David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 24

Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 1p. 375-385).

N’était-ce pas une bien belle chose que d’être chez moi, dans ce bel appartement, et d’éprouver, quand j’avais fermé la porte d’entrée, le même sentiment de fière indépendance que Robinson Crusoé quand il avait escaladé ses fortifications et retiré son échelle derrière lui ? N’était-ce pas une belle chose que de me promener dans la ville avec la clef de ma maison dans ma poche, et de savoir que je pouvais inviter qui je voudrais à venir chez moi, sans avoir à craindre de gêner personne, quand cela ne me dérangerait pas moi-même ? N’était-ce pas une belle chose que de pouvoir entrer et sortir, aller et venir sans rendre de compte à personne, et, d’un coup de sonnette, de faire monter mistress Crupp tout essoufflée des profondeurs de la terre, quand j’avais besoin d’elle… et quand il lui convenait de venir ? Certainement oui, c’était une bien belle chose, mais je dois dire aussi qu’il y avait des moments où c’était bien triste.

C’était charmant le matin, surtout quand il faisait beau. C’était une vie très-agréable et très-libre en plein jour, surtout quand il y avait du soleil ; mais quand le jour baissait, le charme de l’existence baissait aussi d’un cran. Je ne sais pas comment cela se faisait, mais elle perdait beaucoup de ses avantages à la chandelle. À cette heure-là, j’avais besoin d’avoir quelqu’un à qui parler, Agnès me manquait. Je trouvais un bien grand vide à la place de l’aimable sourire de ma confidente. Mistress Crupp me faisait l’effet d’être à cent lieues. Je pensais à mon prédécesseur qui était mort à force de boire et de fumer, et j’en étais presque à souhaiter qu’il eût eu plutôt la bonté de vivre au lieu de mourir exprès pour m’emb…. pour m’ennuyer.

Après deux jours et deux nuits, il me semblait qu’il y avait un an que je demeurais dans cet appartement, et pourtant je n’avais pas vieilli d’une heure, et j’étais aussi tourmenté que par le passé de mon extrême jeunesse.

Steerforth n’apparaissant pas, ce qui faisait craindre qu’il ne fût malade, je quittai la cour de bonne heure le troisième jour pour prendre le chemin de Highgate. Mistress Steerfoth me reçut avec beaucoup de bonté, et me dit que son fils était allé avec un de ses amis d’Oxford voir un de leurs amis communs qui demeurait près de Saint-Albans, mais qu’elle l’attendait le lendemain. Je l’aimais tant que je me sentis jaloux de ses amis d’Oxford.

Elle me pressa de rester à dîner, j’acceptai, et je crois que nous ne parlâmes pas d’autre chose que de lui tout le jour. Je lui racontai les succès qu’il avait eus à Yarmoath, en me félicitant de l’aimable compagnon que j’avais eu là. Miss Dartle n’épargnait ni les insinuations, ni les questions mystérieuses, mais elle prenait le plus grand intérêt à nos faits et gestes, et répéta si souvent : « En vérité ?… est-il possible ! » qu’elle me fit dire tout ce qu’elle voulait savoir. Elle n’avait point changé du tout depuis le jour où je l’avais vue pour la première fois, mais la société des deux dames me parut si agréable, et j’y trouvai tant de bienveillance, que je vis le moment où j’allais devenir un peu amoureux de miss Dartle. Je ne pas m’empêcher de penser plusieurs fois pendant le soirée, et surtout en retournant chez moi le soir, qu’elle ferait une charmante compagne pour mes soirées de Buckingham-Street.

J’étais en train de déjeuner avec du café et un petit pain, le lendemain matin, avant de ma rendre à la Cour (à propos, je crois que c’est le moment de m’étonner, en passant, de la prodigieuse quantité de café que mistress Crupp achetait à mon compte, pour la faire si faible et si insipide), quand Steerforth lui-même entra, à ma grande joie.

« Mon cher Steerforth, m’écriai-je, je commençais à croire que je ne vous reverrais plus jamais.

— J’ai été enlevé à force de bras, dit Steerforth, le lendemain de mon arrivée à la maison… Mais, Paquerette, dites-moi donc, savez-vous que vous voilà installé comme un bon vieux célibataire. »

Je lui montrai tout mon établissement, sans oublier l’office, avec un certain orgueil, et il ne fut pas avare de ses louanges.

« Tenez ! mon vieux, je vais vous dire, reprit-il, je ferai ma maison de ville de votre appartement, à moins que vous ne me donniez congé. »

Quelle agréable promesse ! Je lui dis que, s’il attendait son congé, il pourrait bien attendre jusqu’au jugement dernier.

« Mais vous allez prendre quelque chose, lui dis-je en étendant la main vers la sonnette ; mistress Crupp va vous faire du café : et moi, je vais vous faire griller quelques tranches de lard sur un petit fourneau que j’ai là.

— Non non ! dit Steerforth, ne sonnez pas ! je vais déjeuner avec un de ces jeunes gens qui logent à Piazza-hôtel, près de Covent-Garden !

— Au moins, vous reviendrez pour dîner ? dis-je.

— Je ne pense pas, sur ma parole ; j’en ai bien du regret, mais il faut que je reste avec mes deux compagnons. Nous partons tous les trois demain matin.

— Alors, amenez-les dîner ici, répliquai-je, si vous croyez qu’ils puissent accepter.

— Oh ! ils viendraient bien volontiers, dit Steerforth ; mais nous vous gênerions. Vous feriez mieux de venir dîner avec nous, quelque part. »

Je ne voulus pas consentir à cet arrangement, car je m’étais mis dans la tête qu’il fallait absolument que je donnasse une petite fête pour mon installation, et que je ne pouvais rencontrer une meilleure occasion de pendre la crémaillère. J’étais plus fier que jamais de mon appartement, depuis que Steerforth l’avait honoré de son approbation, et je brûlais du désir de lui en développer toutes les ressources. Je lui fis promettre positivement de venir avec ses deux amis, et nous fixâmes le dîner à six heures.

Quand il fut parti, je sonnai mistress Crupp, et je lui annonçai mon hardi projet. Mistress Crupp me dit d’abord que naturellement on ne pouvait pas s’attendre à la voir servir à table, mais qu’elle connaissait un jeune homme très-adroit, qui consentirait peut-être à servir, moyennant cinq schellings, avec une petite gratification en sus. Je lui répondis que certainement il fallait avoir ce jeune homme. Ensuite mistress Crupp ajouta qu’il était bien clair qu’elle ne pouvait pas être en deux endroits à la fois (ce qui me parut raisonnable), et qu’une petite fille installée dans l’office avec un bougeoir, pour laver sans relâche les assiettes, serait indispensable. Je demandai quel pourrait être le prix des services de cette jeune personne ; mistress Crupp supposait que dix-huit pence ne me ruineraient pas. Je ne le supposais pas non plus, et ce fut encore un point convenu. Alors, mistress Crupp me dit : « Maintenant, passons au menu du dîner. »

Le fumiste qui avait construit la cheminée de la cuisine de miatress Crupp avait fait preuve d’une rare imprévoyance, en la faisant de manière qu’on n’y pouvait cuire que des côtelettes et des pommes de terre. Quant à une poissonnière, mistress Crupp dit que je n’avais qu’à aller regarder la batterie de cuisine : elle ne pouvait pas m’en dire davantage ; je n’avais qu’à venir voir. Comme je n’aurais pas été beaucoup plus avancé d’aller voir, je refusai en disant : « On peut se passer de poisson. Mais ce n’était pas le compte de mistress Crupp.

« Pourquoi cela ? dit-elle. C’est la saison des huîtres, vous ne pouvez pas vous dispenser d’en prendre !

— Va donc pour les huîtres ! »

Mistress Crupp me dit alors que son avis serait de composer le dîner comme il suit : Une paire de poulets rôtis… qu’on ferait venir de chez le traiteur ; un plat de bœuf à la mode, avec des carottes… de chez le traiteur ; deux petites entrées comme une tourte chaude et des rognons sautés… de chez le traiteur ; une tarte, et si cela me convenait, une gelée… de chez le traiteur. « Ce qui me permettrait, dit mistress Crupp, de concentrer mon attention sur les pommes de terre, et de servir à point le fromage et le céleri à la poivrade. »

Je me conformai à l’avis de mistress Crupp, et j’allai moimême faire mes commandes chez le traiteur. En descendant le Strand un peu plus tard, j’aperçus à la fenêtre d’un charcutier un bloc d’une substance veinée qui ressemblait à du marbre, et qui portait cette étiquette : « Fausse tortue. » J’entrai et j’en achetai une tranche suffisante, à ce que j’ai vu depuis, pour quinze personnes. Mistress Crupp consentit avec quelque difficulté à réchauffer cette préparation qui diminua si fort en se liquéfiant, que nous la trouvâmes, comme disait Steerforth, un peu juste pour nous quatre.

Ces préparatifs heureusement terminés, j’achetai un petit dessert au marché de Covent-Garden, et je fis une commande assez considérable chez un marchand de vins en détail du voisinage. Quand je rentrai chez moi, dans l’après-midi, et que je vis les bouteilles rangées en bataille dans l’office, elles me semblèrent si nombreuses (quoiqu’il y en eût deux qu’on ne pût pas retrouver, au grand mécontentement de mistress Crupp), que j’en fus littéralement effrayé.

L’un des amis de Steerforth s’appelait Grainger, et l’autre Markham. Ils étaient tous les deux gais et spirituels ; Grainger était un peu plus âgé que Steerforth, Markham avait l’air plus jeune, je ne lui aurais pas donné plus de vingt ans. Je remarquai que ce dernier parlait toujours de lui-même d’une manière indéfinie en se servant de la particule on pour remplacer la première personne du singulier qu’il n’employait presque jamais. ·

« On pourrait très-bien vivre ici, monsieur Copperfield, dit Markham, voulant parler de lui-même.

— La situation est assez agréable, répondis-je, et l’appartement est vraiment commode.

— J’espère que vous avez fait provision d’appétit, dit Steerforth à ses amis.

— Sur mon honneur, dit Markham, je crois que c’est Londres qui vous donne comme cela de l’appétit. On a faim toute la journée. On ne fait que manger. »

J’étais un peu embarrassé d’abord, et je me trouvais trop jeune pour présider au repas ; je fis donc asseoir Steerforth à la place du maître de la maison, quand on annonça le dîner, et je m’assis en face de lui. Tout était excellent, nous n’épargnions pas le vin, et Steerforth fit tant de frais pour que la soirée se passât gaiement, qu’en effet ce fut une véritable fête d’un bout à l’autre. Pendant le dîner, je me reprochais de ne pas être aussi gracieux pour mes hôtes que je l’aurais voulu, mais ma chaise était en face de la porte, et mon attention était troublée par la vue du jeune homme très-adroit qui sortait à chaque instant du salon, et dont j’apercevais la silhouette se dessiner le moment d’après sur le mur de l’antichambre, une bouteille à la bouche. La jeune personne me donnait également quelques inquiétudes, non pas pour la propreté des assiettes, mais dans l’intérêt de ma vaisselle dont je l’entendais faim un carnage affreux. La petite était curieuse, et, au lieu de sa renfermer tacitement dans l’office, comme le portaient ses instructions, elle s’approchait constamment de la porte pour nous regarder, puis, quand elle croyait être aperçue, elle se retirait précipitamment sur les assiettes dont elle avait tapissé soigneusement le plancher dans l’office, et vous jugez des conséquences désastreuses de cette retraite précipitée.

Ce n’étaient pourtant, après tout, que de petites misères, et je les eus bientôt oubliées quand on eut enlevé la nappe, et que le dessert fut placé sur la table ; on découvrit alors que le jeune homme très-adroit avait perdu la parole je lui donnai en secret le conseil utile d’aller retrouver mistress Crupp et d’emmener aussi la jeune personne dans les régions inférieures de la maison, après quoi je m’abandonnai tout entier au plaisir.

Je commençai par une gaieté et un entrain singuliers ; une foule de sujets à demi oubliés se pressèrent à la fois dans mon esprit, et je parlai avec une abondance inaccoutumée. Je riais de tout mon cœur de mes plaisanteries et de celles des autres ; je rappelai Steerforth à l’ordre parce qu’il ne faisait pas circuler le vin ; je pris l’engagement d’aller à Oxford ; j’annonçai mon intention de donner toutes les semaines un dîner exactement pareil à celui que nous venions d’achever, en attendant mieux, et je pris du tabac dans la tabatière de Grainger avec me telle frénésie que je fus obligé de me retirer dans l’office pour y éternuer à mon aise, dix minutes de suite sans désemparer. Je continuai en faisant circuler le vin toujours plus rapidement, et en me précipitant pour déboucher de nouvelles bouteilles, longtemps avant que ce fut nécessaire. Je proposai la santé de Steerforth, « à mon meilleur ami, au protecteur de mon enfance, au compagnon de ma jeunesse. » Je déclarai que j’avais envers lui des obligations que je ne pourrais jamais reconnaître, et que j’éprouvais pour lui une admiration que je ne pourrais jamais exprimer. Je finis en disant :

« À la santé de Steerforth ! que Dieu le protège ! Hurrah ! »

Nous bûmes trois fois trois verres de vin en son honneur, puis encore un petit coup, puis un bon coup pour en finir. Je cassai mon verre en faisant le tour de la table pour aller lui donner une poignée de main, et je lui dis : (en deux mots)

«Steerforthvousêtesl’étoilepolairdemonexist…ence.»

Ce n’était pas fini : voila que je m’aperçois tout à coup que quelqu’un en était au milieu d’une chanson, c’était Markham qui chantait :


Quand les soucis nous accablent…


En finissant, il nous proposa de boire à la santé de la femme ! » Je fis des objections et je ne voulus pas admettre le toast. Je n’en trouvais pas la forme assez respectueuse. Jamais je ne permettrais qu’on portât chez moi pareil toast autrement qu’en ces termes : « les dames ! » Ce qui fit que je pris un air très-arrogant avec lui, ce fut surtout parce que je voyais que Steerforth et Grainger se moquaient de moi… ou de lui… peut-être de tous les deux. Il me répondit qu’on ne se laissait pas faire la loi. Je lui dis qu’on serait bien obligé de se la laisser faire. Il répliqua qu’on ne devait pas se laisser insulter. Je lui dis qu’il avait raison, et qu’on n’avait pas cela à craindre sous mon toit où les dieux lares étaient sacrés et l’hospitalité toute-puissante. Il dit qu’on se manquait pas à sa dignité en reconnaissant que j’étais un excellent garçon. Je proposai sur-le-champ de boire à sa santé.

Quelqu’un se mit à fumer. Nous fumâmes tous, moi aussi malgré le frisson qui me gagnait. Steerforth avait fait un discours en mon honneur, pendant lequel j’avais été ému presque jusqu’aux larmes. Je lui répondis en exprimant le vœu que la compagnie présente voulût bien dîner chez moi le lendemain et le jour suivant, et tous les jours à cinq heures, afin que nous pussions jouir du plaisir de la société et de la conversation tout le long de la soirée. Je me crus obligé de porter une santé nominative. Je proposai donc de boire à la santé de ma tante, « miss Betsy Trotwood, l’honneur de son sexe ! »

Il y avait quelqu’un qui se penchait à la fenêtre de ma chambre à coucher, en appuyant son front brûlant contre les pierres de la balustrade, et en recevant le vent sur son visage. C’était moi. Je me parlais à moi-même sous le nom de Copperfield. Je me disais : « Pourquoi avez-vous essayé un cigare ? Vous saviez bien que vous ne pouvez pas fumer ! » Il y avait après cela quelqu’un qui n’était pas bien solide sur ses jambes et qui se regardait dans la glace. C’était encore moi. Je me trouvais l’air pâlot, les yeux vagues, et les cheveux, seulement les cheveux, rien de plus… ivres.

Quelqu’un me dit : « Allons au spectacle, Copperfield ! » Je ne vis plus la chambre à coucher, je ne vis que la table branlante, couverte de verres retentissants, avec la lampe dessus ; Grainger était à ma droite, Markham à ma gauche, Steerforth en face, tous assis dans le brouillard et loin de moi.

« Au spectacle ? sans doute ! c’est cela ! allons ! excusez-moi seulement si je sors le dernier pour éteindre la lampe, de peur du feu. »

Grâce à quelque confusion dans l’obscurité, sans doute, il fallait que la porte fût partie je ne la trouvais plus. Je la cherchai dans les rideaux de la fenêtre, quand Steerforth me prit par le bras en riant, et me fit sortir. Nous descendîmes l’escalier, les uns après les autres. Au moment d’arriver en bas, quelqu’un tomba et roula jusqu’au palier. Je ne sais quel autre dit que c’était Copperfield. J’étais indigné de ce faux rapport jusqu’au moment où, me trouvant sur le dos dans le corridor, je commençai à croire qu’il y avait peut-être quelque fondement à cette supposition.

Il faisait cette nuit-là un brouillard épais avec des halos de lumière autour des réverbères dans la rue. On disait vaguement qu’il pleuvait. Moi, je trouvais qu’il gelait. Steerforth m’épousseta sous un réverbère, retapa mon chapeau que quelqu’un avait ramassé quelque part, je ne sais comment, car je ne l’avais pas auparavant. Steerforth me dit alors : « Comment vous trouvez-vous, Copperfield ? » Et je lui répondis : « Mieuxq’jamais. »

Un homme, niché dans un petit coin, m’apparut à travers le brouillard, et reçut l’argent de quelqu’un, en demandant si on avait payé pour moi ; il eut l’air d’hésiter (autant que je me rappelle cet instant, rapide comme un éclair) s’il me laisserait entrer ou non. Le moment d’après, nous étions placés très-haut dans un théâtre étouffant ; nous plongions de là dans un parterre qui m’avait l’air de fumer, tant les gens qui y étaient entassés se confondaient à mes yeux. Il y avait aussi une grande scène qui paraissait très-propre et très-unie, quand on venait de la rue ; et puis il y avait des gens qui s’y promenaient, et qui parlaient de quelque chose, mais d’une manière très-confuse. Il y avait beaucoup de lumière, de la musique, des dames dans les loges, et je ne sais quoi encore. Il me semblait que tout l’édifice prenait une leçon de natation, à voir les oscillations étranges avec lesquelles il m’échappait quand j’essayais de le fixer des yeux.

Sur la proposition de quelqu’un, nous résolûmes de descendre aux premières loges, où étaient les dames. J’aperçus un monsieur en grande toilette, couché tout de son long sur un canapé, une lorgnette à la main, et je vis aussi ma personne en pied dans une glace. On m’introduisit dans une loge où je m’aperçus que je parlais en m’asseyant, et qu’on criait autour de moi silence à quelqu’un ; je vis que les dames me jetaient des regards d’indignation et… quoi ?… oui !… Agnès, assise devant moi, dans la même loge, à côté d’un monsieur et d’une dame que je ne connaissais pas. Je vois son visage, maintenant bien mieux, probablement, que je ne la vis alors, se tourner vers moi avec une expression ineffaçable d’étonnement et de regret.

« Agnès, dis-je d’une voix tremblante, bonté du ciel, Agnès !

— Chut ! Je vous en prie ! répondit-elle sans que je pusse comprendre pourquoi. Vous dérangez vos voisins. Regardez le théâtre. »

J’essayai, sur son ordre, de voir et d’entendre quelque chose de ce qui se passait, mais ce fut inutile. Je la regardai de nouveau, et je la vis se cacher dans son coin et appuyer son front sur sa main gantée.

« Agnès, lui dis-je, j’aipeurquevousn’soyezsouffrante.

— Non, non, ne faites pas attention à moi, Trotwood, répliqua-t-elle. Écoutez-moi. Partez-vous bientôt ?

— Sij’m’envaisbientôt ? répétai-je.

— Oui. »

N’avais-je pas la sotte idée de lui répondre que j’attendrais pour lui donner le bras en descendant ! Je suppose que j’en exprimai quelque chose, car, après m’avoir regardé attentivement un moment, elle parut comprendre, et répliqua à voix basse :

« Je sais que vous allez faire ce que je vous demande, quand je vous dirai que j’y tiens beaucoup. Allez-vous-en tout de suite, Trotwood, pour l’amour de moi, et priez vos amis de vous ramener citez vous. »

Sa présence avait déjà produit assez d’effet sur moi, pour que je me sentisse tout honteux malgré ma colère, et avec un bref « booir » (qui voulait dire « bonsoir »), je me levai et je sortis. Steerforth me suivit, et je ne fis qu’un pas de la porte de ma loge à celle de ma chambre à coucher où je me trouvai seul avec lui ; il m’aidait à me déshabiller, pendant que je lui disais alternativement qu’Agnès était ma sœur, et que je le conjurais de m’apporter le tire-bouchon pour déboucher une autre bouteille de vin.

Il y eut quelqu’un qui passa la nuit dans mon lit à rabâcher sans cesse les mêmes choses, à bâtons rompus, dans un rêve fiévreux, battu par une mer agitée qui ne voulait pas se calmer. Puis quand ce quelqu’un retrouva peu à peu son identité, alors ma gorge commença à se dessécher, il me sembla que ma peau était sèche comme une planche, que ma langue était le fond d’une vieille bouilloire vide qui se calcinait peu à peu sur un petit feu, et que les paumes de mes mains étaient des plaques de métal brûlant que la glace même ne pourrait rafraîchir !

Quelle angoisse d’esprit, quels remords, quelle honte je ressentis quand je revins à moi-même le lendemain ! Quelle horreur j’éprouvai en pensant aux mille sottises que j’avais faites sans le savoir et sans pouvoir les réparer jamais ! Le souvenir de cet ineffaçable regard d’Agnès ; l’impossibilité où je me trouvais d’avoir aucune explication avec elle, puisque je ne savais pas seulement, animal que j’étais, ni pourquoi elle était venue à Londres, ni chez qui elle était descendue ; le dégoût que me causait la vue seule de la chambre où avait eu lieu le festin, l’odeur du tabac, la vue des verres, le mal de tête que j’éprouvais sans pouvoir sortir, ni même me lever ! Quelle journée que celle-là !

Et quelle soirée, quand, assis près du feu, je dégustai lentement une tasse de bouillon de mouton couvert de graisse, et que je me dis que je prenais le même chemin que mon prédécesseur, et que je succéderais à son triste sort comme à son appartement ! J’avais bien envie d’aller tout de suite à Douvres, faire une confession générale. Quelle soirée, quand mistress Crupp vint chercher la tasse de bouillon, et qu’elle m’apporta, dans un plat à fromage, un rognon, un seul rognon, comme l’unique reste, disait-elle, du festin de la veille ! Je fus sur le point de tomber sur son sein de nankin, et de m’écrier dans un repentir véritable : « Oh ! mistress Crupp, mistress Crupp, ne me parlez pas de restes ! allez ! Je suis bien malheureux ! » Seulement, ce qui m’arrêta dans cet élan du cœur, c’est que je n’étais pas bien sûr que mistress Crupp fût précisément le genre de femme à qui an dût donner sa confiance !