D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme/7


VII

TÉMOIGNAGES

1. Cette technique de la division, instaurée par les néo-impressionnistes et que nous présentons comme le développement normal de celle des impressionnistes, nous l’avions déjà montrée au début de cette étude, par de nombreuses citations, singulièrement pressentie et presque entièrement indiquée par Delacroix. Mais d’autres aussi avaient prévu toutes les ressources que le futur apport des néo-impressionnistes, la touche divisée d’éléments purs, pouvait offrir à l’art.

Voici Charles Blanc, qui nous a déjà signalé tous les bénéfices d’une technique savante basée, comme la division, sur le constraste et sur le mélange optique. Dans sa Grammaire des arts du dessin, il expose que, pour donner de l’éclat à la couleur, il faut éviter de l’étaler à plat, et conseille d’en user selon le mode oriental, précisément conforme au procédé des néo-impressionnistes :

« Les Orientaux, qui sont d’excellents coloristes, lorsqu’ils ont à teindre une surface unie en apparence, ne laissent pas de faire vibrer la couleur en mettant ton sur ton. »

Plus loin, il cite un fragment d’une étude de M. A. de Beaumont, parue dans la Revue des Deux Mondes, pour indiquer combien sont grands le charme et la puissance d’une couleur rompue à l’infini. Cette citation montre clairement qu’il y a communauté de technique entre le néo-impressionnisme et la plus somptueuse des traditions coloristes, la tradition orientale.

« Plus la couleur est intense, plus les Orientaux la font miroiter, afin de la nuancer sur elle-même, afin de la rendre encore plus intense et d’empêcher la sécheresse et la monotomie, afin de produire, en un mot, cette vibration sans laquelle une couleur est aussi insupportable à nos yeux que le serait un son pour nos oreilles, aux mêmes conditions. »

Tant de gens cependant aiment la peinture plate et lisse, qu’il faut croire que les yeux sont moins sensibles que les oreilles.

2. Voici, plus positif encore, le témoignage de John Ruskin, le didactique esthéticien, le critique adepte et prescient.

Citons d’abord ces fragments de ses Eléments of drawing, livre que tout artiste devrait connaître et dont le peintre néo-impressionniste H.-E. Cross a écrit la première traduction française :

« J’ai une profonde répugnance pour tout ce qui ressemble à l’habileté de la main. » Delacroix, lui, avait dit :

« Ce qu’il faut éviter, c’est l’infernale commodité de la brosse. »

La touche divisée des néo-impressionnistes, posée simplement sur la toile, sans virtuosité, sans escamotage, ne donne-t-elle pas satisfaction à ces deux maîtres ?

Ruskin montre ensuite qu’une couleur ne peut être belle que si elle est soigneusement dégradée, et il signale toute l’importance de ce procédé si négligé :

« Vous reconnaîtrez dans la pratique que l’éclat de la teinte, la vigueur de la lumière et même l’aspect de transparence dans l’ombre sont essentiellement dépendants de ce caractère seul : la dégradation. La dureté, la froideur et l’opacité résultent beaucoup plus de l’égalité de la couleur que de sa nature.
------« Il n’est pas, en effet, physiquement impossible de découvrir un espace de couleur non dégradé, mais cela est si suprêmement improbable, que vous ferez mieux de prendre l’habitude de vous demander invariablement, lorsque vous allez copier une teinte, non pas : « Ceci est-il dégradé ? » mais : « De quelle façon ceci est-il dégradé ? » et au moins dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, vous serez à même, après un coup d’œil attentif, de répondre d’une façon décisive, bien que la dégradation ait été si subtile que vous ne l’ayez pas perçue tout d’abord. Et n’importe le peu d’étendue de la touche de couleur. Ne serait-elle même pas plus grande que la plus petite tête d’épingle, si une de ses parties n’est pas plus foncée que le reste, c’est une touche mauvaise. Car ce n’est pas seulement parce que le fait se présente ainsi dans la nature que votre couleur devrait être dégradée : la valeur et le charme de la couleur elle-même dépendent plus de cette qualité que de toute autre, car la dégradation est aux couleurs exactement ce que la courbure est aux lignes : l’une et l’autre éveillant en tout esprit humain, par l’intervention de son pur instinct, une idée de beauté et toutes deux, considérées comme types, exprimant
la loi de l’évolution graduelle et du progrès dans l’âme humaine. Relativement à la simple beauté, la différence existant entre une couleur dégradée et une couleur non dégradée peut être facilement appréciée en étendant sur du papier une teinte unie de couleur rose et en plaçant à côté une feuille de rose. La triomphante beauté de la rose, comparée aux autres fleurs, dépend entièrement de la délicatesse et de la quantité de ses dégradations de couleur, toutes les autres fleurs étant, soit moins riches en dégradations, de ce fait qu’elles ont moins de pétales accumulés, soit moins délicates, pour être tachetées ou veinées au lieu d’être nuancées. »

Puis Ruskin affirme que Turner, dans sa passion de couleur, n’a pas omis ce moyen d’embellir ses teintes :

« Dans les plus grandes peintures à l’huile de Turner, de six ou sept pieds de longueur peut-être sur quatre ou cinq de hauteur, vous ne trouverez pas un fragment de couleur de la grosseur d’un grain de blé qui ne soit dégradé. »

Les néo-impressionnistes, dont les tableaux sont divisés à l’infini, ne sont-ils pas les plus fidèles observateurs de cet important facteur de beauté, la dégradation, sans laquelle il n’est pas de belle couleur ?

Ayant ainsi signalé l’importance de la dégradation, Ruskin engage le peintre à l’étudier dans la nature, où sans cesse il en trouvera les traces harmonieuses :

« Aucune couleur de la nature n’existe, dans les circonstances ordinaires, sans dégradation. Si vous ne le voyez pas, la faute en est à votre expérience. Vous le reconnaîtrez en temps voulu, si vous vous exercez suffisamment. Mais, en général, vous pouvez le constater tout de suite. »

En outre, il indique nettement le moyen d’obtenir sur une toile une belle dégradation et l’avantage d’un tel procédé sur l’emploi de la teinte plate :

« Placer les teintes modifiantes par petites touches. »
------« Si une couleur doit être renforcée par des fragments d’une autre couleur, il est préférable, dans bien des cas, de poser celle-ci sur celle-là en d’assez vigoureuses petites touches, comme de la paille hachée finement, plutôt que de l’y étendre comme une teinte à plat, et cela pour deux raisons : la première, c’est que le jeu simultané de deux couleurs charme l’œil ; la seconde, c’est que de nombreuses expressions de forme peuvent être obtenues par une sage distribution des touches foncées placées au-dessus. »

Ce moyen, « petites touches, comme de la paille hachée finement », n’est-ce pas précisément celui qu’emploient les néo-impressionnistes ?

Mais, mieux, ces petites touches morcelées, il les veut de couleurs intègres :

« Reproduisez des teintes composées par l’entrelacement des touches des couleurs pures dont ces teintes sont constituées, et usez de ce procédé quand vous désirez obtenir des effets éclatants et d’une grande douceur. »

Touches divisées de couleurs pures : tout l’apport des néo-impressionnistes.

« La meilleure couleur à laquelle nous puissions prétendre, c’est par le stippling que nous l’obtiendrons. »

Or, la traduction littérale de stippling est : pointillage.

Et ce n’est pas là un mot que Ruskin emploie une fois, par hasard. Il consacre à cette facture, qu’il recommande si spécialement, tout un chapitre intitulé : rompre une couleur en menu points par juxtaposition ou superposition.

« Celui-ci est le plus important de tous les procédés de la bonne peinture moderne à l’huile ou à l’aquarelle.
------ « Dans les effets de distance d’un sujet brillant, les bois, ou l’eau ridée, ou les nuages morcelés, on peut obtenir beaucoup par des touches ou par un endettement de menues taches de couleurs, dans les interstices desquelles d’autres couleurs seront ensuite adroitement placées. Plus vous pratiquerez ce procédé, lorsque le sujet évidemment le demandera, mieux votre œil jouira des plus hautes qualités de la couleur. Le procédé est, par le fait, l’application du principe des couleurs séparées jusqu’au raffinement le plus extrême ; c’est employer les atomes de couleur en juxtaposition, plutôt que de les étendre en larges espaces. Et, en remplissant les menus interstices de cette espèce, si vous désirez que la couleur dont vous les couvrez ressorte brillamment, observez qu’il vaut mieux en poser un point bien affirmé, en laissant un petit blanc à côté ou autour de lui dans l’interstice, que de couvrir entièrement ce dernier d’une teinte plus pâle de la même couleur. Le jaune et l’orangé paraîtront à peine à l’état pâle et dans de petits espaces ; mais ils se manifesteront brillamment, posés en touches fermes, quelque petites qu’elles soient, avec du blanc à côté. »

3. Nous trouvons encore ces précieux arguments en faveur de la technique néo-impressionniste dans une étude sur Ruskin, publiée dans la Revue des Deux Mondes (mars 1897), par M. Robert de la Sizeranne, qui cite ou résume les opinions de l’esthéticien.

Les néo-impressionnistes répudient toute couleur sombre ou terne ; Ruskin dit :

« Arrière donc le gris, le noir, le brun et tout ce goudronnage des paysagistes français du milieu du siècle, qui semblent regarder la nature dans un miroir noir ! Il faut assombrir chaque teinte, non avec un mélange de couleur sombre, mais avec sa propre teinte simplement renforcée.  »

Les néo-impressionnistes répudient tout mélange sur la palette ; Ruskin dit :

« Il faut qu’on tienne sa palette propre afin qu’on voie clairement la teinte pure et qu’on ne soit pas enclin au mélange. »
------ « Pas plus de mélange sur la palette que sur la toile ; qu’on mêle deux couleurs ensemble, si l’on y tient, mais pas davantage. »

Les tableaux des néo-impressionnistes ressemblent-ils à des mosaïques ? Ruskin dit :

« Il faut considérer toute la nature purement comme une mosaïque de différentes couleurs qu’on doit imiter une à une en toute simplicité. »
------ « Ce sont donc des fresques qu’il faut qu’on fasse ? Oui, et, mieux encore, des mosaïques ! »

Et ceci, qui n’est pas pour faire regretter aux néo-impressionnistes d’avoir adopté une facture dans laquelle l’habileté de main n’a aucune importance :

« Seulement, dans ce système de dessin méticuleux, de lignes consciencieuses et appuyées, de couleurs mates, une à une dissociées et laborieusement posées point par point, de pignochage, net, précautionneux et probe, quel rôle jouent la largeur de la facture, la fluidité dite savoureuse de la touche, la virtuosité de la main, la liberté du pinceau ? Elles n’en jouent aucun, parce qu’elles n’en doivent pas jouer. Le virtuose est un pharisien qui se complaît en lui-même et non en la beauté… C’est un équilibriste qui jongle avec ses ocres, ses outremers, ses cinabres, au lieu de les apporter en tribut devant la nature sans égale et devant le ciel sans fond. Il dit : « Voyez mon adresse, voyez ma souplesse, voyez ma patte ! » Il ne dit pas : « Voyez comme Elle est belle et comme Elle passe tous nos pauvres artifices humains ! »

Ces lignes ne sont-elles pas la meilleure réponse que l’on puisse faire aux critiques qui reprochent aux néo-impressionnistes la discrète impersonnalité de leur facture ?

Puis, ces préceptes, si nettement néo-impressionnistes qu’ils semblent écrits par un des adeptes de la division :

« Posez les couleurs vives par petits points sur les autres ou dans leurs interstices, et poussez le principe des couleurs séparées à son raffinement le plus extrême, usant d’atomes de couleurs en juxtaposition plutôt qu’en larges espaces. Et enfin, si vous avez le temps, plutôt que de rien mélanger, copiez la nature dans ses fleurs ponctuées de couleurs diverses, les digitales par exemple et les calcéolaires. Et produisez les teintes mixtes par l’entrecroisement des touches des diverses couleurs crues dont les teintes mixtes sont formées. »

Cet emploi de petits points de couleurs pures pour former des teintes mixtes, prôné par Ruskin, se rapproche tellement de la technique des néo-impressionnistes, la communauté de principes est tellement évidente, que l’écrivain de la Revue des Deux Mondes ne peut s’empêcher d’écrire, en appelant pointillisme ce que, plus précis, il eût appelé néo-impressionnisme :

« Ne serait-ce pas le pointillisme qui, dès 1856, se trouve ici prophétisé ? C est lui-même. »

Ne peut-on s’étonner que ce stippling, recommandé par l’esthéticien anglais comme le meilleur moyen d’assurer à la couleur de la splendeur et de l’harmonie, soit précisément cette touche divisée, qui choque tant de critiques français ?

4. Nous clorons ces témoignages sur quelques extraits du livre d’un savant américain, O. N. Rood : Théorie scientifique des couleurs, livre écrit, dit l’auteur, « pour les peintres et les gens du monde », — comme si les uns et les autres allaient se mettre tels soucis en tête !

On verra que Rood, lui aussi, recommande le dégradé, le mélange optique et la touche divisée et s’étonne que tant de gens en ignorent les vertus.

« Parmi les caractères les plus importants de la couleur dans la nature, il faut ranger la dégradation pour ainsi dire infinie qui l’accompagne toujours… Si, dans un tableau, un peintre représente une feuille de papier par un espace informément blanc ou gris, le modèle sera fort mal rendu et, pour que la peinture soit exacte, l’artiste devra la couvrir de gradations délicates de clair-obscur et de couleur. Nous nous figurons ordinairement une feuille de papier comme un objet d’une teinte tout à fait uniforme, et cependant nous rejetons sans hésiter, comme inexacte, toute peinture de teinte uniforme qui prétend la représenter. Là-dessus, notre éducation inconsciente est bien en avance sur notre éducation consciente. Notre mémoire des sensations est immense, tandis que notre souvenir des causes qui les produisent est presque nul et cela avec raison : si nous ne nous souvenons pas de ces causes, c’est surtout parce que nous ne les avons jamais sues. Un des devoirs du peintre est d’étudier les causes d’où proviennent les sensations très complexes qu’il éprouve.
------« Tous les grands coloristes ont été profondément pénétrés d’un sentiment de ce genre, et leurs œuvres, quand on les regarde à la distance voulue, paraissent réellement trembloter, tant leurs teintes sont changeantes et semblent littéralement se modifier sous les yeux du spectateur, de sorte qu’il est souvent impossible pour celui qui les copie de dire ce qu’elles sont au juste, et de les reproduire exactement par ses mélanges de couleurs, de quelque manière qu’il les modifie.
------« Parmi les paysages modernes, ceux de Turner sont fameux par leurs gradations infinies et il n’est pas jusqu’aux aquarelles de ce peintre qui n’aient la même qualité.
------« Mais il existe un autre genre de dégradation qui a un charme tout particulier, et qui est très précieux dans les arts et dans la nature. Nous voulons parler de l’effet qui se produit lorsqu’on juxtapose des couleurs différentes en lignes continues ou pointillées et qu’ensuite on les regarde d’assez loin pour que leur fusion soit opérée pour l’œil du spectateur. Dans ce cas, les teintes se mélangent sur la rétine et produisent des couleurs nouvelles. Ceci communique à la surface un éclat d’une douceur particulière et lui donne un certain air de transparence, comme si notre vue pouvait la pénétrer. À la distance convenable, les couleurs adjacentes se fondent ensemble, et ce qui, de près, ne semblait qu’une masse de barbouillages confus, devient de loin un tableau régulier. Dans les peintures à l’huile, le peintre tire habilement parti du mélange des couleurs qui se fait sur la rétine du spectateur : ce mélange leur prête un charme magique, parce que les teintes semblent plus pures et plus variées, et, comme l’apparence du tableau change un peu suivant que le spectateur s’en approche ou s’en éloigne, il semble en quelque sorte devenir vivant et animé.

------« Les tableaux à l’huile dans lesquels le peintre n’a pas profité de ce principe subissent un désavantage évident : à mesure que le spectateur recule, les couleurs adjacentes se fondent ensemble, que l’artiste l’ait voulu ou non, et si celui-ci ne l’a pas prévu, un effet nouveau et tout à fait inférieur ne manque pas de se produire.
------« Dans l’aquarelle, la même manière de peindre est constamment employée sous forme d’un pointillage plus ou moins marqué, grâce auquel le peintre peut obtenir certains effets de transparence et de richesse, auxquels sans cela il lui serait impossible d’arriver. Si le pointillage est régulier et très évident, il donne quelquefois à la peinture un air mécanique qui n’est pas tout à fait agréable ; mais, quand on l’emploie d’une manière convenable, c’est un moyen précieux et qui se prête bien à l’expression de la forme. « Dans les châles de cachemire, le même principe est développé et poussé fort loin, et c’est à cela que ces étoffes doivent une grande partie de leur beauté. »

Ainsi, un peintre comme Delacroix, un esthéticien comme Ruskin, un savant comme Rood ont prévu ou indiqué les différents procédés qui constituent l’apport novateur des néo-impressionnistes et semblent même recommander spécialement la partie de leur technique qui est la plus attaquée aujourd’hui, celle que l’on trouve si fâcheuse : l’emploi de touches d’éléments purs.