De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/09


IX

De Saghaline à Nikolaïevsk.


Sept heures sonnent, nous partons. Il est impossible de rêver un ciel plus pur, une mer plus unie. Marie a hérité de l’élégante et confortable cabine du Tsarevitch.

Nous sommes maintenant presque arrivés aux jours les plus longs de l’année. Dix heures arrivent et c’est à peine si le crépuscule commence. Je ne puis me résoudre à imiter les autres et à gagner ma cabine. Couvert d’un chaud pardessus de fourrure, je reste sur le pont, malgré la fraîcheur de l’air : le thermomètre doit être au-dessous de zéro.

Effrayés par le bruit de l’hélice, de nombreux phoques cherchent à s’écarter de notre route. Je les vois fuir devant le Vladivostok, laissant un long sillage qui les fait ressembler à d’immenses serpents. Puis, se sentant gagnés de vitesse, ils plongent pour reparaître à quelques centaines de mètres plus loin.

Le soleil est couché depuis longtemps, mais la lueur qu’il projette embrase une partie du ciel, et donne à la mer l’aspect miroitant d’une glace.

Elle reste toujours aussi vive cette lueur. On sent que le disque qui la produit ne s’est pas enfoncé bien profondément sous l’horizon. Je la suis des yeux pendant qu’elle décrit autour de nous sa demi-circonférence. Nous marchons vers l’ouest : elle était donc droit devant nous il y a deux heures. Il est minuit, elle est au nord, sur notre droite, donnant encore assez de lumière pour me permettre de lire. Dans peu d’instants elle sera derrière nous, mais elle aura changé de nom : elle s’appellera aube et non plus crépuscule.

14 juin. — À 2 heures nous sommes dans la baie de Castries. C’est une sorte de cirque à falaises élevées, couvertes d’arbres de moyenne grandeur. On ne voit aucune habitation. Seul, un phare d’importance ordinaire se dresse à l’entrée de la rade. Pourtant, derrière ces falaises, se trouve Alexandrevsk, station de poste et de télégraphe, d’où part le câble qui relie l’île de Saghaline au continent. Nous ne sommes, en ligne droite, qu’à une centaine de kilomètres de l’Amour.

C’est ici que nous devons prendre le pilote qui nous conduira à Nikolaïevsk. Mais celui-ci n’a pas l’air de vouloir se presser. Nous avons beau siffler et resiffler pour l’appeler, rien ne décèle à terre la présence d’êtres humains, rien ne bouge ; et si le phare n’était pas devant nos yeux, ce serait à croire que nous nous sommes trompés de mouillage.

Avant-hier la baie était très animée, Il n’y avait pas moins de quatre vapeurs à l’ancre. L’un d’eux, un navire de guerre, attendait la débâcle pour aller poser les nombreuses bouées sans lesquelles la barre de l’Amour serait impossible à franchir. Ces bouées sont relevées chaque année, au commencement de l’hiver. Enfin à 7 heures tout est en règle, et nous reprenons notre route vers le nord sous la conduite d’un pilote. Le nôtre, comme tous ses confrères, est un ancien quartier-maître de la marine de guerre russe, qui a passé des examens spéciaux et se montre très fier des fonctions officielles qu’il remplit. Il reçoit un traitement fixe du gouvernement, et régulièrement on ne lui doit rien, mais il est d’usage de le rémunérer de ses services, suivant le tonnage du navire qu’il est chargé de conduire. Pour le Vladivostok, il reçoit une somme de 100 roubles, au retour à la baie de Castries. Il est toujours accompagné d’un élève pilote.

La mer a perdu depuis quelque temps sa belle couleur verte ; elle est d’un brun clair. Des bandes innombrables d’oies, de canards et de sarcelles que notre arrivée met en fuite, la sillonnent dans tous les sens. Nous longeons la côte, et c’est à peine si nous apercevons de temps en temps quelques traces de la présence de l’homme. Le pays est montagneux, très boisé, mais les arbres me paraissent malingres. Dans une petite anse, nous apercevons d’énormes blocs de glace, restes de la débâcle d’avant-hier.

Cependant la mer va toujours en se rétrécissant et la navigation devient difficile. Tantôt nous longeons la côte, tantôt nous nous en écartons suivant les caprices du chenal, qui est très étroit.

Tous les jours, matin et soir, on prend à bord la température de l’eau de la mer. Depuis le Japon nous n’avons cessé de marcher vers le nord, et le thermomètre n’a cessé de descendre. Hier encore il n’indiquait que + 6 degrés Réaumur. Aujourd’hui il est remonté à + 8, La raison en est simple : nous sommes dans les eaux de l’Amour, sensiblement plus chaudes que celles de la mer. Un marin puise avec un seau le long du bord une petite quantité d’eau : elle est douce, exempte de sel. On m’assure que le long de Saghaline elle est plus froide et salée.

Ces rencontres de courants de températures différentes sont la cause des brouillards dont on nous avait si fort menacés à notre départ de Vladivostok. Un grand courant d’eau chaude, le Gulf-Stream du Pacifique, venant en effet de l’équateur, passe entre le Japon et la Corée et entre dans la mer d’Okhotsk par le détroit de La Pérouse. Un autre courant, mais froid celui-là, venant de cette même mer d’Okhotsk, se divise en deux en arrivant à l’île de Saghaline, et une partie pénètre dans la Manche de Tartarie. C’est sa rencontre avec l’Amour et avec Le courant du sud au détroit de La Pérouse, qui fait de la Manche de Tartarie un véritable nid à brouillards. Or aux caps Mouravieff et Lazareff le détroit n’a plus, m’a-t-on affirmé, qu’une largeur de 2 milles marins. Les bancs indiqués sur la carte, comme recouverts de 80 ou 90 centimètres d’eau, sont maintenant à sec, et l’on y voit même une certaine végétation. Un projet serait à l’étude, pour empêcher la formation des brouillards en fermant par une digue les deux milles de mer libre qui restent au cap Mouravieff et en arrêtant ainsi le courant froid venant du nord.

Après le cap Lazareff, la mer s’élargit de nouveau, mais elle n’a toujours pas de profondeur. Nous ne calons qu’une dizaine de pieds et nous sommes obligés d’aller avec une extrême circonspection, suivant avec soin le chenal indiqué par les bouées, et bien souvent un bruit, rappelant celui que fait une scie circulaire, accompagné d’un ralentissement marqué, nous prouve que notre quille racle le fond de la mer. C’est une sensation particulièrement désagréable. Enfin la dernière bouée est devant nous. Encore une centaine de mètres et c’est fini.

Soudain le bruit de scie recommence, nous nous sentons portés en avant, comme dans un train en marche dont on serre les freins, puis arrêt complet. Nous sommes sur un banc. Nous perdons une heure à nous dégager et à trouver le chenal, que la bouée, placée hier, indique du côté opposé où il se trouve.

Nous avons franchi la barre. Le courant est très fort, et un vent violent, venant en sens contraire, soulève des vagues relativement élevées pour le peu de profondeur de l’eau. Pour la première fois depuis Vladivostok nous apercevons quelques voiles à l’horizon. Ce sont des bateaux pêcheurs ghiliaks qui se dirigent vers Nikolaïevsk, venant de la pleine mer.

Puis, tout à fait sur le rivage, apparaissent des habitations. C’est un village indigène. Nous sommes assez près de terre pour voir ce qui s’y passe, et il fait encore assez clair, bien que le soleil ait disparu.

Quelques bateaux sont tirés sur le sable. Les maisons, il y en à quatre ou cinq seulement, sont construites sur pilotis. Tout a l’air misérable. On se demande comment les malheureux habitants peuvent résister aux froids rigoureux de l’hiver dans ces abris en bois mince, qui ressemblent à de grandes cages avec des grilles à la place de murs. La population entière est dehors à nous regarder. Presque tous les enfants ont les jambes nues : on grelotte rien qu’à les voir.

Nous passons assez près des habitations pour faire aboyer les chiens et tenter un gamin, qui nous lance une pierre. Mais il avait mal calculé sa distance : sa pierre tombe à moitié chemin. Est-ce là le genre de réception qui nous attend sur l’Amour, dans lequel nous sommes enfin ? Ce village est à l’extrémité du cap Prongue, qui marque l’entrée du grand fleuve, et maintenant nous pénétrons dans le continent. Nous matchons vers l’ouest : c’est la direction de la patrie.

L’embouchure de l’Amour offre un spectacle majestueux. Le fleuve a plus de 13 kilomètres de largeur. Les berges sont élevées, et immédiatement derrière elles commencent les montagnes. De même qu’à Saghaline, on sent que l’hiver vient à peine de finir, car on voit de tous Les côtés de larges plaques de neige sur le flanc des collines et sur Les pics élevés. Où sont les 37 degrés que marquait le thermomètre dans l’intérieur de notre barque sur le Peï-Ho ? Il fait cependant moins froid et la végétation paraît moins maigre qu’à Alexandrevsk. Est-ce dû à l’influence du fleuve, dont les eaux sont chaudes relativement au courant froid qui entoure la grande île ?

Les montagnes n’offrent plus cette teinte uniforme d’un vert très foncé. Çà et là de longues bandes d’un ton plus clair semblent indiquer un sol plus riche planté d’essences différentes. Une chose cependant frappe les regards : toutes les montagnes qui nous environnent sont dénudées au sommet, à partir de la même élévation au-dessus du niveau de la mer. Les forêts cessent tout à coup pour faire place à une herbe fort maigre qui seule parvient à vivre à cette altitude. Sur trois points, les forêts qui couvrent les montagnes sont en feu. C’est un spectacle que nous aurons bien souvent dans la suite. Nous verrons des kilomètres et des kilomètres encore de terrains, autrefois couverts d’arbres, dévastés par l’incendie.

Les eaux de l’Amour ont une teinte étrange, et les Chinois, qui choisissent généralement pour les rivières et les montagnes un nom rappelant une de leurs particularités, ont donné à ce fleuve celui de « Fleuve du Dragon noir ». En effet, on dirait que nous naviguons sur du jus de réglisse. Des bouées placées de distance en distance dans le milieu du courant, et des constructions triangulaires, peintes en blanc, élevées par les soins de l’amirauté sur la rive ou sur le flanc des collines, nous indiquent le chenal.

Mais il commence à se faire tard, et souvent, lorsque nous longeons le bord, une montagne se trouve entre la lueur crépuseulaire et nous. Notre pilote déclare qu’il ne veut pas prendre la responsabilité de nous conduire jusqu’à Nikolaïevsk dans l’obscurité. Il est 11 heures, nous mouillons, et cependant nous n’avons plus que 4 milles à faire.

15 juin. — Nous devions partir à 3 heures du matin, le brouillard nous en empêche : on ne voit pas à cinq mètres devant soi. À 9 heures cependant, nous mouillons devant la ville, à côté des quatre vapeurs qui ont quitté Castries un jour avant nous.

Bientôt le salon est envahi par des visiteurs, et notre commandant nous apprend au bout de quelques minutes que le meilleur des bateaux qui remontent l’Amour, le Mouravieff Amoursky, celui sur lequel le Tsarevitch a fait le voyage de Habarovka à Stretinsk, quittera Nikolaïevsk après-demain, vendredi ; qu’il possède quatre cabines dont deux bonnes, et que l’une de ces dernières a été retenue pour nous par les soins de l’agent de M. Cheveleff.

Il ajoute qu’en attendant le départ du Mouravieff Amoursky, ce que nous avons de mieux à faire est de rester à bord du Vladivostok. Nous acceptons son offre aimable, et nous le remercions vivement.