De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/10


X

Nikolaïevsk


Fondé en 1850, Nikolaïevsk est situé sur la rive gauche de l’Amour. C’était autrefois le grand port de guerre et de commerce de la Russie dans l’Extrême-Orient. Mais on conçoit l’insuffisance d’une place dont l’accès n’est libre que du milieu de juin à la fin de septembre, et depuis la fondation de Vladivostok, Nikolaïevsk n’a cessé de décliner.

Il y existe encore cependant une garnison assez importante, et des forts pour protéger l’entrée de l’Amour pendant les trois ou quatre mois où elle est possible. Quant aux maisons de commerce, elles sont peu nombreuses et consistent surtout en agences des compagnies de navigation.

Du pont de notre navire même, nous nous rendons parfaitement compte que la ville est en partie abandonnée. Car les rues perpendiculaires au fleuve sont de véritables prairies, l’herbe y croît à plaisir et des troupeaux de vaches y paissent en toute liberté. L’église est peinte en vert. C’est une couleur que l’on semble aimer beaucoup en Sibérie pour les édifices religieux.

À 200 ou 300 mètres de nous est un petit port avec des jetées en bois et des hangars. C’est dans ce port que se trouvent les bateaux qui remontent l’Amour. Sur le sable, à droite, on nous montre une construction informe que l’on nous dit être la barge sur laquelle a descendu le fleuve le général Mouravieff, dont nous retrouverons à chaque pas le souvenir.

LA BARGE DE MOURAVIEFF[1].

De l’autre côté du fleuve, dont la largeur n’est plus ici que de 3 kilomètres, est une montagne abrupte, inhabitée, entièrement couverte d’arbres et dont le pied baigne dans l’eau.

Deux ou trois petits steamers sont employés à amener les chalands. Si l’on veut aller à terre, on peut prendre passage sur l’un d’eux, à raison de trois roubles par personne pour l’aller et de trois autres roubles pour le retour, ce qui me paraît tant soit peu excessif. Autrement, on peut prendre les bateaux ghiliaks, quand il y en a, car ils ne sont pas nombreux autour des steamers ; le passage ne coûte qu’un demi-rouble.

Les bateaux ghiliaks sont de deux sortes : les plus petits, de simples troncs d’arbres creusés, les plus grands composés de trois larges planches : une formant le fond est placée à plat ; les deux autres formant les côtés sont munies de chevilles à la partie supérieure.

Les rames, très courtes, sont des pagaies à une seule palette. Un trou placé à une certaine distance de la poignée permet de les fixer au bord du bateau, au moyen des chevilles.

BATEAU GHILIAK[2].

À l’inverse du monde entier qui fait concorder les mouvements de gauche avec ceux de droite, afin de donner une impulsion plus vive au bateau par un effort simultané des deux bras, les Ghiliaks manœuvrent les rames alternativement, c’est-à-dire que celle de gauche sort de l’eau au moment où celle de droite y entre. Qu’il y ait un ou plusieurs rameurs, le procédé ne varie pas.

À tous les bateaux, grands et petits, s’adaptent également des voiles curieuses. Il y en a deux ; elles sont carrées et d’égale grandeur, fixées à un mât unique placé au centre. Par vent arrière, quand les voiles sont déployées, on dirait un gigantesque papillon. Ces embarcations ne m’inspirent aucune confiance, et cependant tout le monde m’affirme qu’elles sont absolument sans danger et qu’il n’arrive jamais d’accident.

Les Ghiliaks sont repoussants d’aspect. D’une saleté sans nom, habillés généralement de peaux de bêtes, et même, affirme-t-on, de peaux de poisson, ils ne sacrifient au luxe que sur un point : hommes et femmes portent jusqu’à deux ou trois paires de grandes boucles d’oreilles. L’agriculture leur est inconnue. Chasser et pêcher, ils n’ont point d’autre occupation. L’ours est leur dieu ou plutôt leur intermédiaire entre le ciel et la terre. Aussi chaque village en élève-t-il plusieurs jusqu’à un certain âge. Puis, quand arrive le jour de leur grande fête nationale, les Ghiliaks choisissent un de ces animaux réunissant toutes les conditions voulues de croissance et autres, le chargent de liens et le promènent de maison en maison. Tous les habitants viennent l’un après l’autre lui donner leurs commissions pour le ciel, et quand personne n’a plus aucune recommandation à lui faire, ils se précipitent sur lui, le tuent à coups de flèches, de lances et de harpons, et se partagent sa chair.

SACRIFICE DE L’OURS[3].

Ces cérémonies sont également pratiquées par les Aïnos. J’en ai trouvé les dessins dans un ouvrage japonais que M. Collin de Plancy, qui a été chargé d’affaires au Japon, a bien voulu mettre à ma disposition.

SACRIFICE DE L’OURS[4].

Les Ghiliaks élèvent une grande quantité de chiens pour le traînage en hiver. On n’en voit pas moins de trente ou quarante devant chaque yourte ou hutte. Vers le soir ils se mettent à hurler comme des loups. On les nourrit avec de la truite saumonée qui, du 15 juin à la fin de juillet, pénètre dans l’Amour par millions, mais jusqu’à une distance d’environ 300 kilomètres seulement de l’embouchure. Chaque yourte en fait sécher de trente à quarante mille tous les ans. Il en faut deux ou trois par jour et par chien. Seulement, comme ces truites sont simplement séchées et non pas salées, les vers s’y mettent très vite et consomment la plus grande partie de la provision.

À peine la truite a-t-elle disparu que le saumon se montre. La pêche commence dans les environs du 15 août. Elle dure un mois. C’est, paraît-il, un spectacle tout à fait remarquable et qui donne à Nikolaïevsk, le grand centre des pêcheries, une animation extraordinaire.

Le saumon pèse rarement moins de 8 livres et plus de 25. Dans les premiers jours il vaut de 5 à 6 roubles le cent, mais bientôt après il se donne pour un rouble, car, à cette époque, tout poisson qui n’a pas été préparé et salé dans les vingt-quatre heures est bon à jeter.

Pour donner une idée de l’importance de la pêche du saumon, voici, d’après un de nos compatriotes, M. Eugène Ninaud, qui habite la Sibérie depuis une vingtaine d’années et s’est occupé de la salaison et de la vente du poisson à Nikolaïevsk, les chiffres que fournit de ce chef la statistique du port pour l’exportation annuelle :

Pour
Vladivostok 
50 000 pouds
Blagovechtehensk 
100 000 »
Habarovka 
10 000 »
Pour
nourrir les déportés de Saghaline 
40 000 »
Total 
200 000 pouds

On sait que le poud vaut 16 kilogrammes.

De plus chaque habitant conserve 400 ou 500 saumons pour sa consommation personnelle, ou pour vendre au détail ; les Ghiliaks, dont, en somme, c’est la seule nourriture, en font sécher plusieurs milliers par famille.

Sur tout le cours de l’Amour le saumon est traqué. Celui qui à réussi à franchir les terribles barrages de Nikolaïevsk aura à redouter, d’abord les Ghiliaks et les paysans russes de chaque village, puis les Goldes, Les Orotchones, les Mandchous, les Cosaques, les Manegris, enfin tous les riverains dont cette proie facile entretient la paresse.

« Si Je vous disais, ajoute M. Ninaud dans la lettre dont j’extrais ces documents, le nombre de millions de saumons pêchés annuellement dans l’Amour d’après mes calculs, vous ne voudriez pas me croire. Et pourtant je ne puis avoir la prétention d’être exactement informé de tout ce qui a été pris. »

Quand il passe à Nikolaïevsk, le saumon est magnifique, gras, argenté. Plus il remonte, plus il est maigre et de vilain aspect. À Blagovechtchensk, c’est-à-dire à près de 2 500 kilomètres de la mer, il est tout tacheté de vert, de gris, de noir, de brun, il lui est poussé des dents énormes, sa maigreur est extrême, et sa chair a perdu toute sa saveur.

On le trouve dans tous les affluents de l’Amour sur la rive droite, mais jamais il ne pénètre dans les affluents de la rive gauche. De même que jamais on ne le voit dans le grand fleuve au-dessus de l’embouchure de la rivière Kara qui arrose la Mandchourie. Il pénètre dans cette rivière et remonte jusqu’à sa source, où il devient la proie des tribus manegris qui l’attendent, et des bêtes sauvages qui le trouvent à sec sur les rives, car à cette époque les eaux baissent de plusieurs centimètres par jour.

Aucun saumon ne redescend l’Amour, et M. Ninaud donne comme preuve de ce fait qu’une fois le passage terminé complètement, jamais de mémoire d’homme un seul de ces poissons n’a été pris dans le grand fleuve, où cependant la pêche est très active, même pendant l’hiver.

Une des particularités, non seulement de Nikolaïevsk, mais de l’Amour jusqu’à une très grande distance de son embouchure, c’est que tous les matins invariablement, à 10 heures, un très fort vent d’est se met à souffler. Le soir, à 7 heures, il tombe, et les nuits sont calmes. À mesure que l’on s’éloigne de la mer, ce vent diminue et de durée et d’intensité, cependant il se fait sentir jusqu’à Blagovechtchensk. Ici, il souffle avec violence, et produit des vagues véritablement effrayantes quand on se trouve dans un de ces bateaux ghiliaks, réputés insubmersibles, ou même dans une des embarcations du Vladivostok. Ajoutez à cela que le courant est terrible. Nous voulons pêcher, et nous jetons à plusieurs reprises une ligne le long du bord : elle est entraînée et ne touche pas le fond malgré le plomb dont nous augmentons successivement le poids jusqu’à concurrence de sept livres. Il faut donc renoncer à prendre nous-mêmes du poisson. On nous promet pour le soir du caviar frais.

Il y a bien longtemps que nos amis russes nous ont parlé de ce mets délicieux que seule leur patrie peut produire, et qui doit être mangé absolument frais. Ce sont des œufs de poisson, retirés du ventre de l’animal encore vivant s’il se peut, nettoyés avec un petit balai pour enlever les filaments et séparer les grains, et servis tels quels, c’est-à-dire crus, aussi vite que possible.

De même que certaines personnes ajoutent aux huîtres du citron, du poivre, voire même des échalotes hachées, de même le caviar se mange sur du pain, le plus souvent au naturel et quelquefois avec addition de sel, de citron ou même d’oignon.

Sur l’un des bateaux ghiliaks qui viennent le long du bord nous apporter des provisions et peut-être ce fameux caviar, je vois un chien à longs poils qu’on me dit être un chien de traîneau. J’en ai déjà vu à Saghaline.

Le traîneau est le grand, presque l’unique moyen de locomotion pendant l’hiver. On y attelle des chevaux, des rennes, des chiens. On en voit de tous les côtés, sous les hangars et même sur les toits des maisons. Ils paraissent assez rudimentaires. Malheureusement nous sommes en été et nous ne pouvons les voir fonctionner. Ils frappent par leur légèreté.

TRAÎNEAU[5] (PAGE 224).

Les traîneaux sont à peu près les mêmes dans toute la Sibérie, et n’ont guère varié de forme, probablement, depuis l’époque où l’on s’est imaginé de se servir de chiens pour les tirer. N’ayant pu les photographier, je donne ici la reproduction d’une gravure contenue dans un ouvrage bien curieux, que j’ai vu à la bibliothèque de Tomsk, et que j’ai pu me procurer à Paris. En voici le titre complet :

JOURNAL HISTORIQUE DU VOYAGE DE M. DE LESSEPS,
Consul de France, employé dans l’expédition de M. le comte de la Pérouse, en qualité d’interprète du Roi ; Depuis l’instant où il a quitté les frégates françaises au port Saint-Pierre et Saint-Paul du Kamtschatka, 6 septembre 1787, jusqu’à son arrivée en France, le 17 octobre 1783.

Ainsi donc un Français a traversé toute la Sibérie, est allé du Pacifique à l’Atlantique, il y a plus d’un siècle, et ce Français porte un nom justement célèbre. J’ai suivi à peu près son itinéraire, à partir d’Irkoutsk, de l’autre côté du lac Baïkal, et je suis on ne peut plus heureux de pouvoir lire ce qu’il écrivait sur ces pays extraordinaires, cent ans avant mol.

N’est-il pas remarquable que M. de Lesseps qui, en entreprenant ce grand voyage, était considéré par tout le monde à bord de la Boussole et de l’Astrolabe comme s’exposant aux plus grands dangers, et était pleuré d’avance par les amis qu’il quittait, soit justement le seul des hommes sous les ordres de l’amiral de la Pérouse qui revit sa patrie ?

Un des fonctionnaires russes dont M. de Lesseps eut le plus à se louer fut le général de division Arsenieff. N’est-il pas aussi singulier que ce soit également à un général de division Arsenieff que nous soyons redevables en grande partie du succès de notre voyage ?


Charles Vapereau.


(La suite à la prochaine livraison.)


DE PÉKIN À PARIS[6],

LA CORÉE — L’AMOUR ET LA SIBÉRIE,
PAR M. CHARLES VAPEREAU.


Nikolaïevsk (suite).



Le commandant Kruger nous conduit à terre. Nous allons d’abord visiter notre cabine sur le Mouravieff Amourski. Elle est à l’avant, dans la cale, et est éclairée par un hublot qui se trouve à une cinquantaine de centimètres au-dessus de l’eau. Elle est assez spacieuse, mais complètement dépourvue de lits et, par conséquent, de draps, de couvertures, d’oreillers et de matelas. Le mobilier se compose d’une table et de deux banquettes analogues à celles de nos wagons. C’est peu ; mais comme nous étions prévenus, nous avons apporté le plus nécessaire de ce qui manque.

PORTRAIT DU GÉNÉRAL MOURAVIEFF[7].

Nous croisons sur le pont deux messieurs à l’air fort distingué, qui, avec cette affabilité russe dont tout bon fils d’Albion aurait été scandalisé, nous adressent la parole dans notre langue. L’un d’eux est en uniforme : c’est le général de division Arsenielf, venu, il y a quelques jours, de Habarovka, la capitale des provinces de l’Amour, pour inspecter la garnison et les forts de Nikolaïevsk. Il doit prendre passage sur le Mouravieff Amourski, pour retourner à Habarovka avec tout son état-major. Nous aurons donc à bord nombreuse et agréable compagnie. L’autre est Le comte Lutzaw, directeur général des douanes.

Ces messieurs nous préviennent que notre arrivée fait l’objet de toutes les conversations et qu’on se mettra aux portes pour nous voir passer. Ils ont raison, car dans notre promenade dans les rues de la ville nous sommes l’objet de la curiosité publique, mais d’une curiosité discrète. Les distractions sont rares ici !

Nous allons rendre visite à M. Picard, chef de la police. Deux grandes rues parallèles au fleuve traversent la ville dans toute sa longueur. Partout ce ne sont que maisons abandonnées. L’herbe, les broussailles, témoignent du déclin de Nikolaïevsk. Le palais des anciens gouverneurs, car il n’y a plus maintenant ici de si hauts fonctionnaires, est dans un état lamentable. Construit en bois, naturellement, il laisse pénétrer le jour et l’eau du ciel de tous les côtés. Les fenêtres, les portes, ont été condamnées au moyen de planches cloutées en diagonale, à l’extérieur. Mais combien y a-t-il de temps de cela ? Toutes les lignes ont perdu leur aplomb ; les balustrades en bois qui entourent le jardin sont inclinées dans tous les sens.

Nombreuses sont les maisons qui présentent le même aspect. Quelques-unes, qui paraissaient devoir être très importantes, n’ont pas même été terminées : on a simplement abandonné les travaux sans s’inquiéter des matériaux employés, et l’on est parti.

Nikolaïevsk a l’air, non pas d’une ville en ruines à la suite d’une invasion ou d’un cataclysme, mais d’une ville pestiférée dont les habitants ont fui, et qu’une malédiction condamne à un abandon éternel.

M. Picard se montre fort aimable, et nous offre l’hospitalité chez lui. N’ayant plus à rester ici que vingt-quatre heures et nous trouvant très bien à bord, nous ne voulons pas lui causer de dérangement.

Dans son cabinet de travail, dont la porte donnant sur le salon était ouverte, je vois assis devant un bureau un monsieur en uniforme. Il paraît adresser des questions à un homme hirsute qui se tient debout devant lui. La vue de cet individu me fit mettre la conversation sur la sécurité du pays. M. Picard nous dit avec emphase que Nikolaïevsk est une sorte de succursale du Paradis, que tous les habitants sans exception sont de petits saints, et que l’on pourrait, sans crainte d’autre chose que d’un rhume, dormir les fenêtres ouvertes.

Nous prenons congé de lui. Mais à peine sommes-nous dans la rue que le commandant est pris d’un fou rire. « Avez-vous remarqué, dit-il, ce qui se passait dans la chambre à côté, pendant que le chef de la police nous vantait les bonnes mœurs de ses administrés ? Le procureur de l’Empereur était en train de procéder à l’interrogatoire d’un individu. Il s’agissait d’une tentative d’empoisonnement d’un de ces vertueux habitants du pays sur son conjoint. »

Assez égayés par cette petite aventure, nous continuons notre promenade et faisons le tour de la ville. Nous passons devant le cimetière, où la présence de nombreuses tombes témoigne de l’ancienne splendeur de Nikolaïevsk. Puis, comme l’heure s’avance, nous rentrons à bord pour dîner. Le caviar frais est sur la table. Nous le trouvons fade : il est fait avec des œufs d’esturgeon. Combien il est loin de valoir celui que nous mangerons sur l’Obi et enfin sur la Volga, qui est fabriqué avec des œufs de sterlet exclusivement ! Le caviar ne se transporte pas. Mangé à Nijni-Novgorod, au moment où il vient d’être préparé, c’est un mets délicieux. Transporté à Moscou, c’est-à-dire au bout de vingt-quatre heures, il a beaucoup perdu de sa saveur.

16 juin. — On commence à décharger le Vladivostok. Pour cela on prend des soldats, qui sont heureux d’ajouter un supplément à leur solde. Mais ils sont bien maladroits : on voit que ce n’est pas leur métier.

Le soir, après dîner, promenade à terre. Nous rencontrons, comme hier, dans la rue, tout le high-life : le général Arsenieff, le comte Lutzaw, M. Picard, etc.

Tout au bout de la ville est la maison de poste. Le commandant veut nous montrer ce que c’est qu’un tarantass ; nous entrons. Le maître est absent, nous cherchons nous-mêmes. Dans les remises, pas de voitures ; dans les écuries, pas de chevaux. Au moment où nous sortons, nous voyons arriver le maître de poste ; il a l’air entre deux vins. Est-ce un avant-goût de ce qui nous attend au delà de Stretinsk ?

Voici la forêt qui commence : la forêt pour ainsi dire sans fin, que nous traverserons d’abord en bateau, puis en tarantass, forêt que nous ne verrons finir qu’après avoir franchi des milliers de kilomètres.

Nous suivons la route. Elle est bordée et même couverte par des immondices dont les habitants ne se donnent pas la peine de se servir pour la culture. Si la latitude est trop élevée, le climat trop rude pour permettre de cultiver la terre avec succès, pourquoi ne pas transporter toutes ces immondices dans l’Amour, qui n’est qu’à deux pas et qui se chargerait de les conduire à la mer, ou, s’il y a quelque inconvénient à cela, tout au moins les déposer dans un endroit désert ? ce n’est pas ce qui manque dans les environs. Mais, encore une fois, Nikolaïevsk est une ville morte : paix à sa cendre !

Nous cherchons des muguets, ils n’ont même pas encore de boutons. Nous trouvons des fleurs que nous ne connaissons pas, une sorte de rhododendron blanc répandant une forte odeur de térébenthine. Combien nous sommes désolés de n’avoir pas assez étudié la botanique ! Toutefois le sol est jonché de plantes de connaissance, noisetiers, framboisiers sauvages, puis une sorte de violette extraordinaire. Elle est pâle, sans odeur, au bout d’une tige extrêmement allongée.

Tout à coup nous entendons au fond des bois une fanfare joyeuse qui nous attire à l’entrée d’une vaste clairière, où un certain nombre de Cosaques, avec leurs femmes, boivent et dansent aux accords de trois ou quatre instruments de cuivre. Derrière eux, l’Amour roule ses eaux noires au pied de la montagne boisée qui s’élève sur l’autre rive.

À quelques pas de là, sous un hangar, deux hommes sont en train de faire des briques : où et à quoi peuvent-elles servir ? nous n’en avons vu jusqu’à présent nulle part dans les constructions. Celles qui ne sont pas encore cuites sont couvertes avec des nattes, car le temps devient menaçant. Il faut même songer à rentrer à bord, si nous ne voulons pas essuyer une bourrasque.

Nous examinons la barge du général Mouravieff. Elle est formée de troncs d’arbres superposés horizontalement et ressemble à une maison sibérienne dont un côté, celui de l’avant, au lieu d’être perpendiculaire aux deux autres, ferait avec eux deux angles obtus, quelque chose en somme comme une énorme guérite renversée. La toiture en planches qui la recouvre a bien pu abriter le glorieux général, car elle est en triste état. Quant à la barge elle-même, je doute que les Sibériens la considèrent comme une relique précieuse, à voir l’usage qu’on en fait extérieurement. L’intérieur a été transformé en une sorte de bouge par quelque déshérité de la fortune.

LE « MOURAVIEFF AMOURSKI »[8].

17 juin. — À 9 heures, je vais porter les bagages dans notre nouveau logement. Il faut d’abord passer en douane. Cette formalité est assez vite remplie. Je suis un personnage d’importance : on m’a vu causer familièrement avec les plus hautes autorités ! On se borne donc à me demander si j’ai des cigares. Or je ne fume que la cigarette, et encore je viens d’acheter mon tabac à Nikolaïevsk.

Des Ghiliaks sont assis en rond sur le sable : une femme garde un enfant dans son berceau. Est-ce parce qu’ils sont dans un milieu civilisé ou parce qu’il fait très chaud aujourd’hui ? ils ont quitté leurs habits de fourrures et portent des vêtements en toile européenne.

FEMME GHILIAK ET SON ENFANT. — DESSIN DE G. VUILLIER, GRAVÉ PAR PANNEMAKER.

Je m’apprête à monter dans une de leurs barques pour aller à bord chercher Marie, lorsqu’on m’apprend qu’un de ces fameux bateaux réputés insubmersibles vient de couler, entraînant quatre malheureux indigènes, qui n’ont pas reparu. Le fleuve est en effet très agité, les vagues énormes ; il serait souverainement ridicule de risquer de se noyer, sans aucune raison, à Nikolaïevsk. Je prends donc le petit remorqueur.

GUILIAKS[9].

En nous attendant, Hane s’occupe à ranger notre cabine. Il met nos matelas cambodgiens sur les banquettes, étale dessus les couvertures et nos imperméables du Club alpin, et voilà le lit fait. Puis il tire de la malle le nécessaire de toilette, la cuvette en caoutchouc, objet précieux, s’il en fut, dans ces sortes de voyages, etc.

Quand coucherons-nous dans des draps, maintenant ? Pas avant Moscou, probablement, c’est-à-dire dans une cinquantaine de jours : mais cela rentre dans les choses prévues.

Cependant l’heure du départ arrive, et les adieux sont finis. Nous avons serré une dernière fois la main de ce brave commandant Kruger, devenu un ami pour nous, et nous parlons. Au moment où nous passons devant le Vladivostok, les officiers sont sur le pont, nous envoyant des saluts multipliés.

Ce n’est pas sans un serrement de cœur que j’ai lu dans un journal, quelques mois après, la nouvelle de la perte du Vladivostok, sur lequel nous ne comptions que des amis. J’espère qu’eux, au moins, ont réussi à se sauver.

  1. Dessin de Th. Weber, gravé par Bazin.
  2. Dessin de Th. Weber, gravé par Ruffe.
  3. Gravure de Berg, d’après des dessins japonais.
  4. Gravure de Berg, d’après des dessins japonais.
  5. Reproduction d’une ancienne gravure.
  6. Suite. — Voyez p. 177, 193 et 209..
  7. Gravure de Bazin, d’après une photographie.
  8. Dessin de Th. Weber, gravé par Privat.
  9. Gravure de Bazin, d’après une photographie de M. Ninaud.