De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/13


DE PÉKIN À PARIS[1],

LA CORÉE — L’AMOUR ET LA SIBÉRIE,
PAR M. CHARLES VAPEREAU.


XIII

De Habarovka à Blagovechtchensk.



Nous passons au nord de l’île Oussouri. Cette île a donné lieu à de sérieuses contestations entre la Russie et le Céleste-Empire.

Les Chinois prétendaient que l’Oussouri se divise en deux branches qui vont se jeter dans l’Amour, à 50 verstes de distance, l’une à l’est, l’autre à l’ouest, et que, comme l’Amour sert de frontière aux deux pays, l’île leur appartenait.

Les Russes, de leur côté, affirmaient que l’Amour se divise en deux branches dont l’une, celle qui coule au sud, vient recevoir les eaux de l’Oussouri, et que, comme l’Amour sert de frontière, l’île par conséquent ne pouvait être qu’à eux. Ce fut la diplomatie russe qui l’emporta.

CARTE DU CONFLUENT DE L’OUSSOURI.

Hélas ! nous avons perdu nos officiers ! Adieu le français, car, à part notre capitaine Phalsky, Polonais de naissance, qui n’en sait pas beaucoup plus que je ne sais de russe, et un officier à peu près de même force, dont la mère cependant est Française, personne à bord ne parle notre langue. J’ai essayé le latin avec l’abbé Radzichevsky, mais il à fallu y renoncer. Notre prononciation était tellement différente que nous étions obligés d’écrire notre conversation. Heureusement il y a les deux Chinois avec lesquels nous pouvons causer et qui me fournissent quelques renseignements.

Sur le pont, nous avons deux Goldes, habillés de fourrures qui ont été blanches, recouvertes d’une cotonnade qui a été bleue. Ils sont fort sales. Par les traits ils se rapprochent beaucoup des Mongols et sont, comme eux, nomades, mais pas de la même façon. En effet, les Mongols, grands éleveurs de troupeaux, vont planter leur tente là où il y a de l’herbe, à mesure que les environs de l’endroit où ils se trouvent sont rasée par leurs bestiaux. Les Goldes, peu nombreux, n’ont pas de tentes. Ils vivent sur l’eau, sans jamais s’écarter beaucoup du Soungari et de l’Oussouri, qui semblent être leurs limites est et ouest. Le poisson est leur nourriture presque exclusive.

TYPE GHILIAK[2].

Nous avons cessé depuis assez longtemps de voir les Ghiliaks, dont les traits nous rappelaient si bien les Peaux-Rouges de l’Amérique. Ils se tiennent plus au nord et descendent rarement jusqu’à Habarovka. Nous avons aperçu le dernier sur la berge, il y a deux jours. Il fumait tranquillement sa pipe en nous regardant passer.

Les Goldes du bas Amour ont de nombreux points de ressemblance avec les Ghiliaks. Ils paraissent cependant moins sauvages. Les femmes sont coquettes ; elles ornent leur chapeau de bimbeloterie. Non seulement elles portent jusqu’à trois rangs de boucles d’oreilles énormes fixées dans trois trous superposés, mais leur nez est orné d’un gros anneau, le plus généralement en argent.

GOLDES DE HABAROVKA. — GRAVURE DE ROUSSEAU, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE M. NINAUD.

Toutes les différentes hordes qui peuplent le nord-est de l’ancien continent ont, à n’en pas douter, la même origine. Mais chacune tient à sa dénomination propre et méprise ses voisines.

GOLDES DU BAS AMOUR[3].

À l’avant-dernière station, Marie, se promenant avec le capitaine, vit sur la berge des indigènes accroupis : « Sont-ce des Ghiliaks ? » demanda-t-elle à haute voix. « Niete Ghiliaks, Toungouses », répondirent eux-mêmes ceux-ci avec les marques de la plus profonde indignation.

La peuplade des Toungouses, peut-être la plus importante des tribus indigènes de la Sibérie, s’étend depuis l’Amour jusqu’au 60e degré de latitude et de la mer d’Okhotsk jusqu’au Iénisséi. C’est en 1675 que leur prince Ganetimour fit, avec sept nulle des siens, sa soumission à la Russie.

Les Toungouses sont beaucoup plus civilisés que les Goldes et les Ghiliaks, avec lesquels cependant ils ont de nombreux rapports. Lesseps, qui a traversé le pays en traîneau, prétend que leur ressemblance avec les Russes est frappante. Je retournerai la proposition et je dirai qu’un grand nombre de Russes offrent une ressemblance frappante avec les indigènes de l’Asie, ce qui s’explique par ce fait que tous les jours des indigènes asiatiques renoncent à leur costume, à leur religion, à leurs coutumes, à leur nationalité, pour adopter les coutumes, la religion, le costume des Russes, et devenir sujets du Tsar. Nous en avons plusieurs exemples, même parmi nos amis.

TOUNGOUSES[4].

Le Mouravieff ne marche plus avec la même rapidité. C’est que, depuis Habarovka, nous avons à la traîne une grande barge, plus longue et plus large que notre steamer. L’intérieur contient des marchandises à destination du haut Amour ; sur le pont se trouvent près de deux cents soldats, avec les femmes de ceux qui sont mariés et les enfants. La corde qui relie ce bateau au nôtre ayant plus de 100 mètres de longueur, ils sont à l’abri des étincelles. Pendant les averses, on étend sur eux de larges tentes en toile pour les protéger, absolument comme on couvrirait des sacs ou des caisses, sans aucuns montants pour maintenir ces tentes un peu au-dessus de leurs têtes.

Le pont du Mouravieff est dégagé d’autant, mais nous avons pris, en échange, un certain nombre de passagers nouveaux de troisième et parmi eux quelques Chinois.

Aux secondes, nombreuse compagnie, surtout beaucoup d’enfants. Dans une famille j’en compte huit, dont l’aîné n’a pas quinze ans ; dans une seconde, six ; et tout ce petit monde paraît très bien élevé.

Nous avons aux premières un monsieur en uniforme qui fait voyager sa femme en seconde. C’est un employé du cadastre ; il n’a pas trente ans. Il a été retenu par ses fonctions pendant deux ou trois ans sur les bords de l’Oussouri, et nous raconte du tigre et de l’ours dans ces contrées les histoires les plus effrayantes. Il est certain que ces animaux pullulent, à en juger par les nombreuses peaux que l’on voit chez les marchands et les méfaits dont nous les entendons charger à chaque instant.

Le pays est devenu beaucoup moins beau, très plat, surtout du côté russe. Ce ne sont qu’immenses prairies, où je suis surpris de ne pas voir une seule tête de bétail. Il semble qu’on devrait pouvoir élever ici des millions de bœufs comme en Australie, en Amérique ou même dans les plaines de la Mongolie. On me répète ce que l’on m’a dit au-dessous de Habarovka, que l’herbe magnifique que je vois, et qui a plus de deux pieds de haut, n’a aucune qualité nutritive. Je veux bien le croire, mais je ne puis m’empêcher de le déplorer.

Les rives du fleuve sont rongées par les eaux. On ne voit partout qu’arbres tombés, retenus encore par quelques racines. C’est que le sol n’a pas de profondeur. Bien souvent l’épaisseur de l’humus n’atteint pas 20 centimètres, et, les racines se refusant à pénétrer dans l’énorme couche de sable qui est en dessous, les bords sont continuellement minés et s’éboulent.

Du côté russe, aux endroits où la berge est un peu élevée et en plein midi, elle est, jusqu’à un mètre à peu près de la surface, percée de trous multiples de la grosseur d’une pomme, qui la font ressembler à une éponge ; ces trous, dont je ne puis d’abord m’expliquer la cause, ont été creusés par les hirondelles, auxquelles ils servent de nid. Ces gentils oiseaux sont en effet ici dans un pays de Cocagne. Rien ne vient troubler leur quiétude, si ce n’est de temps en temps le bateau qui passe ! Ces immenses prairies, le plus souvent marécageuses, leur fournissent en abondance les moustiques dont ils sont friands. Ils élèvent en paix leurs petits, ne regrettant, j’en suis sûr, qu’une seule chose, c’est qu’un été trop court ne leur permette pas de jouir assez longtemps de cet Éden. Sur la rive chinoise, peu ou point de ces nids ou plutôt de ces terriers. C’est qu’elle est presque partout exposée au nord, c’est-à-dire aux vents glacés.

L’Amour est naturellement moins large qu’au-dessous de Habarovka. Mais il atteint encore de loin en loin de 5 à 6 kilomètres d’une rive à l’autre. Les bancs de sable sont nombreux au milieu du courant, dans lequel nous décrivons des zigzags sans fin, longeant tantôt la côte russe et tantôt la côte chinoise. Sur cette dernière, nous avons déjà vu deux postes militaires gardés par des Mandchous, portant le costume de leurs « bannières ». Nous ne voyons ni femmes ni enfants, mais il doit y avoir à peu de distance un petit village où se trouvent les habitations particulières de ces soldats.

Cependant les eaux du fleuve ont changé d’aspect. Toujours noires le long de la rive gauche, elles deviennent d’abord grises le long de la rive droite, puis blanchâtres. C’est que nous arrivons à l’embouchure du Soungari, l’affluent le plus considérable de l’Amour, le grand déversoir de l’immense vallée des monts Kingane, dont les flots limoneux sont d’un jaune sale, comme ceux, du reste, de presque tous les fleuves grands et petits de Chine.

Que de fois n’ai-je pas entendu les Russes déplorer que le général Mouravieff n’ait pas choisi le Soungari comme frontière entre les empires russe et chinois ! Cela eût été très beau en effet et eût augmenté la facilité du système de défense, le Soungari et ses affluents offrant au moins 2 000 verstes de plus à la navigation, dans un pays beaucoup plus peuplé que la rive gauche de l’Amour. Mais il ne faut pas oublier que le Soungari arrose tout le nord de la Mandchourie, que la dynastie qui règne actuellement en Chine est la dynastie mandchoue et que de grands souvenirs historiques se rattachent à ce pays. Le Céleste Empire n’aurait peut-être pas renoncé facilement et sans lutte à la possession d’un pays où s’est passée une partie de son histoire, et qui est le berceau des ancêtres de ses souverains.

L’archimandrite Palladius, qui, lors de mon arrivée à Pékin, dirigeait en cette ville la mission orthodoxe, fut chargé par la Société de géographie de Saint-Pétersbourg d’explorer la Mandchourie, et consacra une année entière à la parcourir dans tous les sens. Il y trouva les ruines de nombreux établissements, décorés dans les annales du nom pompeux de villes, mais qui ne devaient être, en réalité, que des camps retranchés construits par les guerriers pillards.

Dans le sud, beaucoup plus fertile, et par suite beaucoup plus peuplé que le nord, dont le climat est fort rude, onze nations ou plutôt onze tribus indépendantes se partageaient quelque deux cents kilomètres carrés de terrain montagneux.

L’une d’elles était la tribu mandchoue. Le fait que les historiens parlent des six « villes » qui lui appartenaient, et racontent « qu’un de ses souverains, d’une bravoure héroïque, rassembla les forces du royaume, attaqua et défit dix-huit brigands, ce qui le rendit maître de cinq passes dans les montagnes et de cent kilomètres de territoire », donne une idée de son importance, à l’origine.

Et pourtant c’est elle, l’une des-plus petites, qui, après avoir soumis les dix autres, est parvenue à s’emparer d’un des plus grands empires du monde, et à commander à 400 millions d’individus.

C’est en l’année 926 de notre ère que la domination des Mandchous s’étendit pour la première fois sur la partie septentrionale de la Chine. Les envahisseurs portaient alors le nom de Kitane, d’où les Russes ont tiré celui de Kitaï par lequel ils désignent encore, à l’heure actuelle, le Céleste Empire et ses habitants.

Cependant la chaleur est devenue beaucoup plus forte. Depuis l’embouchure du Soungari nous sommes sous la même latitude que Paris. Les fleurs, rares d’abord sur le bas Amour, plus nombreuses à mesure que nous avancions vers le sud, constellent maintenant les prairies, qui s’étendent à perte de vue et se déroulent à notre droite pendant des kilomètres et des kilomètres encore. Les lis surtout, tantôt jaunes, tantôt rouges, tantôt tigrés comme au Japon, apportent une note éclatante et un parfum pénétrant qui vient embaumer l’air jusque sur le pont du bateau, c’est-à-dire souvent à 500 mètres du rivage. Plus loin c’est la même profusion de pivoines sauvages, qui sont simples et presque toujours blanches. À chaque escale les passagers qui descendent à terre reviennent chargés de bouquets énormes.

Le Mouravieff a pris maintenant un aspect particulier : partout où il est possible d’accrocher quelque chose on voit pendre du linge de toute sorte ; les langes cependant dominent. Les bébés sont nombreux à bord et il faut profiter du soleil, qui s’est décidé à se montrer, car un Russe en voyage porte bien rarement avec lui plus de linge qu’il n’est strictement nécessaire d’en avoir. En revanche, il a presque toujours son oreiller, qui lui permet de se coucher tout habillé sur un banc, sur une table ou même par terre dans un coin, sans se trouver trop mal à l’aise. C’est souvent tout son bagage avec ses cigarettes et une icône, dont il ne se sépare jamais.

Il y a aux secondes, depuis Nikolaïevsk, un individu qui nous intrigue ; il est vêtu d’un complet noir et porte un chapeau melon, ses mains sont abritées sous une paire de gants jaune-paille, trop grands pour lui et manquant de fraîcheur. Il se promène gravement, un stick à la main et le cigare aux lèvres du matin au soir : il ma tout l’air d’un Chinois déguisé. C’en est un en effet, ou plutôt un Mandchou devenu chrétien et naturalisé Russe ; il a presque oublié la langue de son pays d’origine, pour lequel il professe maintenant un profond mépris. Il m explique qu’il est employé au télégraphe et qu’il a épousé une Russe, dont il me montre la photographie ; il ne cause du reste ni avec Hane ni avec les négociants chinois de Blagovechtchensk.

Ceux-ci font l’amusement du salon ; on examine leur natte, leurs robes de soie, leurs souliers ; on leur demande de manger avec des baguettes et l’on s’extasie sur leur dextérité. L’un d’eux a eu la mauvaise idée d’acheter à Habarovka une de ces petites boîtes à musique dont les Chinois raffolent : la sienne ne joue qu’un air qui dure deux minutes à peine ; quand c’est fini, ça recommence. Notre homme est enchanté de son acquisition, et dès qu’on n’occupe plus son attention, il remonte sa machine : c’est à rendre fou.

Cependant les plaines ont peu à peu disparu, et c’est au milieu de collines assez élevées que nous mouillons pour la nuit. Nous sommes à l’entrée du défilé des monts Kingane.

24 juin. — Des nuages épais couvrent le ciel. Ils marchent avec vitesse, léchant Le sommet des montagnes élevées qui nous environnent, et les cachant quelquefois à nos regards, C’est un vrai décor d’opéra, Le fleuve s’est considérablement resserré : il n’a pas ici plus de 500 mètres de large, mais en revanche sa profondeur est de 100 pieds. Il coule avec une rapidité vertigineuse, et nous voyons passer à chaque instant de gros troncs d’arbres emportés par le courant, que nous avons de la peine à remonter.

Nous marchons entre quatre murailles de verdure, d’une hauteur considérable, qui se dressent presque à pic, devant, derrière, sur les côtés. Nous ne pouvons pas plus distinguer le défilé qui nous a livré passage que celui qui va nous permettre de continuer notre route. Nous sommes comme dans le fond d’une boîte carrée, et, sans le courant terrible contre lequel nous luttons, nous pourrions nous croire dans un lac de très moyennes dimensions. Le halètement de la machine répercuté par les parois du puits gigantesque dans le fond duquel nous nous trouvons, a des sonorités fantastiques.

Les arbres commencent au pied des montagnes et continuent sans interruption jusqu’au sommet. Leurs premières branches baignent presque dans l’eau. Ce ne sont plus les pins et les bouleaux blancs que nous voyions presque exclusivement entre Nikolaïevsk et Habarovka. Il y en a bien encore, mais en moins grand nombre : beaucoup de chênes et d’érables, mais aucun de ces géants que l’on s’attendrait à rencontrer dans ces forêts impénétrables qui datent du déluge.

Le défilé des monts Kingane, à travers lesquels l’Amour s’est frayé un passage de vive force, est des plus grandioses. La mer intérieure au Japon en donne une idée assez juste, mais elle est très loin d’en avoir la majesté imposante.

ENTRÉE DES MONTS KINGANE. — DESSIN DE TH. WEBER, GRAVÉ PAR RUFFE.

En dépit de la pluie fine qui tombe par moments, tout le monde est sur le pont à admirer. Il est impossible, je crois, de rester insensible à la beauté du décor, varié à l’infini dans ses effets, qui se déroule sous nos yeux pendant une partie de la journée.

Quelle heureuse inspiration nous avons eue de renoncer à traverser les plaines monotones de la Mongolie pour remonter le cours de l’Amour ! Que de choses intéressantes nous n’aurions pas vues en suivant le premier itinéraire ! Dans la suite nous rencontrerons de jolis paysages, de belles montagnes, mais rien de comparable au défilé des monts Kingane.

Sur une plate-forme, entre deux contreforts, nous apercevons une maison bizarre. Elle est construite en troncs d’arbres sur le modèle de toutes les maisons en Sibérie, mais c’est à peine si elle a 3 mètres de côté sur 2 de hauteur. Ni porte ni fenêtre à cette étrange demeure. Seulement, du côté du fleuve, au ras de la terre, est ménagée une ouverture carrée pouvant livrer passage à un homme, qui, pour y pénétrer, doit nécessairement se mettre à plat ventre. Une trappe solide placée à l’intérieur permet de clore hermétiquement cette habitation, qui abrite généralement trois ou quatre individus, venus camper dans ces déserts pour y couper du bois. En effet des piles sont déjà prêtes. Quand il y eu aura une quantité suffisante, on fera un radeau avec les plus belles pièces pouvant servir à la construction des maisons, on chargera ce radeau de bois de chauffe pour les steamers et l’on suivra Le fil de l’eau pour vendre le tout dans les villages, ou même à Habarovka ou Nikolaïevsk.

Il faut toute la solidité de la maisonnette que nous avons devant les yeux pour protéger les ouvriers, la nuit, contre les ours, les tigres et autres bêtes dangereuses. Nous avons la bonne fortune de voir sortir un individu de cette espèce de niche. Il rampe comme un reptile et lorsqu’il se lève nous pouvons le contempler : tout le monde a lu Robinson Crusoë : c’est ainsi que je me le représente.

On voit également de temps en temps des huttes de chasseurs et de pêcheurs. Ces huttes sont simplement faites de branches entrelacées. Ceux qui y cherchent un abri doivent se relayer la nuit, afin de ne pas laisser s’étendre les feux nécessaires pour écarter les bêtes fauves.

HUTTE DE BÛCHERON[5].

Le défilé des monts Kingane n’a pas moins de 150 verstes de longueur, et pendant plus de 50 le paysage est féerique. Il commence à Yékatérino Nikolskaïa, et finit, à proprement parler, à quelques verstes au-dessus de Paddevka, par deux énormes cirques formant un S régulier à la suite duquel le fleuve coule, droit comme un canal creusé par la main de l’homme, pendant plus de 30 verstes, suivant sur la rive chinoise une chaîne de montagne assez élevée et également droite, dont il contourne la pointe dans les environs de Pachkova.

Depuis Yékatérino Nikolskaïa nous avons marché presque exclusivement vers le nord. Maintenant nous reprenons la direction nord-ouest. La température, si douce hier, s’est subitement abaissée. Tout le monde est rentré dans le salon, mais moi, je ne puis me résoudre à quitter mon poste d’observation, à côté de la cabine des hommes de barre, qui, par parenthèse, fument comme la cheminée du Mouravieff, ce qui est généralement interdit sur les bateaux.

J’aperçois tout à coup sur la berge, entre des saules, un lièvre assis ; il est du plus beau noir. Notre arrivée le met en fuite. N’ayant jamais entendu parler de lièvre

de cette couleur, je m’abstiens de faire part de cette rencontre ; mais ayant amené le capitaine à nous dire que la Sibérie en produisait effectivement quelques rares spécimens, je déclarai que j’en avais vu un.

25 juin. — Je n’ai aucune difficulté à me procurer de quoi faire un joli bouquet pour Marie, dont c’est aujourd’hui l’anniversaire. Je n’ai qu’à aller à 50 mètres des maisons pour trouver à profusion les fleurs les plus jolies et Les plus odoriférantes.

Vers 2 heures nous passons devant l’embouchure de la rivière Toureya ou Boureya, un des plus gros affluents de l’Amour sur la rive gauche. Elle a ici près de 200 mètres de large. On m’assure que sur son parcours, qui est d’environ 500 verstes, elle traverse des contrées riches en or, dont elle roule même des paillettes.

Nous sommes retombés dans les plaines à perte de vue du côté russe et dans ces prairies constellées de fleurs qui font mon admiration et mon étonnement. La rive chinoise est toujours beaucoup plus élevée. Le soir nous mouillons à Poïarkova.

26 juin. — L’Amour est très large par endroits, mais rempli de bancs de sable, Nous nous arrêtons d’assez bonne heure pour faire du bois, sur la côte chinoise, devant un village dont je demande le nom. Il s’appelle le « village des quatre familles », Sseu-Thia-Ts’oune. On pourrait se croire dans n’importe quel hameau des bords du Peï-Ho, que nous avons quitté il y a quarante jours : mêmes maisons en terre et en briques, mêmes clôtures, même temple au centre du hameau, même aspect des habitants, dont beaucoup sont accroupis sur la berge à nous regarder, les mains cachées dans leurs manches : quelques enfants ont les pieds nus.

Un marchand de petits gâteaux saupoudrés de graines de sésame et d’échaudés frits crie sa marchandise dans les mêmes termes et avec les mêmes intonations que ses confrères de Pékin : « You tcha kouei, joh chao ping ! Échaudés frits à l’huile, galettes brûlantes ! » Le flegmatique Hane sent son cœur tressaillir : il a quelques sapèques dans sa poche, il se régale.

MARCHAND DE GALETTES[6].

Ainsi font nos Cosaques, mais dans un autre ordre d’idées. Il y a, à peu de distance, un marchand d’eau-de-vie de sorgho, ils envahissent sa boutique et ingurgitent verre sur verre.

Les Russes ont toujours une maxime toute prête pour servir de prétexte à une nouvelle tournée. Un secrétaire d’ambassade à Pékin m’a initié il y a déjà longtemps à cette litanie d’un nouveau genre. On boit :

Un premier verre parce qu’il n’y a qu’un Dieu ;

Un second parce qu’on a deux jambes ;

Un troisième en l’honneur de la Trinité ;

Un quatrième pour les quatre points cardinaux ;

Un cinquième pour les cinq doigts de la main, et ainsi de suite.

Cela mène souvent très loin.

Sseu-Thia-Ts’oune, en sa qualité d’ancien port militaire, possède un temple du dieu de la guerre. Les idoles qu’il contient sont, comme dans tous les villages peu riches ; en torchis recouvert d’une couche de peinture. La piété des fidèles ne va pas jusqu’à réparer les ruines dû temps. Ce pauvre Mars et ses serviteurs commencent à s’écailler.

TEMPLE CHINOIS[7].

Les villages chinois sur l’Amour n’ont pas l’air de propreté et de prospérité des villages russes. Ils sont aussi moins gais d’aspect. Plus de vêtements aux couleurs voyantes : le rouge, le vert, le blanc ont fait place au bleu sombre, au gris foncé. Les habits sont souvent rapiécés avec des morceaux disparates.

Et cependant il faut bien constater ici un fait tout à l’avantage de la race jaune. Près dû village, qui maintenant pourrait s’appeler le « village des vingt familles », je vois des cultures, autour de chaque maison un jardinet avec des légumes, et dans les prairies des troupeaux de bœufs et de chevaux. Il faut que les Chinois soient bien favorisés du ciel pour que la terre soit fertile et que l’herbe soit nutritive exclusivement sur la rive droite de l’Amour ! Ne serait-ce pas plutôt qu’ils sont travailleurs et industrieux, lorsque leurs voisins ne je sont pas ?

Dans une petite anse, un carrelet est monté. Notre arrivée a arrêté la pêche. Ce que je vais dire paraîtra extraordinaire et c’est pourtant l’exacte vérité. Nous sommes à plus de 1 700 kilomètres de l’embouchure de l’Amour et ce carrelet est le premier filet que nous voyions. Le Cosaque ne pêche que quand il y a tellement de poisson qu’il n’y a qu’à se baisser pour en prendre. Nous verrons maintenant des filets de pêche, des cultures et des bestiaux dans tous les villages chinois.

Depuis que nous avons quitté Habarovka, nous rencontrons tous les jours de grands bateaux à voiles chinois. Ils peuvent porter de vingt à trente tonnes et sont montés par une vingtaine d’individus. Ils font le trafic entre Habarovka, le Soungari et Aïgoune, où nous arriverons dans quelques heures.

Ils descendent l’Amour avec une grande rapidité, cela se conçoit. Mais comment font-ils pour remonter le défilé des monts Kingane où le fleuve, resserré, coule avec une rapidité si effrayante ? Je m’imagine qu’il y a des jours où ils n’avancent pas d’un kilomètre. I] n’y a pas de chemin de halage, et s’ils font par an un voyage aller et retour d’Aïgoune où nous arrivons, à Habarovka, je considère cela comme très beau.

Aïgoune a été fondé sous la dynastie des Yuane ; c’est-à-dire vers le xie ou xiie siècle de notre ère. C’était primitivement un poste militaire, comme ceux que nous avons rencontrés déjà et sans plus d’importance, Seulement, il se trouvait alors à 4 ou 5 verstes plus haut, sur la rive gauche du fleuve.

La ville actuelle fut construite, mais sur la rive droite, par ordre de l’empereur K’ang-Shi, la vingt-deuxième année de son règne.

Elle est à une distance de 400 kilomètres de Tsi-Tsihar, la capitale actuelle de la Mandchourie, et entièrement sous les ordres de mandarins militaires, dont le plus élevé a le rang de général. La garnison est d’environ 3 000 hommes. Elle se compose de soldats des bannières mandchoues, autrefois armés du fusil à mèche, que l’on change maintenant pour des armes européennes.

SOLDAT MANDCHOU[8].

Il y a également à Aïgoune une flotte, instituée l’année qui suivit la fondation de la cité actuelle. Nous voyons en effet des jonques de guerre chinoises à l’ancre, un peu au-dessus de la ville. On les reconnaît facilement à la finesse de leurs formes. Elles ressemblent du reste à celles que l’on rencontre sur les fleuves en Chine. Les quais sont très animés et la population a l’air assez dense.

AÏGOUNE[9].

D’Aïgoune à Blagovechtchensk il n’y a plus qu’une quarantaine de verstes. Des deux côtés du fleuve les villages chinois se suivent nombreux et ayant toujours le même aspect. Partout des traces de travail, un peu de culture, des filets de pêche, etc.

Cette présence de villages chinois sur la rive russe de l’Amour demande quelques explications.

Il est rare que les environs d’une grande ville soient inhabités, à moins que cette ville ne soit plantée au milieu d’un désert improductif. Elle est généralement, au contraire, un centre autour duquel viennent s’établir une foule de gens qui vivent d’elle, tout en aidant à sa subsistance. Aïgoune n’avait pas échappé à cette loi, et son influence s’étendait sur une population nombreuse répartie également sur les deux rives de l’Amour, et sur une longueur d’une cinquantaine de verstes.

Lorsqu’en 1858 le traité conclu et signé à Aïgoune par le général Mouravieff Amourski avec les Chinois donna à la Russie toute la rive gauche de l’Amour, il fut stipulé, dans un des articles de ce traité, que tous les Chinois établis sur cette même rive gauche, en face d’Aïgoune, auraient le droit d’y rester, sans cesser pour cela d’appartenir au Céleste Empire. Mais depuis cette époque les Russes n’ont jamais voulu permettre, malgré les récriminations souvent fort aigres de leurs voisins, à de nouveaux Chinois de passer le fleuve pour venir s’établir sur le territoire que le traité venait de leur attribuer.

Nous voyons du côté gauche du fleuve une chose assez curieuse : un canot remonte le courant ; un homme est dedans qui gouverne à l’aide d’une rame plongée dans l’eau à l’arrière. Deux chiens attelés à ce canot au moyen d’une longue corde, suivent la berge en halant de toutes leurs forces. Ils tirent une langue longue d’une aune. Les pauvres animaux doivent être rompus à ce métier, car ils s’en acquittent scrupuleusement. Ce sont sans doute des chiens à traîneau, dont on a eu l’idée d’utiliser l’intelligence et la force pendant l’été.

BATEAU TRAÎNÉ PAR DES CHIENS[10].

Les eaux sont devenues troubles : elles sont couvertes d’une grande quantité d’écume. Ce changement d’aspect est dû à la rivière Zéa, longue de plus de 1 000 verstes, le plus important des affluents de l’Amour sur la rive gauche. Elle part des monts Stanovoï, coule d’abord presque directement vers le sud, puis vers le sud-est, parallèlement à l’Amour, pendant plus de 300 verstes, pour revenir ensuite au sud-ouest se jeter dans le grand fleuve, à quelque 2 000 mètres de l’extrémité est de Blagovechtchensk. On trouve sur son cours moyen de nombreuses yourtes de Manégris, branche de la grande tribu des Toungouses.

La Zéa, comme la Boureya, roule des paillettes d’or. Elle traverse des pays où le précieux métal est en abondance. Des usines importantes ont été établies à grands frais dans plusieurs endroits et sont très productives. Des bateaux à vapeur remontent le cours de la Zéa, une ou deux fois par semaine, suivant les besoins.

À son confluent avec l’Amour, la Zéa forme de nombreux bancs de sable qui changent, dit-on, de place, et nécessitent à bord la présence d’un pilote spécial. Nous marchons avec lenteur dans cette eau limoneuse qui rappelle celle du Yang-Tsé, changeant à chaque instant de direction, et guidés par des constructions triangulaires élevées de tous Les côtés sur le rivage. Il paraît que sous son précédent capitaine, le Mouravieff Amourski s’était mis, ici, sur un banc de sable et y était resté six à sept semaines. Nous franchissons heureusement ce passage dangereux et nous nous retrouvons dans les eaux noires de l’Amour, qui est beaucoup moins large que son affluent.

À l’angle des deux rivières s’élève une construction assez importante ; c’est, me dit-on, un moulin à vapeur. Il est situé à l’extrémité est de la grande rue de la ville de Blagovechtchensk, rue toute droite, très large, parallèle au fleuve, longue de plus de 2 kilomètres, mais qui pendant 1 200 mètres au moins n’existe qu’à l’état de projet.

Après le moulin solitaire, au milieu d’une plaine où elle fait l’effet de la grande pyramide dans le désert, se dresse… la cathédrale ! dont la construction n’est pas terminée. À côté une énorme caserne blanche, sans goût, ou une prison : on me dit que c’est le séminaire. Puis plus rien, pas une maison dans un rayon de 500 mètres.

On m’explique qu’il y a là une petite spéculation fondée sur les sentiments religieux bien connus des Russes. Les terrains n’ont aucune valeur pour le moment dans ces parages, mais Les fidèles ne peuvent manquer de venir se placer autour de la cathédrale et d’en faire ainsi monter les prix !

Le fleuve est bordé par des maisons, devant lesquelles est cependant une chaussée qui suit et les sinuosités de l’eau et tous les accidents du terrain. Le ponton auquel nous devons nous amarrer et ses abords sont noirs de monde, ainsi que le vapeur Yermak, qui doit nous conduire à Stretinsk, et qui est mouillé à peu de distance. Le quai est ici orné d’une balustrade derrière laquelle se presse la foule.

À Blagovechtchensk comme partout sur l’Amour, l’arrivée et le départ d’un vapeur sont des événements.

Il est 7 heures du soir : à demain les affaires sérieuses ; à demain ma visite au gouverneur. Car ce n’est pas une petite affaire qu’une visite à un gouverneur en Sibérie ! À n’importe quelle heure même du jour, il faut se mettre en costume de marié, habit noir, cravate blanche, chapeau haut de forme, si, et malheureusement c’est le cas pour moi, on n’est pas l’heureux possesseur d’un uniforme quelconque. J’ai du reste été stylé à ce sujet, et sur la recommandation de mes amis russes de Pékin, j’ai fait venir de Paris un claque, plus portatif en voyage, bien que moins conforme à l’étiquette.

  1. Suite. — Voyez p. 177. 193, 209 et 225.
  2. Gravure de Bazin, d’après une photographie de M. Ninaud.
  3. Dessin de Riou, gravé par Bazin, d’après une photographie de M. Ninaud.
  4. Dessin de Slom, gravé par Derbier, d’après une photographie de M. Ninaud.
  5. Dessin de Th. Weber, gravé par Bazin, d’après un croquis.
  6. Dessin de Slom, gravé par Devos.
  7. Dessin de Boudier, d’après une photographie.
  8. Gravure de Bazin, d’après une photographie.
  9. Dessin de Th. Weber, gravé par Privat.
  10. Dessin de Th. Weber, gravé par Privat, d’après un croquis.