De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. 207-210).



CHAPITRE IV.


Suite du précédent. — Épisode de Cyrus et de Lysandre.


« Il en est de même de tous les autres arts ; je crois pouvoir t’y montrer des artistes de mérite, si tu le crois utile. — Dans tous ? À quoi bon, Socrate, me les faire voir ? dit Critobule. Il n’est ni facile d’en trouver qui excellent dans tous les arts, ni possible d’y être habile soi-même. Mais, sans sortir de ce qu’on appelle les beaux-arts, de ceux dont la culture peut m’honorer, fais-les moi connaître, ainsi que ceux qui s’y exercent ; et toi-même, autant que possible, viens-moi en aide de tes lumières. — C’est bien parlé, Critobule ; car les arts appelés mécaniques sont décriés, et c’est avec raison que les gouvernements en font peu de cas. Ils ruinent le corps de ceux qui les exercent et qui s’y adonnent, en les forçant de demeurer assis de vivre dans l’ombre, et parfois même de séjourner près du feu. Or, quand les corps sont efféminés, les âmes perdent bientôt toute leur énergie. En outre, les arts manuels ne vous laissent plus le temps de rien faire ni pour les amis ni pour l’État, en sorte qu’on passe pour de mauvais amis et de lâches défenseurs de la patrie. Aussi, dans quelques républiques, principalement dans celles qui sont réputées guerrières, il est défendu à tout citoyen d’exercer une profession mécanique. — Mais nous, Socrate, quel art nous conseilles-tu d’exercer ? — Rougirions-nous, dit Socrate, d’imiter le roi de Perse ? Ce prince, dit-on, convaincu que l’agriculture et l’art militaire sont les plus beaux et les plus nécessaires de tous, s’occupe de tous les deux avec une égale ardeur. » En entendant ces mots, Critobule reprit : « Quoi ! Socrate, tu t’imagines que le roi de Perse donne quelques soins à l’agriculture ? — Eh mais, dit Socrate, examinons, cher Critobule, et nous verrons peut-être s’il y donne quelque soin. Nous convenons qu’il s’occupe particulièrement de l’art militaire, parce que, sur quelque nation qu’il prélève des tributs, il prescrit à chaque gouverneur le nombre de cavaliers, d’archers, de frondeurs, de gerrophores[1] qu’il doit nourrir, soit pour contenir ses propres sujets, soit pour défendre le pays contre toute invasion des ennemis. En outre, il leur prescrit d’entretenir une garnison dans les citadelles. Le gouverneur à qui l’ordre est donné fournit la citadelle de subsistances. Le roi, chaque année, se fait présenter un état des troupes mercenaires, ainsi que de ceux auxquels il est enjoint de porter les armes ; et, les convoquant tous, sauf les garnisons, au lieu fixé pour la réunion générale, il fait en personne la revue des troupes voisines de sa résidence, et confie l’inspection de celles qui sont éloignées à des officiers dévoués. Les commandants de place, les chiliarques[2], les satrapes, qui ont leurs troupes au complet, et qui présentent des escadrons bien montés, des bataillons bien armés, sont comblés d’honneurs et de magnifiques présents. Ceux des gouverneurs de province ou de place que le roi prend en délit de négligence ou de malversation sont punis sévèrement, privés de leur emploi, ou remplacés par d’autres chefs. Une telle conduite nous prouve infailliblement qu’il s’occupe de l’art militaire. Il fait plus : quelque pays de sa domination qu’il parcoure, il voit et juge tout par lui-même, et, partout où il ne peut voir par lui-même, il envoie des inspecteurs fidèles. Ceux des gouverneurs qui peuvent offrir à sa vue une province bien peuplée, un territoire bien cultivé, plein des arbres et des fruits que comporte la nature du sol, il augmente leur département, les comble de dons, et leur accorde une place d’honneur ; mais s’il voit un pays inculte, mal peuplé, à cause de la dureté, de la violence ou de l’incurie des gouverneurs, il les châtie, les casse ou leur substitue d’autres chefs[3]. Une telle conduite ne prouve-t-elle pas tout l’intérêt qu’il prend à ce que la terre soit bien cultivée par les habitants et bien défendue par les garnisons ? Aussi, pour atteindre ce double but, nomme-t-il des officiers qui ne réunissent pas les deux fonctions à la fois : les uns ont, dans leur districts, les propriétaires et les ouvriers, sur lesquels ils prélèvent des tributs, et les autres les grandes armées. Lorsque le chef de garnison ne veille pas, autant qu’il le doit, à la sûreté du pays, alors le chef des propriétaires et le surveillant des travaux se plaignent du chef militaire, dont la mauvaise garde nuit aux travaux agricoles ; et si, au contraire, malgré la sécurité faite aux travaux par le chef de garnison, le chef civil laisse le pays inculte et mal peuplé, alors c’est lui que le commandant de la citadelle accuse à son tour. En effet, du moment où les cultivateurs du pays font mal leur service, ils ne nourrissent plus les garnisons et ne peuvent plus payer les tributs. Dans les pays soumis à un satrape, c’est ce dernier qui a une inspection sur les deux officiers. »

Alors, Critobule : « Si telle est, Socrate, dit-il, la conduite du roi, il me semble qu’il n’a pas moins soin de l’agriculture que de l’art militaire. — Ce n’est pas tout, Critobule : quelque part qu’il séjourne, dans quelque pays qu’il aille, il veille à ce qu’il y ait de ces jardins, appelés paradis, qui sont remplis des plus belles et des meilleures productions que puisse donner la terre ; et il y reste aussi longtemps que dure la saison d’été. — Par Jupiter ! dit Critobule, il faut donc, Socrate, que, partout où il séjourne, il veille à ce que les paradis soient parfaitement entretenus, pleins d’arbres et de tout ce que la terre produit de plus beau. — On dit encore, Critobule, reprit Socrate, que quand le roi distribue des présents, il commence par appeler les meilleurs guerriers, parce qu’il est inutile de cultiver de grandes terres s’il n’y a pas d’hommes qui les protégent ; puis il fait venir ceux qui savent le mieux rendre un terrain fertile, disant que les plus vaillants ne sauraient vivre s’il n’y avait pas de cultivateurs. On raconte, enfin, que Cyrus[4], qui fut un prince fort illustre, dit un jour à ceux qu’il avait appelés pour les récompenser, que lui aussi aurait droit aux deux prix ; car il prétendait être le plus habile soit à cultiver ses terres, soit à défendre ses cultures. — Cyrus, par conséquent, mon cher Socrate, dit Critobule, ne se glorifiait pas moins, s’il a dit cela, de rendre les terres fertiles et de les bien préparer, que d’être habile à la guerre. — Par Jupiter ! reprit Socrate, Cyrus, s’il eût vécu, eût été bien digne de commander. Mille autres faits en témoignent ; et, quand il marcha contre son frère pour lui disputer la royauté, il n’y eut pas, dit-on, un seul soldat de Cyrus qui passât au parti du roi, tandis que plusieurs myriades passèrent du roi à Cyrus. Pour ma part, je regarde comme une grande marque de mérite d’un souverain, quand on le suit de bon cœur et qu’on veut demeurer auprès de lui dans les dangers. Or, tant que celui-ci vécut, ses amis combattirent à ses côtés ; dès qu’il fut mort, tous moururent en combattant auprès de son cadavre, à l’exception d’Ariée. Ariée se trouvait à la tête de l’aile gauche.

« C’est ce même Cyrus qui, dit-on, lorsque Lysandre vint lui apporter des présents de la part des alliés, lui fit mille démonstrations d’amitié, ainsi que l’a raconté jadis Lysandre lui-même à l’un de ses hôtes de Mégare, et le fit promener avec lui dans son paradis de Sardes[5]. Lysandre s’extasiait devant la beauté des arbres, la symétrie des plants, l’alignement des allées, la précision des rectangles, le nombre et la suavité des parfums qui faisaient cortége aux promeneurs ; et, tout plein d’admiration : « Oui, Cyrus, dit-il, j’admire toutes ces beautés ; mais ce que j’admire le plus, c’est celui qui t’a dessiné et ordonné tout cela. » En entendant ces mots, Cyrus fut charmé, et lui dit : « Eh bien, Lysandre ! c’est moi qui ai tout dessiné, tout ordonné ; il y a même des arbres, ajouta-t-il, que j’ai plantés moi-même. » Alors Lysandre, jetant les yeux sur lui, et voyant la beauté de ses vêtements, sentant l’odeur de ses parfums, frappé de l’éclat de ses colliers, de ses bracelets, de toute sa parure, s’écria : « Que dis-tu, Cyrus ? C’est bien toi qui, de tes propres mains, as planté quelqu’un de ces arbres ? » Alors Cyrus : « Cela te surprend, Lysandre ? lui dit-il. Je te jure par Mithra[6] que, quand je me porte bien, je ne prends jamais de repos avant de m’être couvert de sueur, en m’occupant de travaux militaires ou de tout autre exercice. » Alors Lysandre, lui serrant la main : « C’est à bon droit, Cyrus, dit-il, que tu me sembles heureux : homme vertueux ! tu mérites ton bonheur. »



  1. Porteurs de boucliers d’osier.
  2. Commandants de mille hommes.
  3. On retrouvera cette organisation et ces détails administratifs dans la Cyropédie, liv. VIII, vi et vii.
  4. Cyrus le Jeune, un des héros de l’Anabase.
  5. Cf. Cicéron, De la vieillesse, chap. xvii, § 59.
  6. Divinité persane qu’on a tort de confondre avec le soleil, et qui n’est autre que le principe des générations et de la fécondité qui perpétue et rajeunit le monde. Voy. le Dict. de Jacobi.