Dans la fournaise/Fleur

Dans la fournaiseBibliothèque-Charpentier (p. 261-265).
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FLEUR


Triste comme le prince Hamlet,
Guy cria d’une façon nette :
Je vois notre avenir en laid.
Qu’elle est vieille, notre planète !

On y cherchera vainement
Dans peu de temps la bête fauve,
Et ce fatal événement
Se produit : elle devient chauve.


Pour plaire à nos petits-neveux,
Étant sans feuillage et sans marbres,
Comme on se met de faux cheveux
Elle se mettra de faux arbres.

Depuis le roi du ciel, Indra,
Tous les volcans, souffrant d’un asthme,
Toussent leurs poumons ; il faudra
Qu’on leur mette un grand cataplasme.

Se glaçant, par un triste jeu,
Des extrémités jusqu’au centre,
La pauvre Terre, au lieu de feu
A de la neige dans le ventre.

Et c’est là son moindre défaut.
Depuis que le pic la farfouille
Elle est vidée, ou peu s’en faut,
On n’aura bientôt plus de houille.


Quant à l’homme, drôle de corps !
Jusqu’à ce que la mort s’en suive
Il doit écouter les accords
Des Huguenots et de la Juive.

Et tant de malheureux ont faim !
Le ciel est froid, la neige est dure,
Par l’hiver qui n’a pas de fin.
Oh ! la bise dans la froidure !

Engin cruel, affreux joyau
Que la Démence voit en songe,
En abominable tuyau
Le sombre acier de Krupp s’allonge.

Et les belles Illusions,
Engouffrant leurs comiques robes
Dans le ciel plein de visions,
Laissent l’homme en proie aux microbes.


On va sans espoir et sans but
Dans cette ombre mal habitée.
Il est temps qu’on mette au rebut
La planète désorbitée.

Tel Guy, sans pitié, ni merci,
Injuriait l’astre morose.
Mais comme il s’écriait ainsi,
Vint à passer la jeune Rose.

Douce, autour d’elle ruisselait
Comme une lumière inconnue.
Elle a seize ans tout juste, elle est
Folâtre, naïve, ingénue.

Pétrie avec un peu d’azur
Ainsi qu’un Ange, elle est de celles
Dont on admire le front pur.
Ses yeux d’or sont pleins d’étincelles.


Pareille au gai matin vermeil,
Elle est enfantine et superbe
Et, sous un rayon de soleil,
Semble un grand lys, fleuri dans l’herbe.

Regardant cette floraison,
Je dis à Guy, l’âme ravie :
Mon ami, vous avez raison,
Elle est monotone, la vie.

Paris, que le songe berçait,
Comme Ecbatane et comme Tarse,
Rentre au néant tragique, et c’est
Toujours la même vieille farce.

Partout c’est — on n’en sort jamais —
L’orgie écœurante ou le jeûne,
Et la planète est vieille, mais
Comme la jeune fille est jeune !


23 décembre 1890.