David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 2

Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 1p. 13-28).

Les premiers objets que je retrouve sous une forme distincte quand je cherche à me rappeler les jours de ma petite enfance, c’est d’abord ma mère, avec ses beaux cheveux et son air jeune. Ensuite c’est Peggotty ; elle n’a pas d’âge, ses yeux sont si noirs qu’ils jettent une nuance sombre sur tout son visage ; ses joues et ses bras sont si durs et si rouges que jadis, il m’en souvient, je ne comprenais pas comment les oiseaux ne venaient pas la becqueter plutôt que les pommes.

Il me semble que je vois ma mère et Peggotty placées l’une en face de l’autre ; pour se faire petites, elles se penchent ou s’agenouillent par terre, et je vais en chancelant de l’une à l’autre. Il me reste un souvenir qui me semble encore tout récent du doigt que Peggotty me tendait pour m’aider à marcher, un doigt usé par son aiguille et plus rude qu’une râpe à muscade.

C’est peut-être une illusion, mais pourtant je crois que la mémoire de beaucoup d’entre nous garde plus d’empreinte des jours d’enfance qu’on ne le croit généralement, de même que je crois la faculté de l’observation souvent très développée et très exacte chez les enfants. La plupart des hommes faits qui sont remarquables à ce point de vue ont, selon moi, conservé cette faculté plutôt qu’ils ne l’ont acquise ; et, ce qui semblerait le prouver, c’est qu’ils ont en général une vivacité d’impression et une sérénité de caractère qui sont bien certainement chez eux un héritage de l’enfance.

Peut-être m’accusera-t-on de divagation si je m’arrête sur cette réflexion, mais cela m’amène à dire que je tire mes conclusions de mon expérience personnelle, et si, dans la suite de ce récit, on trouve la preuve que dans mon enfance j’avais une grande disposition à observer, ou que dans mon âge mûr j’ai conservé un vif souvenir de mon enfance, on sera moins étonné que je me croie en effet des droits incontestables à ces traits caractéristiques.

En cherchant, comme je l’ai déjà dit, à débrouiller le chaos de mon enfance, les premiers objets qui se présentent à moi, ce sont ma mère et Peggotty. Qu’est-ce que je me rappelle encore ? Voyons.

Ce qui sort d’abord du nuage, c’est notre maison, souvenir familier et distinct. Au rez-de-chaussée, voilà la cuisine de Peggotty qui donne sur une cour ; dans cette cour il y a, au bout d’une perche, un pigeonnier sans le moindre pigeon ; une grande niche à chien, dans un coin, sans un seul petit chien ; plus, une quantité de poulets qui me paraissent gigantesques, et qui arpentent la cour de l’air le plus menaçant et le plus féroce. Il y a un coq qui saute sur son perchoir pour m’examiner tandis que je passe ma tête à la fenêtre de la cuisine : cela me fait trembler, il a l’air si cruel ! La nuit, dans mes rêves, je vois les oies au long cou qui s’avancent vers moi, près de la grille ; je les revois sans cesse en songe, comme un homme entouré de bêtes féroces s’endort en rêvant lions.

Voilà un long corridor, je n’en vois pas la fin : il mène de la cuisine de Peggotty à la porte d’entrée. La chambre aux provisions donne dans ce corridor, il y fait tout noir, et il faut la traverser bien vite le soir, car qui sait ce qu’on peut rencontrer au milieu de ces cruches, de ces pots, de ces vieilles boîtes à thé ? Un vieux quinquet l’éclaire faiblement, et par la porte entrebâillée, il arrive une odeur bizarre de savon, de câpres, de poivre, de chandelles et de café, le tout combiné. Ensuite il y a les deux salons : le salon où nous nous tenons le soir, ma mère, moi et Peggotty, car Peggotty est toujours avec nous quand nous sommes seuls et qu’elle a fini son ouvrage ; et le grand salon où nous nous tenons le dimanche : il est plus beau, mais on n’y est pas aussi à son aise. Cette chambre a un aspect lamentable à mes yeux, car Peggotty m’a narré (je ne sais pas quand, il y a probablement un siècle) l’enterrement de mon père tout du long : elle m’a raconté que c’est dans ce salon que les amis de la famille s’étaient réunis en manteaux de deuil. C’est encore là qu’un dimanche soir ma mère nous a lu, à Peggotty et à moi, l’histoire de Lazare ressuscité des morts : et j’ai eu si peur qu’on a été obligé de me faire sortir de mon lit, et de me montrer par la fenêtre le cimetière parfaitement tranquille, le lieu où les morts dormaient en repos, à la pâle clarté de la lune.

Je ne connais nulle part de gazon aussi vert que le gazon de ce cimetière ; il n’y a rien de si touffu que ces arbres, rien de si calme que ces tombeaux. Chaque matin, quand je m’agenouille sur mon petit lit près de la chambre de ma mère, je vois les moutons qui paissent sur cette herbe verte ; je vois le soleil brillant qui se reflète sur le cardan solaire, et je m’étonne qu’avec cet entourage funèbre il puisse encore marquer l’heure.

Voilà notre banc dans l’église, notre banc avec son grand dossier. Tout près il y a une fenêtre par laquelle on peut voir notre maison ; pendant l’office du matin, Peggotty la regarde à chaque instant pour s’assurer qu’elle n’est ni brûlée ni dévalisée en son absence. Mais Peggotty ne veut pas que je fasse comme elle, et quand cela m’arrive, elle me fait signe que je dois regarder le pasteur. Cependant je ne peux pas toujours le regarder ; je le connais bien quand il n’a pas cette grande chose blanche sur lui, et j’ai peur qu’il ne s’étonne de ce que je le regarde fixement : il va peut-être s’interrompre pour me demander ce que cela signifie. Mais qu’est-ce que je vais donc faire ? C’est bien vilain de bâiller, et pourtant il faut bien faire quelque chose. Je regarde ma mère, mais elle fait semblant de ne pas me voir. Je regarde un petit garçon qui est là près de moi, et il me fait des grimaces. Je regarde le rayon de soleil qui pénètre sous le portique, et je vois une brebis égarée, ce n’est pas un pécheur que je veux dire, c’est un mouton qui est sur le point d’entrer dans l’église. Je sens que si je le regardais plus longtemps, je finirais par lui crier de s’en aller, et alors ce serait une belle affaire ! Je regarde les inscriptions gravées sur les tombeaux le long du mur, et je tâche de penser à feu M. Bodgers, natif de cette paroisse, et à ce qu’a dû être la douleur de Mme Bodgers, quand M. Bodgers a succombé après une longue maladie où la science des médecins est restée absolument inefficace. Je me demande si on a consulté pour ce monsieur le docteur Chillip ; et si c’est lui qui a été inefficace, je voudrais savoir s’il trouve agréable de relire chaque dimanche l’épitaphe de M. Bodgers. Je regarde M. Chillip dans sa cravate du dimanche, puis je passe à la chaire. Comme on y jouerait bien ! Cela ferait une fameuse forteresse, l’ennemi se précipiterait par l’escalier pour nous attaquer ; et nous, nous l’écraserions avec le coussin de velours et tous ses glands. Peu à peu mes yeux se ferment : j’entends encore le pasteur répéter un psaume ; il fait une chaleur étouffante, puis je n’entends plus rien, jusqu’au moment où je glisse du banc avec un fracas épouvantable, et où Peggotty m’entraîne hors de l’église plus mort que vif.

Maintenant je vois la façade de notre maison : la fenêtre de nos chambres est ouverte, et il y pénètre un air embaumé ; les vieux nids de corbeaux se balancent encore au sommet des ormes, dans le jardin. À présent me voilà derrière la maison, derrière la cour où se tiennent la niche et le pigeonnier vide : c’est un endroit tout rempli de papillons, fermé par une grande barrière, avec une porte qui a un cadenas ; les arbres sont chargés de fruits, de fruits plus mûrs et plus abondants que dans aucun autre jardin ; ma mère en cueille quelques-uns, et moi je me tiens derrière elle et je grappille quelques groseilles en tapinois, d’un air aussi indifférent que je peux. Un grand vent s’élève, l’été s’est enfui. Nous jouons dans le salon, par un soir d’hiver. Quand ma mère est fatiguée, elle va s’asseoir dans un fauteuil, elle roule autour de ses doigts les longues boucles de ses cheveux, elle regarde sa taille élancée, et personne ne sait mieux que moi qu’elle est contente d’être si jolie.

Voilà mes plus anciens souvenirs. Ajoutez-y l’opinion, si j’avais déjà une opinion, que nous avions, ma mère et moi, un peu peur de Peggotty, et que nous suivions presque toujours ses conseils.

Un soir, Peggotty et moi nous étions seuls dans le salon, assis au coin du feu. J’avais lu à Peggotty une histoire de crocodiles. Il fallait que j’eusse lu avec bien peu d’intelligence ou que la pauvre fille eût été bien distraite, car je me rappelle qu’il ne lui resta de ma lecture qu’une sorte d’impression vague, que les crocodiles étaient une espèce de légumes. J’étais fatigué de lire, et je tombais de sommeil, mais on m’avait fait ce soir-là la grande faveur de me laisser attendre le retour de ma mère qui dînait chez une voisine, et je serais plutôt mort sur ma chaise que d’aller me coucher. Plus j’avais envie de dormir, plus Peggotty me semblait devenir immense et prendre des proportions démesurées. J’écarquillais les yeux tant que je pouvais : je tâchais de les fixer constamment sur Peggotty qui causait assidûment ; j’examinais le petit bout de cire sur lequel elle passait son fil, et qui était rayé dans tous les sens ; et la petite chaumière figurée qui contenait son mètre, et sa boîte à ouvrage dont le couvercle représentait la cathédrale de Saint-Paul avec un dôme rose. Puis c’était le tour du dé d’acier, enfin de Peggotty elle-même : je la trouvais charmante. J’avais tellement sommeil, que si j’avais cessé un seul instant de tenir mes yeux ouverts, c’était fini.

« Peggotty, dis-je tout à coup, avez-vous jamais été mariée ?

— Seigneur ! monsieur Davy, répondit Peggotty, d’où vous vient cette idée de parler mariage ? »

Elle me répondit si vivement que cela me réveilla parfaitement. Elle quitta son ouvrage et me regarda fixement, tout en tirant son aiguillée de fil dans toute sa longueur.

« Voyons ! Peggotty, avez-vous été mariée ? repris-je, vous êtes une très belle femme, n’est-ce pas ? »

Je trouvais la beauté de Peggotty d’un tout autre style que celle de ma mère, mais dans son genre, elle me semblait parfaite. Nous avions dans le grand salon un tabouret de velours rouge, sur lequel ma mère avait peint un bouquet. Le fond de ce tabouret et le teint de Peggotty me paraissaient absolument semblables. Le velours était doux à toucher, et la figure de Peggotty était rude, mais cela n’y faisait rien.

« Moi, belle, Davy ! dit Peggotty. Ah ! certes non, mon garçon. Mais qui vous a donc mis le mariage en tête ?

— Je n’en sais rien. On ne peut pas épouser plus d’une personne à la fois, n’est-ce pas, Peggotty ?

— Certainement non, dit Peggotty du ton le plus positif.

— Mais si la personne qu’on a épousée vient à mourir, on peut en épouser une autre, n’est-ce pas, Peggotty ?

— On le peut, me dit Peggotty, si on en a envie. C’est une affaire d’opinion.

— Mais vous, Peggotty, lui dis-je, quelle est la vôtre ? »

En lui faisant cette question, je la regardais comme elle m’avait regardé elle-même un instant auparavant en entendant ma question.

« Mon opinion à moi, dit Peggotty en se remettant à coudre après un moment d’indécision, mon opinion c’est que je ne me suis jamais mariée moi-même, monsieur Davy, et que je ne pense pas me marier jamais. Voilà tout ce que j’en sais.

— Vous n’êtes pas fâchée contre moi, n’est-ce pas, Peggotty ? » dis-je après m’être tu un instant.

J’avais peur qu’elle ne fût fâchée, elle m’avait parlé si brusquement ; mais je me trompais : elle posa le bas qu’elle raccommodait, et prenant dans ses bras ma petite tête frisée, elle la sera de toutes ses forces. Je dis de toutes ses forces, parce que comme elle était très grasse, une ou deux des agrafes de sa robe sautaient chaque fois qu’elle se livrait à un exercice un peu violent. Or, je me rappelle qu’au moment où elle me serra dans ses bras, j’entendis deux agrafes craquer et s’élancer à l’autre bout de la chambre.

« Maintenant lisez-moi encore un peu des cocodrilles, dit Peggotty qui n’était pas encore bien forte sur ce nom-là, j’ai tant d’envie d’en savoir plus long sur leur compte. »

Je ne comprenais pas parfaitement pourquoi Peggotty avait l’air si drôle, ni pourquoi elle était si pressée de reprendre la lecture des crocodiles. Nous nous remîmes à l’histoire de ces monstres avec un nouvel intérêt : tantôt nous mettions couver leurs œufs au grand soleil dans le sable ; tantôt nous les faisions enrager en tournant constamment autour d’eux d’un mouvement rapide que leur forme singulière les empêchait de pouvoir suivre avec la même rapidité ; tantôt nous imitions les indigènes, et nous nous jetions à l’eau pour enfoncer de longues pointes dans la gueule de ces horribles bêtes ; enfin nous en étions venus à savoir nos crocodiles par cœur, moi du moins, car Peggotty avait des moments de distraction où elle s’enfonçait assidûment dans les mains et dans les bras sa longue aiguille à repriser.

Nous allions nous mettre aux alligators quand on sonna à la porte du jardin. Nous courûmes pour l’ouvrir ; c’était ma mère, plus jolie que jamais, à ce qu’il me sembla : elle était escortée d’un monsieur qui avait des cheveux et des favoris noirs superbes : il était déjà revenu de l’église avec nous le dimanche précédent.

Ma mère s’arrêta sur le seuil de la porte pour m’embrasser, ce qui fit dire au monsieur que j’étais plus heureux qu’un prince, ou quelque chose de ce genre, car il est possible qu’ici mes réflexions d’un autre âge aident légèrement à ma mémoire.

« Qu’est que cela veut dire ? » demandai-je à ce monsieur par-dessus l’épaule de ma mère.

Il me caressa la joue ; mais je ne sais pourquoi, sa voix et sa personne ne me plaisaient nullement, et j’étais très fâché de voir que sa main touchait celle de ma mère tandis qu’il me caressait. Je le repoussai de toutes mes forces.

« Oh ! Davy, s’écria ma mère.

— Cher enfant ! dit le monsieur, je comprends bien sa jalousie. »

Jamais je n’avais vu d’aussi belles couleurs sur le visage de ma mère. Elle me gronda doucement de mon impolitesse, et, me serrant dans ses bras, elle remercia le monsieur de ce qu’il avait bien voulu prendre la peine de l’accompagner jusque chez elle. En parlant ainsi elle lui tendait la main, et en lui tendant la main, elle me regardait.

« Dites-moi bonsoir, mon bel enfant, dit le monsieur après s’être penché pour baiser la petite main de ma mère, je le vis bien.

— Bonsoir, dis-je.

— Venez ici, voyons, soyons bons amis, dit-il en riant. Donnez-moi la main. »

Ma mère tenait ma main droite dans la sienne, je tendis l’autre.

« Mais c’est la main gauche, Davy ! » dit le monsieur en riant.

Ma mère voulut me faire tendre la main droite, mais j’étais décidé à ne pas le faire, on sait pourquoi. Je donnai la main gauche à l’étranger qui la serra cordialement en disant que j’étais un fameux garçon, puis il s’en alla.

Je le vis se retourner à la porte du jardin, et nous jeter un regard d’adieu avec ses yeux noirs et son expression de mauvais augure.

Peggotty n’avait pas dit une parole ni bougé le petit doigt, elle ferma les volets et nous rentrâmes dans le petit salon. Au lieu de venir s’asseoir près du feu, suivant sa coutume, ma mère restait à l’autre bout de la chambre, chantonnant à mi-voix.

« J’espère que vous avez passé agréablement la soirée, madame ? dit Peggotty, debout au milieu du salon, un flambeau à la main, et roide comme un bâton.

— Très agréablement, Peggotty, reprit gaiement ma mère. Je vous remercie bien.

— Une figure nouvelle, cela fait un changement agréable, murmura Peggotty.

— Très agréable », répondit ma mère.

Peggotty restait immobile au milieu du salon, ma mère se remit à chanter, je m’endormis. Mais je ne dormais pas assez profondément pour ne pas entendre le bruit des voix, sans comprendre pourtant ce qu’on disait. Quand je me réveillai de ce demi-sommeil, ma mère et Peggotty étaient en larmes.

« Ce n’est toujours pas un individu comme ça qui aurait été du goût de M. Copperfield, disait Peggotty, je le jure sur mon honneur.

— Mais, grand Dieu ! s’écriait ma mère, voulez-vous me faire perdre la tête ? Il n’y a jamais eu de pauvre fille plus maltraitée par ses domestiques que moi. Mais je ne sais pas pourquoi je m’appelle une pauvre fille ! N’ai-je pas été mariée, Peggotty ?

— Dieu m’est témoin que si, madame, répondit Peggotty.

— Alors comment osez-vous, dit ma mère, c’est-à-dire, non, Peggotty, comment avez-vous le courage de me rendre si malheureuse, et de me dire des choses si désagréables, quand vous savez que, hors d’ici, je n’ai pas un seul ami à qui m’adresser ?

— Raison de plus, repartit Peggotty, pour que je vous dise que cela ne vous convient pas. Non, cela ne vous convient pas. Rien au monde ne me fera dire que cela vous convient. Non. »

Dans son enthousiasme, Peggotty gesticulait si vivement avec son flambeau, que je vis le moment où elle allait le jeter par terre.

« Comment avez-vous le courage, dit encore ma mère, en pleurant toujours plus fort, de parler si injustement ? Comment pouvez-vous vous entêter à parler comme si c’était une chose faite, quand je vous répète pour la centième fois, que tout s’est borné à la politesse la plus banale. Vous parlez d’admiration ; mais qu’y puis-je faire ? Si on a la sottise de m’admirer est-ce ma faute ? Qu’y puis-je faire, je vous le demande ? Vous voudriez peut-être me voir raser tous mes cheveux, ou me noircir le visage, ou bien encore m’échauder une joue. En vérité, Peggotty, je crois que vous le voudriez. Je crois que cela vous ferait plaisir. »

Ce reproche sembla faire beaucoup de peine à Peggotty.

« Et mon pauvre enfant ! s’écria ma mère en s’approchant du fauteuil où j’étais étendu, pour me caresser, mon cher petit David ! Ose-t-on prétendre que je n’aime pas ce petit trésor, mon bon petit garçon !

— Personne n’a jamais fait une semblable supposition, dit Peggotty.

— Si fait, Peggotty, répondit ma mère, vous le savez bien. C’est là ce que vous vouliez dire, et pourtant, mauvaise fille, vous savez aussi bien que moi que le mois dernier, si je n’ai pas acheté une ombrelle neuve, bien que ma vieille ombrelle verte soit tout en loques, ce n’est que pour lui. Vous le savez bien, Peggotty. Vous ne pouvez pas dire le contraire. » Puis se tournant tendrement vers moi, elle appuya sa joue contre la mienne. « Suis-je une mauvaise maman pour toi, mon David ? Suis-je une maman égoïste ou cruelle, ou méchante ? Dis que oui, mon garçon, et Peggotty t’aimera : l’amour de Peggotty vaut bien mieux que le mien, David. Je ne t’aime pas, du tout moi, n’est-ce pas ? »

Ici nous nous mîmes tous à pleurer. Je criais plus fort que les autres, mais nous pleurions tous les trois à plein cœur. J’étais tout à fait désespéré, et dans le premier transport de ma tendresse indignée, je crains d’avoir appelé Peggotty « une méchante bête ». Cette honnête créature était profondément affligée, je m’en souviens bien ; et certainement sa robe n’a pas dû conserver alors une seule agrafe, car il y eut une explosion terrible de ces petits ornements, au moment où, après s’être réconciliée avec ma mère, elle vint s’agenouiller à côté du grand fauteuil pour se réconcilier avec moi.

Nous allâmes tous nous coucher, prodigieusement abattus. Longtemps mes sanglots me réveillèrent, et une fois, en ouvrant mes yeux en sursaut, je vis ma mère assise sur mon lit. Elle se pencha vers moi, je mis ma tête sur son épaule, et je m’endormis profondément.

Je ne saurais affirmer si je revis le monsieur inconnu le dimanche d’après, ou s’il se passa plus de temps avant qu’il reparût. Je ne prétends pas me souvenir exactement des dates. Mais il était à l’église et il revint avec nous jusqu’à la maison. Il entra sous prétexte de voir un beau géranium qui s’épanouissait à la fenêtre du salon. Non qu’il me parût y faire grande attention, mais avant de s’en aller, il demanda à ma mère de lui donner une fleur de son géranium. Elle le pria de la choisir lui-même, mais il refusa je ne sais pourquoi, et ma mère cueillit une branche qu’elle lui donna. Il dit que jamais il ne s’en séparerait, et moi, je le trouvais bien bête de ne pas savoir que dans deux jours ce brin de fleur serait tout flétri.

Peu à peu Peggotty resta moins le soir avec nous. Ma mère la traitait toujours avec déférence, peut-être même plus que par le passé, et nous faisions un trio d’amis, mais pourtant ce n’était pas tout à fait comme autrefois, et nous n’étions pas si heureux. Parfois je me figurais que Peggotty était fâchée de voir porter successivement à ma mère toutes les jolies robes qu’elle avait dans ses tiroirs, ou bien qu’elle lui en voulait d’aller si souvent chez la même voisine, mais je ne pouvais pas venir à bout de bien comprendre d’où cela venait.

Je finissais par m’accoutumer au monsieur aux grands favoris noirs. Je ne l’aimais pas plus qu’au commencement, et j’en étais tout aussi jaloux, mais pas par la raison que j’aurais pu donner quelques années plus tard. C’était une aversion d’enfant, purement instinctive, et basée sur une idée générale que Peggotty et moi nous n’avions besoin de personne pour aimer ma mère. Je n’avais pas d’autre arrière-pensée. Je savais faire, à part moi, mes petites réflexions, mais quant à les réunir, pour en faire un tout, c’était au-dessus de mes forces.

J’étais dans le jardin avec ma mère, par une belle matinée d’automne, quand M. Murdstone arriva à cheval (j’avais fini par savoir son nom). Il s’arrêta pour dire bonjour à ma mère, et lui dit qu’il allait à Lowestoft voir des amis qui y faisaient une partie avec leur yacht, puis il ajouta gaiement qu’il était tout prêt à me prendre en croupe si cela m’amusait.

Le temps était si pur et si doux, et le cheval avait l’air si disposé à partir, il caracolait si gaiement devant la grille, que j’avais grand envie d’être de la partie. Ma mère me dit de monter chez Peggotty pour m’habiller, tandis que M. Murdstone allait m’attendre. Il descendit de cheval, passa son bras dans les rênes, et se mit à longer doucement la baie d’aubépine qui le séparait seule de ma mère. Peggotty et moi nous les regardions par la petite fenêtre de ma chambre ; ils se penchèrent tous deux pour examiner de plus près l’aubépine, et Peggotty passa tout d’un coup, à cette vue, de l’humeur la plus douce à une étrange brusquerie, si bien qu’elle me brossait les cheveux à rebours, de toute sa force.

Nous partîmes enfin, M. Murdstone et moi, et nous suivîmes le sentier verdoyant, au petit trot. Il avait un bras passé autour de moi, et je ne sais pourquoi, moi qui en général n’étais pas d’une nature inquiète, j’avais sans cesse envie de me retourner pour le voir en face. Il avait de ces yeux noirs ternes et creux (je ne trouve pas d’autre expression pour peindre des yeux qui n’ont pas de profondeur où l’on puisse plonger son regard), de ces yeux qui semblent parfois se perdre dans l’espace et vous regarder en louchant. Souvent quand je l’observais, je rencontrais ce regard avec terreur, et je me demandais à quoi il pouvait penser d’un air si grave. Ses cheveux étaient encore plus noirs et plus épais que je ne me l’étais figuré. Le bas de son visage était parfaitement carré, et son menton tout couvert de petits points noirs après qu’il s’était rasé chaque matin lui donnait une ressemblance frappante avec les figures de cire qu’on avait montrées dans notre voisinage quelques mois auparavant. Tout cela joint à des sourcils très réguliers, à un beau teint brun (au diable son souvenir et son teint !), me disposait, malgré mes pressentiments, à le trouver un très bel homme. Je ne doute pas que ma pauvre mère ne fût du même avis.

Nous arrivâmes à un hôtel sur la plage : dans le salon se trouvaient deux messieurs qui fumaient ; ils étaient vêtus de jaquettes peu élégantes, et s’étaient étendus tout de leur long sur quatre ou cinq chaises. Dans un coin, il y avait un gros paquet de manteaux et une banderole pour un bateau.

Ils se dressèrent à notre arrivée sur leurs pieds, avec un sans-façon qui me frappa, en s’écriant :

« Allons donc, Murdstone ! nous vous croyions mort et enterré.

— Pas encore ! dit M. Murdstone.

— Et qui est ce jeune homme ? dit un des messieurs en s’emparant de moi.

— C’est Davy, répondit M. Murdstone.

— Davy qui ? demanda le monsieur, David Jones ?

— Davy Copperfield, dit M. Murdstone.

— Comment ! C’est le boulet de la séduisante mistress Copperfield, de la jolie petite veuve ?

— Quinion, dit M. Murdstone, prenez garde à ce que vous dites : on est malin.

— Et où est cet on ? » demanda le monsieur en riant.

Je levai vivement la tête ; j’avais envie de savoir de qui il était question.

« Rien, c’est Brooks de Sheffield », dit M. Murdstone.

Je fus charmé d’apprendre que ce n’était que Brooks de Sheffield ; j’avais cru d’abord que c’était de moi qu’il s’agissait.

Évidemment c’était un drôle d’individu que ce M. Brooks de Sheffield, car, à ce nom, les deux messieurs se mirent à rire de tout leur cœur, et M. Murdstone en fit autant. Au bout d’un moment, celui qu’il avait appelé Quinion se mit à dire :

« Et que pense Brooks de Sheffield de l’affaire en question ?

— Je ne crois pas qu’il soit encore bien au courant, dit M. Murdstone, mais je doute qu’il approuve. »

Ici de nouveaux éclats de rire ; M. Quinion annonça qu’il allait demander une bouteille de sherry pour boire à la santé de Brooks. On apporta le vin demandé, M. Quinion en versa un peu dans mon verre, et m’ayant donné un biscuit, il me fit lever et proposer un toast « À la confusion de Brooks de Sheffield ! » Le toast fut reçu avec de grands applaudissements, et de tels rires que je me mis à rire aussi, ce qui fit encore plus rire les autres. Enfin l’amusement fut grand pour tous.

Après nous être promenés sur les falaises, nous allâmes nous asseoir sur l’herbe ; on s’amusa à regarder à travers une lunette d’approche : je ne voyais absolument rien quand on l’approchait de mon œil, tout en disant que je voyais bien, puis on revint à l’hôtel pour dîner. Pendant tout le temps de la promenade, les deux amis de M. Murdstone fumèrent sans interruption. Du reste, à en juger par l’odeur de leurs habits, il est évident qu’ils n’avaient pas fait autre chose depuis que ces habits étaient sortis des mains du tailleur. Il ne faut pas oublier de dire que nous allâmes rendre visite au yacht. Ces trois messieurs descendirent dans la cabine et se mirent à examiner des papiers ; je les voyais parfaitement du pont où j’étais. J’avais pour me tenir compagnie un homme charmant, qui avait une masse de cheveux roux, avec un tout petit chapeau verni ; sur sa jaquette rayée, il y avait écrit « l’Alouette » en grosses lettres. Je me figurais que c’était son nom, et qu’il le portait inscrit sur sa poitrine, parce que, demeurant à bord d’un vaisseau, il n’avait pas de porte cochère à son hôtel, où il pût le mettre, mais quand je l’appelai M. l’Alouette, il me dit que c’était le nom de son bâtiment.

J’avais remarqué pendant tout le jour que M. Murdstone était plus grave et plus silencieux que ses deux amis, qui paraissaient gais et insouciants et plaisantaient librement ensemble, mais rarement avec lui. Je crus voir qu’il était plus spirituel et plus réservé qu’eux, et qu’il leur inspirait comme à moi une espèce de terreur. Une ou deux fois je m’aperçus que M. Quinion, tout en causant, le regardait du coin de l’œil, comme pour s’assurer que ce qu’il disait ne lui avait pas déplu ; à un autre moment il poussa le pied de M. Passnidge, qui était fort animé, et lui fit signe de jeter un regard sur M. Murdstone, assis dans un coin et gardant le plus profond silence. Je crois me rappeler que M. Murdstone ne rit pas une seule fois ce jour-là, excepté à l’occasion du toast porté à Brooks de Sheffield. Il est vrai que c’était une plaisanterie de son invention.

Nous revînmes de bonne heure à la maison. La soirée était magnifique ; ma mère se promena avec M. Murdstone le long de la haie d’épines, pendant que j’allais prendre mon thé. Quant il fut parti, ma mère me fit raconter toute notre journée, et me demanda tout ce qu’on avait dit ou fait. Je lui rapportai ce qu’on avait dit sur son compte ; elle se mit à rire, en répétant que ces messieurs étaient des impertinents qui se moquaient d’elle, mais je vis bien que cela lui faisait plaisir. Je le devinais alors aussi bien que je le sais maintenant. Je saisis cette occasion de lui demander si elle connaissait M. Brooks de Sheffield ; elle me répondit que non, mais que probablement c’était quelque fabricant de coutellerie.

Est-il possible, au moment où le visage de ma mère paraît devant moi, aussi distinctement que celui d’une personne que je reconnaîtrais dans une rue pleine de monde, que ce visage n’existe plus ? Je sais qu’il a changé, je sais qu’il n’est plus ; mais en parlant de sa beauté innocente et enfantine, puis-je croire qu’elle a disparu et qu’elle n’est plus, tandis que je sens près de moi sa douce respiration, comme je la sentais ce soir-là ? Est-il possible que ma mère ait changé, lorsque mon souvenir me la rappelle toujours ainsi ; lorsque mon cœur fidèle aux affections de sa jeunesse, retient encore présent dans sa mémoire ce qu’il chérissait alors.

Pendant que je parle de ma mère, je la vois belle comme elle était le soir où nous eûmes cette conversation, lorsqu’elle vint me dire bonsoir. Elle se mit gaiement à genoux près de mon lit, et me dit, en appuyant son menton sur ses mains :

« Qu’est-ce qu’ils ont donc dit, Davy ? répète-le moi, je ne peux pas le croire.

— La séduisante… » commençai-je à dire.

Ma mère mit sa main sur mes lèvres pour m’arrêter.

« Mais non, ce n’était pas séduisante, dit-elle en riant, ce ne pouvait pas être séduisante, Davy. Je sais bien que non.

— Mais si ! la séduisante Mme Copperfield, répétai-je avec vigueur, et aussi « la jolie ».

— Non, non, ce n’était pas le jolie, pas la jolie, repartit ma mère en plaçant de nouveau les doigts sur mes lèvres.

— Oui, oui, la jolie petite veuve.

— Quels fous ! quel impertinents ! cria ma mère en riant et en se cachant le visage. Quels hommes absurdes ! N’est-ce pas ? mon petit Davy ?

— Mais, maman…

— Ne le dis pas à Peggotty ; elle se fâcherait contre eux. Moi, je suis extrêmement fâchée contre eux, mais j’aime mieux que Peggotty ne le sache pas. »

Je promis, bien entendu. Ma mère m’embrassa encore je ne sais combien de fois ; et je dormis bientôt profondément.

Il me semble, à la distance qui m’en sépare, que ce fut le lendemain que Peggotty me fit l’étrange et aventureuse proposition que je vais rapporter ; mais il est probable que ce fut deux mois après.

Nous étions un soir ensemble comme par le passé (ma mère était sortie selon sa coutume), nous étions ensemble, Peggotty et moi, en compagnie du bas, du petit mètre, du morceau de cire, de la boîte avec saint Paul sur le couvercle, et du livre des crocodiles, quand Peggotty après m’avoir regardé plusieurs fois, et après avoir ouvert la bouche comme si elle allait parler, sans toutefois prononcer un seul mot, ce qui m’aurait fort effrayé, si je n’avais cru qu’elle bâillait tout simplement, me dit enfin d’un ton câlin :

« Monsieur Davy, aimeriez-vous à venir avec moi passer quinze jour chez mon frère, à Portsmouth ? Cela ne vous amuserait-il pas ?

— Votre frère est-il agréable, Peggotty ? demandai-je par précaution.

— Ah ! je crois bien qu’il est agréable ! s’écria Peggotty en levant les bras au ciel. Et puis il y a la mer, et les barques, et les vaisseaux, et les pêcheurs, et la plage, et Am, qui jouera avec vous. »

Peggotty voulait parler de son neveu Ham, que nous avons déjà vu dans le premier chapitre, mais en supprimant l’H de son nom, elle en faisait une conjugaison de la grammaire anglaise.[1]

Ce programme de divertissement m’enchanta, et je répondis que cela m’amuserait parfaitement : mais qu’en dirait ma mère ?

« Eh bien ! je parierais une guinée, dit Peggotty en me regardant attentivement, qu’elle nous laissera aller. Je le lui demanderai dès qu’elle rentrera, si vous voulez. Qu’en dites-vous ?

— Mais, qu’est-ce qu’elle fera pendant que nous serons partis ? dis-je en appuyant mes petits coudes sur la table, comme pour donner plus de force à ma question. Elle ne peut pas rester toute seule. »

Le trou que Peggotty se mit tout d’un coup à chercher dans le talon du bas qu’elle raccommodait devait être si petit, que je crois bien qu’il ne valait pas le peine d’être raccommodé.

« Mais, Peggotty, je vous dis qu’elle ne peut pas rester toute seule.

— Que le bon Dieu vous bénisse ! dit enfin Peggotty en levant les yeux sur moi : ne le savez-vous pas ? Elle va passer quinze jours chez mistress Grayper, et mistress Grayper va avoir beaucoup de monde. »

Puisqu’il en était ainsi, j’étais tout prêt à partir. J’attendais avec la plus vive impatience que ma mère revînt de chez mistress Grayper (car elle était chez elle ce soir-là) pour voir si on nous permettrait de mettre à exécution ce beau projet. Ma mère fut beaucoup moins surprise que je ne m’y attendais, et donna immédiatement son consentement ; tout fut arrangé le soir même, et on convint de ce qu’on payerait pendant ma visite pour mon logement et ma nourriture.

Le jour de notre départ arriva bientôt. On l’avait choisi si rapproché qu’il arriva bientôt, même pour moi qui attendais ce moment avec une impatience fébrile, et qui redoutais presque de voir un tremblement de terre, une éruption de volcan, ou quelque autre grande convulsion de la nature, venir à la traverse de notre excursion. Nous devions faire le voyage dans la carriole d’un voiturier qui partait le matin après déjeuner. J’aurais donné je ne sais quoi pour qu’on me permît de m’habiller la veille au soir et de me coucher tout botté.

Je ne songe pas sans une profonde émotion, bien que j’en parle d’un ton léger, à la joie que j’éprouvais en quittant la maison où j’avais été si heureux : je ne soupçonnais guère tout ce que j’allais quitter pour toujours.

J’aime à me rappeler que lorsque la carriole était devant la porte, et que ma mère m’embrassait, je me mis à pleurer en songeant, avec une tendresse reconnaissante, à elle et à ce lieu que je n’avais encore jamais quitté. J’aime à me rappeler que ma mère pleurait aussi, et que je sentais son cœur battre contre le mien.

J’aime à me rappeler qu’au moment où le voiturier se mettait en marche, ma mère courut à la grille et lui cria de s’arrêter, parce qu’elle voulait m’embrasser encore une fois. J’aime à songer à la profonde tendresse avec laquelle elle me serra de nouveau dans ses bras.

Elle restait debout, seule sur la route, M. Murdstone s’approcha d’elle, et il me sembla qu’il lui reprochait d’être trop émue. Je le regardais à travers les barreaux de la carriole, tout en me demandant de quoi il se mêlait. Peggotty qui se retournait aussi de l’autre côté, avait l’air fort peu satisfait, ce que je vis bien quand elle regarda de mon côté.

Pour moi, je restai longtemps occupé à contempler Peggotty, tout en rêvant à une supposition que je venais de faire : si Peggotty avait l’intention de me perdre comme le petit Poucet dans les contes de fées, ne pourrais-je pas toujours retrouver mon chemin à l’aide des boutons et des agrafes qu’elle laisserait tomber en route ?


  1. En Angleterre les gens du commun suppriment l’aspiration. Am, je suis ; ham, jambon.