De Goupil à Margot/La tragique aventure de Goupil

Mercure de France (p. 5-73).

LA TRAGIQUE AVENTURE DE GOUPIL

Au peintre Jean-Paul Lafitte.

I

C’était un soir de printemps, un soir tiède de mars que rien ne distinguait des autres, un soir de pleine lune et de grand vent qui maintenait dans leur prison de gomme, sous la menace d’une gelée possible, les bourgeons hésitants.

Ce n’était pas pour Goupil un soir comme les autres.

Déjà l’heure grise qui tend ses crêpes d’ombre sur la campagne, surhaussant les cimes, approfondissant les vallons, avait fait sortir de leur demeure les bêtes des bois. Mais lui, insensible en apparence à la vie mystérieuse qui s’agitait dans cette ombre familière, terré dans le trou du rocher des Moraies où, serré de près par le chien du braconnier Lisée, il s’était venu réfugier le matin, ne se préparait point à s’y mêler comme il le faisait chaque soir.

Ce n’était pourtant pas le pressentiment d’une tournée infructueuse dans la coupe prochaine au long des ramées, car Renard n’ignore pas que, les soirs de pleine lune et de grand vent, les lièvres craintifs, trompés par la clarté lunaire et apeurés du bruit des branches, ne quittent leur gîte que fort tard dans la nuit ; ce n’était pas non plus le froissement des rameaux agités par le vent, car le vieux forestier à l’oreille exercée sait fort bien discerner les bruits humains des rumeurs sylvestres. La fatigue non plus ne pouvait expliquer cette longue rêverie, cette étrange inaction, puisque tout le jour il avait reposé, d’abord allongé comme un cadavre dans la grande lassitude consécutive aux poursuites enragées dont il était l’objet, puis enroulé sur lui-même, le fin museau noir appuyé sur ses pattes de derrière pour le protéger d’un contact ennuyeux ou gênant.

Maintenant sur les jarrets repliés, les yeux mi-clos, les oreilles droites, il se tenait figé dans une attitude héraldique, laissant s’enchaîner dans son cerveau, selon les besoins d’une logique instinctive, mystérieuse et toute puissante, des sensations et des images suffisantes pour le maintenir, sans qu’aucune barrière tangible le retînt, derrière le roc par la fissure duquel il avait pénétré.

Cette caverne des Moraies n’était pas la demeure habituelle de Goupil : c’était comme le donjon où l’assiégé cherche un dernier refuge, le suprême asile en cas d’extrême péril.

À l’aube encore ce jour-là, il s’était endormi dans un fourré de ronces à l’endroit même où il avait, d’un maître coup de dent, brisé l’échine d’un levraut rentrant au gîte et de la chair duquel il s’était repu.

Il y sommeillait lorsque le grelot de Miraut, le chien de Lisée, le tira sans ménagements du demi-songe où l’avaient plongé la tiédeur d’un soleil printanier et la tranquillité d’un appétit satisfait.

Parmi tous les chiens du canton qui tour à tour, au hasard des matins et à la faveur des rosées d’automne, lui avaient donné la chasse, Goupil ne se connaissait pas d’ennemi plus acharné que Miraut. Il savait, l’ayant éprouvé par de chères et dures expériences, qu’avec celui-là toute ruse était inutile ; aussi dès que le timbre de son aboi ou le tintement du grelot décelaient son approche, filait-il droit devant lui de toute la vitesse de ses pattes nerveuses, et, pour dérouter Lisée, contrairement aux instincts de tous les renards, contrairement à ses habitudes, il allait au loin faire un immense contour, suivait des chemins à la façon des lièvres, puis, revenu vers les Moraies, dévalait à toute vitesse le remblai de pierres roulantes aboutissant à son trou, certain que ses pattes n’avaient pas laissé à son ennemi le fret suffisant pour arriver jusqu’à lui.

C’était là sa dernière tactique que nul événement fâcheux ne lui avait fait modifier encore, et ce jour-là, comme à l’ordinaire, elle lui avait réussi ; mais Goupil n’avait pourtant pas l’esprit tranquille, car, à quelques dizaines de sauts du sentier, il lui avait semblé voir, dissimulé derrière le fût d’un foyard, la stature du braconnier Lisée, le maître de Miraut.

Goupil le connaissait bien : mais il n’avait pas cette fois tressauté au tonnerre du coup de fusil qui signalait chaque rencontre des deux ennemis ; il n’avait pas entendu siffler à ses oreilles le vent rapide et cinglant des plombs, de ces plombs qui vous font, malgré la toison d’hiver, des morsures plus cuisantes et plus profondes que celles des grandes épines noires. Il doutait, et de cette incertitude était née l’inquiétude vague, l’instinct préservateur qui, avant la douloureuse évidence, le maintenait dans la caverne au bord du danger pressenti.

Terré au plus profond du roc, il avait perçu des bruits suspects qui pouvaient bien, à la rigueur, n’être que le roulement des derniers cailloux ébranlés sous ses pattes, mais un bâti étrange, qu’il n’avait jamais remarqué, semblait démentir cette facile explication.

Goupil flairait un piège. Goupil était prisonnier de Lisée.

II

Il semblait figé dans une attitude apathique et sphinxiale, mais les pattes de devant agitées de frissons à fleur de poil, la pointe des oreilles frémissant aux rumeurs plus accentuées qui montaient dans la nuit, les éclairs fugaces des yeux dilatant une pupille oblongue sous le rideau mi-baissé des paupières indiquaient que tout en lui veillait intensément.

La profonde méditation du vieux routier dura toute la nuit. Rien d’ailleurs ne le forçait à sortir. Son estomac, habitué à des jeûnes fréquents et prolongés, suffisamment lesté du matin par la pâture dont la chair de lièvre avait fait les frais, l’incitait au contraire à ne pas quitter le refuge d’élection qui l’avait si souvent abrité aux heures périlleuses de sa vie.

Encore que la nuit fût plutôt sa complice, il était trop méfiant pour oser profiter de l’insidieuse protection de son silence et de sa ténèbre. Il attendait l’aube prochaine dans le pressentiment qu’elle apporterait le fait nouveau qui, confirmant ses soupçons ou raffermissant ses espérances, le ferait décider de la conduite à tenir.

Les heures succédèrent aux heures. La lumière de la lune devint plus éclatante et détacha sur le ciel qui semblait noir le profil plus noir des branches au bout desquelles les renflements des bourgeons, à l’extrémité invisible des rameaux, formaient sur la forêt comme un brouillard léger.

De longues files de ramées, alignées parallèlement, et coupées par les bûcherons après la montée de la sève, prolongeaient en d’infinies perspectives des pousses mourantes.

Les merles, qui, au crépuscule, rivalisaient d’entrain et lançaient aux quatre vents les harmonies de leurs solfèges, s’étaient tus depuis longtemps. Seul, le tambour du vent roulait sans hâte et sans cesse à travers les branches, relevé çà et là par quelques miaulements de chouettes ou ululements de hiboux, tandis que de la terre nubile montait une odeur indéfinie, subtile et pénétrante, qui semblait contenir en germe celle de tous les parfums sylvestres.

Comme l’aube poignait, l’homme parut précédé de Miraut. Goupil entendit à l’orée du terrier le reniflement du chien qui l’éventait et l’énergique juron du braconnier supputant de la patience et de l’endurance bien connues des renards la dépréciation de la fourrure argentée qu’il comptait bien lever sur la chair de sa victime enfin capturée.

Cependant Goupil, passant sa langue rouge sur son museau chafouin de vieux matois, se félicitait à sa façon d’avoir échappé au danger immédiat et allait chercher les moyens de se soustraire à son ennemi.

Deux seulement se présentaient : il fallait ou fuir, ou, bravant la faim, lasser la patience du geôlier qui croirait peut-être à une fuite véritable et lèverait le piège. Cette seconde tactique n’était qu’un pis-aller et ce fut à la première que Renard d’abord donna la préférence.

Le piège lui défendant l’entrée du trou, Goupil, de la patte et du museau, sonda méticuleusement les parois de sa prison. L’inspection en fut brève : du roc en arrière, du roc en haut, à droite et à gauche du roc : impossible de rien tenter ; sous lui, dans un terreau noirâtre, les griffes de ses pattes s’imprimaient en demi-cercle ; peut-être le salut était-il là ? Et aussitôt, avec le courage et la ténacité d’un désespéré, il se mit à fouir cette terre molle.

Au bout de la journée il avait creusé un trou d’un bon pied de profondeur et de la grosseur de son corps quand les griffes de ses pattes fatiguées crissèrent sur quelque chose de dur… la pierre était là. Goupil creusa plus loin… de la pierre encore ; il gratta toujours, il gratta toute la nuit, espérant dans le rocher la faille libératrice…

Lentement selon une courbe inflexible et cruelle, le plancher de roc remontait insensiblement pour venir affleurer à l’entrée du terrier ; mais Renard enfiévré ne s’en aperçut pas : il grattait, il grattait avec frénésie…

Il gratta trois jours et trois nuits, mordant la terre avec rage, bavant une salive noirâtre ; il s’usa les griffes, il se broya les dents, il se meurtrit le museau, il bouleversa toute la terre de la caverne. Impitoyablement le rocher tendait son impénétrable derme, et le misérable prisonnier, affamé, enfiévré parmi le chaos lamentable de la terre remuée, après avoir lutté jusqu’à l’épuisement complet de ses forces, tomba et dormit douze longues heures du sommeil de plomb qui suit les grandes défaites.


III

Sous les tiraillements violents de son estomac depuis longtemps délesté, Goupil s’éveilla parmi le désarroi morne du terrier. Une aube candide riait derrière sa faille de roc ; les bourgeons s’épanouissaient ; des gammes de verdure propageaient la joie de vivre sous le soleil et les concerts des rouges-gorges et des merles emplissaient l’espace d’une symphonie de liberté qui devait énerver horriblement les oreilles du captif. Le sentiment de la réalité rentra dans son cerveau comme un coup de dent dans le ventre d’un lièvre, et, résigné, il s’affermit sur les jarrets dans la position la plus commode pour rêver, pour jeûner et pour attendre. Et là, devant lui, hantise affolante, ironique défi à sa patience, le piège se dressait.

C’était un rudimentaire trébuchet inventé par Lisée : deux montants comme les bois d’un échafaud supportaient un plateau de chêne, qui semblait les prolonger. Mais, grâce à un ingénieux mécanisme, quand un intrus s’engageait dans ce passage fatal, le plateau de chêne affilé sur les côtés, traitreusement glissait comme un couperet par une rainure ménagée dans les montants et lui brisait les reins.

Alors, excité par la faim, le cerveau de Goupil revécut le voluptueux souvenir des lippées franches, évoqua les images d’orgies de chair et de sang, pour retomber plus modeste aux nourritures frugales des jours d’hiver, aux taupes crevées dévorées au bord des chemins, aux baies rouges glanées aux buissons dépouillés, aux pommes sauvages découvertes sous la pourriture humide des frondaisons déchues.

Que de lièvres pincés aux croisades des tranchées, aux carrefours des chemins de terre, de levrauts occis dans les champs de trèfle ou de luzerne, et les perdrix surprises dans leurs nids, et les œufs goulument gobés, et les poules hardiment volées derrière les métairies sous la menace des molosses et des coups de fusil des fermiers !

Les heures se traînaient horriblement identiques, augmentant de nouveaux tiraillements la somme de ses souffrances.

Stoïquement immobile, l’estomac appuyé sur le sol comme s’il voulait le comprimer, Goupil, pour oublier, se remémorait les dangers anciens auxquels il avait échappé : les fuites sous les volées de plomb, les crochets pour dépister les chiens, les boulettes de poison tentant sa faim. Mais il revoyait surtout se lever, avec une précision plus terrible, du fond des jours mauvais, certaine nuit d’hiver dont tous les détails s’étaient gravés en lui ; il la revivait entière défilant sur l’écran lumineux de sa mémoire fidèle.

« La terre est toute blanche, les arbres tout blancs, et dans le ciel clair les étoiles qui scintillent durement versent une clarté douteuse, froide et comme méchante. Les lièvres n’ont pas quitté leur gîte, les perdrix se sont rapprochées des villages, les taupes dorment au recoin le plus solitaire de leurs galeries souterraines ; plus de prunelles gelées aux épines des combes, plus de pommes sauvages sous les pommiers des bois. Plus rien, rien que cette blancheur scintillante et molle en paillettes cristallines que la gelée rend plus subtile et qui s’insinue jusqu’à la peau malgré l’épaisseur de la toison.

Le village au loin dort sous l’égide de son clocher casqué de tôle. Il s’y dirige et en fait prudemment le tour, puis, raccourcissant ses cercles, captivé par l’espoir d’un butin, s’en approche peu à peu.

Pas de bruits si ce n’est, de quart d’heure en quart d’heure, la note grêle, négligemment abandonnée au silence par l’horloge du clocher ou le bruit métallique des chaînes agitées par les bœufs réveillés dans leur sommeil.

Une forte odeur de chair parvient jusqu’à son nez : quelque bête crevée sans doute abandonnée là, et dont la putréfaction commençante chatouille délicieusement son odorat d’affamé.

Prudemment il va, rasant les murs de clôture, profitant de l’ombre des arbres, jusqu’à quelques sauts de l’endroit où il la devine gisant, masse brune sur la vierge blancheur de la neige. La maison d’en face dort profondément ; la baie tranquille d’une grande fenêtre semble attester de sa solitude ou de son sommeil.

Mais Goupil est soupçonneux. Mû par sa logique instinctive, il s’élance bravement à toute vitesse dans l’espace découvert, et passe sans s’y arrêter devant la charogne, les yeux fixés sur la fenêtre suspecte. Un autre que lui n’aurait rien remarqué ; mais le regard perçant du vieux sauvage a vu briller au coin supérieur d’une vitre un infime reflet rougeâtre, et c’en est assez, il a compris.

L’homme là derrière peut armer son fusil et se préparer à tirer : les plombs ne seront pas pour lui. Car Goupil est sûr que derrière cette croisée silencieuse un homme veille, un de ses ennemis, un assassin de sa race ; il a éteint la lampe pour faire croire au sommeil, mais les soupiraux de son poêle, qu’il a négligé de fermer, viennent de déceler sa présence, et Goupil, qui a déjà entendu des coups de feu dans la nuit, sait maintenant pourquoi il veille. Qui sait combien d’autres, moins méfiants, ont payé de leur vie l’imprudence de s’exposer à si belle portée au coup de feu de l’assassin ! Et Goupil a reconstitué les drames : l’homme tranquillement assis dans sa maison mystérieuse, spéculant sur la misère des bêtes, offrant à leur faim de quoi s’apaiser, et, le moment venu, protégé par l’ombre complice, fusillant ses victimes par le carreau entr’ouvert.

C’est là qu’ont péri ses frères des bois, qui, moins résistants que lui, se sont aventurés vers le village et qu’il n’a jamais revus.

Et Renard reprend, à petits pas, toujours dissimulé, le chemin de son bois, quand, à la crête d’un mur, une silhouette féline s’est précisée dans la lumière. Ses grands yeux sombres ont choqué dans la nuit les prunelles phosphorescentes du domestique, et, d’un bond formidable, il s’élance sur ses traces.

Le chat sait bien que la menace de ses griffes, suffisante pour réfréner l’audace des chiens, n’arrêtera pas l’élan du vieux sauvage et que la fuite ne le protégera pas non plus de l’atteinte de Goupil. Mais un pommier est proche. Il y atteint, il y grimpe déjà quand un coup de dent sec l’arrête et le livre à son ennemi qui l’achève. Et la nuit silencieuse retentit d’un sinistre et long miaulement, un miaulement de mort qui fait longtemps aboyer au seuil de leur niche ou au fond des étables tous les chiens du village et des fermes voisines. »

Et d’autres souvenirs encore chantèrent ou frémirent en lui pendant que les heures enchaînaient leurs maillons monotones et que les jours s’éternisaient.

Puis les idées de Goupil s’imprécisèrent, se brouillèrent : les souvenirs des repues se mêlèrent pour d’effrayants cauchemars aux images de terreur : des rondes fantastiques de lièvres tournaient autour de lui, tirant des coups de fusil qui labouraient sa peau, lui enlevant de longues traînées de poil sans parvenir à l’achever. Une fièvre intense le prenait ; son museau noir si froid s’échauffait, ses yeux devenaient rouges, ses flancs battaient, sa longue et fine langue pendait hors de sa gueule comme un torchon humide et chiffonné, laissant perler de temps à autre, au bout, d’une gouttière centrale, une goutte de sueur qu’il ramenait d’un mouvement sec dans sa gueule en feu pour la rafraîchir.

Le temps fuyait. Il avait flairé son piège et cherché pour l’éviter à comprendre le danger, mais son cerveau de sauvage ne comprenait rien aux mécaniques des hommes, et à cet inconnu plein d’un mystère angoissant, il avait préféré la faim dans la sécurité du refuge.

Un matin il eut une joie et crut à sa délivrance. L’homme vint. Il resta là quelques instants, remua quelque chose et repartit ; mais le juron terrible dont il souligna son départ ne laissa qu’une très vague espérance au cœur de Renard. Lisée n’avait fait qu’essayer le piège, et, maintenant, tous les jours, à l’aube, il revenait sentant proche le dénoûment.

Pendant ce temps, la fièvre tenaillait Goupil de plus en plus. Tantôt il restait allongé de longues minutes, haletant désespérément, tantôt il se relevait et tournait en rond autour de sa prison pour y chercher une issue qu’il espérait toujours sans jamais trouver.

Une lune échancrée, une lune de dernier quartier gravissait l’horizon, une lune rouge. N’était-ce pas un quartier de viande saignante qu’une puissance cruelle promenait dans le ciel sur un plateau de nuages ! Fixe, Renard tendait vers elle un cou amaigri, un museau hâve, des yeux immenses. Comme au premier soir de sa captivité, le cor du vent, d’un souffle puissant, retentissait dans les corridors de verdure, et Renard croyait entendre le flux et le reflux des abois d’une meute immense qui se rapprochait peu à peu ; ou bien le bourdonnement de son cerveau lui semblait un bruit de source, et pour y désaltérer sa soif dévorante, il tournait sans fin sur lui-même, cherchant de tous côtés l’eau, l’eau limpide qu’il lapperait longuement.

L’aube du onzième jour épanchait une clarté laiteuse au haut des futaies voisines. Il fallait en finir. Brusquement, Goupil fut décidé et, sans regarder autour de lui, affermissant dans une énergie sombre ses pauvres pattes amaigries, il prit un élan désespéré et s’élança dans l’inconnu !…


IV

Sous la lourdeur apparente dont il masquait la vivacité de sa démarche, Lisée, ce jour-là comme les jours précédents, gravissait la cluse étroite où les clous de ses gros souliers avaient frayé par leurs dures empreintes un vague sentier aboutissant à la prison de Goupil.

En chien bien dressé, le fidèle Miraut le précédait de quelques sauts. Celui-ci d’ordinaire ne dépassait jamais, à la quête, une certaine distance qu’une longue habitude et une entente réciproque avaient consacrée. Mais ce jour-là Lisée, par des sifflements brefs et réitérés, était obligé de rappeler son vieil associé aux conventions anciennes.

Le nez au vent, le fouet battant. Miraut éventait une proie et Lisée, pensant au sort de Goupil, frottait de joie l’une contre l’autre ses grosses mains calleuses. Mais il n’accentua pas son allure et continua son chemin vers le terrier où le chien qui l’avait devancé, campé sur ses quatre pattes, le mufle tendu, l’œil fixe, le corps écrasé, la queue rigide, n’attendait pour bondir que la présence et le signe de son maître.

Sous le poids du plateau de chêne qui s’était affaissé, Renard, efflanqué, à demi-pelé, gisait sur le flanc droit, l’arrière-train pris par le piège qui l’avait arrêté à la jointure des cuisses, et, le couchant un peu sur le flanc, avait protégé d’un choc mortel la colonne vertébrale du fugitif. Une mucosité blanchâtre sortait des narines et ses grands yeux rouges et chassieux s’étaient fermés avec le choc qui lui avait fait perdre connaissance. Il y avait peut-être un quart d’heure qu’il était ainsi lorsque parut Lisée.

Un sourire méchant et dédaigneux indiquait que le triomphe du vainqueur était mitigé par le peu de cas qu’il faisait de la valeur du vaincu. La peau ne valait plus rien, et quel pauvre diable, si affamé fût-il, après avoir selon la coutume laissé geler la chair pour lui enlever en partie son odeur de sauvage, eût osé s’attaquer à une aussi minable dépouille !…

Tout à coup le braconnier, qui observait attentivement sa victime, vit frémir les flancs de Goupil. Celui-ci, en effet, n’était qu’évanoui.

Une idée aussitôt, une idée féroce de vengeance et de farce germa dans le cerveau de Lisée.

Silencieux toujours, il détacha le collier de son chien qu’il boucla immédiatement au cou de Renard et fouilla les poches d’un vieux pantalon de droguet qui laissait voir par endroits la trame bleuâtre du coton. Avec des morceaux de ficelle qu’il en tira, il confectionna fort vite une solide muselière dans laquelle il enferma le museau du vieux fouinard, lui lia avec son mouchoir les pattes de derrière, démonta le piège, qu’il dissimula dans un fourré voisin, puis, de ses deux mains saisissant Renard par les quatre pattes, le jeta sur ses épaules comme un collier et reprit de son même pas rapide et lourd le chemin du village.

Miraut suivait par derrière, l’œil rivé au nez pointu qui ballottait sur l’épaule de l’homme. Le rythme de la marche, la chaleur du soleil, l’air balsamique et pur de ce beau matin de printemps rendirent peu à peu à Goupil l’usage de ses sens.

Ce fut d’abord une sensation très douce de soulagement et de légèreté qui contrastait avec la douleur aiguë et l’angoisse atroce éprouvées en sentant le piège qui le happait ; puis l’agréable dilatation de ses poumons sous la poussée de l’air frais et odorant suscita le souvenir jumeau des temps de libre divagation dans les bois, enfin, ce fut pour lui une joie inconsciente de revoir à travers les brumes du sommeil la saine clarté et de jouir du beau soleil qui montait à l’horizon.

Mais au fur et à mesure que la conscience lui revenait les sensations se modifiaient ; d’abord ce fut aux pattes et au cou une impression de gêne et dans la tête un sentiment de lourdeur ; puis brutalement la sensation d’une odeur étrangère, l’odeur de l’homme et du chien mordant son cerveau sans souvenir le rappela violemment à la réalité. Il ouvrit tout grands ses yeux de fièvre et vit tout : l’homme qui le portait, le chien qui le suivait, ses pattes emprisonnées dans les rudes mains du braconnier, et le village au loin avec ses toits de laves, ce village mystérieux plein de pièges et d’ennemis.

Il eut un roidissement instinctif et désespéré de tout son être, une détente formidable de tous ses muscles pour tenter de se faire lâcher de Lisée et de prendre sa fuite à travers la forêt. Mais l’homme veillait ; il serra plus fort ses poings noueux qui froissèrent d’une étreinte plus étroite les pattes du malheureux et Miraut, par des grognements significatifs, affirma lui aussi son implacable vigilance.

Une angoisse plus terrible qui lui fit oublier tout : la faim, la soif, la souffrance, tortura de nouveau le cerveau de Goupil. Le danger avait changé de forme, mais il était plus immédiat, plus certain, plus terrible encore. Il regretta presque les heures atroces où il mourait de faim dans son trou et se demandait à quel supplice il allait être voué avant de mourir.

Il se voyait déjà attaché par les quatre membres, livré à la dent des chiens ou servant de cible aux coups de Lisée. Il se représentait à demi écorché, la chair pantelante, les os brisés et croyait sentir s’enfoncer dans ses muscles les plombs aigus, venus on ne sait d’où, qui restent comme une épine inarrachable et par les trous desquels le sang coule, coule toujours, sans cesse et sans remède.

Miraut déjà montrait des crocs aigus, et, pour répondre à cette provocation, Goupil, à travers les mailles de la muselière, découvrait lui aussi, sous un froissement de mufle, des gencives décolorées d’où jaillissaient des canines pointues. Ah ! qu’il eût mordu volontiers le bourreau qui le portait, mais celui-là était bien sûr de l’impunité et, railleur impitoyable, continuait en souriant silencieusement sa marche vers le village.

Renard en percevait les bruits qu’il connaissait à peu près pour avoir jadis dissocié les rumeurs étudiées de loin : d’aucuns lui étaient indifférents ; d’autres touchaient plus particulièrement à sa vie de chasseur de félins et d’amateur de basse-cour, d’autres enfin, les plus terribles, lui rappelaient que l’homme et son féal le chien étaient des ennemis sur la clémence desquels il ne devait jamais compter : c’était des meuglements de vache, des grincements de voitures, des gloussements de volailles, des abois de chiens et des cris aigus de gamins jouant et se disputant au seuil des maisons. Le vaincu se voyait déjà entouré d’un cercle féroce, d’une triple haie infranchissable d’ennemis et sentait de plus en plus sa perte impossible à conjurer.

De bonheur pour lui, Lisée habitait une maisonnette un peu à l’écart. Il s’engagea dans une ruelle bordée de deux haies d’aubépine des galopins qui cueillaient la violette s’émerveillèrent de la bête curieuse et méchante qu’il rapportait et lui firent escorte jusqu’à sa demeure.

Avec une corde il fixa Goupil au pied du lit dans la chambre du poêle et déjeuna d’un bol de soupe fumante que lui servit sa femme ; puis il vaqua à sa besogne journalière, laissant sous la garde de Miraut le vieux fauve muselé qui s’attendait toujours à voir le chien bondir sur lui pour le déchirer.

Il n’en fut rien cependant et Miraut se contenta de se coucher en rond sur un sac de toile auprès du poêle, en lui jetant de temps à autre des regards de haine, conscient de la responsabilité qui lui incombait.

Des rumeurs enfantines de cris, de disputes, de rires enveloppaient le prisonnier d’une atmosphère d’angoisse ; tous les gamins du village prévenus par ceux qui avaient vu montaient la garde autour de la maison dans l’espoir de voir aussi.

Quelquefois un d’eux, plus hardi, se haussant jusqu’à la croisée, hasardait un rapide coup d’œil sur l’intérieur mystérieux, puis, interrogé par les autres et n’ayant rien vu, se réfugiait dans un silence plein de sous-entendus.

Cette rumeur était une menace pour Goupil. Une sensation d’accablement envahissait de plus en plus son cerveau ; ahuri par tant d’événements il ne savait plus et devenait inconscient. Il ne s’aperçut pas que le jour baissait, mais il frémit lorsque le braconnier revint avec plusieurs autres ennemis de même odeur que lui et qui faisaient sortir de leurs pipes de longues bouffées de fumée bleue. Ils riaient.

Goupil ignorait l’odeur du tabac : elle le prit au nez et à la gorge comme l’étrangleuse avant-courrière de la mort. Il ne comprenait pas le rire. Si Miraut, observateur et fin, avait pu comprendre que ce signe extérieur chez son maître correspondait pour lui à des caresses et à des bons morceaux ; s’il s’essayait lui-même comme beaucoup de ses congénères à un retroussis plus ou moins gracieux des babines pour faire comprendre à l’homme sa bonne humeur et sa soumission, il n’en était pas ainsi pour le vieux sauvage qui ne voyait dans cette manifestation que les chicots de dents, jaunis par le tabac, trouant des mâchoires féroces, et des ventres qui bougeaient comme s’ils eussent voulu happer d’eux-mêmes une proie convoitée.

Goupil ne pouvait établir de relations qu’entre ces dents qu’il voyait saillir et ces ventres qu’il voyait remuer, et c’était pour lui un signe terrible de danger et de menace.

Lisée parlait en gesticulant et les bouches devenaient plus grandes et les dents devenaient plus longues et les ventres se trémoussaient plus violemment et les physionomies devenaient plus terribles. Le dénouement était proche.

Tranquillement, comme pour en régler les derniers apprêts, les hommes s’assirent tandis que Lisée préparait les instruments qui devaient servir à la torture du condamné et que celui-ci, se mussant au coin du lit, essayait en vain de se dissimuler et aurait voulu se fondre et disparaître.

Enfin le braconnier parut avoir terminé. Il tenait d’une main comme une mâchoire noire de métal, de l’autre une petite sphère métallique creuse, percée en haut de deux trous ronds qui semblaient deux yeux de cadavre et en bas d’une large fente semblable à une bouche distendue par un rire méchant.

Brusquement il fondit sur Goupil, dont il serra le poitrail et le cou entre ses genoux. Celui-ci se sentit perdu et après une vaine velléité de révolte, devant l’impossibilité même d’une vague espérance, s’abandonna à son sort. Il sentit le froid du fil de fer lui entourer le cou, il vit la mâchoire de métal, la tenaille d’acier se fermer brusquement sur ce fil et sentit ce nouveau collier qui progressivement resserrait sur son cou son étreinte implacable… On allait l’étrangler !…

Mais Lisée, passant un doigt entre le cou et le fer, suspendit le supplice, rejeta après l’avoir défait le collier de cuir de Miraut, puis, saisissant par la sphère de métal Goupil ahuri, le traîna vers la porte suivi du chœur sauvage et impitoyable des hommes.

Dans la direction de la mare d’où, comme des pétillements cristallins, jaillissait le chant des crapauds, le braconnier fit sortir Goupil, et, avant que celui-ci eût pu rien comprendre à ce qui se passait, Lisée, avec un formidable coup de pied au derrière, le lançait au large de la nuit.


V

Renard ne chercha pas à comprendre, et d’instinct, comme le poisson sorti de l’eau fait des bonds vers sa rivière, il fila à toute vitesse vers la forêt natale. Mais horreur, le grelot de Miraut, le grelot fatal, le même qui l’avait éveillé dans les ronces sur les reliefs du lièvre le suivait dans sa course.

Non, ce n’était point une hallucination, c’était bien le grelot qui, distinctement, détachait ses notes grêles et saccadées sur les rumeurs bourdonnantes du silence mariées aux crépitements d’insectes.

Miraut ne donnait pas de la voix, de ces coups de gueule prolongés et réguliers qui retentissaient quand il suivait sa piste et que tous les échos du bois lui renvoyaient. Cette poursuite silencieuse n’en était que plus terrible, plus affolante par le mystère dont elle s’entourait. Le chien sans doute devait le serrer de près, il s’apprêtait peut-être à le saisir et Renard croyait à chaque instant sentir un croc aigu lui traverser la peau ; déjà il croyait percevoir le froissement des muscles des jambes du limier s’efforçant à l’atteindre et la respiration précipitée de ses poumons essoufflés.

C’était une lutte de vitesse, une lutte désespérée dans laquelle le mieux musclé, le plus persévérant vaincrait l’autre.

En attendant, et parallèlement, sans rien gagner ni rien perdre, le grelot s’attachait résolument à ses trousses. Lutte héroïque, mais inégale : d’un côté, le chien plein de vigueur, altéré de vengeance ; de l’autre, Goupil affamé par onze jours de jeûne, affaibli par la fièvre et soutenu seulement par l’instinct de conservation qui lui ferait user ses dernières forces avant de s’abandonner à son sort.

Redoublant de vitesse il s’enfonça dans la nuit ; il ne regardait rien, ne sentait rien, ne voyait rien ; il n’entendait que le bruit du grelot dont chaque tintement comme un coup de fouet cinglait son courage chancelant, relevait ses pattes qui butaient et semblait frotter d’une huile réconfortante ses muscles recrus.

La lisière du bois était proche avec son mur bas aux pierres moussues, écroulées par endroits, son fossé à demi comblé ; il le franchit d’un bond à une brèche de mur, près de l’ouverture d’une tranchée d’où les lièvres sortaient habituellement pour aller pâturer. Il passa là sans réfléchir, poussé par une force instinctive qui lui disait peut-être que le chien abandonnerait sa piste pour courir un lièvre déboulé devant eux ; mais Miraut était tenace et le grelot continua de tinter avec lui.

La tranchée rectiligne, non élaguée par les gardes, semblait bondir vers une « sommière » comme une immense arche de verdure, d’où les branches plus basses pendaient comme des guirlandes. Les étoiles à travers leur lacis s’allumaient discrètement, les merles reprenaient sur cent thèmes différents leur chanson crépusculaire, et des bandes innombrables de hannetons, s’élevant des champs et volant vers les jeunes verdures du bois, faisaient une rumeur lointaine et intense de vague qui s’enflait et s’apaisait tour à tour.

Renard fuyait, fuyait éperdûment, dépassant sans même les regarder les bornes de pierre des tranchées, coupant l’une pour reprendre l’autre, lâchant le taillis pour la coupe et la coupe pour la plaine, toujours poursuivi par l’implacable grelot.

La lune se leva. Goupil regagna les taillis, puis les fourrés épais au travers desquels son habileté de vieux forestier le faisait glisser rapide comme une ombre sur un mur et où il espérait bien, à la faveur des ronces et des clématites, faire perdre sa trace au limier farouche qui lui donnait la chasse.

Il tournait autour des chênes, glissait sous les enchevêtrements de ronces qui le mordaient au passage sans arrêter ni ralentir son délirant élan ; il s’engloutissait sous des tunnels de végétations neuves, pour rejaillir, cinq ou six pas plus loin, dans l’éclaboussement d’une gerbe de clarté, et toujours, toujours derrière lui le tintement du grelot sonnait comme son glas funèbre, un glas monotone et éternel.

Sous ses pas des bêtes se levaient, des vols brusques d’oiseaux surpris s’ouvraient, trouées noires s’évanouissant dans le demi-jour sinistre du sous-bois ; des hiboux et des chouettes, attirés par le son du grelot, suivaient de leur vol silencieux cette course étrange et nouaient au-dessus de sa tête leurs vols mous.

Renard s’enfonça résolument dans les fourrés les plus épais ; un instant, une clématite l’arrêta au passage, d’un brusque sursaut il la rompit, repartit, et le grelot cessa de se faire entendre. Une espérance gonfla la poitrine de l’évadé et banda ses muscles d’une force nouvelle ; Miraut, sans doute, l’avait perdu de vue, et il fila comme une flèche droit devant lui. Il courut deux cents, trois cents sauts peut-être dans ce silence plein d’espérance, puis, pour bien s’assurer de sa solitude, s’arrêta net et jeta un coup d’œil en arrière.

Il n’avait pas encore tourné la tête que le son grêle et saccadé du grelot déchirait de nouveau son oreille et le rejetait avec toutes les affres du doute dans une nouvelle course à travers les bois.

Il courut toute la nuit, sans une trêve, jusqu’à ce que ses pauvres pattes enflées et raides se dérobant sous son corps le jetèrent sur le sol, loque inerte, à quelques pas d’une source où il roula inconscient, à demi mort, sans un regard et sans une plainte.

Et aussitôt, comme si son œuvre était accomplie, le grelot se tut.


VI

Nul ne saurait dire le temps que Goupil passa dans cette prostration totale qui n’était plus la vie et n’était pas encore la mort. La force vitale du vieux coureur des bois devait être bien puissante pour qu’elle pût, après tant de jeûne, tant d’émotions, tant de fatigue et tant de souffrances, le réveiller de sa léthargie et le rejeter à la lumière.

Rien ne surnageait dans le chaos de ses sensations. Au milieu du bon silence protecteur qui l’environnait et avant même que son estomac le rappelât trop vivement à la douloureuse réalité, ce fut au cou une sensation de gêne qui l’éveilla : ce fil de fer de Lisée sur lequel étrangement sa pensée se fixait et sa vie nouvelle semblait se condenser. — D’ailleurs deux sensations pouvaient-elles trouver place dans son cerveau affaibli ! Était-il éveillé ? Dormait-il ? Rêvait-il ? Il ne savait pas. Ses yeux étaient clos, il les ouvrit. Il les ouvrit lentement, sans bouger le corps, et les promena sur le paysage paisible qui l’environnait ; puis, avec des lenteurs calculées, les lenteurs auxquelles il savait se plier quand, guidé par son subtil odorat, il s’approchait le soir des compagnies de perdreaux, il tourna la tête autour de lui. — Rien desuspect ; il respira. — Où donc avait pu passer le chien ? — Évanoui comme un mauvais songe. Peut-être, après tout, n’avait-il fait qu’un long cauchemar ? — Mais non, ce fer, ce fil de fer bien gênant restait là pour affirmer la rétrospective horreur de son effrayante captivité !

Instinctivement, Goupil y porta la patte dans l’espoir peut-être de s’en dégager ; mais il ne l’avait pas plutôt touché que le grelot résonnait de nouveau et qu’il s’affaissait sur lui-même, sentant courir tout le long de son échine un long frisson d’épouvante. Il ne pouvait plus fuir il n’en avait plus la force. — D’un coup d’œil rapide il embrassa tout l’horizon. — Rien ! Pourtant le grelot était là tout proche ! Et soudain Goupil comprit.

La sphère de métal à la bouche moqueuse, aux yeux de mort, que Lisée avait glissée dans le fil de fer noué à son cou, c’était le grelot de Miraut ; c’était avec ce grelot fatal qu’il avait couru toute la nuit se croyant poursuivi par le chien ; c’était là la vengeance de Lisée qui lui avait fait dans huit heures de course nocturne épuiser le calice des angoisses, et maintenant qu’il renaissait à l’espérance et à la joie, allait le suivre impitoyablement, empoisonner ses jours, et accomplir envers et malgré tout son œuvre fatale.

Douloureusement sur ses pattes maigres il se dressa, l’avant-train d’abord, le derrière ensuite, et s’approcha de la source dont le bruissement continu et monotone était comme une sorte de silence, un silence plus chanteur sur la tonalité duquel les différents cris des habitants des bois s’harmonisaient paisiblement.

Il lappa longuement avec un claquement de castagnettes l’eau limpide dans laquelle il brouilla son image, l’image d’un Goupil amaigri que, d’ailleurs, il ne voyait pas, d’un Goupil dont le museau pointu seul vivait, et sur la tête duquel les courtes oreilles aiguës et comme détachées semblaient deux tourelles jumelles, épiant les bruits de la campagne avec toujours la crainte de voir surgir dans des perspectives de silence des bruits ennemis.

Puis il songea à manger et comme la forêt ne lui offrait pas de suffisantes ressources il gagna la plaine herbue d’où les alouettes, par intervalles, semblaient jaillir comme des jets de joie, pour, dans une sorte de titubement ascendant, gagner le ciel, qu’elles emplissaient de leurs roulades, et retomber ivres d’azur.

Là il trouverait certainement quelques-unes des herbes qu’il avait toujours connues ou qu’il avait appris à connaître : les bâtons d’oseille sauvage, peut-être quelques champignons, le chiendent purgatif, ou encore quelques taupinières qu’il attaquerait résolument, et, qui sait, peut-être des cadavres à demi décomposés de bêtes ou d’oiseaux morts pendant l’hiver et que nul encore n’aurait retrouvés.

Mais que ce grelot était agaçant ! Sans doute il s’habituerait assez vite à la gêne de sentir au cou l’étranglement du fer, mais ce son qui s’attachait à lui comme une épine, lui rappelant trop les dangers courus et à craindre, gâtait sourdement la belle joie qu’il aurait éprouvée à jouir pleinement de la vie. C’était la rançon de sa liberté qu’il était condamné à traîner jusqu’à la mort. Et des envies féroces de s’en débarrasser le tenaillaient.

Maintes fois, couché sur le dos, les pattes de derrière en l’air, raidies par la volonté et la colère, il avait, de celles de devant, frotté son cou de battements réguliers et nerveux pour repousser ou briser l’étreinte métallique du fil de fer de Lisée. Il ne réussit qu’à se peler entièrement le cou de chaque côté de la tête, et à se meurtrir les ongles des pattes, mais le collier qui le tenait ne desserrait point son étreinte et à chaque battement de patte le tintement du grelot semblait un rire insolent ou un ironique défi. Et Renard cherchait à s’y habituer, mais en vain, et des colères terribles que rien ne pouvait refréner lui serraient la gorge et contractaient ses muscles. Il fallait pourtant vivre.

Il vécut.

Tour à tour les herbes de la plaine et les fruits des bois, et les hannetons qu’il secouait des arbustes lui fournirent la pâtée quotidienne ; puis ce furent les nids des petits oiseaux qu’il savait découvrir derrière les boucliers de verdure des haies et sous les herses épineuses des groseilliers sauvages. Tantôt il en gobait les œufs, tantôt il en dévorait les oisillons, de petits corps tout rouges qui avaient les yeux clos et ouvraient des bec énormes en entendant le froissement des rameaux s’écartant au-dessus de leurs têtes. Il pouvait se hausser jusqu’aux nids des merles bâtis sur les branches basses des coudriers, il détruisit dans les blés en herbe des couvées de perdrix et de cailles, et même, protégé par son grelot, put, sans donner l’éveil, s’approcher des métairies.

Il avait une haine particulière contre certain coq de la grange Bouloie, un vieux Chanteclair au timbre suraigu, aux lourdes pattes emplumées, aussi rusé que lui, pacha tout puissant et jaloux d’un vaste sérail de gélines qui semblait, chaque fois qu’il approchait, deviner sa présence, et, dressant la tête et battant de l’aile, poussait un coquerico de rappel, une sonnerie précipitée qui prévenait les poules du danger et les ramenait en désordre vers la niche du molosse où elles se sentaient en sûreté.

Depuis longtemps Goupil avait résolu sa mort. Plusieurs jours de suite il l’épia, puis, fixé sur ses habitudes, s’en vint un beau matin se tapir derrière une haie et attendit.

La crête au vent, l’œil en sang, les plumes en bataille, en tête du troupeau gloussant, Chanteclair approchait. Mais il n’avait ni la galanterie facile ni l’audace fanfaronne des jours de belle assurance : visiblement il sentait un danger. Goupil fit sonner son grelot et ce son domestique rassura l’ennemi ; puis, avec une patience de vieux chasseur, il le laissa doucement approcher et quand il fut bien près et dans l’impossibilité de lui échapper, Renard fit dans sa direction un bond prodigieux, le poursuivit l’atteignit, lui broya le poitrail entre ses mâchoires, et, fier de sa victoire, portant haut sa tête narquoise, insoucieux de la déroute des poules, il l’emporta dans la forêt où il le dépluma et le mangea.

Il décima ensuite facilement le stupide troupeau de poules de son voisin le fermier ; mais il y allait à intervalles si variables, à des heures si différentes que l’autre ne pouvait songer à le surprendre et, ne l’ayant point vu, n’ayant eu vent de l’identité du voleur que par le son du grelot, ignorant d’ailleurs l’aventure de Goupil, accusait fermement Miraut d’être l’assassin de ses poules et ne parlait rien moins que d’intenter à Lisée un bon procès ou de lui démolir son rien qui vaille de chien.

Cependant Goupil engraissait et s’il avait dû en partie se résigner à laisser les lièvres en repos, les volailles de la Grange Bouloie offrant une suffisante compensation, il reprenait confiance en la vie.

Une chose pourtant lui pesait horriblement : c’était sa solitude.

Jamais, depuis le soir de sa captivité, il n’avait revu un de ses frères et il ne pouvait sans une profonde émotion évoquer les taquineries mutines, les petits mordillements d’oreilles qui précédaient les grandes expéditions, ni les grandes querelles suscitées par les partages difficiles, et qui faisaient jaillir comme des défis la rangée aiguë des canines puissantes sous le retroussis des babines noires.

Rien, plus rien que la forêt ; il semblait que sa race se fût évanouie avec sa captivité.

Et pourtant il sentait autour de lui sa présence continuelle. Il la sentait par les traces que les autres renards laissaient en traversant les chemins de terre toujours humides du sous-bois, par le fret de leurs pattes sur les herbes des clairières et aux rameaux des branches basses des fourrés, et surtout par les glapissements particuliers qui lui signalaient une chasse nocturne de deux associés : l’un faisant le chien, donnant de la voix, une petite voix grêle comme enrouée, tandis que l’autre selon la direction indiquée par l’aboi, allait occuper l’emplacement probable où passerait le lièvre et l’étranglerait sans courir.

Les passages, il les connaissait tous et se trompait rarement quant à la direction ; il avait même, un jour que la faim le talonnait un peu, osé attendre et étrangler un oreillard que Miraut chassait. Mais il ne s’y était jamais repris, car le limier, aussi fin que lui, devinant la ruse du pillard, sans perdre un instant et pris d’une nouvelle ardeur s’était mis à sa poursuite. Chargé du poids de sa capture il aurait été infailliblement atteint s’il n’avait été assez prudent pour abandonner à son ennemi cette proie dérobée qui lui aurait fourni un si copieux repas. C’était Miraut qui sans doute avait retrouvé le lièvre dans la rocaille escarpée où il l’avait abandonné et des traînées de poil et des éclaboussures de sang sur les cailloux disaient assez la plantureuse lippée qu’il s’était égoïstement offerte.

Goupil naturellement songea à profiter de la chasse de ses congénères, mais il n’y réussit que rarement, car si le grelot éloignait toujours le chasseur à longue queue à l’affût, il arrivait très souvent aussi qu’il détournait du passage le lièvre roux attentif à tous les bruits de la forêt. Mais en cette occurrence ce qu’il cherchait surtout c’était à revoir les autres renards afin de leur faire comprendre qu’il n’était pas l’ennemi ; peine perdue, le solitaire ne put amener à lui ses frères farouches, ni parvenir à eux ; ses appels restèrent sans autre réponse que celle de l’écho qui lui renvoyait, comme une raillerie, la fin plaintive de ses glapissements.

Il reconnut, un certain soir, la voix de son ancien compagnon de chasse, associé à un autre, un rival sans doute, et il en fut triste, car il se sentait mis au ban de sa race et comme mort pour les autres renards.

Que de fois, même sans désir de pillage, n’avait-il pas essayé d’approcher de ceux qui chassaient, mais dès qu’il approchait, la chasse semblait s’évanouir, tout retombait au silence : le grelot faisait le mystère et le vide autour de lui.


VII

Vint la saison de l’amour.

Sur les pas des hermelines en folie, Goupil reniflait de voluptueuses odeurs qui faisaient claquer ses mâchoires et mettaient en feu son sang. Tout son être alors vibrait du grand courage nécessaire pour les luttes qui suivaient la parade nuptiale dont elles n’étaient que la forme suprême, et il évoquait devant les rivaux blessés, honteux et vaincus, la femelle plus fluette docile au désir du maître.

Ah ! ces batailles au fond des bois, ces ruées féroces où les dents s’enfonçaient dans les toisons et faisaient saigner les chairs, ces duels hurlants à la suite desquels le vainqueur, blessé lui aussi et sanglant, jouissait de son triomphe, tandis qu’au loin, encore menaçants, les vaincus montraient les dents ou tournaient inquiets et plaintifs autour du couple attaché.

Goupil était un des forts ; il était souvent resté maître dans ces tournois nocturnes et avec une rage décuplée par l’insaisissabilité du but il suivait les multiples pistes où les pattes des rivaux se confondaient dans le trajet suivi par les bien-aimées ; mais le but fuyait, jamais atteint, car le grelot maudit, signalant la présence d’un intrus, réconciliait les rivaux devant le péril commun et faisait fuir toujours les groupes amoureux.

Et toutes les nuits il courait, lâchant une piste pour en suivre une autre, dans l’espoir, toujours déçu, que les glapissements d’appel qu’il poussait sans cesse vers la femelle suffiraient pour l’empêcher de fuir devant le grelottement approchant.

Il désespérait. Il en oubliait de voler des poules et de boire aux sources : la fièvre d’amour le minait et des rages folles le faisaient, comme aux premiers jours de sa libération, se jeter à terre le dos sur le sol pour tenter violemment de rompre enfin le fer qui rivait à ses jours l’indélébile marque de la férocité des hommes.

Peine perdue.

Un soir pourtant il changea de tactique. Il venait de croiser le sillage tout frais d’une femelle en rut et, coûte que coûte, concentrant sur ce but toutes les violentes énergies du mâle exacerbé, voulut arriver jusqu’à elle. Il fallait faire taire le grelot ? — Il le voulut !

Pour y parvenir il décida de réaliser à travers le dédale inextricable des branches une marche lente et souple durant laquelle sa tête et son cou devraient conserver la plus stricte immobilité. Il s’engagea donc sur les traces de dame Hermeline, le corps tout entier tendu dans une crispation terrible, les pattes arquées, la tête mi-baissée pour suivre les pas de la compagne.

Avec d’infinies précautions il avançait, étouffant sous son désir et sa volonté les émotions instinctives. C’était un sentier ou une tranchée qu’il se contraignait à franchir lentement quand, au fond de lui, un subconscient conservateur cambrait déjà pour le franchir d’un bond les muscles de ses reins, ou le passage d’une proie facile que ses yeux malgré lui suivaient dans sa fuite précipitée.

Il passait par-dessus les branches, se glissait sous les ramures basses des bouquets d’arbustes, tantôt haussé sur la pointe des griffes, tantôt écrasé sur ses souples jarrets ; il allait lentement, angoissé, des vertiges à la tête, des battements au cœur en sentant, au fur et à mesure que le but approchait, l’odeur voluptueuse lui troubler les sens, attentif au moindre mouvement de son cou, au plus léger frémissement du grelot.

Il arrivait.

Au centre d’une clairière toute blonde de lune, deux mâles déjà se disputaient la femelle qui les regardait. Les crocs s’enfonçaient avec des grognements assourdis dans la peau des adversaires, des pattes raidies se crispaient sur les dos et sur les reins, des gouttes de sang coulaient, les yeux brillaient férocement.

Tournant en rond autour des rivaux dans l’étroite clairière dessinée par la place regazonnée d’une meule de charbonniers, la femelle sereine les regardait les yeux mi-clos, la queue balancée comme une traîne féminine.

Elle passa devant Goupil, l’éventa et s’en approcha, et lui, enhardi, excité, malgré la raideur obligatoire de son cou, sans se préoccuper des deux autres qui s’entr’égorgeaient, sans entendre et sans voir, préluda par les caresses préliminaires à l’acte d’amour.

Mais au moment où il allait chevaucher la femelle en redressant l’avant-train d’un mouvement plus vif, le tintement du grelot retentit dans la nuit et tous, comme mus par d’invisibles ressorts, lutteurs et femelle, s’élancèrent d’un élan si brusque et si impétueux qu’avant qu’il eût le temps de les voir disparaître Goupil, ahuri, restait seul dans la clairière déserte.

Alors le pauvre solitaire se mit à mordre, comme s’il était pris d’une irrésistible rage, le gazon de la clairière, et à hurler, à hurler désespérément en faisant sonner sans fin comme pour le rassasier ce grelot implacable, pendant que la lune en ricanant faisait tourner autour de lui l’ombre des arbres et que les oiseaux de nuit, attirés par ce bruit insolite, nouaient et dénouaient au-dessus de sa tête leurs cercles énigmatiques et sinistrement silencieux.

Le jour levant le surprit ainsi et avec les dangers qu’il portait en lui le rappela au sentiment de la conservation. Repris par le goût de la vie comme un convalescent après une crise terrible, il sentit peser sur lui tous les problèmes de l’existence et pour les solutionner à leur heure commença par se dissimuler dans un massif au centre du bois, où il dormit de ce demi-sommeil qui caractérise les traqués et les inquiets.

Et de longs jours ce fut ainsi. La vie de la forêt si adéquate à ses instincts lui sourit de nouveau ; il se refit presque, grâce au souci de la pâtée quotidienne une âme de coureur des bois se contentant, jouissance douloureuse, amère volupté, d’écouter au loin comme le chant de fête d’un paradis perdu, la vie de ceux de sa race que des chasses nocturnes lui rappelaient souventes fois.

Les lourdes chaleurs du mois d’août le faisaient au crépuscule gagner les prairies voisines des chemins, où il était certain de rencontrer, cherchant hors de la terre un remède à la chaleur qui les étouffait, les taupes aux yeux clos, errant à travers les andains fraîchement coupés des regains et vouées à la mort par le seul fait d’avoir abandonné le carrefour originel sous la taupinée desséchée.

C’était là pour Renard une ressource assurée, car lors même qu’il ne les eût pas trouvées vivantes encore, errant misérablement sous le double poids de leur infirmité et du malaise qui les chassait de la fournaise surchauffée de la glèbe, il savait qu’il les retrouverait certainement mortes au long des chemins, car celles qui sortent ainsi de leurs galeries n’y rentrent jamais et périssent presque toutes au hasard de leur première et dernière errance.

Puis l’automne traîna avec son abondance de fruits qui lui aurait fait une vie particulièrement paisible si les meutes coupant en tous sens son domaine de leurs musiques enragées ne lui avaient trop vivement rappelé et Lisée et Miraut, et sa captivité et son isolement.

Rendu plus prudent encore qu’à l’ordinaire, il ne se terrait plus maintenant, dans un terrier à double issue, qu’après avoir, par de savants entrelacs, dévoyé de sa piste le flair des plus redoutables limiers.

La vie cependant lui semblait facile et le vieil écumeur ne pensait point à l’hiver approchant que les migrations précoces de ramiers et de geais en même temps que la soudaine poussée de sa toison annonçaient prochain et rigoureux.

VIII

Brusquement, sans transition, comme il arrive dans les montagnes, après les bruines froides de fin d’octobre et des premiers jours de novembre qui dévêtirent la forêt de ses feuilles roussies, il vint. Quelques baies rouges luisaient encore aux églantiers des haies, quelques balles violettes de prunelles à la peau ridée par le premier gel pendaient encore aux épines la queue aux trois quarts coupée par les implacables ciseaux de la gelée ; puis un beau matin que le vent semblait s’être assoupi, traîtreusement la neige tomba, molle, douce, sans bruit, sans secousse avec la persistance tranquille du bon ouvrier que rien ne rebute, que rien ne hâte et qui sait bien qu’il a le temps.

Elle tomba deux jours et deux nuits sans discontinuer, nivelant les hauteurs, comblant les vallons, aplanissant tout sous son enveloppe friable que rien ne soulevait. Et pendant tout le temps qu’elle tomba toutes les bêtes des bois et tous les oiseaux sédentaires ne bougèrent point du refuge soigneusement choisi qu’ils avaient élu.

Goupil (il fuyait maintenant les cavernes), tapi sous les branches basses d’un massif de noisetiers, s’était, comme les autres, laissé ensevelir sous le suaire qui se tissait, et, moulant ses formes ramassées, lui bâtissait une cabane étroite, un prison délicate et fragile, dont il saurait, le moment venu, briser la cloison friable. Dans cette prison il avait chaud, car sa toison était épaisse et la voûte de neige épousant le cintre de son échine le protégeait totalement des froids du dehors.

Lorsqu’il présuma que la tourmente était apaisée, il s’ouvrit vers le midi une étroite sortie, et, ménageant avec soin le terrier de neige que Nature avait confectionné à sa taille, partit en quête de la nourriture quotidienne.

Les mauvais jours étaient revenus. Goupil le sentait bien et d’autant plus que la tare du grelot qu’il était condamné à faire tinter à chaque pas le mettait pour toutes les chasses, et surtout pour la chasse au lièvre, dans un réel état d’infériorité.

Il savait bien qu’un lièvre déboulant devant lui deviendrait irrémédiablement sien, car lorsque la neige est molle, les malheureux oreillards sont impuissants à lutter de vitesse avec les renards et les chiens. Mais ils n’ignorent rien de cette infériorité, aussi dès qu’un bruit inaccoutumé de grelot ou de pas se fait entendre, ils ont la sage précaution de gagner au pied une avance remarquable. Renard leur était donc plus que suspect.

Alors reprirent les pérégrinations sans fin, les longs déterrages sous les pommiers des bois, les patientes glanes aux buissons secoués de leur neige qui n’arrivaient qu’à sustenter à demi son estomac trop souvent vide.

Il connut de nouveau les jours sans pitance, les longues stations aux lieux de sortie des lièvres et les guets prudents aux abords du village ou des fermes dans l’espoir vague de s’emparer d’une volaille ou d’étrangler un chat.

Et cela dura ainsi jusqu’aux premiers jours de décembre.

Mais à ce moment le froid redoubla : des bises cinglantes se mirent à souffler ; la neige, divisée par la gelée en infimes paillettes de cristal, pénétrait tout, comblant les plus profondes vallées, s’infiltrant sous les abris les plus épais et formant de véritables dunes blanches, des « menées » qui se déplaçaient rapidement sous l’effort du vent.

Son terrier cependant restait indemne ; il s’était même consolidé et il y était plus à l’aise, car la chaleur de son corps avait fait fondre alentour de lui une légère couche de neige, qui, par la gelée, s’étant solidifiée, formait comme une croûte plus dure, une voûte de glace supportant facilement le poids d’ailleurs variable de la neige qui passait sur lui.

Tous les buissons avaient été soigneusement glanés ; les oiseaux rôdaient autour des villages, les lièvres étaient insaisissables. Rien, rien, plus rien, et Renard, pensif, se ressouvenant de la vieille aventure, hésitait à la tenter de nouveau et à vouloir surprendre, à la faveur de son grelot, la confiance des animaux domestiques.

Mais il y vint fatalement. Insensiblement, chaque nuit, il se rapprocha des habitations, éloignant même les autres renards qui, affamés eux aussi, y rôdaient déjà et n’avaient pas comme lui attendu que la faim les eût acculés à la dernière limite pour venir y traquer une aléatoire pâture.

Mais pas un animal ne songeait à quitter la chaude litière de l’étable ni le coin du feu où, sur la dalle ou la planche chaude, les chats frileux se pelotonnaient quand ils ne guettaient pas aux tas de bottes de la grange ou aux trous des boiseries des chambres les souris maigres au museau inquiet qui, affamées aussi, avaient toutes réintégré les maisons.

De temps à autre l’aboi furieux d’un chien de chasse l’avertissait qu’il était venu trop près, qu’il était éventé et que le temps était venu pour lui de détaler au plus vite. Jamais il ne rapporta rien de ces expéditions nocturnes. Le traditionnelle charogne qui tentait jadis les ventres affamés et à laquelle on pouvait, à la rigueur, après de longues stations, arracher furtivement un morceau et s’enfuir, n’était pas apparue ; les bêtes du village s’entêtaient à ne pas périr. Goupil rôdait quand même au large des maisons : cependant il évitait avec soin celle de Lisée, et, malgré le désarroi de son cerveau, malgré son ventre vide, il s’enfuit plus vite la nuit où il entendit la voix de Miraut répondre au jappement d’un de ses compagnons de chasse qui lui signalait à sa façon la présence de l’habitant des bois.

Mais Renard ne mangeait toujours rien, et les jours passaient et le froid ne passait pas, et une faim plus féroce minait et dévorait les hôtes de la forêt.

Et lui, maintenant efflanqué, spectre épuisé, plus minable encore qu’après les jours d’emprisonnement de jadis, n’était plus qu’une pauvre loque de bête, travaillée par la fièvre, ballottant entre la mort et la folie, qui, ayant pris l’habitude de venir rôder autour du village, y revenait invinciblement, à heure fixe, sans savoir pourquoi, n’évitant plus les chiens, n’évitant même pas la maison de Lisée, sans espoir de trouver à manger, sans même chercher, tué par le grelot qui sonnait à son cou et mûr pour la dernière et suprême épreuve.

IX

Cette journée du vingt-quatre décembre avait été comme un long crépuscule. Le soleil ne s’était pas montré ; à peine si vers midi de longues lames livides au-dessus de l’horizon avaient dénoncé son passage derrière les nues couleur d’encre, tendant leur dais sinistre sur la campagne muette et morne.

Quelques croassements lugubres de corbeaux en détresse, quelques jacassements de pie en quête des dernières baies rouges des sorbiers avaient par intervalles comme barbouillé ce silence et ç’avait été tout.

Le village engourdi, sur lequel semblaient peser comme un couvercle de tristesse les fumées immobiles, haleines fiévreuses des chaumières, avait seulement donné d’autres signes de vie à l’aube et au crépuscule, lorsque les portes des étables vomirent aux heures coutumières les bêtes ivres d’énergies croupissantes, meuglant et ruant vers l’abreuvoir.

Et pourtant dans ce village tout veillait, tout vivait : c’était veille de fête. Dans les vieilles cuisines romanes où le pilier rustique et les pleins cintres enfumés soutenaient deux pans de l’immense « tuyé » où l’on séchait les bandes de lard et les jambons à la fumée aromatique des branchages de genévrier, il y avait un remue-ménage inaccoutumé.

Pour le réveillon du soir et la fête du lendemain, les ménagères avaient pétri et cuit une double fournée de pain et de gâteaux dont le parfum chaud embaumait encore toute la maison. Oubliant les jeux et les querelles, les enfants, avec des exclamations joyeuses, avaient suivi tous les préparatifs et dénombré bruyamment ces bonnes choses attendant impatiemment l’instant désiré d’en jouir : les pruneaux séchés au four sur des claies après la cuisson du pain, des meringues saupoudrées de bonbonnets multicolores et des pommes remontées de la cave répandant une subtile odeur d’éther.

Le souper avait été copieux, plein d’animation, et selon la coutume aux heures de matines, les falots jaunes dansant dans la nuit avaient mené vers l’église et ramené vers le logis, dans la chambre du poële bien chaude, pour le réveillon désiré, la joyeuse maisonnée tout entière.

On avait mangé, on avait bu, on avait chanté, on avait ri et la grand’mère, comme de coutume, avait commencé de sa voix chevrotante, un peu mystérieuse et lointaine, le conte traditionnel :

« C’était il y a des temps, des temps, par un minuit passé, un soir de matines, quand la terre que nous labourons maintenant était encore toute aux seigneurs et que les grands-pères de nos grands-pères leur obéissaient.

L’heure de l’office allait venir, quand, dans le château dont vous connaissez les ruines, un homme que nul n’avait jamais vu s’en vint trouver le comte. Des sangliers, lui dit-il, étaient remis au fond de la combe aux loups et par le beau clair de lune qu’il faisait on pouvait aisément leur donner la chasse. Aussitôt, chasseur enragé, oublieux de ses devoirs, le comte fit seller des chevaux pour lui et ses valets et amener les chiens. Mais sa pieuse dame, tant pleura et le supplia qu’il consentit enfin, quand la cloche sonna pour le divin office, à prendre à l’église sa place sur le fauteuil rouge, sous le baldaquin doré qui leur était réservé.

Les chants avaient commencé déjà, mais un pli de regret barrait le front du seigneur, quand le mystérieux inconnu entrant dans l’église sans se signer, vint de nouveau trouver le comte et lui parla bas à l’oreille.

Le malheureux ne résista plus et, malgré les regards suppliants de sa dame, il partit suivi de ses valets. Bientôt on perçut au loin les abois de la meute et pendant toute la durée de la messe on entendit comme un blasphème la chasse hurlante qui tournait dans la campagne. Et tous avaient des larmes dans les yeux et priaient avec ferveur. Cela dura toute la nuit, puis soudain la chasse se tut. Mais le seigneur ne reparut point au château ; il disparut avec sa meute infernale et ses valets serviles et il expie durement en enfer ce sacrilège pour lequel Dieu l’a condamné tous les cent ans à revenir la nuit de Noël chasser avec ses chiens à travers la nuit. La malheureuse comtesse mourut dans un couvent ; quant à l’inconnu qui avait entraîné son époux, personne ne le revit jamais non plus et chacun pensa bien que c’était le diable.

Notre mère n’a pas entendu la chasse, mais sa grand’mère l’entendit : comme ce soir, par un sombre minuit, c’était… »

Au même instant, un hurlement lugubre, un hurlement de mort, tragiquement long, passa comme une traînée d’horreur sur le village, et à ce signal magique, tous les chiens aussitôt, tous ceux du village et des fermes, répondirent par un hurlement lugubre et prolongé. Le bruit enflait comme une menace et mourait comme un sanglot. Fini, il recommençait ou plutôt il ne finissait pas, il baissait en modulations angoissantes et se prolongeait terrible selon le rythme de sa monotonie désespérée.

— Prions, mes enfants, fit l’aïeule, prions pour l’âme du comte.

Chacun veilla dans le village. Les hommes avaient décroché du clou où il était suspendu le vieux fusil dont ils vérifiaient soigneusement les amorces et sur leurs faciès interloqués où déjà le scepticisme du siècle avait peut-être posé son sceau, le signe des vieilles terreurs superstitieuses remontait comme une écume. Les femmes et les enfants sans rien dire entouraient le foyer, cherchant dans la clarté et la chaleur une protection contre le danger inconnu dont ils se croyaient menacés. Mais plus que personne dans le village, Lisée, cette nuit-là, connut les affres de la peur.

C’était devant la porte du vieux braconnier, qui ne craignait ni dieu ni diable, qu’avait commencé le premier hurlement. C’était de là devant que le maître sinistre de ce grand drame mystérieux commandait à la meute invisible. Et il avait poussé contre la porte un énorme dressoir de chêne derrière lequel, Miraut la queue entre les jambes, le poil hérissé, hurlait désespérément. Toute la nuit, le fusil chargé de chevrottines à la main, prêt à faire feu, Lisée veilla. Une heure avant l’aube la chasse lugubre se tut.

Rassuré par le jour et par le silence, le braconnier retira lentement et sans bruit le lourd bahut qui barricadait son entrée et prudemment entr’ouvrit la porte.

Les yeux hagards, les pattes raidies par la mort et gelées par le froid, la peau à demi pelée, dans l’attitude d’un chat qui se ramasse pour bondir, Goupil efflanqué, squelettique, était là devant lui, mort avec le grelot fatal au cou.

Miraut le vint flairer avec crainte et s’en écarta avec un froncement de mufle.

Le cerveau bourdonnant, les jambes molles, Lisée rentra chez lui, prit une pioche et un sac dans lequel il glissa le corps raidi de sa malheureuse victime et, suivi de son chien, partit vers la forêt.

Il y creusa sous la neige un trou profond dans lequel il ensevelit le corps de Renard, qu’il reboucha soigneusement.

Et il s’en retourna le dos ployé, les yeux vécues et pleins de terreurs vers sa maison, tandis que Miraut, qui n’avait pas les sujets de grave préoccupation de son maître, levait avant de le rejoindre une patte irrévérencieuse et philosophique contre le tertre gris de neige et de terre sous lequel Goupil dormait son dernier sommeil.