préventions du métier ? Quand le Napoléon flotta, évolua avec ses 90 canons et sa machine de 900 chevaux, il fallut bien que les incrédules acceptassent ce cadeau de la science. Auraient-ils eu bonne grâce à se plaindre de n’avoir pas été consultés ? Sans doute les hommes appelés à user des instrumens doivent, avant l’exécution, être admis à en juger le mérite, et tout ne doit pas être laissé aux caprices, aux fantaisies du génie maritime. Un contrôle est nécessaire, et ce contrôle existe. Les plans des constructions relèvent d’un conseil des travaux, où, à côté de quatre ingénieurs, figurent deux amiraux et trois capitaines de vaisseau. L’élément militaire tempère ainsi l’élément administratif, et ramène les projets aux réalités du service, quand on est tenté de s’en écarter.

En reprenant les objections qui ont été portées devant le corps législatif, on en trouve de justes, d’autres qui manquent de mesure. Pour la hauteur des batteries, il semble admis que les nôtres en effet pèchent sous ce rapport et nous exposent à un désavantage. La difficulté consiste à concilier une plus grande élévation avec les proportions générales des bâtimens et la nécessité de ménager ailleurs des espaces pour les approvisionnemens de toute nature. C’est une étude à faire ; il est à présumer qu’on y songe. Pour les inégalités de vitesse de vaisseau à vaisseau, on subit les conséquences d’un long tâtonnement. Notre marine n’est pas arrivée du premier jet au vaisseau à grande puissance : elle a cru longtemps que les petits moteurs suffiraient et que la vapeur ne serait qu’un auxiliaire de la voile. Les premières transformations ont eu lieu sous l’empire de ce sentiment ; on a commencé par des machines insuffisantes pour arriver peu à peu à des machines d’une force mieux appropriée. On ne saurait douter que ces inégalités ne soient un embarras et une cause d’affaiblissement ; l’uniformité de marche est en marine un idéal qu’on a toujours poursuivi sans jamais l’atteindre. Sané l’avait en vue dans ses modèles, et c’est de tous nos constructeurs celui qui s’en est le plus rapproché. Avec la voile, le problème était presque insoluble ; avec la vapeur, quelques difficultés disparaissent. De singulières anomalies ont pourtant marqué nos derniers essais. Dans le type le plus général de notre flotte, le vaisseau de 90 canons animé d’une force de 900 chevaux, des inégalités notables ont été relevées entre vaisseaux de même armement et de même puissance de vapeur. En escadre, l’Algésiras prenait toujours la tête ; l’Arcole, l’Impérial, l’Eylau, le Redoutable ne pouvaient le suivre qu’à distance ; il y avait entre eux un écart d’un, deux et jusqu’à trois nœuds ou milles par heure. À quoi cela tenait-il ? Nos officiers en étaient fort préoccupés, le capitaine Labrousse entre autres, qui depuis a été nommé contre-amiral. Il regarda de près au détail des machines, changea les dispositions des tiroirs, supprima, par des combinaisons ingénieuses, des frottemens qui nuisaient à l’effet, et parvint, pour plusieurs vaisseaux, à rétablir à peu de frais le degré de vitesse que régulièrement ils devaient a voir. C’est ainsi et à la longue, par de patientes observations, par des amendemens heureux, qu’à cette marine qui naît on pourra donner la vigueur et la précision dont elle est susceptible. Après tout, les Anglais ont eu aussi de graves mécomptes ; on remplirait des pages à en fournir des preuves. Ils en ont eu dans les formes, dans les capacités, dans la stabilité, dans la marche des bâtimens. Des millions ont été jetés dans des expériences qui n’ont point abouti ; la liste de leurs avortemens est plus longue que la nôtre. Pour eux aussi, il y a, dans les vaisseaux, de saillantes inégalités de vitesse. Le Royal-Albert et le Victoria portent le même armement, 121 canons ; le premier n’a que 500 chevaux de force, le second en a 1,000 ; l’écart est considérable, on le voit. Les Anglais en sont, en marine, au même point que nous : ils cherchent, essaient et tâtonnent.

Un dernier fait qui a donné prise à des censures, ce sont les déconvenues qu’a essuyées le calcul de l’approvisionnement en combustible et les différences trouvées à l’essai entre les capacités présumées et les capacités réelles. La science était là en défaut sur son propre terrain. On a vu l’erreur imputée aux calculs faits pour la Bretagne, quinze jours de chauffe réduits à quatre ; la Gloire serait, assure-t-on, dans le même cas : estimé à quatorze jours, son approvisionnement en complet état d’armement arriverait à peine à cinq. Il y a dans ces chiffres et dans la manière dont on les présente d’évidentes exagérations ; mais il n’en est pas moins constant que les prévisions ne se sont pas toujours vérifiées. Des accidens inattendus, des modifications d’état dans les matériaux employés ont amené des surcharges et causé des surprises. C’est une des plus sérieuses difficultés qu’offre l’emploi de la vapeur. Le vaisseau doit porter l’aliment de sa marche, et son séjour à la mer est limité par la quantité de combustible que ses flancs peuvent contenir. Les plus favorisés sous ce rapport auront une quinzaine devant eux ; d’autres n’auront qu’une semaine, même quelques jours. Le charbon prend ainsi dans l’économie navale une importance à laquelle les autres élémens semblent subordonnés, et l’amiral Berkeley a pu dire que la flotte la plus redoutable serait celle qui en aurait le plus. Bon gré, mal gré, il faut s’occuper du charbon avant tout le reste, lui ménager de l’espace aux dépens des vivres, des munitions, quelquefois de l’artillerie. Tenir la mer comme anciennement pendant des mois, des années, est chose désormais interdite. Quand la machine, ce terrible consommateur, a dévoré ses provisions, force est de rentrer dans quelque port pour les renouveler. Comment diminuer cette dépendance ? comment donner à cette marine nouvelle plus d’haleine, un champ plus vaste, une plus entière liberté de mouvemens ? De divers côtés et en divers sens, on s’en est occupé : les faiseurs de projets ont pris comme toujours l’avance. Les uns ne voient d’issue à cette difficulté qu’en donnant aux constructions militaires les proportions monstrueuses dont on a fait l’essai dans les constructions commerciales. Des vaisseaux de 15, 20, 30,000 tonneaux, armés à l’avenant, deviendraient de véritables gîtes de houille, capables de fournir les plus longues navigations. D’autres, avec des plans moins ambitieux, ont porté leurs efforts sur la machine même et sur son aliment. Le problème est simple : obtenir plus de force dans un moindre espace. Déjà le charbon a été comprimé et converti en briques avec des succès contestés. D’autres systèmes sont à l’essai, l’emploi de la vapeur sèche et de la vapeur surchauffée ; ce dernier procédé semble même entré en voie d’expérience courante à l’aide des appareils de M. John Wethered, membre du congrès des États-Unis. L’amirauté l’a appliqué au nouveau yacht de la reine et paraît s’applaudir des résultats. Tout cela est en germe, et il est à croire que là flotte sera un jour maîtresse des moteurs dont elle est actuellement l’esclave. En attendant, nos ingénieurs font de leur mieux, et s’il y a un reproche à leur faire, ce n’est pas d’avoir manqué de hardiesse et de s’être refusés à des essais, même aventureux.

Le caractère de la marine nouvelle est, à le bien définir, un perpé tuel état d’enfantement. Elle crée plus qu’elle n’achève ; elle passe d’une conception à l’autre avec une rapidité qui tient du vertige ; l’œil se trouble à la suivre dans ses mouvemens. L’avantage de cette activité est de ne point rester en arrière, l’inconvénient est de ne pas voir le terme du voyage. Là où l’on croyait trouver le repos, on n’a qu’une halte. On prend et on quitte, on s’engoue et on se désenchante ; on est constamment en quête, on ne se fixe à rien ; on multiplie les surprises au point d’amener la lassitude du nouveau. Qu’on jette un regard en arrière et qu’on suive le travail de Pénélope auquel nous assistons depuis quinze ans ! Nous avions alors, de l’aveu des connaisseurs, une très belle flotte, formée par des amiraux exercés, sous l’œil d’un prince qui les animait de ses conseils ou de son influence. Le vaisseau à vapeur arrive ; la voile s’efface, tout est à recommencer. On imagine alors une flotte mixte, comme une sorte de compromis entre le passé et le présent ; en admettant le moteur à feu, on prend à tâche d’en contenir les effets ; on n’y veut voir qu’un accessoire et on en limite strictement le degré de puissance. Les transformations se poursuivent dans ce sens ; elles ne sont point achevées qu’on passe à une révolution nouvelle. Les petits bâtimens. prennent alors le pas sur les gros : on délaisse la flotte pour se porter vers les flottilles ; ces flottilles suffiront à tout, elles feront merveille, la faveur est de ce côté. L’argent et les bras appartiennent désormais aux canonnières et aux batteries flottantes ; on met sur les chantiers 5 batteries flottantes et 53 canonnières, en même temps qu’une escadre de transports ; on aura ainsi la monnaie d’une flotte. Puis, quand on s’aperçoit que ces canonnières et ces batteries flottantes sont de tristes instrumens de navigation, qu’au moindre gros temps elles tournent leur quille en l’air et ont constamment besoin de remorque, on en revient au principe, qu’on n’aurait jamais dû perdre de vue, que le vaisseau de ligne fortement armé et animé d’une grande vitesse est la seule, la véritable base d’une flotte qui veut tenir la mer, attaquer et se défendre, assurer le respect du pavillon. C’est à ce retour d’opinion que nous devons la série de nos vaisseaux à hélice dans leurs plus beaux modèles. Est-on au bout ? Le but est-il atteint ? Nullement. L’invention haletante se remet à la poursuite des nouveautés. Il semble expédient de rendre nos grandes machines de guerre invulnérables et d’ajouter à leurs murailles de 45 à 55 centimètres de bois une armure de 11 à 13 centimètres de métal. De là nous viennent les frégates cuirassées, les béliers à vapeur, comme les nomment les Anglais, et c’est de ce côté que se portent aujourd’hui la vogue et le principal effort.

Ces frégates cuirassées tiendront-elles ce qu’on s’en promet ? auront-elles tout l’effet qu’on annonce ? Il est impossible de le dire en connaissance de cause. Deux seulement sont à flot, la Normandie et la Gloire ; quatre autres sont sur les chantiers à divers degrés d’avancement. Elles ont une force qui varie de 900 à 1,000 chevaux, et sont destinées à porter de 36 à 40 canons de gros calibre. Les Anglais n’en ont que quatre, deux à flot, le Warrior et le Black-Prince, chacune de 6,000 tonneaux et de 1,250 chevaux de force et armées de 36 canons, deux autres de moindre force en construction. Dans les récriminations périodiques dont retentit la chambre des communes, ces frégates cuirassées figurent à titre d’épouvantail. Lord Paget s’en est prévalu dans un de ses discours pour agir sur la majorité, et quoiqu’il eût sous les yeux les états de notre marine, il ne s’en est pas tenu aux chiffres réels ; il les a grossis et nous a généreusement donné quatre frégates de plus. À ce sujet, une réflexion se présente. Si en effet ces frégates cuirassées sont de redoutables instrumens devant lesquels les vaisseaux sans armure n’auront plus qu’à baisser pavillon, d’où vient que l’amirauté anglaise n’en multiplie pas les exemplaires ? Elle est si attentive à tenir sur tous les autres points sa force au double de la nôtre, qu’il paraît étrange qu’elle se résigne, sur ce point capital, à des conditions d’infériorité. Elle n’a que quatre grands bâtimens pourvus d’un blindage en métal, nous en avons six ; cette manière de procéder est nouvelle, l’amirauté ne nous y a point habitués. Serait-ce qu’elle a des doutes sur les qualités nautiques de ces bâtimens, qu’elle veut savoir au juste ce qu’ils sont avant d’en entreprendre la construction sur une grande échelle ? L’expérience dans ce cas s’accomplirait à nos dépens ; on trouvera toujours le temps de nous copier, si elle réussit. Nos voisins sont coutumiers de ces emprunts, et quant à l’avance que nous aurons prise, ils ne sont point en souci de la regagner : le fer chez eux coûte moins que chez nous. Pour le moment, l’opinion n’est pas favorable en Angleterre aux armures de métal ; on croit que les plus puissantes céderont aux effets de la nouvelle artillerie. Des expériences faites à Portsmouth et à Shoeburyness ont paru concluantes ; les canons Armstrong et Witworth ont traversé à d’assez grandes distances des plaques de fer forgé de quatre à cinq pouces d’épaisseur. C’est contre la batterie flottante la Trusty que le tir était dirigé. Sur la vieille frégate le Briton, l’école de tir installée à bord de l’Excellent obtint les mêmes résultats contre des plaques de fonte de quatre pouces d’épaisseur. Non-seulement la plaque fut brisée au troisième boulet, mais on put remarquer l’effet de ses fragmens éparpillés en mitraille. L’armure, quand elle cède, crée ainsi un danger de plus.

Ce n’en est pas moins une curieuse épreuve que celle de ces bâtimens, bardés de fer comme les chevaliers d’autrefois, que ni les boulets creux ni les boulets pleins ordinaires ne pourront entamer, en supposant même que l’artillerie perfectionnée arrive à ce résultat. Un tir à terre contre un objet fixe ne donne pas toujours la mesure d’un tir à la mer contre un objet mouvant, et une cuirasse, avec ses défauts, n’en est pas moins une cuirasse. Quand sur la masse des projectiles elle n’en annulerait que la moitié, le tiers même, elle n’en aurait pas moins pour effet d’assurer un énorme avantage au vaisseau qui en serait pourvu contre le vaisseau qui ne le serait pas. Appliquera-t-on à tous ce qu’on n’a jusqu’ici appliqué qu’à un petit nombre d’échantillons ? Des frégates cuirassées passera-t-on aux flottes cuirassées ? L’expérience en décidera. Si les résultats étaient favorables à cette dernière transformation, la question d’argent se reproduirait avec des chiffres plus élevés encore. Les flottes seraient plus coûteuses ; elles ne le sont que trop déjà. Il est des époques où le génie humain se porte de préférence vers les arts qui créent, d’autres où il va avec passion vers l’art de détruire. C’est un signe des temps et la conséquence de l’esprit qui règne. Notre marine a été entraînée par la force des choses dans ce mouvement et ce goût militaires. Nulle arme n’a fait plus de travail sur elle-même ni subi des changemens plus profonds ; nulle ne s’est livrée à des recherches plus inquiètes et n’a passé par plus d’épreuves. À trois reprises, son matériel s’est transformé ; elle a vécu dix ans dans la fièvre des découvertes. Le moment est venu pour elle de choisir sa voie au lieu de la chercher, de se reconnaître au milieu des élémens qui l’entourent, et de se fixer aux mieux appropriés. Courir encore après des hypothèses, disperser son effort en créations disparates, serait s’exposer aux surprises des événemens. La prudence conseille de se concentrer dans quelques types d’élite bien étudiés et poussés au degré de perfection dont ils sont susceptibles. Voilà ce qu’il convient de faire pour les instrumens ; voyons ce qu’il reste à faire pour les hommes.


II

Quand on lit avec l’attention qu’elles méritent les études que M. Jurien de La Gravière a réunies en volumes après les avoir publiées dans la Revue, on ne peut se défendre d’une émotion mêlée de tristesse. Que le sujet prenne une forme familière dans des mémoires d’une piété touchante, ou qu’il s’élève dans la description de ces batailles fatales d’où nos flottes ne sortirent qu’en débris, le souffle qui anime l’écrivain se communique en quelque sorte au lecteur ; on ne suit pas ces campagnes par la pensée seulement, on y assiste. Quelques figures s’en détachent avec un grand relief, Jervis et Nelson du côté des Anglais : Jervis, qui prépare froidement et sagement le succès ; Nelson, qui l’enlève par ses témérités bouillantes. Collingwood, entre les deux, avec moins de bonheur, montre un peu de la trempe de l’un et de l’autre. Alliance rare de l’énergie raisonnée, de la précision du coup d’œil et du génie heureux ! Ce qui domine dans ce camp, c’est la confiance dans la victoire ; les amiraux comptent sur leurs équipages, les équipages sur leurs amiraux. Dans notre camp, c’est la confusion et le découragement qui règnent. À ces chefs d’élite qu’avions-nous à opposer ? Brueys à Aboukir, Villeneuve à Trafalgar : Brueys, qui mourut avant sa défaite et expia noblement des dispositions mal prises ; Villeneuve, qui survécut au désastre de sa flotte, et après une courte captivité revint en France se tuer de ses mains afin qu’on ne doutât plus de son courage. À l’aide de documens particuliers, M. Jurien de La Gravière a rétabli sous son vrai jour cette singulière physionomie de Villeneuve. Au fond, Villeneuve fut plus à plaindre qu’à blâmer. Avant de prendre la mer, il avait la conscience de l’échec qui l’attendait : il voyait des vaisseaux mal armés, mal gréés, mal approvisionnés, des équipages dont l’inexpérience se trahissait à la moindre manœuvre, et il ne cachait pas ses défaillances au ministre dont il relevait. Il demandait avec instance à être remplacé ; on s’y refusa, on le poussa au combat malgré lui ; il y alla avec la certitude d’être battu. Voilà les deux marines d’alors, l’une confiante, l’autre hésitante, l’une sûre de ses coups, l’autre doutant d’elle-même.

D’où venait ce contraste ? De l’organisation et de la préparation des forces. Ensuite il y eut une sorte de vertige dans la manière dont on usa des nôtres. Dès que Villeneuve eut trahi ses faiblesses, son commandement aurait dû passer en d’autres mains. La disposition d’esprit où il se trouvait est de celles qu’un officier supérieur ne doit jamais connaître et encore moins avouer. Même contre l’évidence, il faut qu’il croie au succès ; dans ce rang, le courage qu’on a importe moins que celui qu’on inspire. Mieux eût valu livrer la conduite de la flotte au plus téméraire de ses capitaines, à un soldat de fortune, décidé à courir les aventures, à beaucoup oser, à beaucoup risquer. Quel que fût le résultat, il n’aurait pu être pire. L’audace en de certains momens est le plus habile des calculs ; elle se propage, se communique et rétablit la balance. Villeneuve, dans ses dépêches, parle de ses équipages avec un accent désespéré ; qui sait ce qu’on en eût obtenu en les menant avec plus de vigueur ? Ces équipages appartenaient aux fortes races de notre littoral, qui, pour l’intrépidité et l’intelligence, ne le cèdent à aucune autre. Jamais elles n’ont bronché au feu, et la course leur doit ses champions les plus déterminés. L’élément était bon ; il ne demandait qu’à être bien manié. Que manquait-il à ces hommes pour les mettre de pair avec les meilleurs ? Quelques degrés d’instruction de plus. On n’avait pas alors un sentiment assez juste de ce que vaut l’instruction et de ce qu’elle exige. Rassemblés à la hâte et venus de divers points, ces marins n’avaient pas eu le temps de se classer et de se fondre. Aussi au premier gros temps cinq vaisseaux éprouvaient-ils de graves avaries, et dans le combat le service des canons était-il défectueux. Nous tirions aux agrès et aux mâts, tandis que les Anglais tiraient aux coques ; leurs ponts comptaient quelques blessés, les nôtres étaient jonchés de morts. À l’inexpérience des hommes s’ajoutaient ainsi les effets de mauvais systèmes. Ce qui survint de néfaste tient à ces causes combinées. C’est la leçon qui se dégage de ces événemens, et la faute dans laquelle il n’est plus permis de retomber.

L’instruction, voilà le nerf d’une flotte. Si la nôtre s’est relevée depuis ce temps, c’est à une instruction plus solide qu’elle le doit. L’instruction du marin n’est pas un fruit hâtif ; elle ne mûrit qu’avec le temps. Pour se former une idée de ce qu’elle est, il faut en suivre le développement dans ces mémoires de famille que M. Jurien de La Gravière vient de recueillir, et qui, après lui avoir servi d’exemple, resteront dans l’arme à titre d’enseignement. C’est son père qui est en scène ; aucune voix n’a plus d’autorité. Vice-amiral, préfet maritime, pair de France, il avait parcouru avec éclat tous les degrés de la hiérarchie, connu toutes les fortunes de la mer, passé par les épreuves de la captivité et assisté à l’enfantement laborieux de la marine nouvelle. Dans ces pages où l’intérêt ne faiblit pas, on voit comment une flotte parvient à sortir de ses ruines et à se reconstituer. C’est de 1820 que date ce mouvement ; nous en étions alors, pour notre force navale, au dernier degré de l’abandon, avec des équipages dissous et un matériel chaque jour dépérissant. Un ministre qui, à des vues droites, unissait une grande fermeté ne put, comme ses prédécesseurs, se résigner à ce spectacle. Il porta la question devant le conseil dans des termes qui ne souffraient pas l’équivoque, montra par des calculs précis comment on marchait à une destruction inévitable, et proposa de deux choses l’une : ou de renoncer à l’institution pour épargner la dépense, ou d’accepter les dépenses nécessaires pour conserver l’institution. Point de marine, ou une marine en état de se faire respecter. À son honneur, le gouvernement d’alors se décida pour ce dernier parti ; quelques millions furent ajoutés au budget. Depuis ce moment, les intentions ont été meilleures, et les actes se sont mis, dans le cours des temps, à la hauteur des intentions. On sait ce que le gouvernement de juillet y ajouta de sollicitude, d’esprit de suite, d’efforts et de sacrifices persévérans. Ce qu’a fait l’un des fils du roi Louis-Philippe pour cette arme de son adoption, il n’est permis à personne de l’oublier ni de le méconnaître. De là nous viennent les perfectionnemens les plus avérés, les réformes les plus salutaires. L’institution se rajeunit, s’anime ; l’art devient plus savant, plus réfléchi ; on sait où l’on va et comment on doit marcher ; on sort de l’empirisme pour obéir à l’esprit de méthode. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un coup d’œil sur les détails de ce mouvement, qui nous a conduits au point où nous sommes.

Le premier obstacle à vaincre était l’intermittence des armemens. Autrefois, et il en était ainsi il y a trente années, toute escadre qui rentrait au port, après ses opérations terminées, était une force pour ainsi dire anéantie. Par une économie mal entendue, on en dispersait les élémens, on en brisait jusqu’aux cadres. Aucun des avantages d’une campagne en commun ne survivait au désarmement. Rien ne gardait, dans ces fluctuations du service, de consistance ni de durée ; on s’énervait en passant sans mesure ni règle de l’activité au repos. Les événemens imposaient-ils un autre effort, il fallait s’y reprendre à nouveaux frais, recommencer la tâche interrompue, reconstituer ces élémens dispersés, recomposer ces cadres. À bien compter, l’argent dépensé dans ces résurrections de la flotte excédait peut-être les économies que l’on avait pu faire en la condamnant à des intervalles d’oisiveté. Le profit, en tout cas, était mince, et la perte était grande ; on y sacrifiait l’instruction, la tradition, l’esprit de corps, tout ce qui naît d’une existence régulière, d’un exercice constant et du maintien de bonnes habitudes. C’était un régime funeste pour les hommes et pour les instrumens ; après bien des hésitations, on semble y avoir renoncé. La cause de la permanence des armemens est gagnée en partie du moins. On a le bon sens de garder une petite escadre d’évolution toujours en haleine, constamment disponible ; on a quelques équipages où la tradition se conserve et se transmet, des cadres dans lesquels l’apprentissage devient plus facile et le classement plus rapide ; on a un noyau d’officiers qui échappent aux langueurs d’un long séjour à terre et aux inconvéniens d’un métier trop souvent quitté ou repris ; on a enfin un service continu au lieu d’un service qui procède par alternatives. Si réduit que soit le nombre des vaisseaux armés, ce sont du moins des vaisseaux au complet de leurs forces, et non des bois flottans qui ne passeront de l’inertie à l’activité qu’au moyen de grandes dépenses de temps et d’argent. Le système n’a qu’un tort, c’est de ne pas s’étendre à la réserve.

Un autre point à mettre hors de question, c’était l’instruction spéciale en vue de services déterminés. L’enseignement des équipages avait naguère un caractère général, comme si tous les hommes eussent été appelés à tout faire, et dans des fonctions distinctes à se suppléer presque indistinctement. Cette variété d’instruction avait un grave inconvénient, c’est que les services n’arrivaient pas à leur dernier degré de perfection, faute d’être exclusivement dévolus aux mêmes hommes. Il est de vérité élémentaire qu’en dispersant l’effort, on le rend moins intense, et qu’en le concentrant, on l’accroît. Il y a donc avantage à multiplier les corps doués d’aptitudes et investis d’attributions particulières ; c’est le principe de la division du travail appliqué à l’art militaire. On a pu en voir les bons effets dans l’armée de terre, où les corps spéciaux ont apporté un remarquable supplément de vigueur. Chaque détail ayant plus de valeur, l’ensemble en acquiert plus de puissance. L’exemple a entraîné la marine ; elle a fait dans ce sens des tentatives qui ont réussi. Des écoles spéciales ont été créées, où l’instruction est donnée à fond, où les recrues trouvent des cadres qui leur sont affectés. Telle est l’école des matelots-canonniers, qui a son siège sur un vaisseau constamment en cours d’exercice, quelquefois à l’ancre, le plus souvent à la voile. Cette école peut former mille sujets par an ; ils en sortent, après un examen, pourvus d’un brevet, et sont répartis sur les vaisseaux, où ils deviennent d’excellens chefs de pièce et font à leur tour des élèves. On ne saurait trop étendre cette utile institution. Le canonnage est par excellence et sera de plus en plus la base d’une bonne marine. Nos matelots à Trafalgar mettaient un intervalle de trois minutes entre chaque coup ; les Anglais tiraient au moins deux coups dans le même temps. L’amiral Lalande, au mouillage d’Ourlac, était arrivé, à force d’exercices, à obtenir de ses canonnière un tir d’un coup par minute, sans nuire à la précision. Tout ce qu’on fera dans le sens de la rapidité et de la justesse sera autant d’ajouté à la puissance de l’armement. Entre des flottes égales, l’avantage restera aux pièces les mieux servies.

L’école des fusiliers remplit le même objet. Le tir du mousquet a toujours été familier au marin ; mais jusqu’à ces derniers temps on s’en fiait plus à l’habileté individuelle qu’à l’instruction des hommes et à la qualité des armes. Nulle part pourtant un tir de précision n’est mieux approprié ni plus utile que dans ces combats où tous les officiers, depuis l’amiral jusqu’à l’enseigne, sont à découvert, et où les feux qui se croisent du pont et des hunes peuvent, autant que ceux des batteries, influer sur l’issue d’un engagement. L’école des fusiliers fournit cette instruction spéciale ; elle reproduit pour les équipages ce qu’a fait l’école de Vincennes pour les bataillons de chasseurs à pied : on y apprend à manier les armes perfectionnées qui frappent des coups sûrs à de grandes distances. L’institution n’en est encore qu’à ses débuts ; elle ne fournit que sept cents sujets par an ; elle en pourrait fournir mille qui répandraient dans la flotte de bonnes habitudes de tir. Le matelot s’y prête assez mal, il est vrai : son humeur mobile ne s’accommode pas de l’assujétissement qu’entraîne l’usage des nouvelles armes ; il répugne aux exercices fréquens, à l’attention soutenue, aux soins de détail, sans lesquels elles manquent d’efficacité. C’est une éducation à faire, une habitude à donner ; avec de la persévérance, on en viendra à bout.

Ce qu’on a fait pour les canonnière et les fusiliers, on a essayé de le faire pour les timoniers. Ici les résistances ont été plus vives ; on en est resté à des essais qui, malgré un succès évident, n’ont pas été poussés bien loin. Pour les gabiers, on s’est même refusé à tenter l’épreuve. Deux systèmes se trouvaient en présence : l’un qui voulait pousser jusqu’au bout cette création de cadres d’élite, destinés à retenir le plus longtemps possible au service des hommes éprouvés ; l’autre qui craignait que l’économie de l’inscription maritime ne fût affectée par cette combinaison, et que l’élément fixe des équipages ne portât préjudice à l’élément mobile. C’était en quelque sorte la lutte du choix et du nombre Les uns disaient qu’il valait mieux garder les sujets formés, les autres ouvrir les portes aux sujets à former. Pour arriver plus sûrement à leurs fins, les premiers voulaient qu’on étendît à tous les marins inscrits la clause du rengagement avec prime, que le décret du 5 juin 1856 limite à de certaines catégories ; les autres repoussaient cette disposition, dans la crainte que les rengagemens sur une grande échelle ne nuisissent à la levée permanente et n’affaiblissent le chiffre de la réserve. Entre ces deux opinions, l’hésitation n’est pas permise. Ce qui importe dans toutes les catégories du personnel, c’est de former et d’avoir du bon ; le médiocre vient assez de lui-même. Comment s’expliquer cette sorte de culte pour l’inscription maritime, qui attente au droit commun et tient dans ses étreintes les populations qui vivent de la mer ? Ce régime est assez onéreux par lui-même pour qu’on n’en exagère pas les effets. Il ne faut pas attendre tout de lui, ni tout lui demander. Tout ce qui contribuera à l’adoucir sera un bienfait et un acte de justice. Ainsi accroître, même à prix d’argent, la partie fixe des équipages, pour soulager la partie mobile, est une combinaison qu’on ne saurait trop recommander, surtout quand, à l’aide de cette combinaison, le niveau de l’instruction s’élève et que l’esprit de la flotte s’améliore. Il y a donc lieu d’insister sur ce complément des cadres spéciaux. Que des écoles soient ouvertes aux timoniers et aux gabiers, et qu’ils en sortent avec des brevets, on aura alors dans toutes les parties’ du service une élite qui donnera le ton et servira de modèle.

Dans la composition des équipages, il a été beaucoup fait ; il reste beaucoup à faire encore. Le règlement du 20 mai 1857 en fixe le détail et comprend quatre effectifs : l’effectif complet, l’effectif réduit, l’effectif en disponibilité, l’effectif en commission. En admettant ces termes, un vaisseau de second rang, comme le Napoléon, aurait 913 hommes dans le premier cas, 480 dans le second, 56 dans le troisième, 49 dans le quatrième. C’est beaucoup de complications et trop de nuances. Pour assurer en même temps un certain nombre d’hommes d’élite aux bâtimens en réserve, le décret affecte par vaisseau 4 matelots canonniers brevetés à défaut de matelots d’élite ; — 3 par frégate, 2 par corvette, 1 par bâtiment d’ordre inférieur. Si nos renseignemens sont exacts, ces dispositions sont restées à l’état de lettre morte. La permanence des cadres ne s’étend pas à la réserve ; on en est encore, à peu de chose près, au régime d’autrefois. Or la réserve, c’est la flotte, moins les neuf vaisseaux de l’escadre d’évolution. Ne serait-il pas possible d’étendre, dans un certain degré, le bénéfice de la permanence à cette partie de nos forces navales qui en est privée ? Des plans bien simples ont été proposés qui méritent l’attention. Pour doubler notre armée active, il suffirait de donner un second, pour ainsi dire, à chaque vaisseau de l’escadre d’évolution, en versant la moitié d’un personnel de choix sur celui qui, au besoin, serait appelé à suppléer l’autre. On aurait, il est vrai, des effectifs réduits, mais on aurait en même temps, sans une augmentation sensible de dépense, dix-huit vaisseaux disponibles au lieu de neuf, les uns en cours de campagne, les autres prêts à y entrer. Aux uns et aux autres, en cas de besoin, on donnerait promptement un complément d’équipage. On aurait en outre un fonds permanent de 10,000 hommes d’élite, choisis dans les diverses spécialités maritimes, et retenus au service par les avantages qu’un budget sagement réparti permettrait de leur accorder. Qu’on adopte ce plan ou qu’on en imagine un autre, une meilleure organisation de la réserve n’en reste pas moins l’une des nécessités les plus urgentes et les mieux démontrées de notre établissement naval.

Une autre idée a été mise en avant, c’est l’adjonction aux équipages d’un certain nombre de soldats aguerris. Cette idée a soulevé des objections et mérite qu’on s’y arrête. La marine y répugne, elle tient surtout à s’appartenir. Ce sentiment s’explique, il ne faudrait pourtant pas l’exagérer ; ceux qui s’en appuient avec le plus de chaleur sont ceux qui font de l’inscription le premier et le dernier mot de la défense navale et ne veulent rien voir ni en-deçà ni au-delà. L’inscription a malheureusement des limites ; dans une guerre prolongée, on y toucherait promptement. Faudrait-il alors abandonner la résistance ? faudrait-il renoncer à chercher d’autres ressources et à se procurer ailleurs un supplément de forces ? Dès le début même, il serait peut-être sage de prévoir l’insuffisance de cet élément et de le ménager par des amalgames ; ce ne serait pas la première fois que des troupes auraient été embarquées à bord d’une flotte pour suppléer à la disette des marins : l’histoire anglaise et la nôtre en fournissent plus d’un exemple. Ce n’est jamais une règle, ce peut être un expédient ; des hommes de choix sont toujours des hommes de choix, quelque élément qui les porte. Voici des vaisseaux bardés de fer qui, à un moment donné, s’attaqueront les uns les autres ; supposez-les, comme on le croit, impénétrables au boulet : ils s’épuiseront alors en canonnades inutiles, brûlant beaucoup de poudre pour se faire peu de mal. Comment vider définitivement la querelle ? Il n’y a qu’un moyen, l’abordage. Sera-t-il inopportun, à ce moment décisif, d’avoir à bord quelques soldats d’élite habitués aux combats corps à corps et sachant manier cette terrible baïonnette dont le jeu est si meurtrier ? Chacun de ces hommes ne vaudra-t-il pas un matelot, et la victoire ne restera-t-elle pas à celui des deux vaisseaux qui aura la garnison la mieux trempée et la plus nombreuse ? Ces considérations ont leur valeur, elles demandent à être examinées sans passion ni dédain : il est bon qu’elles se produisent, qu’elles se discutent. Le germe en est déposé, il ne lèvera que si le sol s’y prête. Si l’excès d’audace est quelquefois un danger, il y a un danger pire : c’est l’excès de routine.

Au sujet des mécaniciens, un fait analogue se présente ; ils n’ont pas dans la flotte un rang qui réponde à l’importance de leurs fonctions, et, mal classés, les mécaniciens échappent à une responsabilité sérieuse. Frappé de ce vide, un officier des plus distingués, le contre-amiral Pâris, en a fait l’objet d’une note qui, d’abord remise au ministre de la marine, a été ensuite autographiée à un petit nombre d’exemplaires ; on voulait en référer à l’opinion du corps. Avec les anciennes machines à balancier, on pouvait fermer les yeux sur bien des inconvéniens. Ces machines étaient lourdes, elles occupaient un espace qui n’était pas en rapport avec leur force ; mais elles avaient en revanche une solidité d’organes qui semblait défier la destruction et qui était compatible avec une certaine incurie. Avec les nouvelles machines directement articulées à l’hélice, ces négligences ne sont plus permises : la surveillance des détails est la condition rigoureuse d’un bon service. Ces machines ont plus de vitesse, occupent moins d’espace ; elles ont résolu des problèmes qu’avec les anciennes on n’aurait pu aborder ; elles sont un honneur pour l’art naval et ont donné à la flotte un plus grand rayon d’action. Malheureusement ces beaux titres sont balancés par quelques défauts. Les nouvelles machines ont des organes plus délicats ; les pressions, les vitesses de rotation particulières les exposent à de continuels dommages ; elles sont sujettes à des caprices dont les causes échappent à l’œil le plus exercé ; le moindre frottement y produit des altérations, souvent des ruptures. Rejeter ces inconvéniens sur l’instrument seul serait s’abuser, une grande partie doit en retomber sur l’insouciance et l’ignorance de ceux qui s’en servent. Ici commence la responsabilité du mécanicien ; pour le moment, elle n’est ni définie, ni réelle. Un maître mécanicien reçoit une machine au sujet de laquelle il a recueilli quelques notes pendant le montage, sans élever d’objections ; il sait qu’un corps placé au-dessus de lui n’en souffrirait pas de fondamentales ; il met de son mieux l’appareil en mouvement, et quand arrive un changement de mains trop fréquent pour le bien du service, il cède la place à son successeur après un court inventaire du matériel, et quelquefois sans lui confier les observations techniques qu’il a pu recueillir. Les défectuosités de ce régime sont évidentes ; il exclut l’esprit de suite, la tradition, les avantages de la continuité : il n’identifie pas l’homme à l’instrument, il crée pour ainsi dire un état de crise à chaque transmission qui s’opère dans le gouvernement des machines. Le remède est simple : tenir le plus longtemps possible attaché à son appareil le mécanicien qui le connaît et qui l’a étudié. En vain dit-on qu’il faut essayer et former beaucoup de sujets et qu’on ne sait vraiment ce que vaut une machine que quand elle a passé par un grand nombre de mains : c’est l’objection déjà produite au sujet des écoles spéciales ; elle ne soutient pas l’examen. Rien ne vaut le bénéfice d’une éducation suivie sur un point bien déterminé. Il faudrait en même temps aviser à ce que la transmission des machines ne se fît pas à la légère, et que l’éducation du mécanicien remplacé ne fût pas perdue pour le mécanicien qui le remplace. Il faudrait encore que celui qui doit conduire une machine fût admis à en juger préalablement le mérite, et comprendre un mécanicien en chef avec droit de vote dans les commissions de recette et d’examen. En retour de ces avantages, on serait fondé à demander aux mécaniciens plus de garanties : relevés à leurs propres yeux, ils auraient à un plus haut degré la conscience de leur responsabilité ; ils prendraient, sous l’empire d’attributions mieux définies, plus de consistance, plus de désir de bien faire, et se mettraient au niveau des autres officiers de la flotte pour l’esprit et la dignité de corps.

Voilà bien des points sur lesquels les réformes de l’organisation navale ont porté et peuvent encore porter : il en est d’autres de pur détail, par exemple la tactique des officiers de marine à terre, sur laquelle un capitaine de frégate, M. Laporterie, vient d’écrire un excellent ouvrage, que des hommes du métier ne sauraient trop consulter. Tout néanmoins s’efface devant une question capitale. On a songé aux équipages, aux canonniers, aux fusiliers, aux gabiers, aux timoniers, aux mécaniciens ; on oublie le cadre des officiers de marine. Ce cadre est au-dessous des besoins, et plus nous allons, plus les faits l’attestent ; en pleine paix, il a suffi de deux expéditions, celle de Chine et celle de Syrie, pour dégarnir nos ports et les laisser au dépourvu, surtout dans les degrés inférieurs de la hiérarchie. Il nous reste encore des amiraux disponibles, il nous reste peu d’enseignes et peu de lieutenans. C’est pourtant le cadre supérieur qui, par une loi récente, a été l’objet d’une insignifiante augmentation. On ne saurait trop répéter que cette situation est pleine de périls. Nous aurons en 1867150 bâtimens de combat ; nous n’aurons pas assez d’officiers pour les monter, si l’on persiste dans ces cadres immuables depuis un demi-siècle. Tout le monde en souffre, l’état dans son service, l’officier dans son avancement. Le zèle doit s’en ressentir et la tiédeur gagner jusqu’aux meilleurs quand ils voient avec les années leur horizon se limiter et leurs chances se restreindre. Aussi plus d’une démission est-elle donnée avant l’heure, et l’émigration est-elle grande vers les services privés. Pour arrêter ce mouvement et donner plus de jeu aux cadres, le gouvernement vient de prendre deux mesures à titre de palliatif : il a créé pour les officiers de marine un nouvel état, qui est celui de la résidence fixe, où, en retour de quelques, avantages, ils renoncent à leur droit à l’avancement. La même mesure atteint les officiers qui, après un congé de trois ans, resteront de leur plein gré dans les services privés. Pour compléter cette élagation, il eût fallu aller plus loin et toucher au chapitre délicat des pensions de retraite. Il y a, dans les cadres, des officiers qui n’y restent qu’à leur corps défendant et avec le dégoût du service, des infirmes, des hommes mariés qui dans la vie de ménage puisent la répugnance de la vie de bord, des mécontens qui se disent sacrifiés, des insubordonnés que les capitaines éloignent à l’envi et dont ils se débarrassent au premier prétexte, toute une catégorie enfin qui semble prendre racine à terre et va le moins qu’elle peut à la mer. Cette catégorie obstrue plus qu’elle ne sert, et sans profit pour elle-même nuit aux véritables vocations ; elle se ferait justice de ses mains si elle ne reculait devant l’insuffisance de la pension de retraite. Ne serait-il pas possible, au moyen d’une retenue plus forte, 5 pour 100 par exemple au lieu de 3 pour 100, d’élever cette pension de manière à faciliter les sorties volontaires, à déblayer le terrain, à augmenter les chances des officiers méritans et persévérans ? C’est un calcul à faire et peut-être une épreuve à tenter.

Même avec ces tempéramens, les chiffres des cadres devraient être augmentés ; ils sont à peine au niveau des nécessités courantes, et bien au-dessous des éventualités qu’il est toujours prudent de prévoir. On dit que l’augmentation ne serait qu’une satisfaction passagère, et qu’en portant dans les sommets des cadres des hommes plus jeunes, on reproduirait avec une intensité plus grande les mécomptes et les plaintes du cadre inférieur. On ajoute qu’à l’accroissement du nombre des titulaires devrait correspondre un développement dans le service, sous peine de créer des grades sans fonctions. De là des dépenses dans lesquelles le bon ordre de nos finances ne permet pas de s’engager. C’est bien assez que nous ayons à pourvoir à la création et à la mise en état de ces coûteux instrumens de guerre qui ne flottent et ne s’ébranlent qu’au prix de 5 ou 6 millions pour chacun : il ne faut pas s’épuiser à la fois de deux côtés, une de ces tâches suffit ; quand elle sera achevée, on songera à l’autre. Il peut d’ailleurs arriver qu’avec les instrumens nouveaux, on tire du même personnel un parti plus grand qu’avec les anciens instrumens. Si la voile s’efface d’un service de guerre, la tâche des officiers sera simplifiée et permettra d’en tenir une bonne partie en réserve pour combler les vides du combat. J’ai indiqué les objections. Quelque graves qu’elles soient, on peut y répondre. Que l’accroissement des cadres n’apaise pas les impatiences de l’avancement, c’est possible et probable ; l’homme veut toujours plus qu’il n’a. L’essentiel est de juger la plainte en elle-même et de s’assurer si elle est fondée ou non. La plainte est fondée aujourd’hui, elle ne le serait plus si une satisfaction, même légère, était donnée à l’opinion. Quant à la dépense, elle n’est pas d’une telle nature qu’elle puisse affecter l’économie d’un budget ; un million par an suffirait, d’après des calculs très précis, à défrayer une augmentation des cadres qui serait au niveau des besoins actuels. Ensuite il faut bien se rendre compte de la situation de la France vis-à-vis de la puissance qui l’observe. Nous essayons de mettre notre matériel en rapport avec le sien ; nous ne restons en-deçà que dans des proportions qui ne nous effacent pas complètement., C’est cette proportion qu’il conviendrait de conserver dans le personnel, de telle sorte que le nombre des officiers correspondît, chez nous comme chez les Anglais, au nombre des bâtimens. En sommes-nous là ? On va le voir. Les cadres présentent en Angleterre 350 capitaines de vaisseau, nous en avons 110 ; — 459 capitaines de frégate, nous en avons 230 ; — 1, 200 lieutenans de vaisseau, nous en avons 650. La balance ne s’établit que dans les grades inférieurs, où l’analogie n’existe plus. Ainsi nous sommes aux Anglais, pour les capitaines de vaisseau, comme 1 est à 3, 18 ; pour les capitaines de frégate, comme 1 est à 1, 99 ; pour les lieutenans de vaisseau, comme 1 est à 1, 85. D’un autre côté, la proportion des bâtimens entre notre flotte et la leur est de 1 à 1, 82. Il n’y a pas d’exagération à demander que l’équilibre soit rétabli, et que pour le personnel comme pour le matériel les distances soient gardées.

On est ramené, quand on s’occupe de marine, à ces rapprochemens entre la France et l’Angleterre. Il n’en faudrait pas néanmoins forcer les termes et chercher des similitudes là où il y a des contrastes, comme l’a fait l’auteur d’une brochure que nous avons citée. Entre les deux pays, les institutions sont aussi distinctes que les génies et les caractères. Essayez de comparer les budgets, les incompatibilité s se déclarent. Rien ne s’adapte, ni les natures de service, ni les modes de comptabilité, ni les moyens de contrôle. Dans un travail de dissection, on peut rechercher ingénieusement ces membres épars, les ressaisir, les grouper ; il n’en sort que des approximations, rien de positif, rien de rigoureux. Ces analyses ont un autre tort, c’est qu’à travers une multitude de petits faits les grands faits s’effacent et échappent. Ce sont ces derniers surtout qu’il convient de dégager pour qu’ils gardent toute leur force. En disant que, pour la marine, le budget anglais est de 390 millions, le budget français de 124, on aura plus vivement agi sur l’opinion, mieux éclairé les esprits qu’en s’efforçant d’établir, chapitre par chapitre, détail par détail, d’où provient cette inégalité et comment se répartit cette différence. Pour les postes supérieurs, le cas est le même. Nous avons en France un ministre responsable entouré de fonctionnaires spéciaux et de conseils consultatifs. L’Angleterre a son amirauté, qui se compose d’un premier lord siégeant au conseil des ministres et d’un conseil de cinq lords, dont quatre sont choisis parmi les officiers-généraux et le cinquième, appelé le lord civil, pris en dehors du service et appartenant à la chambre des communes. Un premier et un second secrétaire, tous deux personnages politiques, sont attachés à l’amirauté pour la préparation et l’expédition des affaires. Dans les deux institutions ; le génie des peuples se retrouve. En France, tout se ressent du degré d’action du ministre ; suivant qu’il est bien ou mal inspiré, qu’il s’efface ou qu’il se montre, les affaires de son département prennent une marche meilleure ou pire. Dans l’amirauté, ces alternatives ne se rencontrent pas, au même degré du moins ; l’esprit y est plus suivi, la tradition mieux maintenue. Les personnes changent, le corps reste ce qu’il est ; il se garde sur le terrain de ses attributions avec un soin jaloux, et maintient au-dessus de toute atteinte l’indépendance de ses mouvemens. En agissant ainsi, il est fidèle à ses origines. L’amirauté n’a été fondée en effet qu’à la suite d’une lutte contre la couronne et au préjudice d’une de ses prérogatives ; elle est une preuve de plus du prix que les Anglais attachent à se gouverner eux-mêmes. Il y a deux siècles, le commandement de la marine était une des charges qui relevaient du souverain ; un grand-amiral, membre de la famille régnante, en était investi, et prétendait l’exercer en dehors du contrôle des communes. Celles-ci réclamèrent, un conflit s’engagea ; après quelque résistance, un compromis eut lieu. La charge de grand-amiral ne fut pas supprimée ; on ne supprime rien en Angleterre, on transforme seulement. On maintint donc la charge en la mettant en commission, et les lords qui furent promus prirent le titre de commissaires chargés des fonctions de grand-amiral d’Angleterre et d’Irlande. Le pouvoir effectif passa dans leurs mains, le parlement eut gain de cause ; quant à la couronne, on amortit l’échec en lui laissant l’attribut nominal.

On peut multiplier les exemples ; ils concluront tous dans le même sens, la dissemblance des institutions. Pour notre corps d’officiers, nous avons une école navale qui est le point de départ de leur carrière, et où ils acquièrent la brillante et solide instruction qui les distingue. Nous devons à cette école une élite qui est l’honneur et l’espoir du pays. Cependant on y crée des marins un peu artificiellement. À l’âge où les jeunes gens passent leurs examens pour y entrer, ils n’ont pas encore la conscience de ce qu’ils sont ni des aptitudes dont ils ont le germe. Ils obéissent moins à un goût décidé qu’à un vague désir et à une fantaisie. Ils trouvent que l’épaulette leur siérait et se plaisent à l’idée de la porter de bonne heure. La plupart n’ont connu la mer que par leurs lectures ou à travers le prisme de leur imagination : les aventures, les campagnes leur sourient. Quelquefois c’est la famille qui porte de ce côté ses préférences ; elle a en vue de donner à l’activité de l’adolescent un but et un emploi, de l’arracher aux dangers de la vie oisive, de l’habituer à la discipline, de lui fournir de bonne heure les moyens de se suffire. Ces impressions sont très superficielles, et ces calculs se font un peu au hasard ; de là plus d’une vocation douteuse. Les cadres reçoivent ainsi des sujets qui n’ont pas, au degré désirable, l’étoffe du marin. Si les Anglais ne sont point à l’abri de ces désappointemens, ils ne s’y exposent pas d’une manière aussi gratuite. Leur véritable école est la mer, et ils veulent qu’on y arrive, autant que possible, d’une manière naturelle. Il y a chez eux deux genres de vocation, la naissance et le goût. Pour une portion des cadets des familles titrées, c’est une destination pour ainsi dire héréditaire : ils appartiennent à la flotte parce que leurs ancêtres lui ont appartenu ; ils s’accoutument dès l’enfance à la perspective d’y entrer, s’y préparent aussi par leurs études, et l’instant venu, montent à bord comme ils entreraient dans leur maison. Pour les autres catégories d’officiers, les accès de la profession sont plus rudes ; comme ils n’ont pas leur brevet en poche, il faut qu’ils le gagnent par une capacité démontrée et des services persévérans ou éclatans. Il faut alors avoir, et au plus haut point, le goût de la mer, la vigueur d’esprit et.de corps nécessaire pour y faire bonne figure, la résignation dans les postes obscurs pour arriver à dès postes plus élevés, enfin la notion complète du métier, qui est le premier et le plus sûr des titres. De ce mélange d’officiers de naissance et d’officiers de fortune est résulté pour l’Angleterre un fonds solide, sur lequel la bonne conduite de ses flottes a reposé sans jamais se démentir. Un fait digne de remarque, c’est que les plus illustres de ses capitaines appartiennent à la catégorie des parvenus. Nelson était fils d’un recteur de paroisse, Cook d’un journalier, Collingwood d’un marchand ; ils avaient commencé tous trois par les plus humbles fonctions, celles de garde-marine, de mousse et de matelot.

Différant pour l’éducation de leurs officiers, les deux états ne diffèrent pas moins pour la composition de leurs équipages et le recrutement de leurs marins. Nous avons, pour ressource unique l’inscription, et tout a été dit là-dessus. C’est un procès instruit ; M. Mancel d’Amiens vient d’y verser une pièce de plus, curieuse par les détails et qui ne pèche que par les conclusions. Il est constant que ce régime de l’inscription blesse le droit commun, frappe une classe d’hommes d’assujétissement pendant le cours d’une vie active, en leur enlevant ce qu’ont toutes les autres, le bénéfice de l’exonération. En principe, l’institution ne saurait se défendre ; en fait, il y aurait du danger à y porter la main, même à insister sur ce qu’elle a d’injuste et d’affligeant. Le moment serait mal choisi. L’inscription existe, c’est sa vertu et son excuse. À y toucher profondément, on amènerait une crise à laquelle il serait imprudent de s’exposer. Tout au plus peut-on conseiller quelques palliatifs : par exemple, la faculté du remplacement direct sous de certaines garanties, et une échelle de primes pour les rengagemens volontaires après la première période de service. Cet emprunt fait aux dispositions en usage dans l’armée de terre allégerait les servitudes des marins des classes, non-seulement sans nuire au bien du service, mais en l’améliorant au contraire par un plus grand nombre d’élémens de choix et les avantages de la continuité. Il permettrait en outre d’introduire entre l’état d’activité et l’état de réserve une distinction plus marquée, de donner un caractère de fixité à des libérations qui sont aujourd’hui facultatives et de changer en droit ce qui n’est que l’effet d’une tolérance. On aurait toujours les registres de l’inscription sous la main pour les épuiser en cas d’urgence ; on n’en disposerait plus que sous des conditions bien définies et plus tutélaires. Mieux vaudrait, à la rigueur, prolonger la première période d’embarquement que de maintenir dans une profession tant d’existences précaires. Fixés plus longtemps et d’une manière plus suivie à bord de la flotte, les équipages y prendraient plus de goût ; les aptitudes s’y développeraient mieux ; on formerait plus sûrement et avec plus de soins ce cadre d’élite de dix ou douze mille hommes qui est dans le vœu de ceux qui connaissent la mer et peut seul conduire à un établissement durable.

Les Anglais ne connaissent pas les charges de l’inscription ; l’esprit, les mœurs des populations y répugnent. Pour l’armée de mer comme pour l’armée de terre, on n’emploie qu’un mode de recrutement, l’engagement volontaire. Est soldat qui veut, est marin qui veut. Ce n’est pas la loi, c’est l’usage qui l’a ainsi réglé. Pour la marine, la loi est très rigoureuse ; elle donne au gouvernement droit de réquisition contre tout homme qui a navigué. C’était une mesure de guerre : depuis la paix, on y a complètement renoncé ; à moins d’en être réduit à des extrémités, il serait difficile de la faire revivre. En réalité, le marin exerce en Angleterre une profession libre ; l’état achète ses services et ne les impose pas. Il attire les hommes vers la flotte par des primes, des salaires et des rations constamment accrus, des avantages de position et de petites pensions de retraite. Ce n’est pas que ce système n’ait ses inconvéniens : le plus grave est de ne fournir que des ressources éventuelles au lieu de ressources certaines. En fait d’équipages, on ne sait jamais ce qu’on aura, ni quand et comment on l’aura ; c’est une sorte de cueillette dont l’abondance varie en raison des circonstances et des besoins. La marine commerciale est un terrible concurrent ; il faut lutter avec elle d’efforts et de sacrifices : rude tâche pour l’amirauté. Naguère elle s’en tenait à de courts engagemens, trois, quatre années au plus, et formait très superficiellement des matelots qui lui échappaient quand ils commençaient à devenir bons à quelque chose. On marcha ainsi jusqu’en 1852, époque où une enquête s’ouvrit. Deux opinions étaient en présence, les mêmes qui se reproduisent dans nos conseils consultatifs : l’une qui vise à essayer beaucoup d’hommes par voie de roulement, l’autre qui préfère en essayer moins et les mieux instruire ; l’une qui veut multiplier l’élément mobile, l’autre qui s’attache à accroître l’élément fixe. Cette dernière opinion prévalut, et depuis lors a commencé dans la flotte anglaise ce que l’on nomme le service continu, A la catégorie des engagemens de trois ou quatre ans, on en ajouta une autre qui embrassait dix années consécutives, avec de grands avantages en faveur de ceux qui se liaient pour cette période. Leur paie s’élevait en raison de la durée du service ; les voies de l’avancement leur étaient aplanies ; méritans, ils pouvaient passer d’une classe à l’autre, devenir sous-officiers et officiers à brevet, obtenir des pensions réversibles sur leurs veuves. Pour le matelot, c’étaient 6 pence par jour au bout de dix ans, 1 shilling au bout de vingt ans ; ils devenaient pensionnaires de Greenwich ou entraient dans le corps des gardes-côtes.

Voilà les moyens que l’amirauté a employés pour combattre les difficultés et les incertitudes de l’enrôlement. L’effet en a été bon ; il passe moins de marins sur la flotte, mais la flotte y a gagné plus de stabilité et de vigueur. La porte est d’ailleurs ouverte aux engagemens à court délai, et cette catégorie d’hommes compose encore le tiers de l’effectif. L’amirauté ne s’en est pas tenue là : elle a rendu sa sollicitude sensible à tous les degrés, elle a songé à ceux qui entrent dans la flotte et à ceux qui en sortent, aux enfans et aux vétérans ; elle a multiplié les écoles de mousses et donné un cadre à la réserve. Les mousses sont pour les équipages un précieux élément ; dans les enquêtes, au sein du parlement, on s’est accordé à le reconnaître. Entrés jeunes au service, ils s’y attachent fortement et y acquièrent une instruction, un esprit de discipline, de bonnes habitudes, que les marins formés par le commerce n’ont jamais au même point. La flotte, pour eux, est comme le toit paternel ; ils s’en éloignent avec regret, ils y rentrent avec joie. Leur éducation commence par le plus petit détail, elle s’élève avec leurs forces, et s’applique peu à peu à toutes les parties du métier. C’est une initiation complète, d’autant meilleure qu’elle se fait plus lentement. Aussi l’amirauté a-t-elle été encouragée à donner à ces institutions tout le développement possible ; elle y a répondu par des chiffres significatifs, que son secrétaire soumettait, il y a quelques mois, à la chambre des communes. En 1857, la flotte ne comptait dans ses écoles ou à bord de ses bâtimens que 1,898 mousses, et en 1858 un nombre à peu près égal. En 1859, ce nombre s’élevait à 5, 747 ; en 1860, il est de 8, 535. Cette déclaration a été accueillie avec tant de faveur qu’il est à croire qu’on ne s’en tiendra pas là. Les uns demandent que des écoles de mousses soient établies dans tous les ports de commerce et que les enfans du port d’attache soient admis à en suivre les cours, les autres que la proportion des mousses et des novices aux hommes faits, qui du sixième a été portée au cinquième, aille jusqu’au quart. L’engouement est vif, et peut-être est-on voisin de l’excès.

Pour la réserve, l’amirauté a eu la main moins heureuse ; elle n’avait, il y a peu de temps, qu’un corps composé de bateliers, de pêcheurs et d’habitans du littoral qu’on exerçait au tir du canon, et qui aurait été pour la flotte un embarras plutôt qu’un secours. En 1856, une ressource plus sérieuse lui échut. On rangea dans ses attributions les marins de la douane, qui, sous le nom de gardes-côtes et au nombre de huit mille, composent un corps d’élite toujours disponible et pouvant servir de modèle. Ce n’était là toutefois qu’un supplément de forces et non une réserve dans la véritable acception du mot. On a essayé d’en créer un qui eût ce caractère, et voici comment. D’après des calculs précis, le nombre des marins employés au cabotage et aux courtes navigations s’élève, dans le royaume-uni, à plus de 100,000 ; on y a vu l’élément d’une réserve. Ramenés souvent dans les ports d’origine, ces hommes se prêtent mieux que d’autres à un mélange d’emplois ; on a essayé de les lier à la flotte sans les enlever à l’exercice de leur profession. Pour cela, il fallait les attirer par quelques avantages. Une loi votée en juillet 1859 affecte une paie de 150 francs par an aux marins qui remplissent certaines conditions et s’engagent à servir dans la réserve pendant cinq années. Ce service n’est qu’éventuel, et des règlemens en ont précisé les termes. La seule charge imposée, c’est de passer vingt-huit jours par an à bord de bâtimens transformés en école, où ils reçoivent la solde et les rations des matelots de la flotte active. En cas de guerre seulement, ils seraient à la disposition complète de l’amirauté. On avait fixé à 30,000 la limite de ces enrôlemens, dans la crainte d’être débordé par le nombre. Cette crainte s’est trouvée vaine ; l’appel a eu peu de succès. En vigueur depuis sept mois, la mesure n’a fourni que 3,000 engagemens. À quoi tient cet échec ? Est-ce à des règlemens trop minutieux, comme l’a dit lord Lyndhurst ? Est-ce au soin que l’on met à bien choisir les sujets, comme l’affirme le duc de Somerset ? Est-ce enfin à la clause qui exclut de la réserve les hommes au-dessus de trente-cinq ans ? Toujours est-il qu’il n’y a pas affluence. Les convictions de l’amirauté n’en sont point ébranlées ; elle compte sur l’effet du temps et persiste à croire que, mieux appréciée, l’institution portera ses fruits. Avant de se livrer, le marin libre hésite, réfléchit, veut bien savoir ce qu’il fait et quel profit il doit en tirer ; c’est dans le caractère national. Les plus décidés ouvrent la marche, les autres suivront. Il est douteux pourtant que le cadre se remplisse ; il restera fort au-dessous de ce qu’on s’était promis.

Mais, dût cette réserve demeurer à l’état d’ébauche, les ressources de la flotte anglaise n’en ont pas moins des proportions qui imposent et donnent à réfléchir. Jamais, depuis près d’un demi-siècle, elle n’avait atteint le développement qu’elle a aujourd’hui. Ce n’est point un pied de paix, c’est un vrai pied de guerre. En 1836, son effectif était de 17, 500 hommes ; en 1859, de 37,000 ; il est, en 1860, de 40,000 hommes ; il sera, en 1861, de 58,000 hommes. À ce dernier chiffre il faut ajouter 18,000 soldats de marine ou simplement marines, comme on les nomme, ce qui donnera au total une force embarquée de 84,000 hommes. C’est environ trois fois plus que n’en compteront nos équipages. Ces marines, dont il vient d’être question, sont de précieux auxiliaires à bord des vaisseaux ; ils en composent la garnison ; ils s’identifient avec les matelots pour beaucoup de services, en gardant le caractère distinct d’une troupe formée pour la mer. Ils sont fusiliers, canonniers, servent les pièces pendant le combat, montent à l’abordage, opèrent des débarquemens, et ne restent étrangers qu’aux manœuvres des hunes. En tout temps on les a trouvés fidèles, solides et disciplinés ; ils ont souvent contenu les équipages, et au besoin réprimé leurs désordres. Lorsqu’en 1797 l’escadre de lord Bridport, mouillée dans les eaux de Spithead, se mit en pleine révolte, l’exemple ne les gagna pas ; ils firent feu sur les mutins, et leur bonne contenance contribua à les faire rentrer dans le devoir. Aucune institution n’est meilleure ; nos soldats et artilleurs de marine, excellente troupe aussi, s’en rapprochent plus par le nom que par l’objet et l’économie du service. Nous n’avons pas non plus d’équivalent du master anglais. Notre maistrance, qui abonde en hommes de choix, n’en met point en relief qui ait, pour les fonctions, l’importance du master. À bord d’un vaisseau anglais, le master partage avec le commandant la responsabilité de la navigation ; il s’y prépare par des études sérieuses, des observations et des reconnaissances personnelles servies par une instruction nautique très développée. Toutes les côtes lui sont familières ; c’est à la fois un pilote et un officier ; on peut s’en reposer sur lui pour la conduite du bâtiment. Nos capitaines n’ont pas sous la main de pareils aides ; ils supportent seuls, avec les autres soins du commandement, la tâche de diriger la navigation. C’est beaucoup exiger des forces et de la responsabilité d’un homme ; le fardeau est lourd, il serait sage de l’alléger et d’étudier les moyens de relever, d’étendre même les fonctions des chefs de timonerie, pour en faire quelque chose d’analogue aux pilotes-majors d’autrefois. On n’aurait pas ainsi le master anglais, mais on tirerait du moins un meilleur parti de notre maistrance dans une branche déterminée.

De tous ces faits il y a plusieurs conclusions à tirer. C’est d’abord qu’en pénétrant dans les détails on reconnaît chez nos voisins un art vigilant, toujours sur ses gardes de peur de déchoir, plutôt en avant qu’en arrière de ce qui se fait ailleurs, et fortifiant par l’expérience ce que la tradition a consacré. Aucune révolution mécanique ne le trouve en défaut, ne le prend au dépourvu. On le croit vaincu ou affaibli quand la voile cède devant la vapeur ; il étudie la vapeur comme il avait étudié la voile, avec la ferme volonté de sortir intact de cette épreuve et d’y garder son rang. Une autre révolution éclate dans l’artillerie. Le boulet creux, le boulet sphérique ne suffisent plus comme moyens de destruction, le canon lisse est condamné comme sujet à des défectuosités de tir ; de là des boulets coniques, des boulets à ailettes glissant dans des rainures savantes qui préservent le projectile des déviations et le portent à de plus grandes distances. L’art naval chez nos voisins s’émeut de ces inventions ; il sent à quel point elles le touchent. Il fait au génie privé un appel qui est entendu. Les expériences se succèdent, les procédés sont en présence : Armstrong d’un côté, de l’autre Witworth. Sans même attendre que les essais aient dit leur dernier mot, on multiplie les commandes à l’industrie particulière pour qu’à bref délai les vaisseaux de la flotte soient pourvus de cette artillerie perfectionnée. Il en sera de même pour les bâtimens à cuirasse. Les essais de la Gloire, qui se poursuivent dans Tain de nos ports, doivent frapper l’amirauté. Jusqu’ici ils paraissent concluans. La frégate a porté sans embarras la surcharge de son armure en métal : ni ses qualités nautiques, ni sa vitesse, ni la régularité de ses mouvemens n’en ont été affectées. Par une mer calme, elle a divisé l’eau sans choc et presque sans écume ; par une grosse mer, elle a coupé la lame avec aisance et a fourni un sillage qui, suivant les allures, a varié de onze à treize nœuds. La sévérité de ses lignes, la masse de fer qui la couvre, la hauteur de ses batteries, le calibre de ses canons, donnent bien le sentiment de sa puissance. Si ces résultats persistent et se confirment après une plus longue épreuve, l’art naval chez nos voisins n’y restera pas indifférent, il faut s’y attendre. On n’aura plus sur l’eau que des flottes bardées de fer ; les vaisseaux agiront par leur masse au moins autant que par leur artillerie. Il se peut qu’alors le problème, vidé pour la résistance des parois, se porte sur les capacités qui seules assurent la durée du service. Pour tenir plus longtemps la mer, un vaisseau devra être plus grand, et il faudra regarder de plus près au rapport entre la dépense faite et le travail accompli. Un bâtiment de 225 mètres de long comme le Great-Eastern ne brûlerait qu’un gramme de charbon pour transporter un poids donné à une vitesse déterminée, tandis qu’un navire de 22m, 50 en brûlerait un kilogramme pour remplir le même office. En outre le petit bâtiment ne pourrait porter de combustible que pour quelques heures de navigation ; le grand en porterait pour plusieurs mois. On serait ainsi conduit, comme le rêvait M. Brunel, aux géans des mers. L’effet des révolutions est de s’engendrer les unes les autres. Quelles que soient celles qui surviennent, prochaines ou lointaines, nos voisins y adapteront leurs moyens de défense de manière à conserver leurs avantages. Ce serait entretenir une illusion que de croire qu’on les lassera par des changemens à vue, et qu’on les réduira à merci par les surprises des découvertes.

Un point encore sur lequel ils ne semblent pas disposés à céder, c’est la proportion de leurs forces. Ils veulent que leur supériorité reste sensible. Naguère ils se contentaient d’un écart d’un tiers entre leurs armemens et les nôtres ; ils ont porté cet écart au double. Leur intention évidente est de décourager les puissances qui essaieraient de se mettre à leur niveau ; leur idée fixe est d’être et de rester les plus forts, quoi qu’il arrive. Devons-nous, pouvons-nous en France avoir la même idée fixe et la conduire si loin qu’un choc suprême en décide ? Faut-il à cette prétention hautaine opposer une prétention équivalente et relever le défi dans des termes aussi absolus ? Ce serait, — est-il besoin de le dire ? — le signal de convulsions dont on ne saurait prévoir la violence ou le terme. À tout prendre, la situation des deux empires n’est pas la même. Pendant que l’Angleterre n’a d’issue et ne court de risque que du côté de la mer, nous avons à agir et à nous garder du côté de la mer et du côté de la terre. Trahie par la mer, l’Angleterre est, sinon livrée, du moins désarmée ; notre fortune continentale survit aux désastres que la mer nous inflige. Nos armes peuvent avoir un théâtre de moins sans rien perdre, on l’a vu, de leur éclat. De là cette conséquence que notre effort est divisé, tandis que celui de l’Angleterre ne l’est pas. La marine est pour elle le principal ; pour nous, elle est restée l’accessoire, dans une proportion souvent trop marquée. Deux motifs y ont concouru : les charges que la flotte impose, les susceptibilités qu’elle éveille. Nos arsenaux sont-ils le siège d’une activité sérieuse, ce double obstacle reparaît. D’un côté, la dépense ne peut franchir les limites que lui assigne le bon ordre de nos finances ; de l’autre, dès que nos armemens s’accroissent, les défiances s’élèvent. Si peu que nous fassions, on trouve encore que nous en faisons trop. Notre flotte se voit dès lors placée dans la plus embarrassante des alternatives. S’abstient-elle, elle abdique ; agit-elle, elle porte ombrage. Elle ne peut, pour son honneur, rester stationnaire, ni faire un mouvement sans provoquer des représailles. Ainsi s’explique le régime sous lequel on la tient depuis quarante ans, où elle a été tour à tour poussée et contenue au gré des influences qui prévalaient. Le temps est venu de donner à l’institution plus de fixité et de lui accorder, dans le plan de notre défense, la faveur qu’elle mérite et le rang qu’elle doit avoir.

Une dernière réflexion se présente. Il est passé en axiome que, pour éloigner la guerre, le moyen le plus sûr est de s’y préparer. Jamais, dans ce cas, le monde n’aurait plus de raisons de compter sur un long repos. De toutes parts, l’activité est tournée vers les armemens ; dans les chantiers, dans les fonderies, dans les arsenaux, des milliers de bras forgent des instrumens de bataille ; les côtes se couvrent de retranchemens, les vaisseaux sont au complet de leurs équipages, les inventions se succèdent pour augmenter l’énergie de la destruction. Faut-il assister avec confiance à ce spectacle et y voir une garantie de sécurité ? Le doute est au moins permis. Cette fièvre de préparatifs impose de lourdes charge aux pays qui en sont atteints ; avec quelque résignation qu’ils la supportent, ils doivent faire un retour sur eux-mêmes. Peut-être, en y regardant de près, seront-ils conduits à ce calcul, que la paix ainsi comprise est moins un bienfait qu’un sacrifice, et qu’atout prendre la guerre vaut mieux comme mesure d’économie et comme moyen de liquidation, Voilà où peuvent aboutir des dépenses toujours croissantes et des armemens poussés à l’excès l Les gouvernemens ont à se tenir en garde contre ce travail des esprits : après avoir entraîné l’opinion, il est possible qu’à son tour l’opinion les entraîne, et qu’ils ne restent plus maîtres de ce mouvement et de ce goût militaires pour n’en avoir pas mieux réglé la marche et surveillé plus attentivement les débuts.


Louis REYBAUD, de l’Institut.

  1. Des Deux grandes Puissances Maritimes, Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1859.
  2. Voyez la brochure sur les Budgets de la marine en France et en Angleterre, dont l’auteur se présente sous les auspices du ministre d’état.
  3. M. de Kervéguen.