A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


DE FREYCINET


PAR


HECTOR DEPASSE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883




DE FREYCINET


1870-1882



elui qui a entrepris d’écrire de leur vivant la biographie des poètes, des peintres, des sculpteurs, des hommes qui ont gagné la renommée par leur talent dans les lettres ou dans les arts, jouit d’une tranquillité d’esprit bien enviable. Son sujet est tout entier dans une œuvre parfaitement définie. Le poète vit et respire dans son poème, le peintre dans son tableau, le sculpteur dans sa statue. Les œuvres qu’ils pourront créer dans la suite, mauvaises ou bonnes, ne modifieront pas le sens et la valeur de celles qu’on leur doit déjà. Ce que l’artiste a fait une fois est désormais irrévocable : toute la portion de son existence et de son esprit qui est là, dans ce marbre, sur cette toile, dans ces vers, a été fixée pour toujours : on peut l’aborder sûrement, elle ne changera plus. Va, sans appréhension, critique, historien, biographe, tu ne seras pas trahi par ton sujet.

Tout autre est le sort de celui qui a voulu retracer la vie d’un homme politique avant que sa vie soit terminée. Qu’il tremble, qu’il pâlisse sur son ouvrage, s’il tient à n’être pas pris en défaut ! Il n’y a rien de définitif chez l’homme politique tant qu’il peut faillir et se tromper, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il est en vie. Le critique est exposé ici à toutes les trahisons des hommes et des choses. Non seulement le sujet qu’il a choisi, et sur lequel il a dirigé son étude, varie de moment en moment, mais tout varie autour de son sujet, les événements, les personnes, les situations et la fortune. Les perspectives se déplacent sans cesse. Les passions publiques et privées accourent comme une trombe du bout de l’horizon. En un clin d’œil, voilà tout ton tableau brouillé et saccagé !

Entre les figures ondoyantes et diverses de ce temps, celle que nous devons essayer d’esquisser aujourd’hui a sa mobilité propre. M. de Freycinet réunit les contrastes, associe les extrêmes avec une facilité surprenante. Il est fait pour être berger d’un troupeau où les loups et les moutons sautent pêle-mêle sous la même houlette. Il compose une politique et un gouvernement avec des éléments d’extrême droite et d’extrême gauche : chimie transcendante et miraculeuse. Où le prendre ? Par quel côté le saisir sans lui faire tort et sans méconnaître au moins la moitié de lui-même ? C’est un politique conservateur et modéré : élevé dans les principes et dans les habitudes de la science expérimentale, il ne met un pied devant l’autre qu’avec des précautions infinies, il s’avance avec des calculs savants, l’œil sur la boussole, sa montre à la main : tous les instruments de mathématique et de précision dont il connaît à fond les lois sont disposés autour de lui pour régler ses mouvements et ses pensées. Attendez un moment : le voilà emporté à corps perdu sur la pente des aventures, parmi les impossibilités.

La froideur, le calme, la science profonde, l’habitude des grandes affaires, l’art de manier les hommes recouvrent ici un certain coin de chimères qui est plein de dangers. L’ingénieur moderne, le constructeur de chemins de fer et de canaux, le financier, le mathématicien est tout occupé de l’étude d’un problème ; quel problème ? Vous approchez, vous regardez, vous découvrez avec stupéfaction qu’il s’agit de la quadrature du cercle. Le problème où convergent toutes les facultés de cet homme habile et pratique est un pur casse-tête chinois. Est-ce sa faute ? Est-ce celle de son temps ? Y aurait-il par hasard dans notre société si ancienne et si nouvelle, si conservatrice et si révolutionnaire, si catholique et si libre penseuse, un certain indéchiffrable rébus ?

Quand M. de Freycinet est à la tribune, devant une assemblée politique, expliquant un budget ou un plan général de travaux, il montre plusieurs des qualités de M. Thiers, sa lucidité d’esprit, sa limpidité d’expression, le bel ordre des preuves, la persuasion naturelle et sans effort. Il coule de source, il a le charme. Sa pensée s’infiltre et se répand dans l’auditoire mêlé qui l’écoute, fait tout doucement le tour des esprits, détache celui-ci, puis celui-là, désagrège les groupes qui se tenaient d’abord sur la défensive et en emporte dans son cours tranquille les molécules insensiblement séparées. Peu à peu, l’assemblée s’abandonne à son influence, tout va à la dérive et le suit : les bords sont riants et l’onde est si pure ! Mais au bout il y a des gouffres et des abîmes. Le fond si uni recèle de terribles surprises. Tout d’un coup on s’envase, on est perdu. Chez M. Thiers, le fond était d’une solidité à toute épreuve. On pouvait y bâtir, y jeter des ponts et faire rouler des canons dessus.

Dans quelque situation de sa vie que l’on prenne M. de Freycinet, n’importe où on le touche, sous les formes délicates et fermes, on sent un point douteux, inquiétant, qui tient en échec le diagnostic le plus sûr, une sorte de vide, de lacune qui fait rêver. De là les perplexités du critique qui a l’horreur des apologies et le dégoût des pamphlets. Il ne trouve jamais que son trait soit assez fin et délié pour suivre les méandres de ces veines qui se dérobent et de ces muscles qui s’effacent. Est-ce un corps ? Est-ce l’ombre d’un corps ? Est-ce un politique ou un philosophe, un homme de science ou un homme d’imagination ? « La pâleur de la pensée, a dit Shakespeare, attaque les couleurs naturelles de la résolution, et des entreprises pleines de nerf et de vigueur, détournées de leur cours par des considérations vaines, perdent jusqu’au nom d’action. »

Pour surcroît de malheur, aujourd’hui, cette physionomie est dans une période d’éclipse. Il y aurait eu deux moments admirables pour la saisir, au lendemain de la guerre de 1870 ou dernièrement, en janvier 1882, après la quadruple élection sénatoriale, à Paris, à Montauban, à Perpignan et dans l’Inde française. M. de Freycinet était alors dans tout son relief. Sous la vive lumière des événements, le dessin de sa vie présentait des teintes fermes et des traits arrêtés. Tout a été remis en question. Au lieu du jour plein tombant d’aplomb sur le visage, l’ombre y promène ses indécisions, ajoute ses incertitudes à la subtilité naturelle d’une physionomie flottante. L’impartialité suspend son jugement, l’histoire se réserve, et c’est le moment même où il faut écrire.

D’une famille de marins et de savants, M. de Freycinet, né à Foix (Ariège) en 1828, fut dirigé de bonne heure vers l’étude des sciences. Élève de l’École polytechnique, il en sortit parmi les premiers en 1848, et, après quelques années passées comme ingénieur au service de l’État, nous le trouvons, à peine âgé de vingt-huit ans, à la tête de l’exploitation des Chemins de fer du Midi. Il y demeura cinq années ; il s’y montra un administrateur de premier ordre, doué d’une capacité de travail incomparable et d’un esprit de méthode des plus solides. Les règlements toujours en vigueur dans les chemins de fer du Midi sont de sa main. Il paraît même qu’il commença à prendre trop de place dans la compagnie ; des susceptibilités, à tort ou à raison, s’élevèrent contre lui ; il fut obligé de donner sa démission.

Ces cinq années de la jeunesse de M. de Freycinet paraissent avoir été extrêmement fécondes en œuvres intellectuelles. C’est alors qu’il composa son Traité de mécanique rationnelle, sa Théorie mathématique de la dépense des rampes de chemins de fer, et surtout son grand ouvrage intitulé Étude sur l’analyse infinitésimale, ou Essai sur la métaphysique du haut calcul, dont il a fait paraître, il y a quelques années, la seconde édition dans l’intervalle de deux ministères.

M. de Freycinet rentra dans les services de l’État. Il fut chargé de diverses missions scientifiques et industrielles en France et à l’étranger. Les questions d’assainissement, qui depuis ont pris une si grande importance à Paris et dans tous les centres de l’industrie et du commerce, devinrent principalement l’objet de ses études. Les rapports qu’il adressa au ministère des travaux publics sur l’Assainissement des industries en Angleterre (1854), sur l’Assainissement industriel et municipal en Belgique et en Suisse (1865), sur l’Assainissement industriel et municipal en France (1866), sur l’Emploi des eaux d’égout à Londres, sur le Travail des enfants et des femmes dans les manufactures de l’Angleterre (1867-1869), font toujours autorité dans la matière. Ce dernier rapport sur le Travail des enfants et des femmes a été couronné par l’institut. M. de Freycinet résuma et définit, l’année suivante (1870), les résultats essentiels de ses nombreuses investigations dans deux ouvrages : Traité d’assainissement industriel et Principes de l’assainissement des villes, où l’on va chercher encore aujourd’hui, malgré les progrès de la science, des conseils et des règles.

M. de Freycinet en était là quand éclata la guerre si fortement préparée par la Prusse, si follement déclarée par Napoléon III. Le même jour vit la défaite de la France, l’écroulement du second Empire et la proclamation de la troisième République. M. de Freycinet n’attendait pas la République. Ni son éducation, ni son tour d’esprit, ni ses études personnelles ne l’y portaient. Il était né pour être un intelligent administrateur, un serviteur éclairé d’une monarchie parlementaire ou d’un empire constitutionnel. Néanmoins, il alla droit au gouvernement de la Défense nationale, s’offrit sans réserve pour la patrie. M. de Freycinet eut un long entretien avec M. Gambetta. Il expliqua au jeune ministre de la Défense l’idée générale qu’il se faisait de la situation du pays, de ses ressources et des moyens de salut qui restaient. Nul doute que M. Gambetta ne fût charmé de cette parole si différente de la sienne, de cette nature insinuante et affilée, de cette modestie où se sentait la force, de cette intelligence lumineuse et bien ordonnée, appuyée d’une volonté énergique et précise.

M. de Freycinet était alors dans toute la vigueur de l’âge : il avait quarante-deux ans, l’expérience de l’administration, de vastes connaissances techniques. Il savait organiser, classer les affaires et les hommes. M. Gambetta vit qu’il y avait là une force et précisément de l’espèce dont on avait le plus pressant besoin dans l’état de désorganisation de la patrie. Lequel des deux fut le plus séduit et conquis par l’autre à ce moment serait sans doute difficile à dire. Le feu sacré, l’impulsion maîtresse, le mouvement irrésistible, l’action dominatrice étaient d’un côté, de l’autre l’arrangement savant et cette coordination puissante des détails qui, elle aussi, a son inspiration et son génie. La sympathie fut vive et immédiate. Le contraste de ces deux intelligences ne servit qu’à les unir plus étroitement. M. de Freycinet dut y mettre plus du sien. C’est lui qui avait à se faire accepter. M. Gambetta y alla d’un grand élan de cœur, le prit tout entier sans marchander, le nomma préfet de Tarn-et-Garonne. M. de Freycinet partit pour son poste le 6 septembre.

Mais il ne pouvait pas demeurer longtemps dans les bureaux d’une préfecture, quelque importante que pût y être alors la besogne, quand toute la France brûlait. C’est au centre de l’action, au siège du gouvernement provincial, que la place de M. de Freycinet était marquée. Il y courut bientôt et M. Gambetta arrivant à Tours, le 7 octobre, l’y retrouva. Ayant réuni dans ses mains le ministère de l’intérieur et le ministère de la guerre, M. Gambetta nomma M. de Freycinet délégué personnel du ministre au département de la guerre (10 octobre). Dès lors commença entre ces deux hommes une collaboration de tous les instants, le jour et la nuit, au milieu des soucis les plus dévorants dont furent jamais tourmentées des consciences patriotiques.

Il faudrait avoir assisté à cette intimité, à cette émulation de dévouement et de sacrifice pour la patrie, non seulement entre ces deux hommes, mais entre plusieurs autres, pour en parler sans trop d’insuffisance. Il faudrait avoir été au milieu de cette fournaise pour faire passer dans son style un peu de la flamme et de la lave du volcan et pour dire : voilà la part de celui-ci et celle de celui-là. Ces intimités-là sont sacrées. Les déchirer ensuite ressemble toujours à une sorte de sacrilège.

M. de Freycinet a expliqué dans son livre : la Guerre en province pendant le siège de Paris[1], les difficultés au milieu desquelles se débattit le gouvernement de Tours et les moyens tantôt hardis, et tantôt ingénieux qu’il mit en œuvre pour les vaincre. On n’avait rien et de ce rien il fallait faire tout.

L’installation du cabinet du ministre fut à elle seule un problème à désespérer. Puis le bureau des cartes établi et les cartes elles-mêmes reconstituées par la photographie et l’autographie, le service des reconnaissances créé, le corps du génie civil inventé, les directions de l’infanterie, de l’artillerie, de l’intendance, les services médicaux, la comptabilité reformés de toutes pièces : autant de prodiges dans cette absolue privation de tous les matériaux nécessaires soit à ces créations soit à ces réédifications.

En moins de quatre mois, la délégation put envoyer devant l’ennemi environ 600,000 hommes. « Je ne parle, dit M. de Freycinet, que des hommes réellement incorporés et mis en ligne, et non de ceux qui étaient restés en Algérie, dans les camps d’instruction ou dans les dépôts. Je ne parle pas davantage des forces organisées par nos prédécesseurs… Ce chiffre de 600,000 hommes pour la période de cent vingt jours (du 10 octobre au 9 février), pendant laquelle nous sommes restés au pouvoir, représente une organisation moyenne de 5,000 hommes ou deux régiments par jour. Ainsi l’administration a pu, pendant toute sa durée, envoyer chaque jour à l’ennemi une brigade ou une demi-division. »

Le livre de M. de Freycinet, précieux pour l’abondance et la précision des détails, pour la clarté de l’exposition, pour la simplicité du récit de tant de choses considérables, a pour nous une faiblesse. L’inspiration initiale, l’initiative dominante, la volonté régulatrice qui était certainement au centre de ces grandes affaires ne se voit pas assez dans le livre. Le point qui devait soutenir le tout en est absent. Supposez qu’un jour un philosophe, pour s’expliquer la guerre en province pendant le siège de Paris en 1870-1871, ne possède que cet unique document, il se dira : tout me paraît ici parfaitement exposé, mais où est le commandement ? Où est l’homme ? Je vois des roues, des ressorts, des poulies, des leviers, toutes les pièces très clairement analysées et définies d’un mécanisme qui marche, mais quelle est la force motrice ? Elle se cache, c’est à peine si je la soupçonne : il y a là un mystère que je ne puis comprendre.

Sans doute M. de Freycinet a le droit de dire : Quorum pars haud parva fui. De tous les collaborateurs de M. Gambetta, c’est lui qui contribua avec le plus d’efficacité à l’organisation du gouvernement provincial et à l’armement de la nation. Il avait les connaissances techniques indispensables à la solution d’un grand nombre de problèmes spéciaux, l’esprit de méthode, l’activité tenace, une certaine opiniâtreté froide, raisonnée et indomptable, propre aux cerveaux scientifiques. Le plan de la campagne de l’Est lui paraît dû pour la plus grande partie.

C’est ainsi qu’il a dans l’histoire de la Défense nationale une place essentielle : il a été l’un des éléments les plus solides de la grande obstination de la France contre le malheur. Cette gloire, rien ne la lui ôtera, ni les fluctuations de la politique, ni l’envie, ni ses propres fautes. Par là, il s’est mis en quelque sorte au-dessus de lui-même ; cette partie de sa vie est faite et définitive. Elle suffit à l’honneur d’un homme. Elle commande le respect et la reconnaissance publics. Nous nous plaisions à dire qu’il ne faudrait jamais juger un homme politique avant sa mort. Mais il y a dans la monographie de M. de Freycinet un chapitre absolument complet et achevé, qui peut être détaché des autres et forme à part un tout inattaquable. Le Freycinet des cent vingt jours (10 octobre — 9 février) est déjà tout entier dans l’histoire. La place qu’il y tient n’est pas en proportion des jours, mais en proportion des efforts accomplis. Le jugement de la critique est possible sur ce Freycinet de 1870, excellent dans les limites de son rôle, et il n’y a pas à se tromper, la critique en dit ce qu’on peut dire de mieux d’un homme de cœur : il a bien mérité de sa patrie.

Après l’armistice, M. de Freycinet se retira en même temps que M. Gambetta. Il passa cinq années dans le silence et dans les travaux de son art. Aux élections sénatoriales de janvier 1876, son nom reparut tout d’un coup et avec un éclat extraordinaire. Il fut élu au premier tour sénateur de la Seine, avec MM. Hérold et Tolain, tandis que M. Victor Hugo ne passait qu’au second tour, M. Peyrat au troisième, et que M. Louis Blanc ne passait pas du tout. M. de Freycinet avait obtenu 142 voix, distançant de 6 voix M. Tolain qui venait immédiatement après lui, et de 39 voix M. Victor Hugo : telles sont les surprises des scrutins dans la démocratie. Il faut dire que M. de Freycinet, dans la réunion des électeurs sénatoriaux de la Seine, le 21 janvier, avait prononcé un admirable discours. Nous voudrions le citer tout entier. C’est un pur chef-d’œuvre. Jamais la modestie tempérée ne s’est alliée plus heureusement au noble récit des services rendus. La persuasion n’a jamais mieux parlé.

Il avait soin, et très sincèrement, de se mettre bien au-dessous des autres candidats illustres, au-dessous de M. Victor Hugo, de M. Louis Blanc. Il appelait M. Gambetta « son maître et son ami ». Les électeurs de Paris, sensibles comme des Athéniens à cette bonne grâce qui est aussi une vertu, le firent passer d’emblée le premier. « Messieurs, leur disait-il, j’ai plus besoin qu’un autre de vous donner des explications. Je ne possède pas, comme plusieurs des candidats qui sont devant vous, de ces états de service qui parlent d’eux-mêmes et constituent un gage suffisant auprès de la démocratie. Je n’ai pas surtout, comme le glorieux délégué que Paris s’est donné et dont vous avez acclamé tout à l’heure la candidature, un passé éclatant et cette immortelle protestation de vingt ans qui a porté au monde le spectacle d’une foi et d’une persévérance que rien n’a pu ébranler. (Applaudissements.) Non, mon passé est plus modeste. Je date politiquement de 1870. »

Cependant il avouait, — et dans quels termes fins et mesurés ! — une certaine tendance secrète de sa conscience qui l’avait porté depuis longtemps vers la République. « Non que je ne puisse retrouver dans un temps déjà lointain les premières traces de la disposition qui explique mon adhésion subite, mais sincère et totale à la République. En 1848, j’ai été aide de camp du gouvernement provisoire. J’étais alors à l’École polytechnique, et je figurais à la tête des vingt élèves que le gouvernement avait choisis pour établir la communication entre ses divers membres et porter d’un ministère à l’autre les missions confidentielles qu’on n’osait confier au papier. Mais je n’insiste pas sur cet épisode de ma jeunesse. Depuis lors, depuis l’établissement de l’Empire, Je me suis renfermé exclusivement dans ma profession d’ingénieur, je me suis occupé d’administration, d’études économiques, de questions sociales. »

Tout cela était admirablement fait pour aller au cœur de la démocratie parisienne. M. de Freycinet, continuant son discours, identifiait sa cause à celle de la Défense nationale, qu’il fallait venger des outrages dont on l’avait accablée depuis cinq ans, et il trouvait alors de ces expressions qui enlèvent tous les suffrages : « Si je suis venu tard à la République, j’y suis entré par la grande porte et j’ai reçu le baptême, non de l’eau, mais du feu. Car c’est dans la fournaise ardente de la Défense nationale que pendant cinq mois j’ai lutté pour mon pays avec mon cœur, avec mes facultés, avec toutes mes forces. Ce que j’ai fait, ce n’est pas à moi de le dire ; mais mon maître et ami, M. Gambetta, témoignera si j’ai rempli mon devoir tout entier. (Et le témoignage invoqué ne lui manquait pas ; le témoignage était pressant, éloquent.) C’est cette Défense nationale qui est le motif, la cause, l’explication de la candidature que j’ai posée devant vous. Depuis cinq ans, la Défense nationale, indignement outragée, demande une réparation… Nous demandons cette réparation à Paris, parce que Paris seul peut la donner… »

Enfin, pour couronner ce chef-d’œuvre où il n’y avait pas un mot qui ne portât, il terminait par cette péroraison : « La démocratie a besoin de serviteurs divers. À côté des génies lumineux qui marquent à l’humanité le sillon qu’elle doit suivre, il y a le travailleur patient qui défriche le terrain et qui fait tout pour que la réforme puisse s’y implanter. À côté des grands précurseurs, il y a les hommes qui se vouent à résoudre les problèmes d’administration et d’organisation que soulève l’application des idées nouvelles. Je serai un de ces hommes, et, pour tout résumer d’un mot, je demande à être enrôlé par vous dans la phalange scientifique de la République. »

C’étaient bien l’attitude et les expressions, et le tour, et les images qui convenaient le mieux à l’auditoire, au temps, au goût public. Il faut lire et relire ce discours, si on veut connaître à fond M. de Freycinet. C’est là qu’on trouvera l’explication de ses étonnants succès, comme on y trouvera peut-être aussi, à y bien regarder, le germe d’une inclination qui allait devenir dangereuse, l’inclination à avoir trop de confiance dans la finesse et à en abuser.

Au Sénat, M. de Freycinet acquit bien vite de l’influence. Rapporteur de la loi sur l’administration de l’armée (novembre 1876), il expliqua de la manière la plus lumineuse au Sénat tous les détails du système nouveau. Dès ce jour, on le regarda comme un orateur d’affaires de premier ordre. Il ne fallait plus qu’une occasion pour qu’on l’appelât à prendre une part directe au gouvernement de son pays.

Le 14 décembre 1877, lorsque la pression de l’opinion publique et l’énergie du parti républicain, sauvant la Constitution des périls qui la menaçaient, imposèrent au maréchal de Mac-Mahon le ministère Dufaure-Waddington, M. de Freycinet fut nommé ministre des travaux publics.

Il avait à ce moment dans le cabinet une place strictement limitée, il possédait un portefeuille spécial : à côté de MM. Dufaure, Waddington, Léon Say, M. de Freycinet semblait assez effacé. On le vit bientôt, grâce à ses puissantes facultés d’assimilation et à son activité incessante, modifier les rôles, étendre la portée de son action et passer presque au premier plan. À peine installé, il saisit l’opinion publique et les Chambres de ce hardi projet d’extension et d’amélioration de nos voies ferrées et de nos voies navigables qui excita une lutte si ardente de doctrines et d’intérêts. Il proposait d’exécuter, en dix ans, pour trois milliards de nouveaux chemins de fer et pour un milliard de canaux. Il démontrait que cette tâche gigantesque était non seulement possible, mais facile. M. Léon Say, d’abord ému, se ralliait peu à peu aux idées de son collègue et en devenait le convaincu partisan. Le 7 mars, la question d’ensemble fut engagée devant le Parlement par un premier projet qui tendait au rachat progressif de lignes de chemins de fer par l’État. La Chambre vota à une grande majorité la loi présentée, et, quelques jours plus tard, elle ouvrit au ministre des travaux publics un crédit de 330 millions ; M. de Freycinet devenait décidément un homme heureux.

Pendant les vacances parlementaires, il entreprit, avec M. Léon Say, des voyages dans les départements du nord et du sud-ouest. Il alla inspecter les grands travaux des ports de la Manche et de l’Atlantique. Le pays le suivait attentivement au Havre, à Boulogne-sur-Mer, à Dunkerque, à Bordeaux, à Saint-Nazaire, à la Rochelle. Il expliquait aux populations les vastes plans qu’il avait conçus. La faveur publique lui souriait. La démocratie s’éprenait de plus en plus de cet idéal de paix et de travaux dont M. de Freycinet lui montrait la réalisation si aisée. Cette année 1878 est la belle année de M. de Freycinet, on pourrait l’appeler « sa lune de miel ».

Lorsque M. Jules Grévy fut nommé président de la République et que M. Dufaure eut donné sa démission, M. de Freycinet conserva dans le cabinet Waddington le portefeuille des travaux publics. Mais sa situation s’était singulièrement accrue. Il n’était plus une spécialité : il avait pris rang d’homme d’État. Jusqu’alors, il s’était enfermé dans ses travaux publics comme dans un bastion : il allait en sortir, se lancer en pleine politique, et, d’un coup de maître, saisissant l’occasion qui convenait le mieux au premier sénateur de Paris, il entraînait le Sénat à voter le retour du Parlement dans la capitale.

On ne peut méconnaître la marche méthodique que M. de Freycinet a suivie pour se porter de degré en degré au premier rang dans le gouvernement de son pays. Pendant dix années, de 1870 à 1880, il ne paraît pas avoir commis une seule de ces fautes qui comptent et que l’on remarque. Il a su pratiquer deux vertus essentielles, sans lesquelles il n’y a pas de politique : la longue patience, la réserve attentive imperturbablement gardée, et soudain l’action décisive au moment favorable. M. Waddington, obligé par les progrès incessants de l’opinion républicaine à suivre M. Dufaure dans la retraite, M. de Freycinet fut chargé de composer un cabinet. Président du conseil et ministre des affaires étrangères, il dirigeait cette fois effectivement la marche politique de son pays. Sa première pensée fut de composer un ministère qui embrasserait les éléments de la majorité républicaine les plus éloignés les uns des autres. Il semble que ce soit la conception politique qui caractérise le mieux M. de Freycinet : il a voulu l’appliquer une seconde fois plus tard, et il n’y a pas davantage réussi. C’est là que nous retrouvons la part de chimère de cet esprit scientifique. Il sacrifie volontiers la solidité à l’étendue. Il se développe sans précaution hors de ses limites naturelles. Il est trop prompt à quitter le point sûr, l’appui fidèle où il serait solide comme le roc, pour courir les aventures et entreprendre des conquêtes impossibles.

Ministre des affaires étrangères, M. de Freycinet adressa aux représentants de la France à l’étranger une longue circulaire (16 avril 1880), très bien ordonnée, dans laquelle il passait en revue toutes les principales questions pendantes depuis le congrès de Berlin. Au sujet de l’Égypte, il disait : « Pour les Anglais, ce pays est la route de l’Inde, c’est-à-dire qu’un besoin supérieur leur commande d’y veiller à la sécurité de leurs communications. Pour nous, l’Égypte est une terre arrosée autrefois de notre sang, fécondée aujourd’hui par nos capitaux, riche de produits qui alimentent notre trafic dans la Méditerranée ; elle constitue un débouché nécessaire pour notre activité industrielle et commerciale, et elle se rattache à la France par tout un ensemble de traditions que nous ne saurions laisser péricliter sans qu’une des sources de notre grandeur nationale fût atteinte. »

Président du conseil et chef du gouvernement intérieur, il se trouva placé en face de deux questions rendues extrêmement difficiles par les sentiments différents qu’elles excitaient dans l’une et l’autre Chambre : la question de l’amnistie et celle des congrégations religieuses. M. Louis Blanc avait déposé à la Chambre, le 22 janvier, une proposition d’amnistie plénière. M. de Freycinet s’y opposa énergiquement, mais il réservait l’avenir. « Quand cette question disait-il, aura cessé d’être un instrument d’agitation aux mains des partis, et quand la majorité, par sa cohésion, aura bien voulu donner au gouvernement une force morale incontestée, alors l’amnistie deviendra plus facile. Aidez-nous à faire des lois utiles, continuons ensemble nos chemins de fer, creusons nos ports, bâtissons nos écoles… Quand nous aurons fait cela, peut-être alors un jour, au sein de cette France tranquille, apaisée, prospère, unie dans la République, un gouvernement, fort de votre confiance, sera en droit de se lever et de dire : Les mesures hardies que vous nous avez conseillées, et que nous avons toujours jugées dangereuses pour la République, le moment est venu de les réaliser. »

Cependant, comme on approchait de la fête nationale fixée au 14 juillet, le parti républicain voulut honorer cette journée par un grand acte d’apaisement. M. Gambetta, dans une réunion provoquée par lui au ministère des affaires étrangères, plaida la cause de l’amnistie immédiate avec une puissance d’argumentation et une chaleur qui entraînèrent toutes les volontés encore indécises. M. de Freycinet aurait mieux aimé attendre et continuer de réserver l’avenir, comme il l’avait dit à la Chambre des députés au mois de janvier. L’argument tiré de la fête nationale ne le frappait pas. Il eût préféré laisser se réaliser peu à peu toutes les conditions politiques de sécurité et de force qu’il avait réclamées pour son gouvernement, avant de provoquer le retour des exilés. Mais il était douteux si ces conditions se réaliseraient sans l’amnistie ou si l’amnistie n’était par elle-même un des éléments de la force demandée.

M. de Freycinet finit par céder comme les autres à la puissante influence de M. Gambetta. Il porta au Parlement un projet d’amnistie, il parla devant la Chambre et surtout devant le Sénat avec toute la convenance, le tact et le succès qui ne lui faisaient jamais défaut au Luxembourg. Il eut ainsi l’honneur de triompher deux fois des appréhensions du Sénat, d’entraîner cette Assemblée bon gré mal gré sur le terrain de la politique républicaine et démocratique, et de lui faire voter l’amnistie comme il lui avait fait voter le retour du gouvernement dans la capitale.

L’affaire des congrégations religieuses auxquelles la Chambre voulut appliquer « les lois existantes » après le rejet de l’article 7, fut loin de tourner aussi heureusement pour le président du conseil, et c’est même cette question qui entraîna sa chute. On sait que l’esprit de finesse et d’analyse de M. de Freycinet lui suggéra l’idée des deux décrets du 29 mars, dont l’un prononçait la dispersion absolue et sans réserve de la Compagnie de Jésus, — c’était, comme on l’a dit, une sorte de non possumus laïque, — dont l’autre offrait aux congrégations non autorisées d’hommes et de femmes divers moyens de salut, pourvu qu’elles demandassent et obtinssent la reconnaissance légale. L’élasticité de ce second décret, qui prêtait facilement aux interprétations diverses des partis, le désir que M. de Freycinet avait d’en user avec une extrême modération, alors que l’opinion démocratique était si fortement montée contre les cléricaux, furent les véritables causes de la démission de M. de Freycinet au 18 septembre 1880. Personne n’a oublié ces orageuses vacances parlementaires de 1880, fécondes en incidents de tout genre, le voyage du président de la République, accompagné de M. Léon Say et de M. Gambetta, présidents des Chambres, le discours prononcé à Montauban par M. de Freycinet, la lettre adressée par M. Guichard à M. Devès, président de la gauche républicaine, pour lui demander la convocation immédiate du groupe, afin de se concerter sur l’attitude à prendre en face de la politique ministérielle. M. de Freycinet avait dit à Montauban que « le second décret du 29 mars n’avait pu fixer l’heure de la dissolution des congrégations, que le gouvernement était maître de choisir sa date, qu’il réglerait sa conduite suivant les nécessités et les circonstances. » L’opinion républicaine accusa M. de Freycinet de suivre une politique occulte et personnelle ; le cabinet se divisa en deux parties. M. de Freycinet, à peine rentré à Paris, donna spontanément sa démission avant le retour des Chambres, quelques jours après que la République française lui avait adressé ces avertissement significatif : trop de villégiature nuit quelquefois.

M. de Freycinet reparut brillamment sur la scène politique aux élections sénatoriales de janvier 1882. Élu de nouveau sénateur de Paris, il fut appelé à reprendre la direction des affaires, après la démission du ministère Gambetta. Il fut de nouveau président du conseil et ministre des affaires étrangères.

L’histoire dira pourquoi M. de Freycinet n’a pas fait partie du ministère Gambetta, où il était si naturellement appelé à prendre place, et pourquoi il a accepté la succession de l’homme d’État qu’il avait nommé son ami et son maître.

Nous laissons cette triste page au jugement de l’avenir.

On ne peut cependant s’empêcher dès aujourd’hui de reconnaître que le second et court ministère de M. de Freycinet a coïncidé avec la dislocation de la majorité parlementaire, avec l’affaiblissement général de la politique républicaine, avec la ruine de l’influence française sur ces rivages de la Méditerranée dont M. de Freycinet avait dit, lors de son premier ministère, que nous ne pouvions nous exposer à y péricliter, « sans que l’une des sources de notre grandeur nationale fût atteinte ».

Il est singulier qu’avec une telle réputation d’organisateur, M. de Freycinet ait laissé derrière lui une telle désorganisation.

M. de Freycinet a-t-il manqué sa destinée ? L’esprit de finesse, développé outre mesure dans cette dernière période, l’a-t-il précipité à un désastre personnel d’où il ne pourra plus se relever ? N’oublions pas que dans les temps de révolutions, on n’est jamais complètement ni sauvé ni perdu, et, dans le rôle qui lui convient, avec les facultés indéniables qui sont bien à lui, M. de Freycinet pourra peut-être un jour rendre encore des services à son pays.

  1. Calmann Lévy.