Paul Ollendorff (Tome 3p. 259-263).
◄  32
34  ►
33


Le jour même où Christophe recevait cette nouvelle, qui lui faisait entrevoir enfin, après des années de misère, des horizons plus calmes et la victoire au loin, une autre lettre d’Allemagne lui arriva.

C’était l’après-midi. Il était en train de se débarbouiller, en causant gaiement avec Olivier, d’une chambre à l’autre, quand la concierge glissa sous la porte une enveloppe. L’écriture de sa mère… Justement, il se disposait à lui écrire ; il se réjouissait de lui apprendre son succès, qui lui ferait tant de plaisir. Il ouvrit la lettre. Il n’y avait que quelques lignes. Comme l’écriture était tremblée !


« Mon cher garçon, je ne vais pas très bien. Si ça t’était possible, je voudrais bien te voir encore une fois. Je t’embrasse.

Maman. »

Christophe poussa un gémissement. Olivier, qui travaillait dans la chambre à côté, accourut, effrayé. Christophe, incapable de parler, lui montra la lettre sur la table. Il continuait de gémir, sans écouter ce que disait Olivier qui, d’un coup d’œil, avait lu la lettre, et essayait de le rassurer. Il courut à son lit, sur lequel il avait déposé son veston, se rhabilla précipitamment, et, sans attacher son faux-col, — (ses doigts tremblaient trop) — il sortit. Olivier le rattrapa sur l’escalier : que voulait-il faire ? Partir par le premier train ? Il n’y en avait pas avant le soir. Il valait mieux attendre ici qu’à la gare. Avait-il seulement l’argent nécessaire ? — Ils fouillèrent leurs poches, et, en réunissant tout ce qu’ils possédaient, ils ne trouvèrent qu’une trentaine de francs. On était en septembre. Hecht, les Arnaud, tous les amis, étaient hors de Paris. Personne à qui s’adresser. Christophe, hors de lui, parlait de faire une partie du chemin à pied. Olivier le pria d’attendre une heure, promettant de trouver la somme qu’il fallait. Christophe le laissa faire ; il était incapable d’avoir aucune idée. Olivier courut au mont-de-piété : c’était la première fois qu’il y allait ; pour lui-même, il eût mieux aimé souffrir du dénuement que mettre en gage un de ces objets, qui tous lui rappelaient quelque cher souvenir ; mais il s’agissait de Christophe, et il n’y avait pas de temps à perdre. Il déposa sa montre, sur laquelle on lui avança une somme bien inférieure à celle qu’il attendait. Il lui fallut remonter chez lui, prendre quelques-uns de ses livres, et les porter à un bouquiniste. C’était une chose douloureuse ; à peine s’il y songeait, en ce moment : le chagrin de Christophe absorbait toutes ses pensées. Il revint et retrouva Christophe, à la place où il l’avait laissé, assis devant sa table, dans un état de prostration. Jointe aux trente francs qu’ils avaient, la somme réunie par Olivier était plus que suffisante. Christophe était trop accablé pour songer à demander comment son ami se l’était procurée, ni s’il gardait assez d’argent pour vivre, en son absence, Olivier n’y pensait pas plus que lui ; il avait remis à Christophe tout ce qu’il avait. Il lui fallut s’occuper de Christophe, comme d’un enfant, jusqu’au départ. Il le conduisit à la gare, et ne le quitta qu’au moment où le train se mit en marche.

Dans la nuit, où il s’enfonçait, Christophe, les yeux grands ouverts, regardait devant lui, et il pensait :

— Arriverai-je à temps ?

Il savait bien que, pour que sa mère lui eût écrit de venir, il fallait qu’elle ne pût plus attendre. Et sa fièvre éperonnait la course trépidante du rapide. Il se reprochait amèrement d’avoir quitté Louisa. Et en même temps, il sentait combien ces reproches étaient vains : il n’était pas le maître de changer le cours des choses.

Cependant, le bercement monotone des roues et des ressauts du wagon l’apaisait peu à peu, maîtrisait son esprit, comme les flots soulevés d’une musique, qu’un rythme puissant endigue. Il revoyait tout son passé, depuis les rêves vaporeux de la lointaine enfance : amours, espoirs, déceptions, deuils, et cette force exultante, cette ivresse de souffrir, de jouir, et de créer, cette allégresse d’éteindre la vie lumineuse et ses ombres sublimes, qui était l’âme de son âme, le souffle du Dieu caché. Tout s’éclairait pour lui, maintenant, à distance. Le tumulte de ses désirs, le trouble de ses pensées, ses fautes, ses erreurs, ses combats acharnés, lui apparaissaient comme les remous et les tourbillons, qu’emporte le grand courant de la vie vers son but éternel. Il découvrait le sens profond de ces années d’épreuves : à chaque épreuve, c’était une barrière, que le fleuve grossissant faisait craquer, un passage d’une vallée étroite à une autre plus vaste, que bientôt il remplissait tout entière ; à chaque fois, la vue s’étendait, l’air devenait plus libre. Entre les coteaux de France et la plaine allemande, le fleuve s’était frayé passage, non sans luttes, débordant sur les prés, rongeant la base des collines, ramassant, absorbant les eaux venues des deux pays. Ainsi, il coulait entre eux, non pour les séparer, mais afin de les unir ; ils se mariaient en lui. Et Christophe prit conscience, pour la première fois, de sa destinée, qui était de charrier à travers les peuples ennemis, comme une artère, toutes les forces de vie de l’une et l’autre rives. — Étrange sérénité, calme et clarté soudains, qui lui apparaissaient, comme il arrive parfois, à l’heure la plus sombre… Puis, la vision se dissipa ; et, seule, reparut la figure douloureuse et tendre de la vieille maman.

L’aube s’annonçait à peine, lorsqu’il arriva dans la petite ville allemande. Il lui fallait prendre garde de n’être pas reconnu ; car il était toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt. Mais, à la gare, personne ne fit attention à lui : la ville dormait ; les maisons étaient fermées, et les rues désertes : c’était l’heure grise, où s’éteignent les lumières de la nuit, et où celle du jour n’est pas encore venue, — l’heure où le sommeil est le plus doux, et où les rêves s’éclairent de la pâleur de l’Orient. Une petite servante ouvrait les volets d’une boutique, en chantant un vieux lied populaire. Christophe faillit suffoquer d’émotion. Ô patrie ! Bien-aimée !… Il eût voulu baiser la terre. En écoutant l’humble chant qui lui fondait le cœur, il sentit combien il avait été malheureux loin d’elle, et combien il l’aimait… Il marchait, retenant son souffle. Quand il vit sa maison, il fut obligé de s’arrêter et de mettre sa main sur sa bouche, pour s’empêcher de crier. Comment allait-il trouver celle qui était là, celle qu’il avait abandonnée ?… Il reprit haleine, et courut presque, jusqu’à la porte. Elle était entr’ouverte. Il la poussa. Personne… Le vieil escalier de bois craquait sous ses pas. Il monta à l’étage au-dessus. La maison semblait vide. La porte de la chambre de sa mère était fermée.

Christophe, le cœur battant, mit la main sur la poignée. Et il n’avait pas la force d’ouvrir…