Paul Ollendorff (Tome 3p. 253-258).
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La houle s’effaçait. Tous se hâtaient d’oublier, avec une peur secrète. Aucun ne semblait plus se souvenir de ce qui s’était passé. On s’apercevait pourtant qu’ils y pensaient encore, à la joie avec laquelle ils s’étaient repris à la vie, à la bonne vie quotidienne, dont on ne sent tout le prix que lorsqu’elle est menacée. Comme après chaque danger, on faisait les bouchées doubles.

Christophe s’était rejeté dans la création, avec un entrain décuplé. Il y entraînait avec lui Olivier. Ils s’étaient mis à composer ensemble, par réaction contre les pensées sombres, une épopée Rabelaisienne. Elle était teinte de ce large matérialisme, qui suit les périodes de compression morale. Aux héros légendaires, — Gargantua, frère Jean, Panurge, — Olivier avait ajouté, sous l’inspiration de Christophe, un personnage nouveau, un paysan, Jacques Patience, naïf, rusé, madré, résigné, qui était le jouet des autres, battu, pillé, se laissant faire, — sa femme caressée, ses champs saccagés, se laissant faire, — ne se lassant pas de remettre en ordre sa maison et de cultiver sa terre, — forcé de suivre les autres à la guerre, chargé de tout le bagage, recevant tous les coups, se laissant faire, — attendant, s’amusant des exploits de ses maîtres et des coups qu’il recevait, se disant : « Ils ne dureront pas toujours », prévoyant leur culbute finale, la guettant du coin de l’œil, et déjà riant d’avance, de sa grande bouche silencieuse. Un beau jour, en effet, Gargantua et frère Jean se noyaient, en croisade. Patience les regrettait bonnement, se consolait gaiement, sauvait Panurge qui se noyait, et disait : « Je sais bien que tu me joueras encore des tours, je ne suis pas dupe ; mais je ne puis me passer de toi : tu es utile à ma rate, tu me fais rire. »

Sur ce poème, Christophe composait de grands tableaux symphoniques, avec soli et chœurs, des batailles héroï-comiques, des kermesses déboutonnées, des bouffonneries vocales, des madrigaux à la Jannequin, d’une joie énorme et enfantine, une tempête sur la mer, l’Île sonnante et ses cloches, et, à la fin, une symphonie pastorale, pleine de l’air des prairies, de l’allégresse sereine des flûtes et des hautbois, et des chansons populaires de la vieille France, à l’âme claire. — Les deux amis travaillaient dans une jubilation continuelle. Le maigriot Olivier, aux joues pâles, prenait un bain de santé dans la santé de Christophe. À travers leur mansarde, des trombes d’air passaient. Ivresse sans égale ! Créer avec son cœur et le cœur de son ami ! L’étreinte de deux amants n’est pas plus douce et plus ardente que cet accouplement de deux âmes amies. Elles avaient fini par se fondre si bien qu’il leur arrivait d’avoir les mêmes éclairs de pensée, à la fois. Ou bien Christophe écrivait la musique d’une scène, dont Olivier trouvait ensuite les paroles. Il l’emportait dans son sillage impétueux. Son esprit couvrait l’autre, et le fécondait.

Au bonheur de créer se joignait le plaisir de vaincre. Hecht venait de se décider à publier le David ; et la partition, bien lancée, avait eu un retentissement immédiat, à l’étranger. Un grand kapellmeister wagnérien, ami de Hecht, établi en Angleterre, s’était enthousiasmé pour l’œuvre ; il l’avait donnée, à plusieurs de ses concerts, avec un succès considérable, qui s’était répercuté, avec l’enthousiasme du kapellmeister, en Allemagne, où le David avait été joué aussi. Le kapellmeister s’était mis en relations avec Christophe ; il lui avait demandé d’autres ouvrages, il lui avait offert ses services, il faisait pour lui une propagande acharnée. On redécouvrit en Allemagne l’Iphigénie, qui y avait jadis été sifflée. On cria au génie. Certaines circonstances de la vie de Christophe, par leur tour romanesque, ne contribuèrent pas peu à piquer l’attention. La Frankfurter Zeitung publia, la première, un article retentissant. D’autres suivirent. Alors, quelques-uns, en France, s’avisèrent qu’ils avaient chez eux un grand musicien. Un des directeurs de concerts de Paris demanda à Christophe son épopée Rabelaisienne, avant qu’elle fût finie ; et Goujart, pressentant la célébrité prochaine, commença à parler, en termes mystérieux, d’un génie de ses amis, qu’il avait découvert. Il célébra dans un article l’admirable David, — ne se souvenant même plus qu’il lui avait consacré, dans un article de l’an passé, deux lignes injurieuses. Et personne autour de lui ne s’en souvenait davantage, ou ne songeait à s’étonner du revirement. Combien à Paris ont bafoué Wagner et Franck, qui les célèbrent aujourd’hui, et s’en servent pour écraser des artistes nouveaux, qu’ils célébreront demain !

Christophe ne s’attendait guère à ce succès. Il savait qu’il vaincrait, un jour ; mais il ne pensait pas que ce jour dût être si prochain ; et il se défiait d’une réussite trop rapide. Il haussait les épaules, et disait qu’on le laissât tranquille. Il eût compris qu’on applaudît le David, l’année précédente, quand il l’avait écrit ; mais maintenant, il en était loin déjà, il avait gravi quelques échelons de plus. Volontiers, il eût dit aux gens qui lui parlaient de son ancienne œuvre :

— Laissez-moi tranquille avec cette ordure ! Elle me dégoûte. Et vous aussi.

Et il se renfonçait dans son travail nouveau, avec un peu d’humeur d’en avoir été dérangé. Toutefois, il éprouvait une satisfaction secrète. Les premiers rayons de la gloire sont bien doux. Il est bon, il est sain de vaincre. C’est la fenêtre qui s’ouvre, et les premiers effluves du printemps, qui pénètrent dans la maison. — Christophe avait beau mépriser ses anciennes œuvres, et spécialement l’Iphigénie : ce n’en était pas moins une revanche pour lui de voir cette misérable production, qui lui avait valu naguère tant d’avanies, vantée par les critiques allemands et demandée par les théâtres, comme le lui apprenait une lettre venue de Dresde, où on lui disait qu’on serait heureux de monter la pièce, pour la saison prochaine.