De Québec à Victoria/Chapitre IV

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 41-52).

IV

LA ROUTE DES LACS


De Montréal à Toronto. — La capitale d’Ontario. — Owen Sound. — À bord de l’Alberta. — Rengough et ses caricatures. — Sault Sainte-Marie. — Sur le Lac Supérieur.


Quand je suis venu ici pour la première fois, en 1889, Port-Arthur portait bien son nom : c’était un port véritable, non pas précisément fait par la nature, mais confectionné par le gouvernement du Canada. Une immense jetée construite à grands frais y protége, contre les grandes vagues du large, la baie trop ouverte, au bord de laquelle s’est élevée la nouvelle ville.

Mais ce port artificiel paraît avoir été abandonné, au moins par les steamers de la compagnie du Pacifique, et c’est maintenant Fort-William qui est devenu le terminus de la navigation des lacs.

C’est donc ici, aux quais de Port-Arthur, que les voyageurs qui avaient suivi la route des lacs, venaient, en 1889, rejoindre les trains du Pacifique en destination de l’Ouest.

Cette route des grands lacs est sans contredit la plus variée, la plus intéressante et en même temps la plus agréable — quand il fait beau.

Je n’ai pas oublié pour ma part le charmant voyage que j’ai fait en 1889, de Montréal à Port-Arthur, par la route des Lacs, et je demande la permission de reproduire ici les impressions que j’ai notées et publiées alors dans les journaux.

Mon récit de voyage en deviendra plus complet puisqu’il fera connaître à la fois les deux routes, par le chemin de fer et par les Lacs.

De Montréal à Toronto, le chemin de fer du Pacifique, ou le Cipiar comme l’appelle un écrivain français, traverse un pays peu intéressant. Après Sainte-Anne du Bout-de-l’Île et Vaudreuil, il n’y a pas un paysage qui mérite l’attention, sauf Sharbot Lake qui offre de beaux point de vue, et Peterborough, jolie ville qui progresse rapidement.

Les trains du Pacifique sont d’une exactitude exemplaire, et j’ai remarqué qu’ils arrivaient toujours à l’heure fixée.

On peut avoir à bord un lunch excellent ; mais en outre il y a un buffet à certaines gares ; seulement ces buffets sont très peu garnis, et je ne recommande pas leurs menus aux dyspeptiques. Ce sont des comptoirs en hémicycle autour desquels les convives doivent se tenir debout et jouer des coudes pour se faire une place, ou pour défendre celle qu’ils ont pu se procurer. C’est, un struggle for life, et si vous avez un voisin de grand appétit, je vous plains. Non seulement il prend tout, mais il se fait servir par vous, et vous passez les dix minutes d’arrêt à lui procurer le sel, le sucre, le lait, un couteau, une fourchette, etc., etc.

J’ai trouvé Toronto considérablement agrandi. C’est vraiment, une belle ville, et les rues King, Queen et Yonge menacent d’éclipser les rues Saint-Jacques et Notre-Dame de Montréal.

On est émerveillé quand on se rappelle que cette ville n’a qu’un siècle d’existence.

En 1793, la forêt couvrait encore ces rues spacieuses que des Mississaga. Tout le terrain sur lequel la grande ville est maintenant assise fut alors acheté de ces premiers propriétaires du sol pour un peu de whisky, quelques verroteries, une paire de couvertes et deux piastres en argent.

Le site était bien choisi, et la position géographique des plus avantageuses pour l’avenir.

Cependant, ses commencements furent loin d’être rapides, et en sillonnent aujourd’hui les tramways, et ses grands arbres n’ombrageaient que les wigwams de deux sauvages de la tribu 1815 cette ville ne contenait encore que 2, 500 habitants.

En réalité, ce n’est que depuis l’Union des deux Canadas que Toronto — qui se nommait York à son origine — a commencé à grandir. Pendant près de vingt ans la capitale d’Ontario a continué de se développer, dans une mesure tout à fait normale et ordinaire. Mais depuis trente ans ses progrès ont dépassé toutes les prévisions, et dans les dix dernières années ils sont devenus prodigieux.

Les statistiques officielles établissent que la population de Toronto qui était de 96, 196 en 1881 était en 1891 de 181, 220. Elle aurait ainsi presque doublé en 10 ans !

Mais Toronto n’est pas seulement une grande ville ; c’est une belle ville, bien bâtie, bien aérée, recevant d’un côté les arômes des grands bois et de l’autre les effluves d’une véritable mer intérieure.

Parmi ses édifices publics le touriste admire son Université, son Palais de Justice, son Hôtel du Gouvernement, son hôtel des Douanes, sa Banque de Montréal, son Bureau de Poste, ses églises de Saint-Jacques, (épiscopalienne), Saint-Michel (catholique), Saint-André, Métropolitaine (méthodiste), son Hôtel-de-ville et son Opéra.

Ses hôtels laissent à désirer ; mais ses grands journaux, le Globe, le Mail, l’Empire, le World sont de véritables institutions.

Toronto a plusieurs parcs, et des jardins botaniques, et si vous faites une course du côté Ouest en dehors de la ville vous y trouverez les terrains de l’Exposition, avec ses parterres et son Palais de Cristal, que le soleil inonde librement de ses rayons et qui commandent la vue du grand lac Ontario.

L’ouverture de l’Exposition à laquelle il m’a été donné d’assister (septembre 1889) a été plus ou moins un succès. Les discours de circonstance ont été médiocres. Sir John A. Macdonald a été très gai, et il a montré comme toujours qu’il a beaucoup d’esprit. Mais j’aurais bien voulu entendre tomber de sa bouche autre chose que des bons mots et des facéties.

Après cela, peut-être avait-il d’excellentes raisons de ne pas parler en homme d’État dans les circonstances. Il est des jours où l’habileté d’un premier ministre consiste à parler pour ne rien dire.

Le département du Manitoba était des plus intéressants, et contenait une exhibition de produits agricoles tout-à-fait supérieurs.

Un train rapide nous transporte de Toronto à Owen-Sound au milieu de campagnes qui offrent peu d’intérêt. Grâce à de nombreux détours nous escaladons une montagne, et nous arrivons à Orangeville qui a une population de 4 à 5,000 habitants. Ici, encore, il y a un restaurant de gare, un de ceux que j’appellerais volontiers le buffet des gens pressés et des bons estomacs.

Owen-Sound est une jolie petite ville pittoresquement située au fond de la baie Georgienne. Mais c’est à peine si nous avons le temps d’y jeter un coup d’œil, car le steamer Alberta, est au quai, tout près du train, et ne paraît pas disposé à nous attendre. Il chauffe et siffle comme un enragé. Nous nous embarquons donc, et vogue la galère.

Mais c’est une belle galère que l’Alberta. Il jauge 2000 tonneaux, mesure près de 300 pieds, et est éclairé à la lumière électrique. Ses cabines sont plus spacieuses que celles des steamers océaniques, et sont rangées sur le pont de chaque côté du salon et de la salle à dîner. Rien n’est plus confortable ni plus commode. La table est d’ailleurs excellente et bien servie, ce qui ne gâte rien.

L’Alberta est de plus un steamer rapide, et déroule sous nos regards des paysages variés. À gauche, ce sont des promontoires, des îles, des îlets auxquels de grands bois donnent un aspect sauvage. La plupart paraissent d’ailleurs inhabités.

À droite, c’est la terre ferme qui s’éloigne, qui devient bientôt une large barre bleue, et qui s’efface graduellement. Mais voici qu’elle reparaît et s’approche. Seulement, ce n’est plus la terre ferme, c’est la Grande île Manitouline que nous côtoyons sans nous y arrêter.

La nuit est venue, et le temps est splendide. La pleine lune éparpille sur les flots bleus ses innombrables sequins d’argent, comme un joueur prodigue jette ses pièces d’or sur le tapis vert des casinos. Quelques îles sombres défilent à nos côtés comme de grands monstres à la nage.

Je ne suis pas de l’opinion de Max O’Rell qui aime mieux les hommes que la nature. Moi, je préfère la nature. Mais il se fait tard, l’air devient humide, et nous rentrons au salon, rempli d’une centaine de passagers.

L’observation de quelques types m’intéresse et m’amuse.

Voici deux couples de nouveaux mariés voyageant ensemble. L’une des mariées est une jeune femme qui paraît avoir à peine dix-huit ans ; l’autre est sa mère, que le tableau des amours de sa fille a rajeunie et qui, ne pouvant résister aux charmes d’un Manitoban très fortement charpenté, a convolé en secondes noces. Elle laisse voir au plus quarante ans, mais je ne saurais dire combien elle en cache. Ce qui me semble piquant, et en même temps très naturel, c’est que le vieux couple a l’air beaucoup plus amoureux que le jeune.

Je fais la connaissance d’une femme distinguée qui est venue de Liverpool à Québec à bord du Sardinian, et qui est en route pour le Japon. Son mari appartient à la marine anglaise. Il commande en ce moment une frégate à Yokohama, et c’est là qu’elle va le rejoindre, laissant quatre enfants derrière elle, en Angleterre. Pauvres femmes d’officiers de marine, que je les plains ! Loin de leur mari ou loin de leurs enfants, telle est l’alternative cruelle qui partage les années de leur vie !

Celle-ci suivra maintenant son mari de Yokohama à Hong-Kong, et après d’autres courses plus ou moins prolongées ils reviendront embrasser leurs enfants. Elle est très bonne voyageuse, et elle aime beaucoup à rire ; mais quand je l’ai trouvée écrivant à ses enfants elle pleurait à chaudes larmes.

Nous avons la bonne fortune d’avoir au nombre des passagers, M. Bengough, le spirituel caricaturiste du Grip. Avec une parfaite bonne grâce il s’est prêté à l’amusement des voyageurs, en caricaturant les officiers et les garçons de bord avec un brio et une dextérité de crayon qui lui ont valu de chaleureux applaudissements. L’un des garçons ressemble beaucoup — par le nez — à sir John A. Macdonald ; l’artiste fit ressortir cet avantage, avec avantage, et plaça Sir John en face de lui, le pointant de l’index et lui disant : You’ve got my nose, Sir.

M. Bengough n’est pas seulement un dessinateur étonnant, il a aussi un talent mimique plein d’entrain, et il a parodié les chanteurs avec une verve comique qui nous a fait rire aux larmes. Le ténor amateur, avant son voyage en Italie, et le même, après son voyage, sont les plus amusantes satires qu’on puisse entendre. Grâce à M. Bengough, la soirée à bord a été fort gaie.

Au matin, nous entrions dans des chenaux étroits, et le steamer décrivait cent détours au milieu d’îles et d’îlots qui se comptent par milliers. Un soleil chaud caressait de ses rayons et peignait de couleurs variées toutes ces jardinières flottantes dont les feuillages verts trempaient dans l’eau.

Nous allions à petite vitesse, et parfois même nous étions forcés de nous arrêter pour laisser passer de nombreux steamers et de grands bateaux à voiles, qui descendaient la rivière Sainte-Marie pendant que nous la remontions. Car dans cette rivière qui sert de décharge au lac Supérieur, l’eau est peu profonde et le chenal est étroit. Mais rien n’est plus ravissant que ce paysage, et nulle pièce d’eau aux rives solitaires n’est plus mouvementée. Dans l’espace d’une heure nous y avons rencontré au moins une dizaine de steamers, et quinze à vingt grands bateaux plats. D’où viennent tous ces navires, qui ont des formes étranges ? La plupart sont américains et viennent de Duluth, de Marquette et du littoral des lacs Michigan et Supérieur.

Enfin, nous arrivons au Sault Sainte-Marie qui réveille bien des souvenirs historiques.

Dès 1634, Jean Nicolet, qui était au service de Champlain a cotoyé ces rivages, et Champlain lui-même y est venu en remontant la rivière des Outaouais et la rivière Mattawan, traversant le lac Nipissing et, rejoignant le lac Huron par la rivière des Français.

Les Pères Jogues et Raymbault y ont évangélisé les Chippewas, et les premiers établissements remontent à 1640.

Aujourd’hui Sault Sainte-Marie est du côté américain une ville florissante, quoiqu’elle ne comptât encore qu’une vingtaine de maisons en 1820. La ville canadienne est plus modeste, mais elle grandit rapidement. Les deux jeunes cités, reliées ensemble par un immense pont en fer qui rattache le Pacifique aux chemins de fer américains, présentent le plus joli coup d’œil et se moquent maintenant du rapide, qui multiplie en vain ses tourbillons pour les séparer.

Il est midi, quand nous arrivons à l’entrée du canal, creusé sur le côté américain. Des casernes s’avancent jusque sur le quai ; la trompette militaire sonne, et la petite caisse bat le rappel. Plusieurs canons allongent leurs cols noirs vers la rive canadienne : que nous veulent-ils ?

En sortant du canal Sainte-Marie, nous entrons dans les eaux du lac Supérieur. Le ciel est pur, le soleil chaud et la face du lac à peine ridée par la brise.

Les rivages fuient. Quelques îles, surgissent à notre gauche, nous montrent les belles forêts qui les ombragent et disparaissent bientôt à l’horizon. Au bout de quelques heures nous sommes, ou plutôt, nous croyons être en pleine mer. De tous côtés, le ciel et l’eau se confondent, et nous sommes comme perdus entre deux infinis.

La soirée a ressemblé à celle d’hier, avec cette différence que l’intimité commençait à s’établir entre les passagers, et que chacun se prêta plus volontiers à l’amusement des autres. On fit de la musique et du chant. M. Bengough esquissa de nouvelles caricatures, prenant cette fois ses sujets non plus seulement dans le personnel du bateau, mais aussi parmi les passagers.

Il y avait à bord un médecin qui plaisait tout particulièrement aux dames. Il a dû être très beau, et quoiqu’il dépasse la cinquantaine, il est encore très galant. Un pareil type ne pouvait échapper à l’œil perspicace du caricaturiste, et il le représenta faisant des niches à une toute jeune fille. Le dessin eut un succès d’autant plus grand qu’en ce moment-là même le galant docteur faisait un bout de cour à une jolie voyageuse.

Un Irlandais très spirituel et gai, nommé French, qui présidait la performance, fut admirablement dessiné sous ce titre : The Irish Frenchman !

Je n’échappai pas moi-même au crayon de l’artiste, mais il fut miséricordieux et ne me peignit pas plus laid que je ne suis. Il me représenta assis, en face d’un scélérat paraissant aussi stupide que méchant, et lui disant : “ Six months imprisonment with hard labor.” Au-dessous l’artiste avait écrit : Quebec Bench.

M. Bengough nous chanta aussi quelques couplets fantaisistes, avec sa mimique amusante, et, comme dit la chanson,

Chacun s’en fût coucher.

Le lendemain matin la température et l’aspect du lac avaient bien changé. Le vent n’était pas précisément violent, et la vague n’était pas très forte ; mais le ciel était couvert de nuages et l’horizon fermé par de grandes îles boisées sur notre gauche. Le cap Tonnerre échappa à nos regards.

Vers onze heures du matin nous entrions dans le hâvre de Port-Arthur. Le gouvernement y fait construire d’immenses jetées, qui sont presque terminées et qui font un port spacieux et sûr. Port-Arthur n’est encore qu’une très petite ville ; mais il grandit, et les terrains s’y vendent déjà très cher.[1].

  1. Cela était écrit en 1889. Mais depuis lors les choses ont bien changé. Port-Arthur a été victime des vicissitudes de la roue de Fortune, et Fort-William qui n’était rien est en voie de devenir une grande ville de par la grâce et la puissance de la compagnie du Pacifique.