David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 34

Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 2p. 50-60).

J’écrivis à Agnès dès que nous fûmes engagés, Dora et moi. Je lui écrivis une longue lettre dans laquelle j’essayai de lui faire comprendre combien j’étais heureux, et combien Dora était charmante. Je conjurai Agnès de ne pas regarder ceci comme une passion frivole qui pourrait céder la place à une autre, ou qui eût la moindre ressemblance avec les fantaisies d’enfance sur lesquelles elle avait coutume de me plaisanter. Je l’assurai que mon attachement était un abîme d’une profondeur insondable, et j’exprimai ma conviction qu’on n’en avait jamais vu de pareil.

Je ne sais comment cela se fit, mais en écrivant à Agnès par une belle soirée, près de ma fenêtre ouverte, avec le souvenir présent à ma pensée de ses yeux calmes et limpides et de sa douce figure, je sentis une influence si sereine calmer l’agitation fiévreuse dans laquelle je vivais depuis quelque temps et qui s’était mêlée à mon bonheur même, que je me pris à pleurer. Je me rappelle que j’appuyai ma tête sur ma main quand la lettre fut à moitié écrite, et que je me laissai aller à rêver et à penser qu’Agnès était naturellement l’un des éléments nécessaires de mon foyer domestique. Il me semblait que, dans la retraite de cette maison que sa présence me rendait presque sacrée, nous serions, Dora et moi, plus heureux que partout ailleurs. Il me semblait que dans l’amour, dans la joie, dans le chagrin, l’espérance ou le désappointement, dans toutes ses émotions, mon cœur se tournait naturellement vers elle comme vers son refuge et sa meilleure amie.

Je ne lui parlai pas de Steerforth. Je lui dis seulement qu’il y avait eu de grands chagrins à Yarmouth, par suite de la perte d’Émilie, et que j’en avais doublement souffert à cause des circonstances qui l’avaient accompagnée. Je m’en rapportais à sa pénétration pour deviner la vérité, et je savais qu’elle ne me parlerait jamais de lui la première.

Je reçus par le retour du courrier une réponse à cette lettre. En la lisant, il me semblait l’entendre parler elle-même, je croyais que sa douce voix retentissait à mes oreilles. Que puis-je dire de plus ?

Pendant mes fréquentes absences du logis, Traddles y était venu deux ou trois fois. Il avait trouvé Peggotty : elle n’avait pas manqué de lui apprendre (comme à tous ceux qui voulaient bien l’écouter) qu’elle était mon ancienne bonne, et il avait eu la bonté de rester un moment pour parler de moi avec elle. Du moins, c’est ce que m’avait dit Peggotty. Mais je crains bien que la conversation n’eût été tout entière de son côté et d’une longueur démesurée, car il était très-difficile d’arrêter cette brave femme, que Dieu bénisse ! quand elle était une fois lancée sur mon sujet.

Ceci me rappelle non-seulement que j’étais à attendre Tradles un certain jour fixé par lui, mais aussi que mistress Crupp avait renoncé à toutes les particularités dépendantes de son office (le salaire excepté), jusqu’à ce que Peggotty cessât de se présenter chez moi. Mistress Crupp, après s’être permis plusieurs conversations sur le compte de Peggotty, à haute et intelligible voix, au bas des marches de l’escalier, avec quelque esprit familier qui lui apparaissait sans doute (car à l’œil nu, elle était parfaitement seule dans ces moments de monologue), prit le parti de m’adresser une lettre, dans laquelle elle me développait là-dessus ses idées. Elle commençait par une déclaration d’une application universelle, et qui se répétait dans tous les événements de sa vie, à savoir qu’elle aussi elle était mère : puis elle en venait à me dire qu’elle avait vu de meilleurs jours, mais qu’à toutes les époques de son existence, elle avait eu une antipathie instinctive pour les espions, les indiscrets et les rapporteurs. Elle ne citait pas de noms, disait-elle, c’était à moi à voir à qui s’adressaient ces titres, mais elle avait toujours conçu le plus profond mépris pour les espions, les indiscrets et les rapporteurs, particulièrement quand ces défauts se trouvaient chez une personne qui portait le deuil de veuve (ceci était souligné). S’il convenait à un monsieur d’être victime d’espions, d’indiscrets et de rapporteurs (toujours sans citer de noms), il en était bien le maître. Il avait le droit de faire ce qui lui convenait, mais elle, mistress Crupp, tout ce qu’elle demandait, c’était de ne pas être mise en contact avec de semblables personnes. C’est pourquoi elle désirait être dispensée de tout service pour l’appartement du second, jusqu’à ce que les choses eussent repris leur ancien cours, ce qui était fort à souhaiter. Elle ajoutait qu’on trouverait son petit livre tous les samedis matins sur la table du déjeuner, et qu’elle en demandait le règlement immédiat, dans le but charitable d’épargner de l’embarras et des difficultés à toutes les parties intéressées.

Après cela, mistress Crupp se borna à dresser des embûches sur l’escalier, particulièrement avec des cruches, pour essayer si Peggotty ne voudrait pas bien s’y casser le cou. Je trouvais cet état de siège un peu fatigant, mais j’avais trop grand’peur de mistress Crupp pour trouver moyen de sortir de là.

« Mon cher Copperfield, s’écria Traddles en apparaissant ponctuellement à ma porte en dépit de tous ces obstacles, comment vous portez-vous ?

— Mon cher Traddles lui dis-je, je suis ravi de vous voir enfin, et je suis bien fâché de n’avoir pas été chez moi les autres fois ; mais j’ai été si occupé…

— Oui, oui, je sais, dit Traddles, c’est tout naturel. La vôtre demeure à Londres je pense ?

— De qui parlez-vous ?

— Elle… pardonnez-moi… miss D… vous savez bien, dit Traddles en rougissant par excès de délicatesse, elle demeure à Londres, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, près de Londres.

— La mienne… vous vous souvenez peut-être, dit Traddles d’un air grave, demeure en Devonshire… ils sont dix enfants… aussi je ne suis pas si occupé que vous sous ce rapport.

— Je me demande, répondis-je, comment vous pouvez supporter de la voir si rarement..

— Ah ! dit Traddles d’un air pensif, je me le demande aussi. Je suppose, Copperfield que c’est parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement !

— Je devine bien que c’est là la raison, répliquai-je en souriant et en rougissant un peu, mais cela vient aussi de ce que vous avez beaucoup de courage et de patience, Traddles.

— Croyez-vous ? dit Traddles en ayant l’air de réfléchir. Est-ce que je vous fais cet effet-là, Copperfield ? Je ne croyais pas. Mais c’est une si excellente fille qu’il est bien possible qu’elle m’ait communiqué quelque chose de ces vertus qu’elle possède. Maintenant que vous me le faites remarquer, Copperfield, cela ne m’étonnerait pas du tout. Je vous assure qu’elle passe sa vie à s’oublier elle-même pour penser aux neuf antres.

— Est-elle l’aînée ? demandai-je.

— Oh ! non, certes, dit Traddles, l’aînée est une beauté. »

Je suppose qu’il s’aperçut que je ne pouvais m’empêcher de sourire de la stupidité de sa réponse, et il reprit de son air naïf en souriant aussi :

« Cela ne veut pas dire, bien entendu, que ma Sophie… C’est un joli nom, n’est-ce pas, Copperfield ?

— Très-joli, dis-je.

— Cela ne veut pas dire que ma Sophie ne soit pas charmante aussi à mes yeux, et qu’elle ne fît pas à tout le monde l’effet d’être une des meilleures filles qu’on puisse voir ; mais quand je dis que l’aînée est une beauté, je veux dire qu’elle est vraiment… Il fit le geste d’amasser des nuages autour de lui de ses deux mains… magnifique, je vous assure, dit Traddles avec énergie.

— Vraiment ?

— Oh ! je vous assure, dit Traddles, tout à fait hors ligne. Et, voyez-vous, comme elle est faite pour briller dans le monde et pour s’y faire admirer, quoiqu’elle n’en ait guère l’occasion à cause de leur peu de fortune, elle est quelquefois un peu irritable, un peu exigeante. Heureusement que Sophie la met de bonne humeur !

— Sophie est-elle la plus jeune ? demandai-je.

— Oh ! non certes, dit Traddles en se caressant le menton. Les deux plus jeunes ont neuf et dix ans. Sophie les élève.

— Est-elle la cadette, par hasard ? me hasardai-je à demander.

—Non, dit Traddles, Sarah est la seconde ; Sarah a quelque chose à l’épine dorsale ; pauvre fille ! les médecins disent que cela se passera, mais, en attendant, il faut qu’elle reste étendue pendant un an sur le dos. Sophie la soigne, Sophie est la quatrième.

— La mère vit-elle encore ? demandai-je.

— Oh ! oui, dit Traddles, elle est de ce monde. C’est vraiment une femme supérieure, mais l’humidité du pays ne lui convient pas, et… le fait est qu’elle a perdu l’usage de ses membres.

— Quel malheur !

— C’est bien triste, n’est-ce pas ? repartit Traddles. Mais au point de vue des affaires du ménage, c’est moins incommode qu’on ne pourrait croire, parce que Sophie prend sa place. Elle sert de mère à sa mère tout autant qu’aux neuf autres. »

J’éprouvais la plus vive admiration pour les vertus de cette jeune personne, et, dans le but honnête de faire de mon mieux pour empêcher qu’on n’abusât de la bonne volonté de Traddles an détriment de leur avenir commun, je demandai comment se portait M. Micawber.

« Il va très-bien, merci, Copperfield, dit Traddles, je ne demeure pas chez lui pour le moment.

— Non ?

— Non. À dire le vrai, répondit Traddles, en parlant tout bas, il a pris le nom de Mortimer, à cause de ses embarras temporaires ; il ne sort plus que le soir avec des lunettes. Il y à une saisie chez nous pour le loyer. Mistress Micawber était dans un état si affreux que je n’ai vraiment pu m’ empêcher de donner ma signature pour le second billet dont nous avions parlé ici. Vous pouvez vous imaginer quelle joie j’ai ressentie, Copperfield quand j’ai vu que cela terminait tout et que mistress Micawber reprenait sa gaieté.

— Hum ! fis-je.

— Du reste, son bonheur n’a pas été de longue durée, reprit Traddles, car malheureusement, au bout de huit jours, il y a eu une nouvelle saisie. Là-dessus, nous nous sommes dispersés. Je loge depuis ce temps-là dans un appartement meublé, et les Mortimer se tiennent dans la retraite la plus absolue. J’espère que vous ne me trouverez pas égoïste, Copperfield, si je ne puis m’empêcher de regretter que le marchand de meubles se soit emparé de ma petite table ronde à dessus de marbre, et du pot à fleur et de l’étagère de Sophie !

— Quelle cruauté ! m’écriai-je avec indignation.

— Cela m’a paru… un peu dur, dit Traddles avec sa grimace ordinaire lorsqu’il employait cette expression. Du reste, je ne dis pas cela pour en faire le reproche à personne, mais voici pourquoi : le fait est, Copperfield, que je n’ai pu racheter ces objets au moment de la saisie, d’abord parce que le marchand de meubles, qui pensait que j’y tenais, en demandait un prix fabuleux, ensuite parce que… je n’avais plus d’argent. Mais depuis lors j’ai tenu l’œil sur la boutique, dit Traddles paraissant jouir avec délices de ce mystère ; c’est en haut de Tottenham-Court-Road, et enfin, aujourd’hui, je les ai vus à l’étalage. J’ai seulement regardé en passant de l’autre côté de la rue, parce que si le marchand m’aperçoit, voyez-vous, il en demandera un prix !… Mais j’ai pensé que, puisque j’avais l’argent, vous ne verriez pas avec déplaisir que votre brave bonne vînt avec moi à la boutique ; je lui montrerais les objets du coin de la rue, et elle pourrait me les acheter au meilleur marché possible, comme si c’était pour elle. »

La joie avec laquelle Traddles me développa son plan et le plaisir qu’il éprouvait à se trouver si rusé, restent dans mon esprit comme l’un de mes souvenirs les plus nets.

Je lui dis que ma vieille bonne serait enchantée de lui rendre ce petit service, et que nous pourrions entrer tous les trois en campagne, mais à une seule condition. Cette condition était qu’il prendrait une résolution solennelle de ne plus rien prêter à M. Micawber, pas plus son nom qu’autre chose.

« Mon cher Copperfield, me dit Traddles, c’est chose faite ; non-seulement parce que je commence à sentir que j’ai été un peu vite, mais aussi parce que c’est une véritable injustice que je me reproche envers Sophie. Je me suis donné ma parole à cet effet et il n’y a plus rien à craindre, mais je vous la donne aussi de tout mon cœur. J’ai payé ce malheureux billet. Je ne doute pas que M. Micawber ne l’eût payé lui-même s’il l’avait pu, mais il ne le pouvait pas. Je dois vous dire une chose qui me plaît beaucoup chez M. Micawber, Copperfield, c’est par rapport au second billet qui n’est pas encore échu. Il ne me dit plus qu’il y a pourvu, mais qu’il y pourvoira. Vraiment, je trouve que Je procédé est très-honnête et très-délicat. »

J’avais quelque répugnance à ébranler la confiance de mon brave ami, et je fis un signe d’assentiment. Après un moment de conversation, nous fîmes le chemin de la boutique du marchand de chandelles pour enrôler Peggotty dans notre conjuration, Traddles ayant refusé de passer la soirée avec moi, d’abord parce qu’il éprouvait la plus vive inquiétude que ses propriétés ne fussent achetées par quelque autre amateur avant qu’il eût le temps de faire des offres, et ensuite parce que c’était la soirée qu’il consacrait toujours à écrire à la plus excellente fille du monde.

Je n’oublierai jamais les regards qu’il jetait du coin de la rue vers Tottenham-Coart-Road, pendant que Peggotty marchandait ces objets si précieux, ni son agitation quand elle revint lentement vers nous, après avoir inutilement offert son prix, jusqu’à ce qu’elle fût rappelée par le marchand et qu’elle retourna sur ses pas. En fin de compte, elle racheta la propriété de Traddles pour un prix assez modéré ; il était transporté de joie.

« Je vous suis vraiment bien obligé, dit Traddles en apprenant qu’on devait envoyer le tout chez lui le soir même. Si j’osais, je vous demanderais encore une faveur : j’espère que vous ne trouverez pas mon désir trop absurde, Copperfield !

— Certainement non, répondis-je d’avance.

— Alors, dit Traddles en s’adressant à Peggotty, si vous aviez la bonté de vous procurer le pot à fleurs tout de suite, il me semble que j’aimerais à l’emporter moi-même, parce qu’il est à Sophie, Copperfield. »

Peggotty alla chercher le pot à fleurs de très-bon cœur ; il l’accabla de remercîments, et nous le vîmes remonter Tottenham-Court-Road avec le pot à fleurs serré tendrement dans ses bras, d’un, air de jubilation que je n’ai jamais vu à personne.

Nous reprîmes ensuite le chemin de chez moi. Comme les magasins possédaient pour Peggotty des charmes que je ne leur ai jamais vu exercer sur personne au même degré, je marchais lentement, en m’amusant à la voir regarder les étalages, et en l’attendant toutes les fois qu’il lui convenait de s’y arrêter. Nous fûmes donc assez longtemps avant d’arriver aux Adelphi.

En montant l’escalier, Je lui fis remarquer que les embûches de mistress Crupp avaient soudainement disparu, et qu’en outre on distinguait des traces récentes de pas. Nous fûmes tous deux fort surpris, en montant toujours, de voir ouverte la première porte que j’avais fermée en sortant, et d’entendre des voix chez moi.

Nous nous regardâmes avec étonnement sans savoir que penser, et nous entrâmes dans le salon. Quelle fut ma surprise d’y trouver les gens du monde que j’attendais le moins, ma tante et M. Dick ! Ma tante était assise sur une quantité de malles, la cage de ses oiseaux devant elle, et son chat sur ses genoux, comme un Robinson Crusoé féminin, buvant une tasse de thé ! M. Dick s’appuyait d’un air pensif sur un grand cerf-volant pareil à ceux que nous avions souvent enlevés ensemble, et il était entouré d’une autre cargaison de caisses !

« Ma chère tante ! m’écriai-je ; quel plaisir inattendu ! »

Nous nous embrassâmes tendrement ; je donnai une cordiale poignée de main à M. Dick, et mistress Crupp, qui était occupée à faire le thé et à nous prodiguer ses attentions, dit vivement qu’elle savait bien d’avance quelle serait la joie de M. Copperfield en voyant ses chers parents.

« Allons, allons ! dit ma tante à Peggotty qui frémissait en sa terrible présence, comment vous portez-vous ?

— Vous vous souvenez de ma tante, Peggotty ? lui dis-je.

— Au nom du ciel, mon garçon ! s’écria ma tante, ne donnez plus à cette femme ce nom sauvage ! Puisqu’en se mariant elle s’en est débarrassée, et c’est ce qu’elle avait de mieux à faire, pourquoi ne pas lui accorder au moins les avantages de ce changement ? Comment vous appelez-vous maintenant, P. ? dit ma tante en usant de ce compromis abréviatif pour éviter le nom qui lui déplaisait tant.

— Barkis, madame, dit Peggotty en faisant la révérence.

— Allons, voilà qui est plus humain, dit ma tante : ce nom-là n’a pas comme l’autre de ces airs païens qu’il faut réparer par le baptême d’un missionnaire ; comment vous portez-vous, Barkis ? J’espère que vous allez bien ? »

Encouragée par ces gracieuses paroles et par l’empressement de ma tante à lui tendre la main, Barkis s’avança pour la prendre avec une révérence de remercîment.

« Nous avons vieilli depuis ce temps-là, voyez-vous, dit ma tante. Nous ne nous sommes jamais vues qu’une seule fois, vous savez. La belle besogne que nous avons faite ce jour-là ! Trot, mon enfant, donnez-moi une seconde tasse de thé ! »

Je versai à ma tante le breuvage qu’elle me demandait, toujours aussi droite et aussi roide que de coutume, et je m’aventurai à lui faire remarquer qu’on était mal assis sur une malle.

« Laissez-moi vous approcher le canapé ou le fauteuil, ma tante, lui dis-je ; vous êtes bien mal là.

— Merci, Trot, répliqua-t-elle ; j’aime mieux être assise sur ma propriété. Là-dessus ma tante regarda mistress Crupp en face et lui dit : « Vous n’avez pas besoin de vous donner la peine d’attendre, madame.

— Voulez-vous que je remette un peu de thé dans la théière, madame ? dit mistress Crupp.

— Non, merci, madame, répliqua ma tante.

— Voulez-vous me permettre d’aller chercher encore un peu de beurre, madame ? ou bien puis-je vous offrir un œuf frais, ou voulez-vous que je fasse griller un morceau de lard ? Ne puis-je rien faire de plus pour votre chère tante, monsieur Copperfield ?

— Rien du tout, madame, répliqua ma tante ; je me tirerai très-bien d’affaire toute seule, je vous remercie. »

Mistress Crupp, qui souriait sans cesse pour figurer une grande douceur de caractère, et qui tenait toujours sa tête de côté pour donner l’idée d’une grande faiblesse de constitution, et qui se frottait à tout moment les mains pour manifester son désir d’être utile à tous ceux qui le méritaient finit par sortir de la chambre, la tête de côté en se frottant les mains et en souriant.

« Dick, reprit ma tante, vous savez ce que je vous ai dit des courtisans et des adorateurs de la fortune ? »

M. Dick répondit affirmativement, mais d’un air un peu effaré, et comme s’il avait oublié ce qu’il devait se rappeler si bien.

« Eh bien ! mistress Crupp est du nombre, dit ma tante. Barkis, voulez-vous me faire le plaisir de vous occuper du thé, et de m’en donner une autre tasse ; je ne me souciais pas de l’avoir de la main de cette intrigante. »

Je connaissais assez ma tante pour savoir qu’elle avait quelque chose d’important à m’apprendre, et que son arrivée en disait plus long qu’un étranger n’eût pu le supposer. Je remarquai que ses regards étaient constamment attachés sur moi, lorsqu’elle me croyait occupé d’autre chose, et qu’elle était dans un état d’indécision et d’agitation intérieures mal dissimulées par le calme et la raideur qu’elle conservait extérieurement. Je commençai à me demander si j’avais fait quelque chose qui pût l’offenser, et ma conscience me dit tout bas que je ne lui avais pas encore parlé de Dora. Ne serait-ce pas cela, par hasard ?

Comme je savais bien qu’elle ne parlerait que lorsque cela lui conviendrait, je m’assis à côté d’elle, et je me mis à parler avec les oiseaux et à jouer avec le chat, comme si j’étais bien à mon aise ; mais je n’étais pas à mon aise du tout, et mon inquiétude augmenta en voyant que M. Dick, appuyé sur le grand cerf-volant, derrière ma tante, saisissait toutes les occasions où l’on ne faisait pas attention à nous, pour me faire des signes de tête mystérieux, en me montrant ma tante.

« Trot, me dit-elle enfin, quand elle eut fini son thé, et qu’après s’être essuyé les lèvres, elle eut soigneusement arrangé les plis de sa robe ;… vous n’avez pas besoin de vous en aller, Barkis !… Trot, avez-vous acquis plus de confiance en vous-même ?

— Je l’espère, ma tante.

— Mais en êtes-vous bien sûr ?

— Je le crois, ma tante.

— Alors, mon cher enfant, me dit-elle en me regardant fixement, savez-vous pourquoi je tiens tant à rester assise ce soir sur mes bagages ? »

Je secouai la tête comme un homme qui jette sa langue aux chiens.

« Parce que c’est tout ce qui me reste, dit ma tante ; parce que je suis ruinée, mon enfant ! »

Si la maison était tombée dans la rivière avec nous dedans, je crois que le coup n’eût pas été, pour moi, plus violent.

« Dick le sait, dit ma tante en me posant tranquillement la main sur l’épaule ; je suis ruinée, mon cher Trot. Tout ce qui me reste dans le monde est ici, excepté ma petite maison, que j’ai laissé à Jeannette le soin de louer. Barkis, il faudrait un lit à ce monsieur, pour la nuit. Afin d’éviter la dépense, peut-être pourriez-vous arranger ici quelque chose pour moi, n’importe quoi. C’est pour cette nuit seulement ; nous parlerons de ceci plus au long. »

Je fus tiré de mon étonnement et du chagrin que j’éprouvais pour elle… pour elle, j’en suis certain, en la voyant tomber dans mes bras, s’écriant qu’elle n’en était fâchée qu’à cause de moi ; mais une minute lui suffit pour dompter son émotion, et elle me dit d’un air plutôt triomphant qu’abattu :

« Il faut supporter bravement les revers, sans nous laisser effrayer, mon enfant ; il faut soutenir son rôle jusqu’au bout ; il faut braver le malheur jusqu’à la fin, Trot. »