Dante n’avait rien vu/Quelques plaisanteries de la grande Marcelle

Albin Michel (p. 215-220).

Quelques plaisanteries
de la grande Marcelle

La Grande Marcelle est un sergent de Douéra.

On l’appelle ainsi parce que son petit nom est Marcel et que c’est un beau gars, élancé, au visage efféminé.

S’il tenait garnison en province et que les dimanches, après-midi, il promenât à la musique un costume de fantaisie, toutes les jeunes pucelles de sous-préfecture, le prenant pour un brillant officier, rêveraient de l’appeler « mon coco ».

C’est l’une des bêtes les plus canailles de Biribi.

Entre autres spécialités, il plaisante.

Les détenus au tombeau meurent de faim. La ration un jour sur quatre, le reste du temps, une gamelle. La gamelle est toujours pleine, souvent, ce n’est pas de soupe…

Alors, la Grande Marcelle vient casser la croûte devant les disciplinaires.

— Il ne s’ennuie pas le chef ! dit-il, pain de fantaisie, saucisson, beurre, ah ! que c’est bon de manger quand on a faim !

Et s’adressant à un puni :

— Veux-tu ce croûton ?

— Oh ! oui, sergent.

Le gars tend la main, mais le sergent donne le croûton à son chien.

Cela fait, il allume une cigarette (il ne fume pas habituellement) et, passant devant le rang, envoie une bouffée de fumée à la figure de chacun.

Un autre jour, il fait sortir les punis et les met au pas gymnastique.

— Plus vite ! Salopards, cochons, dégoûtants…

Le nerf de bœuf entre en danse. (Quand un officier vient en inspection, les sergents cachent le nerf de bœuf. L’officier parti, le nerf de bœuf réapparaît). Le manège dure une heure.

— Un siècle ! disent les gars.

Ils tournent ainsi autour de la cour et, au virage, passent devant la cuisine.

— D’où sortait, me dit Quinot, les bonnes vapeurs de la soupe.

La Grande Marcelle leur crie :

— Ça sent bon, hein ? courez fort, vous en aurez.

Fourbus, affamés, les punis arrivent de nouveau devant la cuisine.

— Halte !

Les gamelles pleines sont alignées.

— Elles sont belles, les gamelles, aujourd’hui, dit le sergent, le joli coco. Il y a amélioration de l’ordinaire. Il y a des choux ! Ah ! ils ne s’embêtent pas les détenus !

Et s’adressant aux gars :

— Allons ! Choisissez-en chacun une.

Les gars se précipitent. Mon Dieu ! ils choisissent les plus pleines. Ils les tiennent. Ils vont manger.

— Fixe !

La Grande Marcelle éclate de rire.

— Voulez-vous reposer ça, saligauds !

Et les hommes regagnent le tombeau sans manger. Ils avaient bien couru pourtant !

La Grande Marcelle a perfectionné le vieux truc de la soupe au sel. Il ne faut pas qu’à la première cuillerée le détenu s’aperçoive du piège. Il convient de leur donner confiance à ces fils-là ! Le dessus de la soupe est bon. La couche de sel ne vient qu’après, quand l’appétit est déclanché. Le coup réussit chaque fois.

Alors le détenu crie :

— Tirailleur ! de l’eau, par pitié, sois bon pour blanc !

— Moi, y a consigne, moi chercher chef.

Le gandin arrive.

Il tend sa canne vers l’homme qui meurt de soif.

— Moïse ! crie-t-il, Moïse ! fais couler de l’eau de la canne du chef.

Puis il attend un moment.

— Tu vois, Moïse dort. Je repasserai demain. Prends patience, peut-être sera-t-il réveillé !

— C’était horrible, me disent les gars, nous sucions nos boutons de culotte pour calmer la soif. On voyait des mirages, les grands boulevards, des chapeaux de paille, des bocks de bière. Ah ! quel supplice !

La Grande Marcelle a lu le règlement. Il sait que la peine des travaux publics doit servir à relever l’homme. Ce chef a sa façon personnelle de relever l’homme. Une fois, j’ai vu des détenus qui marchaient à quatre pattes vers la cuisine.

— Qu’est-ce qu’ils font ?

— Ils vont chercher leur gamelle.

C’était un ordre de notre beau sous-officier.

Il a bouleversé la science arithmétique. Dans un nombre de quarante hommes, par exemple, il ne veut pas qu’il y ait un trente-cinq, un trente-six, un quarantième. Tous doivent être premiers.

— Allez ! rentrez dans les chambres ! Je ne veux pas de derniers !

La rentrée s’effectue de façon fantastique. On se croirait au moment d’une catastrophe. Les détenus se serrent, grimpent les uns sur les autres. Phénomène inconcevable, malgré cela, il y a des derniers ! Et les derniers sont pour le nerf de bœuf.

Un jour de juin, des grâces arrivent.

La Grande Marcelle a bon cœur. Il donnera tout de suite la nouvelle aux heureux. Il rassemble les hommes.

— Quinot ! Rondepierre, Pascal, Chapeau !

— Présents !

— Les grâces sont arrivées, vous partez demain matin. Rompez les rangs !

— On ne se sentait plus de joie, monsieur, on allait revoir les vieux !

— Et moi, dit Chapeau, ma petite Jeannette.

La nuit ils ne dorment pas, ils cirent leurs godillots avec la suie des lampes à pétrole.

Chapeau donne sa pipe à un copain :

— J’en achèterai une autre sur la Canebière, va, prends !

Le matin paraît, resplendissant.

Les quatre veinards sortent habillés de drap.

— Tiens ! dit la Grande Marcelle, pourquoi n’êtes-vous pas en treillis, vous quatre ?

— Chef, vous nous avez dit qu’on partait ce matin.

Alors le beau sergent articulant bien ses mots et tout, tout doucement :

— Vous par-tez, oui, mais vous par-tez au tra-vail.

En somme, ce ne sont là que des plaisanteries. Et puis, ce sergent est un honnête homme.

Quinot, Rondepierre, Pascal, Chapeau et Cie, eux, sont des salopards !