De l’Interprétation du répertoire comique à propos du 200e anniversaire de la Comédie-Française

De l’Interprétation du répertoire comique à propos du 200e anniversaire de la Comédie-Française
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 217-228).
DE L'INTERPRETATION
DU
REPERTOIRE COMIQUE

Si la Comédie-Française n’existait pas, — il faudrait l’inventer, cela va sans dire, — mais avez-vous remarqué que nous nous trouverions véritablement coupés de toutes communications avec notre passé ? Car enfin, combien connaissez-vous d’institutions, en France, au XIXe siècle, dont quelque fâcheux accident n’ait pas trois ou quatre fois interrompu l’histoire, et qui puissent, au temps où nous sommes, célébrer le deux-centième anniversaire de leur fondation ? On a parlé de l’Opéra. Mais, sans examiner si l’Opéra, par hasard, n’aurait pas subi dans le cours du temps, et par le seul effet des transformations de son genre lui-même, quelque transformation plus profonde que la Comédie-Française, vous semble-t-il que la scène de Lulli, de Gluck, de Piccini, de Rossini, de Meyerbeer, soit aussi nationale que la scène de Corneille, de Molière, de Racine, de Regnard, de Voltaire, de Marivaux et de Beaumarchais ? et, de l’Académie nationale de musique et de danse, pourriez-vous bien dire ce que Voltaire disait de la Comédie-Française : « C’est là que la nation te rassemble, c’est là que le goût et l’esprit de la jeunesse se forment : les étrangers y viennent apprendre notre langue ; nulle mauvaise maxime n’y est tolérée et nul sentiment estimable n’y est débité sans être applaudi ? » Je me défierais bien un peu, si c’en était le temps présentement, de ce que Voltaire, dans sa langue, appelle « mauvaise maxime » et « sentiment estimable. » On gagne toujours quelque chose à se défier un peu de Voltaire. Il reste au moins que la Comédie-Française est vraiment une école, et qu’en somme, pour avoir cédé quelquefois au courant de la mode ou de la popularité, cependant on peut dire qu’elle n’a pas trop dégénéré de ce que j’appellerai la dignité de son institution primitive.

On sait assez comment elle fut fondée. La mort de Molière avait jeté sa troupe dans le désarroi. Quelques-uns de ses meilleurs sujets, — la Thorillière, Baron, Beauval et sa femme, — avaient passé chez les comédiens rivaux de l’Hôtel de Bourgogne. Lulli, très habile en intrigues, très âpre au soin de son intérêt personnel, et l’homme du monde qui se piquait le moins de reconnaissance, s’était même emparé de la salle du Palais-Royal. De sorte que l’on se fût trouvé sur le pavé pour la saison de 1674 si la déconfiture d’une autre entreprise théâtrale n’eût permis aux compagnons de Molière de louer la salle de la rue Guénégaud. Le Registre de La Grange nous est un témoin fidèle qu’on y vécut assez misérablement. La faveur sembla retourner aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. La veuve de Molière, plus tard Mlle Guérin, essaya vainement de réunir sa troupe à la troupe de l’Hôtel de Bourgogne. Les frères Parfaict nous disent qu’elle fut repoussée durement[1]. Il fallut que l’autorité de Louis XIV intervînt et que l’ordonnance du 21 octobre 1680, — que les frères Parfaict appellent, je ne sais pour quelle raison, une lettre de cachet, et datent du 22 octobre, — imposât la réunion ou, comme on disait alors, la jonction. Le roi lui-même avait arrêté la liste des acteurs qu’il gardait à son service, et réglé la distribution nominative des parts. Si nous rappelons ces détails, ce n’est pas qu’ils soient bien nouveaux, puisqu’ils ne datent pas de moins de deux cents ans, ni qu’ils soient ignorés, puisque depuis une quinzaine de jours on peut dire qu’ils traînent un peu partout. Mais, en vérité, n’étaient quatre vers de l’à-propos que M. Coppée a composé pour la circonstance, le seul nom que l’on eût oublié de prononcer en cette fête anniversaire de la fondation de la Comédie-Française, c’eût été le nom de Louis XIV, c’est-à-dire, comme vous voyez, le nom du véritable fondateur. Fâcheuse ingratitude ! car ce ne fut pas un coup d’arbitraire, un caprice d’autorité, que cette ordonnance du 21 octobre 1680. Si Louis XIV réunissait les deux troupes : c’était qu’il voulait rendre « les représentations des comédies plus parfaites, » et s’il débarrassait la troupe ainsi formée de toute concurrence de la ville et des faubourgs, c’était encore, selon les termes propres de l’ordonnance, pour donner aux comédiens « les moyens de se perfectionner de plus en plus. » Le véritable fondateur de la Comédie-Française n’est donc pas plus Molière que Corneille, ou que Racine : c’est le roi. L’ancienne troupe du Palais-Royal apportait au fond désormais commun le répertoire entier de Molière[2], il est vrai, mais la troupe de l’Hôtel de Bourgogne apportait le répertoire presque entier de Racine, et c’était bien vraiment grâce à l’intervention de Louis XIV que la France gagnait le tout. Et comme le XVIIIe siècle a véritablement méconnu Molière, je ne serai démenti par personne qui soit un peu au courant de l’histoire du théâtre si j’avance qu’on ne sait trop ce qu’il serait advenu du répertoire et de la tradition des chefs-d’œuvre de Molière, si ce n’avait été pour une grande institution publique un devoir que d’y veiller.

Après cela, comme c’est toujours un rôle désagréable à soutenir que celui de trouble-fête, nous conviendrons volontiers que la Comédie-Française a fêté magnifiquement l’anniversaire de sa fondation. On connaît le goût de M. Perrin pour les splendeurs de la mise en scène, son amour du détail exact, sa recherche de l’archaïsme. Il s’est trouvé dans cette circonstance qu’il pouvait se donner carrière, et je ne pense pas que personne lui dispute l’honneur d’avoir complètement réussi. Louons donc la reprise de l’Impromptu de Versailles. Louons la reprise du Bourgeois gentilhomme. Louons la musique de Lulli. Louons enfin tout ce qui se peut louer, jusqu’à l’éclat des ors et jusqu’à la rare habileté des costumiers du Théâtre-Français. En effet, il ne s’agissait plus cette semaine, comme en temps ordinaire, de nous présenter Molière par les côtés éternellement humains de sa comédie, mais bien de replacer pour une fois cette comédie dans son cadre du XVIIe siècle, et de nous la remettre aux yeux dans la fraîcheur, pour ainsi dire, de sa première nouveauté.

Assurément, ce n’est pas une épreuve à tenter souvent. Ces intermèdes, ces entrées de ballet, « quatre garçons tailleurs » ou « six cuisiniers dansant ensemble, » ces cérémonies burlesques poussées jusqu’à la plus violente caricature, tout cela, qui divertissait évidemment les contemporains de Molière, nous fatigue aujourd’hui, disons-le franchement, plus qu’il ne nous amuse ou ne nous intéresse. Pour ma pari, j’ai toujours trouvé la cérémonie du Malade imaginaire, — demeurée, comme on sait, au répertoire, pour quelques grandes occasions, — interminablement longue et très médiocrement comique. M. Jourdain, élevé par son futur gendre à la dignité de mamamouchi, ne m’a pas paru d’une drôlerie plus divertissante que n’est le bonhomme Argan endoctoré par son frère. Et si j’en juge par ce qui se dit autant que par ce qui s’écrit, je ne crois pas avoir été tout à fait seul, l’autre soir, à partager mon impression. Mais il n’importe, et telle quelle, la restitution a son prix certainement, et son charme. Lentement, doucement, comme du fond d’un rêve, dont l’ensemble décoratif, dont les costumes, dont la musique même du Florentin entretiennent l’illusion, c’est toute une société disparue, c’est tout un monde évanoui qui se lève, des couleurs effacées qui se ravivent, et tandis que l’attention, déroutée, distraite, indécise, va de la scène à la salle et de la salle à la scène, flotte en effleurant tout, et ne se fixe à rien, il passe dans l’esprit comme de vagues images du grand règne, de la cour de Chambord et de Saint-Germain, du plus majestueux des souverains, et du plus somptueux, du plus coûteux, du plus rare et du plus complet des divertissemens. Il n’est guère possible que nous nous fassions jamais un vrai plaisir d’aller voir jouer le Bourgeois gentilhomme ainsi restitué. La pièce elle-même, allégée de la mascarade étrange qui la termine, est un peu lente. Elle est, comme l’Avare, de ces deux ou trois chefs-d’œuvre que Molière n’a pas ou le temps de mettre au point. Seulement l’Avare est un peu plein, et le Bourgeois gentilhomme un peu vide. Quoi qu’il en soit, ce n’en est pas moins un spectacle exquis et qu’on est trop aise une fois en passant d’avoir vu, pour épiloguer davantage. Ajoutez qu’on ne saurait imaginer occasion meilleure de nous l’avoir présenté. La distribution est de presque tous points fort bonne. M. Thiron plus particulièrement, quoique peut-être il n’ait pas la voix pleine et profonde qu’on souhaiterait dans ce rôle de M. Jourdain, et M. Truffier, pour l’art très intelligent et très heureux avec lequel il a composé le rôle du maître à danser, méritent d’être signalés.

Maintenant, le grand intérêt de ces fêtes, ce sera que, pendant huit jours, on nous aura permis de juger de la vraie valeur de la troupe actuelle dans le répertoire comique. Car, pour le répertoire tragique, il faut avouer que Corneille avec Racine semblent n’avoir servi vraiment dans la circonstance qu’à rehausser la gloire de l’unique Molière. Horace avec le Menteur et les Plaideurs avec Britannicus, c’est peu, contre le Misanthrope, et Tartuffe, et l’Avare, et les Femmes savantes, et l’École des femmes, et le Bourgeois gentilhomme. Profitons du moins de cette bonne fortune pour dire doux mots de l’interprétation du répertoire comique.

Il est assez facile de poser en termes généraux les règles d’une bonne interprétation du répertoire tragique, ou plutôt toutes les règles ici se renferment dans un principe unique, et ce principe, c’est que l’acteur qui jouera Polyeucte ou l’actrice qui jouera Monime, faisant abdication de leur personne, mais abdication entière, voudront bien se laisser guider, aveuglément, aux indications qui ne sont guère moins clairement écrites dans les alexandrins sonores de Corneille que dans les hexamètres harmonieux de Racine. Comédiens et comédiennes, qui prendrez le fardeau de ces grands rôles,

Ne veuillez pas vous perdre et vous êtes sauvés ;


c’est-à-dire ne cherchez pas dans le Rodrigue de Corneille ou dans l’Iphigénie de Racine le Rodrigue de la romance espagnole ou l’Iphigénie de la tragédie grecque : ils n’y sont pas. Mais surtout n’y cherchez pas ce que vous semblez aujourd’hui presque tous y chercher : quelque Iphigénie dont personne avant vous ne se fût avisé, quelque Rodrigue dont vous prétendriez nous apporter la révélation,

………. car je prétends
Qu’il vous faudra d’abord les y chercher longtemps.


et ensuite que vous ne les y trouverez pas. Il n’y a pas deux manières de comprendre un rôle de Corneille ou de Racine : il n’y en a qu’une. Il ne fait pas bon vouloir être plus cornélien que Corneille ou plus racinien que Racine : c’est quelquefois le tort des directeurs. Il ne fait pas bon non plus, comme nous le voyons à l’Odéon, se couvrir du nom de Corneille pour jouer obstinément les Agar, ou du nom de Racine, comme au Théâtre-Français, pour jouer obstinément les Mounet-Sully : c’est trop souvent le tort de nos acteurs.

Je conviens qu’il est plus difficile de poser les règles d’une bonne interprétation du répertoire comique en général et du répertoire de Molière en particulier. En voici la raison.

Faites une expérience et une expérience bien simple. Prenez, non pas même encore les chefs-d’œuvre de Molière, mais seulement le Légataire de Regnard, le Turcaret de Le Sage, le Barbier de Beaumarchais, et réduisez-les à ce qu’il en peut tenir dans l’anal)se de la fable essentielle. Vous serez étonné comme tous ces sujets, dans leur fond, sont tristes, répugnans et, tranchons le mot, douloureux. Transposez-les de la scène dans la vie réelle, ou plus simplement, et sans aller jusque-là, remettez à quelque homme de théâtre, de ceux qui n’ont pas cette merveilleuse faculté de tourner tout au rire, le soin de les traiter. Vous avez aussitôt des drames honteux ou terribles. Un misérable vieillard devenu la victime d’une bande d’héritiers et de domestiques avides jusqu’au crime ; un financier véreux devenu la proie d’une association de filles et de souteneurs ; un tuteur taré qui veut épouser sa pupille et qui n’en est empêché que par un enlèvement compliqué de bris de clôture, d’escalade nocturne et d’effraction ; — ne sont-ce pas là justement les ressorts qui servent aux combinaisons accoutumées des romanciers populaires et des dramaturges du boulevard ? Direz-vous qu’il ne manque pourtant pas de pièces gaies, dont la forme n’est pas plus divertissante que le fond n’en est inoffensif, aimable, heureux, et que je choisis mes exemples ? Oui, je les choisis, mais je les choisis, — notez ce point, — parmi les seules pièces qui demeurent au répertoire et qui vivent. Les autres, qui seront celles de Collin d’Harleville, par exemple, ou d’Alexandre Duval, il y a beau temps qu’elles ne sont plus qu’un souvenir, qu’un nom, qu’une ombre dans l’histoire du théâtre. Les comédies qui durent, ce sont décidément celles qui tirent en quelque sorte le rire des profondeurs de la sottise ou de l’impudence humaines. Comédies violentes, presque cruelles, intrigues ténébreuses, et qui vous feraient pleurer si la donnée n’en était tombée par bonheur entre les mains de l’un de ces hommes qui, comme dit Beaumarchais, d’un mot bien spirituel et bien profond, « se pressent de rire de tout, » et précisément « de peur d’être obligés d’en pleurer. »

De là résulte évidemment pour l’acteur une certaine latitude ou liberté d’interprétation. Sans doute, on n’aura pas le droit de nous transformer le Légataire universel en un drame sombre et répugnant, ce qui ne laisserait pas, à la vérité, d’être un peu bien difficile, ou, ce qui serait plus facile assurément, de métamorphoser le Figaro de Beaumarchais en un barbier précurseur de la révolution française, mais on aura le droit, je le crois, de pousser les rôles un peu plus au noir qu’on ne faisait jadis, vers 1708 ou 1788, et jusqu’à la limite où l’on risquerait, en glaçant le rire sur les lèvres, de dénaturer le sens même des œuvres. Or, combien cela ne sera-t-il pas plus vrai des rôles de Molière, bien autrement profonds, et complexes par suite, que les rôles de Regnard ou de Beaumarchais ?

J’ai quelque regret ou quelque remords de conscience à le dire si catégoriquement : la tendance que je signale n’est que trop prononcée depuis quelques années au Théâtre-Français, et c’est une manie que d’y tourner Molière presque au tragique : mais pourtant, il faut bien un peu s’y ranger, et l’on ne persuadera jamais à quiconque les aura médités qu’il n’y ait dans l’École des femmes, et dans Tartuffe, et dans le Misanthrope, et dans l’Avare, que de quoi rire,.. et puis s’en retourner coucher. Non certes ! ne faisons tort à Molière ni de sa belle humeur constante, ni de sa large et saine franchise, ni de la souveraine clarté de son bon sens ; — ne raffinons pas trop sur notre plaisir et ne nous en faisons pas comme qui dirait une souffrance exquise ; — ne boudons pas contre le rire et laissons-nous aller bonnement aux choses qui nous prennent par les entrailles. Mais reconnaissons aussi qu’il y a de la tristesse, bien souvent, et une tristesse amère, déguisée sous le rire de Molière. J’ai toujours été frappé de quelques mots de la Critique de l’École des femmes : c’est Uranie qui parle : « Pour moi, je trouve que la beauté du sujet de l’École des femmes consiste dans cette confidence perpétuelle, et ce qui me parait assez plaisant, c’est qu’un homme qui a de l’esprit et qui est averti de tout par un étourdi, qui est son rival, et par une innocente, qui est sa maîtresse, ne puisse avec tout cela éviter ce qui lui arrive. » Vous entendez bien. Il a de l’esprit et il est averti de tout. Son rival est une tête à l’évent et sa maîtresse est une péronnelle. Vous connaissez le dénoûment :

Il n’en est pas moins dupe, en sa maturité,
De la jeune innocente et du jeune éventé.


Je me tiens pour assuré que Molière ici, non plus qu’ailleurs, ne prétendait nullement philosopher. Cela fait-il qu’il ne philosophe ? Et dans la leçon qu’il nous donne me refuserez-vous le droit devoir l’une des plus mélancoliques satires qu’il y ait de l’inutilité des précautions humaines contre la force des instincts et contre la toute-puissance de la fortune ? Remarquez, en outre, que le Misanthrope, que Tartuffe, que l’Avare nous donnent la même leçon. Vous pouvez dire, il est vrai, qu’Harpagon et Tartuffe sont punis du crime et du vice par les inévitables conséquences du vice et du crime même. C’est leur iniquité qui retombe sur eux. Mais Arnolphe, mais Alceste, de quoi sont-ils coupables que d’avoir trop présumé d’eux-mêmes et de leur pouvoir a surmonter la nature ?

… Et sans doute ma flamme
De ces vices du temps saura purger son âme.


Voilà l’illusion dont Alceste est si cruellement puni ! Parmi tous les moyens qu’il y ait d’exciter le rire chez les hommes assemblés, celui qui consiste à montrer la disproportion dérisoire du rêve et de la réalité, du désir et de l’acte, de la puissance et de l’effet, des efforts et des résultats, est assurément l’un de ceux que Molière, dans ses grandes comédies, a le plus volontiers employé. Chose curieuse, digne au moins d’être notée ! ce moyen, ni Regnard, ni Le Sage, ni Beaumarchais n’ont osé le reprendre. Ils n’ont pas mis en scène le ridicule « qui a de l’esprit »[3]. Le vieillard du Légataire universel n’est qu’une ganache à côté d’Harpagon ou même d’Argan, et Bartholo, le Bartholo du Barbier, n’est qu’une bête auprès d’Arnolphe.

Je n’insiste pas. Il faudrait ici toucher à l’un des chapitres d’esthétique les plus obscurs qu’il y ait au monde. Ce n’est pas le chapitre des chapeaux : c’est le chapitre de la psychologie du rire. Pourquoi, comment, et de quoi rions-nous ? Et tandis qu’il est si facile et si vite fait d’avoir dit pourquoi nous pleurons ; que de causes diverses et d’effets différens, que de degrés, que de nuances depuis le rire joyeux et perlé de l’amoureux en belle humeur jusqu’au rire désespéré, frénétique et tragique d’Oreste ! Bornons-nous donc à constater que certaines pièces de Molière, jointes à de certains aveux, éclairées à la lumière de certains détails qui nous sont parvenus, semblent autoriser une certaine manière de le jouer et que cette certaine manière est présentement en faveur au Théâtre-Français. C’est ainsi que M. Got joue, par parties du moins, — et j’ajouterais admirablement si je n’avais tout à l’heure une critique d’importance à lui soumettre, — l’Arnolphe de l’École des femmes. C’est ainsi que M. Delaunay voudrait jouer l’Alceste du Misanthrope et qu’il le jouerait, si le rôle était, comme on dit, dans ses cordes. C’est ainsi que, marchant d’un pas déjà ferme, autant du moins qu’on en puisse juger par une seule expérience, sur les traces de ses maîtres, un jeune homme, M. Leloir, nous jouait récemment l’Harpagon de l’Avare. Il y a quelque temps que je n’ai vu jouer Tartuffe et je n’en puis par conséquent rien dire de précis, mais je suis persuadé qu’il doit y avoir encore quelqu’un qui joue là Tartuffe au tragique. En un mot, je le répète, c’est maintenant la manière à la mode. On peut préférer sans doute une autre interprétation. Cependant si l’on y veut bien réfléchir, nul ne consentira que celle-ci soit tout à fait illégitime, et j’ajoute qu’elle est l’œuvre d’artistes qui se sont donné certainement la peine d’approfondir très avant leur Molière.

L’inconvénient de cette manière, — et le vrai point de la discussion, — c’est qu’on risque ainsi d’introduire dans les rôles de Molière beaucoup de choses qui n’étaient pas dans la pensée de Molière. C’est un danger. Mais nous en effraierons-nous beaucoup ? Oui et non. Non, parce qu’après tout le propre du génie, c’est de voir plus loin, plus distinctement et plus profondément qu’il ne croit voir lui-même. Depuis deux cents ans, les grands rôles de Molière se sont enrichis, et pour ainsi dire étoffés, non pas précisément, comme nous l’avons entendu soutenir, de ce que les fantaisies du comédien ou l’érudition des commentateurs ont cru pouvoir y faire entrer, mais de toutes les expériences individuelles que cinq ou six générations ont faites de leur éternelle vérité. Nous avons tous reconnu dans Tartuffe ou dans Célimène des traits dont nous pouvions vérifier à l’instant la justesse en promenant circulairement nos regards de l’avant-scène de droite à l’avant-scène de gauche, et dès là nous avons tous mis quelque chose, dans les personnages de Molière, — aussi peu que ce soit, mais quelque chose, — du Tartuffe de l’orchestre ou de la Célimène du balcon. Et oui, pourtant, d’autre part, nous nous effraierons du danger, parce qu’il semble que l’un doive d’abord au génie cette marque de respect et ce témoignage d’admiration de le prendre pour ce qu’il s’est donné. Que voulait en effet Molière ? Il nous l’a dit lui-même : Faire rire les honnêtes gens. Je ne demande donc rien que de légitime, si je demande que ses interprètes règlent leur jeu sur cette parole ; qu’au lieu de faire saillir le drame dans la comédie de Molière, ils le repoussent au contraire dans la pénombre ; et qu’ils n’oublient jamais qu’ils ont affaire avec ce qu’on appelait en ce temps-là les honnêtes gens. L’autre soir, en regardant M. Delaunay suer et souffler dans Alceste, il me revenait à la mémoire une tradition du rôle. On raconte donc que Baron[4], dans la scène du sonnet, ne commençait à donner signe de véritable irritation et ne cessait de se contenir que sur ce vers d’Oronte :

Croyez-vous donc avoir tant d’esprit en partage ?


et pour lancer la réplique :

Si je louais vos vers, j’en aurais davantage.


C’était longtemps attendre, et le jeu de Baron devait être un peu froid. J’ignore d’ailleurs si la tradition est authentique : mais il me suffit que l’anecdote indique bien, avec un peu d’exagération, il est vrai, dans quel esprit de modération, de politesse et d’ironie contenue plutôt que de colère débordée le rôle du Misanthrope doit être composé. Voilà pour « les honnêtes gens. »

Il s’agit de les « faire rire. » Le meilleur moyen ne serait-il pas peut-être d’avoir l’air de n’y pas toucher, comme on disait jadis, et de s’en fier à la force comique des situations pour provoquer la gaîté des spectateurs ? Faut-il tant détailler Molière ? et comme on ferait Marivaux, — c’est-à-dire, car la remarque en vaut la peine, le seul de nos auteurs comiques qui ne doive rien ou presque rien à Molière ? — Je crains fort que ce ne soit trop souvent se méprendre sur le caractère de Molière :

Ce Molière est pressant, et veut, sans complaisance,
Que l’auteur s’accommode à son impatience,
Le traite à sa manière ; ..


et c’est à savoir, largement, « à grands traits non tâtés, » comme il le dit lui-même, et rondement, sans surcharger le rôle d’intentions ni broder le rôle de finesses où il ne se reconnaîtrait pas. Je crois que cette manière est la plus conforme à Molière. Et pourtant, quiconque dirait qu’elle est la seule bonne, on pourrait lui répondre qu’il sait assurément lire Molière, mais que le lire et le jouer sont deux choses. Unir ensemble la distinction et la rondeur, être à la fois d’une bonne humeur parfaite et d’une parfaite noblesse, cela s’arrange aisément dans l’imagination d’un lecteur. À la scène, c’est peut-être autre chose. Et quand un comédien de génie y pourrait réussir, comme on ne peut pas imposer aux gens, sous prétexte qu’ils appartiennent à la Comédie-Française, l’obligation d’avoir du génie, la difficulté revient. Il semble impossible de prendre parti sur une unique interprétation de Molière, et décidément il s’en faut de beaucoup que la question soit aussi simple qu’elle pouvait paraître au premier abord. C’est qu’il en va pour les comédiens comme pour les artistes, peintres ou sculpteurs. Nous les jugeons trop vite, et nous ne prenons pas assez la peine d’entrer un peu avant dans les raisons de leur choix et les motifs de leur résolution.

Et ce n’est pas tout. Car voici peut-être encore une troisième manière d’interpréter Molière. Quand vous irez voir jouer l’École des femmes, vous pourrez remarquer que M. Got, comme nous le disions tout à l’heure, tourne presque au tragique toute une bonne part du rôle d’Arnolpph. Et subitement, au troisième acte, quand il s’assied et qu’il commence le fameux discours :


Je vous épouse, Agnès, et cent fois la journée
Vous devez bénir l’heur de votre destinée…


chargeant jusqu’à la caricature, ce sont des gestes, et des jeux de physionomie, et des intonations que je ne puis mieux comparer qu’à celles qui rendent M. Got si amusant dans la consultation du Médecin malgré lui. Tandis qu’au contraire, et quand pour dire ce discours au sérieux il n’y aurait d’autre raison que celle-ci, savoir qu’il suscita contre Molière les plus sottes calomnies et les plus véhémentes colères, c’en serait assez. Précisons encore davantage :


Et ce que le soldat dans son devoir instruit
Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
À son supérieur le moindre petit frère,
N’approche point encor de la docilité,
Et de l’obéissance, et de l’humilité,
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.


Il ne semble pas qu’il y ait deux manières de dire ou plutôt de lancer ces vers : les mots mêmes ici portent la voix, l’ampleur de la période elle seule suffirait d’indication : cependant M. Got désarticule cette période, il hache menu tous ces grands vers et, bien loin de se laisser emporter au crescendo du mouvement, il l’interrompt, presque à chaque hémistiche, de l’air, du geste, et du ton d’un homme qui chercherait des comparaisons et qui les placerait à l’aventure dans son discours, selon que le hasard et la fantaisie les lui suggèrent. Eh bien ! on dira ceci, on dira cela, mais je ne puis pas encore condamner absolument cette manière. Lecteur, je n’ai pas un instant de doute et je la déclare mauvaise ; acteur, il me semble que je me déciderais pour une autre manière, mais non pas sans avoir hésité. C’est qu’il y a dans l’œuvre de Molière tout un côté burlesque et bouffon, de plaisanteries violentes et d’effets outrés, toute cette comédie populaire, en un mot, qui chagrinait la si sincère amitié de Boileau, qui divisait l’admiration de La Bruyère, qui choquait la délicatesse de goût de Fénelon. Boileau, La Bruyère, Fénelon, avaient-ils tort, avaient-ils raison ? Ce n’est pas le lieu ni le temps de l’examiner. Toujours est-il que Monsieur de Pourceaugnac, et le Bourgeois gentilhomme, et le Médecin malgré lui, et les Fourberies de Scapin sont là, — que ces bouffonneries) dont quelques-unes sont énormes, font partie de l’œuvre de Molière, — qu’elles ne figurent pas toutes parmi ce qu’on en admire le moins, — que personne assurément ne les voudrait sacrifier à la gloire d’un Molière plus constamment grand, sévère et poétique, — qu’il est bien difficile parfois de ne pas céder à la tentation de s’en autoriser, — et que l’on peut se croire enfin permis d’approcher Arnolphe lui-même non-seulement des Sganarelle et des Diafoirus, mais encore des matassins du Malade imaginaire et des Turcs du Bourgeois gentilhomme. Je citais tout à l’heure la tradition de Baron dans le Misanthrope. Cependant si l’on cherchait bien dans l’histoire du Théâtre-Français, on trouverait peut-être un moment du XVIIIe siècle où il n’est pas jusqu’au rôle d’Alceste que l’on n’ait joué de façon à faire d’abord et surtout rire. Car sans cela Fénelon, et Jean-Jacques plus tard, auraient-ils pu se plaindre qu’en créant ce personnage d’Alceste, Molière eût prétendu rendre la vertu ridicule ? Nous, hommes du XIXe siècle, est-ce que nous trouvons Alceste ridicule ?

Que faire donc parmi cette diversité d’interprétations, dont il n’est aucune, comme on voit, qu’on ne puisse justifier ?

Éviter d’abord de jouer, comme on dit, avec son « tempérament » et se bien persuader qu’on ne joue pas le répertoire tragique ou comique sans de longues, patientes et difficiles études. Éviter ensuite, mais éviter comme on ferait la peste, de vouloir créer à nouveau ces grands rôles. L’originalité ? je serais capable de dire qu’ici c’est de n’en pas avoir. A tout le moins c’est de savoir qu’on ne peut rien de plus que la dégager insensiblement de l’imitation fidèle de ses devanciers, et qu’on ne les surpassera qu’en ayant commencé par les imiter. Il ne faut pas vouloir imposer son originalité propre à la tradition, mais se bien mettre en tête qu’on ne devient original que par la longue pratique de la tradition. Ce n’est pas une preuve de bon goût seulement que nous a donnée Mlle Croizette en déférant, dans le rôle de Célimène, aux exemples de Mme Arnould-Plessy : c’est une preuve de bon sens. Car, en admettant même qu’elle n’atteignît pas à l’originalité, du moins elle aurait maintenu dans ce grand rôle l’autorité de la tradition. C’est tout ce que l’on peut raisonnablement demander, mais on a le droit de l’exiger. Et peut-être que si M. Delaunay, dans son rôle d’Alceste, M. Delaunay, qui connaît et qui sait la tradition, avait bien voulu s’y conformer, il nous le jouerait mieux. Que n’y met-il seulement, au lieu de se rouler en boule, comme il fait, et de hérisser ses piquans à l’approche de tout le monde, un peu de cette désinvolture et de cette grâce de facilité qu’il sait si bien mettre dans l’Horace de l’École des femmes ou dans le Cléonte du Bourgeois gentilhomme !

Il faut conclure. Nous ne savons ni ne voulons prévoir ce que la reprise, depuis si longtemps annoncée, de l’Iphigénie de Racine, nous apportera d’observations à joindre aux observations que nous suggérait cet hiver une assez méchante reprise du Cid. Hâtons-nous donc de louer aujourd’hui, par provision, ce qu’il est permis de louer. Médiocre dans le répertoire tragique et insuffisante, assez bonne dans le répertoire contemporain, — quoique nous nous promettions de montrer quelque jour que là même il y a plus à dire qu’on ne croit, — la troupe est bonne dans le répertoire comique, et s’il est possible qu’en d’autres temps tels ou tels rôles aient été tenus plus brillamment, de manière à contenter plus pleinement les spectateurs les plus difficiles, je ne pense pas que l’ensemble se soit montré souvent meilleur, plus remarquable de cohésion, j’ajouterai : d’émulation. Il y a là nombre de jeunes acteurs qui cherchent, et c’est déjà beaucoup que de chercher, même quand on ne cherche pas tout à fait dans la bonne voie. Nous croyons que, pour y rentrer, deux choses particulièrement seraient à faire, et deux choses qui se tiennent : l’une, de dire plus largement et de ne pas détailler Molière avec autant d’insistance, en y mettant force intentions et finesses qui ne sont pas dans Molière ; l’autre, de jouer un peu plus rondement et de n’avoir pas l’air trop souvent, dans presque tous les rôles marqués, d’officier sur la scène : quelques-uns même y pontifient.

Ce n’est pas le temps d’appuyer. À la vérité, pour célébrer ce deux-centième anniversaire, quelques-uns auraient désiré que, sans faire la part plus étroite à Molière, on trouvât quelque moyen de la faire plus large à tant d’autres et que l’on conviât à la fête quelques-uns de ses successeurs et de ses héritiers, Regnard ou Beaumarchais. Mais en y réfléchissant, c’est sans doute qu’en la circonstance la Comédie-Française a voulu, pour faire plus d’honneur à son passé, se montrer à son plus grand avantage. Elle y a réussi. Et tant qu’elle ne nous donnera que des représentations comme celles de cette semaine commémorative, passant condamnation sur les omissions ou même sur les tristes représentations d’Horace et de Britannicus, nous pourrons dire que, de ce côté du moins, la maison de Molière soutient assez bien ses glorieuses traditions. Il faudrait qu’on en pût dire autant de la maison de Corneille et de Racine.


F. BRUNETIERE.

  1. Voici le texte des frères Parfaict : « Mlle Molière et ses camarades se trouvèrent ainsi en très peu de temps sans protection… Cette situation était violente ; aussi leur fit-elle prendre la résolution de faire proposer aux comédiens rivaux de l’Hôtel de Bourgogne de se joindre à eux ; mais ceux-ci les refusèrent et même assez durement. » (T. XI, p. 295.) Je cite le teste, en le livrant aux discussions des spécialistes, parce que M. Édouard Thierry, dans sa Notice sur La Grange, — Registre de La Grange, p. XVIII et XIX, — prétend qu’il n’eût dépendu que de La Grange de faire la jonction dès 1673.
  2. Encore est-il bon d’ajouter que, — le Malade imaginaire excepté, — la troupe de l’Hôtel de Bourgogne jouait aussi souvent qu’il lui plaisait tout le répertoire de Molière.
  3. Je trouve même que c’est l’un des plus jolis tours de force de Beaumarchais que l’art exquis avec lequel il s’est ingénié à sauver du ridicule et de l’odieux l’Almaviva du Mariage de Figaro.
  4. Voyez, dans le Molière de la collection des Grands Écrivains, la notice de M. Mesnard sur le Misanthrope, t. V.