Texte établi par Fides (p. 123-128).

L’envol de la colombe

Du point de vue humain, quelle mélancolie ! Par l’exercice d’un talent hors pair, Jacques Le Ber a ramassé une fortune considérable. Le fils aîné qui aurait pu continuer son œuvre est mort en France ; un autre a succombé dans les guerres de la Nouvelle-France ; un troisième a gaspillé sa part d’héritage ; le père s’en souvient dans son testament bien que Jeanne lui accorde plus facilement le pardon ; le plus jeune qui s’est voué à la charité, aux œuvres religieuses mourra à trente-huit ans. Son unique fille qu’il aime s’est séparée de lui et du monde, s’est confinée dans un reclusoir d’où elle ne sort pas, où il est difficile de l’atteindre ; sa femme est morte il y a déjà bien longtemps. À son foyer, des domestiques, des étrangers. À quoi bon tout ce grand travail de s’enrichir ? Heureusement, sa foi toujours vive l’introduit dans le domaine spirituel. Lui aussi, il se met à donner et il s’unit à Jeanne dans le sacrifice, dans l’expiation.

Et maintenant, il est mort ; il repose dans le sol de la chapelle. Il n’attendra pas bien longtemps la recluse, car, la santé de Jeanne se délabre peu à peu. Au début de l’automne 1714, à la fin du mois de septembre, à l’arrivée des premiers froids, elle est frappée au pied même du Tabernacle, au cours de l’une de ses oraisons de nuit. Elle est immolée dans le sanctuaire même, comme diront ses historiens. Le matin, elle se lève avec une « oppression de poitrine », c’est-à-dire une pneumonie probablement, ou, une pleurésie. Elle tousse éperdument, elle est au désespoir parce qu’elle trouble le recueillement de la chapelle.

Aujourd’hui, avec les antibiotiques, sa maladie n’aurait pas de gravité. En ces temps lointains, l’issue était très souvent fatale. Tout de suite, on vient à son secours. On recouvre son grabat d’un matelas et de draps. Les apothicaires lui apportent des remèdes qui sont vains et qu’elle avale sans sourciller. Des religieuses la veillent et prennent soin d’elle. Mais, normande et fille de son père jusqu’à la dernière seconde, elle appelle les notaires pour régler ses dernières affaires. Il lui faut mourir dans les formes légales. Il ne lui reste plus rien, elle a tout donné. Tout, sauf ce que peut contenir son petit appartement. Alors, elle ordonne « que tous ses meubles, ustensiles, hardes, linges, et généralement tout ce qu’elle pouvait avoir tant dans sa cellule que dans les autres lieux de la Congrégation, appartiendrait aux sœurs, après son décès, sans qu’elles pussent être troublées ni inquiétées à ce sujet, par qui que ce fut ». Elle charge aussi le baron de Longueuil de délivrer la somme de cinq cents livres à une jeune fille qui était alors au Mississipi et à qui elle l’avait promise. Elle n’est plus même propriétaire de son rouet, de son métier, de ses aiguilles.

La maladie s’empare de son corps. Même en ce moment, elle ne réclame aucun breuvage pour apaiser sa soif. Elle demande pardon à Dieu de tousser pendant la messe et de détourner l’attention. Des religieuses viennent la voir, mais retenue par sa règle de silence, elle ne leur parle pas. C’est la personne chargée de la soigner qui leur répond. Elle demeure dans son recueillement qui paraît serein. La première journée, elle peut encore suivre sa règle, réciter ses prières, faire oraison, réciter ses offices. Puis elle demande à Anne Barroy, devenue sœur Saint-Charles, de la remplacer dans ces devoirs. Elle continue son adoration par personne interposée, même la nuit, devant le Tabernacle. Elle gît, impuissante, aux pieds du Sauveur.

La maladie s’aggravant, on convoque de nouveau le notaire. « … Retirée dans la maison de la Congrégation des filles de Notre-Dame, et étant au lit, malade, en sa cellule », elle dicte ses dernières volontés. Ayant considéré « la brièveté de cette vie et le peu de temps qui lui reste pour achever le pèlerinage de ce bas monde », elle a disposé de tous ses biens. Elle recommande son âme à Dieu, le prie de lui pardonner ses fautes, invoque l’intercession des saints. Enfin, « elle désire, veut et entend qu’après son décès, son corps soit inhumé dans la chapelle de la Congrégation… à côté du sépulcre de défunt M. Jacques Le Ber, écuyer, son père ». Pour les funérailles, elle s’en rapporte au baron de Longueuil, son exécuteur testamentaire.

Ce testament, elle le signe dans l’après-midi du 1er octobre. Le lendemain, elle demande ses Heures pour réciter l’Office de la Croix. On tente de l’asseoir pour qu’elle puisse lire. Elle perd connaissance. De crainte qu’elle n’expire immédiatement, on lui donne le Saint Viatique. Les religieuses accompagnent le Saint-Sacrement jusque dans le reclusoir. Elle communie. C’est la fête des saints Anges gardiens qu’elle a honorés. À sa demande, on tire les rideaux de son lit et elle refait la solitude autour d’elle dans sa cellule maintenant envahie.

À Québec, en ce même jour du deux octobre, passait de vie à trépas, Marie Le Ber, Ursuline, tante de la recluse.

Peu à peu, Jeanne se sent maintenant mourir. Elle demande l’Extrême-Onction qui lui est administrée la nuit, vers deux heures. Plus tard, elle prie l’infirmière que l’on referme les rideaux de son lit. Elle conserve son besoin d’isolement, de retraite ; elle veut être encore seule avec Dieu, continuer son dialogue. C’est vers neuf heures du matin qu’elle expire ainsi en plein cœur du silence et de la paix. Elle avait un peu plus de cinquante-deux ans. Elle avait vécu en réclusion pendant trente-quatre ans.

C’est alors que les religieuses constatèrent dans quelle pauvreté effective Jeanne Le Ber avait vécu. Les belles laines et les fils dorés, elle les avait gardés pour les vêtements sacerdotaux et les linges d’autel qu’elle fabriquait.

Les religieuses l’exposèrent pendant deux jours, dans la chapelle, la maison de Nazareth. Le peuple voulait voir celle qui, pendant si longtemps, s’était dérobée aux regards. Sa réputation de sainteté était répandue partout. Les plus fervents réclamaient quelques parcelles de ses moindres dépouilles. Ils voulaient toucher le corps avec leurs objets de piété, chapelets et missels. Des funérailles publiques eurent lieu à l’église paroissiale. M. de Belmont prononça son oraison funèbre. Le lendemain, nouvelles obsèques à la Congrégation ; personne ne se présenterait plus à la fenestrelle, du côté de l’Évangile, pour recevoir la communion. Et l’on déposa la dépouille mortelle dans le sol de la chapelle, à côté de celle du père, comme il était convenu. Ce tombeau fut longtemps un lieu de pèlerinages et de neuvaines secrètes.

Bien au courant de la vie de l’ermite, Monsieur de Belmont avait parlé d’elle en termes émouvants. Pour lui, Jeanne Le Ber a « eu le courage de renouveler… la vie sublime des anciens anachorètes ». Il sait que « la vie solitaire a toujours passé pour le plus haut degré de la sagesse chrétienne et pour le triomphe de la grâce ». Comparant la réclusion de Jeanne à celle des Ordres contemplatifs du temps, il lui donne le premier rang parce qu’elle fut totale : « … Notre admirable anachorète n’a voulu voir que les quatre murs de sa petite cellule : toujours ces mêmes murs, sans se lasser jamais ». Elle avait fermé les yeux à tout le reste. Elle avait imité Marie « qui conférait intérieurement avec Dieu ». Son appartement n’a été « qu’une expression de la mort, de la sépulture du Christ ». L’orateur célèbre les vertus qu’elle avait cachées à tous : son innocence, sa simplicité, sa fortitude, son humilité, son amour des pauvres, « son zèle pour la décoration des autels » ; et aussi ses mortifications, surtout par le froid « qui assiégeait cruellement son corps, naturellement faible et délicat, étrangement desséché et amaigri par les pénitences ». Enfin, il sut rappeler quelques beaux versets du Cantique des Cantiques et signaler combien elle se rapprochait de saint Jean l’Évangéliste qui avait reposé sur le sein du Sauveur, le soir de la Cène. Même hardiesse permise dans le désir de l’intimité continuelle. « Pendant vingt ans, elle a brûlé devant votre Tabernacle, comme une lampe ardente et brillante ».

Trois siècles ont passé, mais cette oraison funèbre n’a pas vieilli.