Dans le monde (pour la Mi-Carême)


Saynètes et Monologues

DANS LE MONDE
(POUR LA MI-CARÊME)

« Bravo ! quelle soirée exquise !
» Quel régal délicat et fin !
» Que de remerciements, marquise…
» Votre programme était divin !

» À monsieur X… nul ne résiste…
» Sa voix s’élève à des hauteurs…
» Et madame Z… quelle artiste !…
» Quel talent, tous ces amateurs !

» Et la comédie !… Un ensemble
» À rendre les Français jaloux…
» Ah ! d’honneur, marquise, il me semble
» Qu’on ne voit cela que chez vous ! »

Et dans l’air chaud, où les bougies
Pleurent silencieusement,
Parmi les figures rougies
Par ce mondain étouffement,


Les compliments, douce rosée,
Se mêlent en accord parfait,
Tandis que la foule écrasée
Se dirige vers le buffet.

Là, parmi les roses humides,
Au pied des candélabres lourds,
S’amoncellent en pyramides
Les sandwichs et les petits fours ;

Sur la nappe à la blancheur douce
Où tombe une pâle clarté,
Dans leurs niches de verte mousse
Les fraises piquent leur gaîté.

Les orangeades parfumées
Rosissent dans un coin là-bas,
Et les glaces demi-pâmées
Fondent à l’ombre des babas,

Tandis qu’en des poses robustes
— Quinze francs l’homme chez Potel —
Derrière surgissent les bustes
Noirs et blancs des maîtres d’hôtel.

On arrive, les bras se tendent,
Et des messieurs très comme il faut,
Pendant que les dames attendent,
Ont livré le premier assaut.


Et puis, viennent d’autres fournées…
Un brouhaha monte, grandit…
Petites phrases bourdonnées…
Écoutons un peu ce qu’on dit.

« Ah ! ma chère, quelle soirée !
» — Un four complet… — Un mauvais goût…
» — Madame Z… est maniérée…
» — Monsieur X… au-dessous de tout… »

Un couple d’habits noirs chuchote :
« Bigre ! si j’avais pu prévoir…
» — Et moi donc : la bonne bouillotte
» Qu’on aurait faite au club, ce soir ! »

Le monsieur qui n’eut point de rôle
Dans la pièce, et qui s’en froissa,
Dit bonnement : « Tiens, moi, c’est drôle…
» Je ne voyais rien comme ça ! »

Plus loin, dans un groupe d’intimes :
« Dites donc ! Est-ce assez raté ?
» Mes craintes étaient légitimes…
» Ah ! si l’on m’avait écouté…

» — Et moi donc !… — Moi plus que personne…
« Faire jouer des amateurs…
» — Hé ! hé ! vous nous la bâillez bonne…
» C’est bien moins cher que des acteurs !


» — Est-ce que ?… — Sans doute, la caisse
» De la marquise, en ce moment…
» — Positif que la maison baisse…
» — Un peu… — Beaucoup… — Énormément !

» — D’ailleurs on dit… Vraiment je n’ose…
» — Allez donc !… Nous sommes discrets…
» — … Qu’elle est folle du Petit Chose…
» — Vous croyez ?… — Moi, j’en jurerais…

» — Or, il a des dettes, et dame !…
» Vous comprenez… dans le besoin,
» Elle l’aide, par bonté d’âme…
» Et son âme l’entraîne loin.

» — Mais tout cela n’est rien encore…
» — Comment ?… Vraiment ?… que savez-vous ?…
» — Ce cher marquis… (nul ne l’ignore)…
» Est mort… un peu vite, entre nous…

» — Oui !… jamais on n’a pu comprendre…
» — Singulière mort, en effet…
» — Eh quoi ?… laisseriez-vous entendre
» Que la marquise ?… — C’est un fait !

» Je le tiens d’une ancienne amie…
» — La marquise, lasse de lui,
» Aurait aidé ?… — Quelle infamie !
» — Bah ! tout est possible, aujourd’hui !


» D’ailleurs, rien ne m’étonne d’elle…
» Avec les yeux d’acier qu’elle a…
» — Et ce nez en bec d’hirondelle…
» Jamais ça ne trompe, cela !

» — Ah ! le monde est parfois étrange !…
» — Si l’on ne fermait pas les yeux…

» — Goûtez ce granit à l’orange…
» J’en ai pris… C’est délicieux ! »

Ainsi va le bon débinage ;
Ainsi, par petits mots jetés
Jabote, par pur badinage,
Le chœur discret des invités.

Lentement, le salon se vide…
Au départ, éloges nouveaux…
Tout l’écheveau qu’on redévide…
Enthousiasmes et bravos !

La marquise, joyeuse et preste,
Grise de tant de compliments
— Très honnête femme, du reste —
Remonte en ses appartements,

Et l’an prochain, très rassurée
Par ces suffrages indulgents,
Donnera la même soirée…
Où reviendront les mêmes gens.


JACQUES NORMAND.