D’Alembert, sa Vie et ses Travaux

D’Alembert, sa Vie et ses Travaux
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 59 (p. 984-1006).
D’ALEMBERT
SA VIE ET SES TRAVAUX


I.

Leibnitz, dit-on, ne faisait cas de la science que parce qu’elle lui donnait le droit d’être écouté quand il parlait de philosophie et de religion. L’idée certes est généreuse et digne de son grand esprit ; mais, si tous ceux qui abordent ces hautes questions devaient commencer par être des Leibnitz, ils deviendraient singulièrement rares. Quelque haut d’ailleurs qu’ils fussent placés, leurs discours, éloquens ou vulgaires, orthodoxes ou hérétiques, vaudraient seulement par eux-mêmes et nullement par le nom de l’auteur. Les plus illustres sur ce terrain sont les égaux des plus humbles, et l’autorité d’un grand homme n’y peut être acceptée dans aucune mesure. Que les luthériens ne triomphent donc pas pour avoir compté dans leurs rangs Leibnitz et Kepler, car les catholiques leur opposeraient Descartes et Pascal, et, si ces grands hommes se sont hautement déclarés chrétiens, on pourrait, parmi les penseurs les plus libres et les sceptiques les plus hardis, citer des génies de même ordre, au premier rang desquels se place sans contredit d’Alembert.

Jean Lerond d’Alembert, né à Paris le 16 novembre 1717, fut, on le sait, exposé immédiatement après sa naissance sur les marches de l’église Saint-Jean-Lerond, située près de Notre-Dame. Le commissaire de police du quartier, touché de sa chétive apparence, n’osa pas l’envoyer aux enfans trouvés, et le confia à une pauvre et honnête vitrière par laquelle il fut bientôt adopté complètement. Sans se faire connaître, le père de d’Alembert lui assura une pension de 1,200 livres, qui, en apportant un peu d’aisance dans la maison de sa mère d’adoption, permit de développer par l’éducation les rares facultés du pauvre enfant abandonné. Placé à l’âge de quatre ans dans une petite pension, il y resta jusqu’à douze ; mais son maître, dès sa dixième année, déclarait n’avoir plus rien à lui apprendre et proposait de le faire entrer au collége dans la classe de seconde. La santé encore bien languissante du jeune écolier ne permit pas de suivre ce conseil, et ce fut deux ans après seulement qu’on le plaça au collége Mazarin, où, sous la règle du plus austère jansénisme, il termina brillamment ses études. Dans les plaisirs mêmes de l’esprit, ses maîtres redoutaient et blâmaient le superflu ; le voyant avec inquiétude s’amuser et s’occuper assidûment à la composition des vers latins dans laquelle il excellait, ils le détournaient d’un exercice qui, suivant eux, pouvait dessécher le cœur.

La philosophie qu’on lui enseigna fut celle de Descartes : les idées innées, la prémotion physique et les tourbillons choquèrent son esprit rigoureux et précis sans y apporter aucune lumière. Les seules leçons fructueuses qu’il reçut, dit-il, pendant ses deux années de philosophie furent celles de M. Caron, professeur de mathématiques, qui, sans être profond géomètre, enseignait avec clarté et précision. Il ne fit que lui ouvrir la voie, d’Alembert la suivit seul. Cédant à son inclination naturelle, il allait, tout en faisant ses études de droit, s’instruire sommairement dans les bibliothèques des théories mathématiques les plus difficiles, dont il s’exerçait ensuite à retrouver les détails dans sa tête. Celui qui peut suivre une telle méthode est bien près de devenir inventeur : d’Alembert s’élançait en effet avec tant d’ardeur vers les régions encore inconnues que, devançant quelquefois ses livres, il croyait découvrir des vérités et des méthodes nouvelles, qu’il rencontrait ensuite, avec un dépit mêlé de plaisir, dans quelque auteur plus avancé.

Les jansénistes, croyant voir en lui un nouveau Pascal, essayaient à cette époque de réchauffer sa ferveur un peu tiède et de ramener son esprit secrètement rebelle en lui faisant lire leurs livres de dévotion et de controverse. Ce fut son dernier acte de soumission : mais, loin de le retenir dans la voie où il était déjà fort avancé, ces pieuses lectures, cette fois sans efficace, rompirent au contraire les derniers liens qui l’unissaient aux opinions et aux croyances de ses anciens maîtres.

D’autres amis détournaient aussi d’Alembert des travaux mathématiques, qu’ils regardaient, non sans quelque raison, comme un mauvais moyen d’arriver à la fortune. Il se décida, suivant leurs sages conseils, à étudier la médecine, et, bien résolu de s’y livrer tout entier, eut le courage de porter chez un ami tous ses livres de science, dont la séduction pourrait mettre obstacle à ses projets ; mais son esprit heureusement était moins soumis que sa volonté : la géométrie le poursuivait au milieu de ses nouvelles études. Lorsqu’un problème venait à troubler son repos, d’Alembert, impatient de toute contrainte, même volontaire, allait chercher un des volumes, qui peu à peu, et presque sans qu’il s’en fût aperçu, revinrent chez lui l’un après l’autre. Reconnaissant alors que la lutte était inutile et la maladie sans remède, il en prit joyeusement son parti ; les travaux commencés timidement et comme à regret furent continués sans scrupule et avec ardeur. Rassemblant bientôt ses forces, inutilement dispersées jusque-là, d’Alembert composa deux mémoires de mathématiques qui, à l’âge de vingt-trois ans, lui ouvrirent les portes de l’Académie des Sciences ; il ne fut plus dès lors question de médecine.

Trois ans après son entrée à l’Académie, d’Alembert publiait le célèbre Traité de Mécanique dont le principe, entièrement nouveau, devait renouveler et changer la science du mouvement. À l’aide du principe de d’Alembert, un problème de dynamique, quel qu’il soit, est mis en équation, et si la solution, qui reste enveloppée et cachée dans les formules, demande encore un grand appareil de géométrie, la difficulté devient purement algébrique et indépendante de la science des forces, dont la tâche est accomplie.

Dans le discours préliminaire qui précède le Traité de Mécanique, apparaissent pour la première fois quelques-unes des qualités par lesquelles l’esprit de d’Alembert devait bientôt se révéler d’une manière si brillante à ceux mêmes qui ne pouvaient apprécier ni comprendre ses premiers travaux. On y trouve déjà l’écrivain habile et le philosophe hardi qui ose aborder et discuter les questions les plus hautes en cherchant le principe et le degré de certitude de toute vérité acceptée. « Les questions les plus abstraites, celles que le commun des hommes regarde comme les plus inaccessibles, sont souvent, dit-il, celles qui portent avec elles une plus grande lumière. L’obscurité semble s’emparer de nos idées à mesure que nous examinons dans un objet plus de propriétés sensibles ; l’impénétrabilité ajoutée à l’idée d’étendue semble ne nous offrir qu’un mystère de plus ; la nature du mouvement est une énigme pour les philosophes ; le principe métaphysique des lois de la percussion ne leur est pas moins caché ; en un mot, plus ils approfondissent l’idée qu’ils se forment de la matière et des propriétés qui la représentent, plus cette idée s’obscurcit et paraît vouloir leur échapper, plus ils se persuadent que l’existence des objets extérieurs, appuyée sur le témoignage équivoque de nos sens, est ce que nous connaissons le moins imparfaitement en eux. »

D’Alembert aborde enfin, dans son discours, une question fort célèbre alors et que les géomètres, qui peuvent seuls en approfondir la discussion, résolvent tous aujourd’hui, d’une même voix, dans un sens opposé à celui qu’il adopte. Les lois de la mécanique sont-elles des vérités nécessaires ou contingentes ? Peut-on, en d’autres termes, par le seul raisonnement, et en dehors de toute expérience, démontrer les principes de la science du mouvement ? « Pour fixer nos idées sur cette question, il faut, dit d’Alembert, d’abord la réduire au seul sens raisonnable qu’elle puisse avoir. Il ne s’agit pas de décider si l’auteur de la nature aurait pu lui donner d’autres lois que celles que nous lui observons ; dès qu’on admet un être intelligent et capable d’agir sur la matière, il est évident que cet être peut à chaque instant la mouvoir et l’arrêter à son gré, ou suivant des lois uniformes, ou suivant des lois qui soient différentes pour chaque instant et pour chaque partie de matière ; l’expérience continuelle de notre corps nous prouve assez que la matière, soumise à la volonté d’un principe pensant, peut s’écarter dans ses mouvemens de ceux qu’elle aurait véritablement, si elle était abandonnée à elle-même. La question proposée se réduit donc à savoir si les lois de l’équilibre et du mouvement qu’on observe dans la nature sont différentes de celles que la matière abandonnée à elle-même aurait suivies. »

Cette seule manière raisonnable de poser la question semble, il faut l’avouer, bien singulière, et l’idée de considérer la matière abandonnée à elle-même et affranchie du gouvernement, on pourrait presque dire du joug de la raison souveraine qui la remue comme il lui plaît, laisse entrevoir l’ami de Diderot disposé déjà à écarter partout et toujours de sa philosophie les argumens puisés dans une telle considération.

Peu de temps après l’apparition de la Mécanique, l’Académie de Berlin couronnait le mémoire présenté par d’Alembert en réponse à la question proposée par elle sur la cause générale des vents, et admettait par acclamation le jeune lauréat au nombre de ses membres, Quoique l’Académie de Berlin se soit déclarée pleinement satisfaite, l’ouvrage de d’Alembert est bien loin, il faut l’avouer, de mériter, sans restrictions, les éloges qui lui furent accordés et l’admiration qu’il excita chez les juges du concours.

Il s’agissait de rechercher la cause des vents, réguliers qui règnent à la surface de la terre et d’en calculer les effets. L’ouvrage de d’Alembert ne découvre pas le véritable secret du mécanisme, aujourd’hui bien connu dans ses traits généraux au moins, qui explique les vents alizés soufflant sans cesse dans la zone torride et presque exactement de l’est vers l’ouest. Ils sont produits par les différences de température, qui dans ces régions déterminent l’élévation de l’air : l’air plus froid qui le remplace et vient des régions boréales est animé d’une moindre vitesse de rotation et semble par conséquent souffler en sens opposé au mouvement de la terre.

D’Alembert donne à peine une ouverture sur cette cause décisive et prépondérante et n’en parle que pour refuser de s’en occuper. « J’avoue, dit-il, que la différente chaleur que le soleil répand sur les parties de l’atmosphère doit y exciter des mouvemens ; je veux même accorder qu’il en résulte un vent général qui souffle toujours dans le même sens, quoique la preuve qu’on en donne ne me paraisse pas assez évidente pour porter dans l’esprit une lumière parfaite ; mais si on se propose de déterminer la vitesse de ce vent général et sa direction dans chaque endroit de la terre, on verra facilement qu’un pareil problème ne peut être résolu que par un calcul exact ; or les principes nécessaires pour ce calcul nous manquent entièrement, puisque nous ignorons et la loi suivant laquelle la chaleur agit et la dilatation qu’elle produit dans les parties de l’air : cette dernière raison est plus que suffisante pour nous déterminer à faire ici abstraction de la chaleur solaire, car, comme il n’est pas possible de calculer avec quelque exactitude les mouvemens qu’elle peut occasionner dans l’atmosphère, il faut nécessairement reconnaître que la théorie des vents n’est susceptible d’aucun degré de perfection de ce côté-là. » Ces lignes remarquables, qui révèlent un côté fort important de l’esprit de d’Alembert, contiennent une déclaration de principes bien dangereuse pour les progrès de la physique. D’Alembert ne veut accepter que des problèmes bien posés et bien purs, dont l’énoncé permette une solution exacte et achevée ; non content de négliger ce qui est petit et sans influence sensible, il écarte avec dédain tout ce qui, lui semblant mal connu et mal déterminé, diminue la netteté du problème et en altère la beauté.

C’est la même tendance qui plus tard et dans un autre ordre d’idées devait le conduire à restreindre, presque jusqu’à l’annuler, le champ de la métaphysique et de la philosophie. Malgré l’habileté qu’il y déploie, l’insuffisance de la théorie de d’Alembert est visible d’ailleurs au premier coup d’œil ; la grandeur et la direction actuelle des vents dépendraient en effet, suivant elle, aujourd’hui encore, de l’état initial des couches atmosphériques, sans que les frottemens et les chocs renouvelés depuis le commencement du monde en aient dissipé l’influence. Le prix accordé à d’Alembert fut-il donc le résultat d’une méprise, et le titre de membre de l’Académie de Berlin était-il immérité ? Il y aurait grande injustice à le croire. Dans l’ouvrage sur les causes des vents, on reconnaît à chaque page le grand géomètre profondément instruit de la science du mouvement et capable d’ouvrir en analyse pure des voies entièrement nouvelles ; de tels essais, infructueux et nuls dans leurs résultats immédiats, précèdent souvent les chefs-d’œuvre et les préparent, parce qu’ils perfectionnent l’instrument des recherches en enseignant à le manier avec plus d’élégance et de sûreté.

La théorie de la précession des équinoxes, publiée en 1749, marque un nouveau progrès dans le talent de d’Alembert. Assuré cette fois de bien connaître la cause du phénomène, il pousse le calcul jusqu’aux dernières conséquences et dégage de ses formules les lois simples et les chiffres exacts que de récentes et délicates observations avaient fait connaître. Le phénomène de la précession des équinoxes, signalé par Hipparque, 130 ans avant notre ère, consiste dans le déplacement continu des points équinoxiaux où le plan de l’équateur rencontre celui de l’écliptique ; l’un de ces plans au moins change donc avec le temps ; la comparaison de chacun d’eux avec les étoiles montre avec évidence, dans le déplacement de l’équateur et par suite de l’axe terrestre, la cause du phénomène. La terre, Copernic a osé l’affirmer, ne tourne donc pas toujours autour du même axe ; mais quelle peut être la cause de cette rotation si régulière et si lente, et la signification des vingt-six mille ans nécessaires pour en accomplir la perfection ?

Cette recherche avait occupé et découragé l’imagination si hardie de Kepler, et l’honneur d’en révéler le secret était réservé à Newton. La terre n’étant ni homogène ni parfaitement sphérique, les forces d’attraction de la lune et du soleil qui déterminent et troublent son mouvement elliptique ne passant pas rigoureusement par son centre, il en résulte qu’en la déplaçant dans l’espace, elles tendent en même temps à lui imprimer un mouvement de rotation qui, se combinant avec celui qu’elle possède déjà, altère incessamment la direction de l’axe autour duquel elle tourne. Pour calculer avec précision les lois d’un tel phénomène, il fallait créer la théorie du mouvement d’un corps solide sollicité par des forces connues ; cette théorie manquait à Newton, et les considérations par lesquelles il tente d’y suppléer sont sans rigueur comme sans exactitude. D’Alembert vit dans ce nouveau problème une belle application de son principe de dynamique, et après avoir fait connaître la méthode exacte relative au cas général, il en déduit habilement non-seulement les lois de la précession, mais celles de la nutation, récemment révélées par les observations de Bradley.

En 1747, d’Alembert avait présenté à l’Académie des Sciences de Paris un mémoire sur le problème des trois corps dont l’apparition marque pour la mécanique céleste le commencement d’une période nouvelle de découvertes et de progrès. La théorie de la gravitation, qui, depuis la publication du livre des Principes, n’avait subi aucun perfectionnement sérieux, était reprise, pour la première fois après cinquante ans, à l’aide de méthodes nouvelles et plus puissantes. Par une coïncidence singulière, Clairaut, dans la même séance, présentait un mémoire sur le même sujet, dont Euler, alors à Berlin, s’occupait activement, sans en avoir toutefois rien communiqué au public.

La lune est attirée non-seulement par la terre, mais encore par le soleil, dont l’action détermine les irrégularités de son cours. Il faut bien remarquer cependant que le soleil attire la terre en même temps que la lune, et que, s’il exerçait sur toutes deux des forces parfaitement égales, l’influence sur leur mouvement relatif en serait insensible, et ce mouvement est le seul que l’on ait besoin de connaître, et dont la recherche constitue la théorie de la lune. Les irrégularités qu’il faut déterminer proviennent de l’inégalité des deux attractions et de leur direction différente. Ces attractions sont connues à chaque instant, et les principes de la statique permettent d’en déduire la force, dont il faut seul tenir compte.

Cette considération, on le pense bien, ne pouvait échapper à Newton. Il a déterminé la force perturbatrice en en déduisant avec beaucoup d’habileté l’explication des principales inégalités de la lune, et Laplace n’hésite pas à considérer le chapitre consacré à cette question comme l’un des plus profonds du livre admirable des Principes. Les difficultés du problème, non encore surmontées aujourd’hui après deux siècles d’efforts, justifient cette appréciation malgré les immenses lacunes qui subsistent et les licences tout à fait insolites en géométrie que se permet l’immortel auteur. C’est ainsi que dans le calcul de l’inégalité nommée variation, et du mouvement rétrograde de la ligne des nœuds, suivant laquelle le plan de l’orbite coupe celui de l’écliptique, Newton néglige, sans en donner de raison plausible, l’excentricité de l’orbite lunaire, qu’il remplace par un cercle, alors même qu’il n’est pas bien évident qu’après les perturbations qu’elle a subies on ait le droit d’en faire une ellipse.

En réalité, l’illustre auteur du livre des Principes n’avait fait, suivant d’Alembert, qu’ébaucher les premiers traits de la matière. Quelque lumière qu’il ait portée dans l’ordre de l’univers, il n’a pu manquer, ajoute-t-il, de sentir qu’il laisserait beaucoup à faire à ceux qui le suivraient, et c’est le sort des pensées des grands hommes d’être fécondes non-seulement dans leurs mains, mais dans celles des autres. L’analyse mathématique a heureusement acquis depuis Newton, — c’est toujours d’Alembert qui parle, — différens degrés d’accroissement ; elle est devenue d’un usage plus étendu et plus commode, et nous met en état de perfectionner l’ouvrage commencé par ce grand philosophe. Il suffit à sa gloire que plus d’un demi-siècle se soit écoulé sans qu’on ait presque rien ajouté à sa théorie de la lune, et il y a peut-être plus loin du point d’où il est parti à celui où il est parvenu que du point où il est resté à celui auquel nous pouvons maintenant atteindre.

Le point où l’on peut atteindre est placé sans nul doute par d’Alembert lui-même beaucoup plus loin encore que celui où il est parvenu et que les résultats obtenus par ses illustres émules Clairaut et Euler. S’il l’entendait autrement, la part qu’il fait à Newton ne serait pas assez grande, et aujourd’hui encore, après tant de travaux minutieux et d’approximations successives, celui-là seul qui trouverait la théorie exacte et mathématique du mouvement de la lune pourrait être équitablement placé à côté de l’auteur des Principes.

D’Alembert obtient par une méthode élégante l’équation différentielle de l’orbite réellement décrite par la lune autour de la terre ; mais, cette équation étant trouvée, on n’a surmonté encore qu’une faible partie des obstacles. Les conclusions à en déduire en présentent de nouveaux : il faut trouver le moyen de l’intégrer par approximations et de distinguer les termes qui doivent être conservés dans cette approximation.

L’importance et le détail des calculs de d’Alembert ne peuvent être, comme il le dit très justement, connus que de ceux qui les ont entrepris ou au moins tentés, et l’on n’en peut donner aux autres qu’une idée légère. Ils le conduisent à une formule qui exprime le lieu de la lune en un temps donné, et d’après laquelle il construit de nouvelles tables de ses mouvemens. Parmi les nombreuses conséquences de la théorie de d’Alembert, il en est une restée plus particulièrement célèbre à cause des discussions géométriques et philosophiques auxquelles elle a donné lieu : c’est le calcul du mouvement de l’apogée.

L’apogée de la lune, c’est-à-dire le point où elle est le plus éloignée de la terre, n’est pas fixe dans le ciel ; il répond successivement à différens degrés du zodiaque, et sa révolution, suivant l’ordre des signes, s’achève dans l’espace d’environ neuf ans, au bout desquels il revient à peu près au même point d’où il était parti. Si la lune était sollicitée par la seule attraction de la terre, l’apogée serait immobile, et la lune décrirait une ellipse invariable de grandeur comme de position ; mais cette attraction est altérée par l’influence du soleil, et il n’est pas étonnant qu’il en résulte un mouvement dans l’apogée de la lune.

Newton, dans la première édition du livre des Principes, dit qu’ayant calculé, d’après les lois de l’attraction, le mouvement de l’apogée, il l’a trouvé assez conforme aux observations ; cependant il ne donne pas la méthode, il avoue même qu’elle est peu exacte. Dans la seconde édition, ce passage est remplacé par un autre dans lequel il est encore question du mouvement de l’apogée lunaire, mais déduit cette fois de l’observation. D’Alembert, Clairaut et Euler, qui s’occupaient ensemble et à l’insu les uns des autres de la théorie de la lune, trouvèrent tous trois, par des méthodes différentes, que le mouvement de l’apogée, déterminé par le calcul, est moitié plus lent que les astronomes ne l’ont établi. D’Alembert et Euler donnent leur résultat sans commentaire, Clairaut seul ose y voir une preuve de l’inexactitude de la théorie de Newton. L’illustre Buffon, peu connu alors et trop peu géomètre pour suivre la discussion sur son véritable terrain, s’éleva hardiment contre cette conclusion en se fondant sur cette raison, fort peu géométrique, que, les lois primordiales devant être simples, leur expression ne doit renfermer qu’un seul terme. Il avait raison toutefois, et les trois géomètres, en poussant plus loin leurs calculs et reprenant les termes négligés à tort dans un premier essai, amenèrent la théorie à représenter suffisamment les observations.


II.

D’Alembert, âgé de trente-deux ans et membre des académies de Paris et de Berlin, ne s’était fait connaître que comme géomètre ; il trouvait sous le toit de celle qui lui servait de mère toute la tranquillité nécessaire à ses profondes recherches. Ces années de travail et de douces émotions furent les plus heureuses de sa vie. En se réveillant dans sa petite et pauvre chambre, il songeait, dit-il avec un sentiment de joie, à la recherche commencée la veille et qui allait remplir la matinée, au plaisir qu’il allait goûter le soir au spectacle, et, dans les entr’actes des pièces, au plaisir plus grand encore que lui promettait le travail du lendemain. — Le monde, je veux dire les sociétés brillantes dans lesquelles d’Alembert devait être bientôt recherché et admiré, était alors pour lui sans attrait ; il ne le connaissait ni ne le désirait. Quelques amis dévoués, dont quelques-uns devinrent illustres, formaient sa société habituelle, et le profond géomètre était cité comme le plus gai, le plus plaisant et le plus aimable de tous.

L’un d’eux, écrivain fort oublié aujourd’hui, a mêlé le nom de d’Alembert à l’histoire assez peu intéressante de ses changeantes amours, et le rôle de consolateur sensible et dévoué qu’il lui fait jouer s’accorde trop bien avec d’autres documens irrécusables pour ne pas être accepté comme véritable. Chabanon, dans un jour de grande tristesse, entre chez d’Alembert, qui, du premier coup d’œil le voyant malheureux, l’accable de questions pleines d’intérêt sur la cause de son chagrin. Chabanon était amoureux et trahi. « Comment peindre, dit-il, la sensibilité de d’Alembert et la fougueuse précipitation de ses mouvemens ? Fermer la porte aux deux verrous, ouvrir un petit escalier qui répondait à la boutique du vitrier, y crier : « Madame Rousseau, je n’y suis pour personne ! » revenir à moi et me serrer dans ses bras, ce ne fut pour lui que l’affaire d’un instant. »

Dans les premiers mots de d’Alembert reparaît cependant l’insensibilité affectée du sceptique railleur, sous lequel quelques contemporains ont méconnu l’homme tendre et bon. « Que voulez-vous ? dit-il à Chabanon. Vous avez commencé par être heureux ! » Et il ajoute de la voix de fausset qui lui était particulière : « C’est toujours la fiche de consolation. » Mais, ému par le désespoir de son ami, il prend aussitôt un autre ton. « Mon ami, lui dit-il, il faut éviter de rester avec vous-même. Jetez là les livres, voyez vos amis, courez, distrayez-vous. Toutes les fois que je vous serai nécessaire, je quitterai avec plaisir mon travail, et nous irons nous promener ensemble. »

Un autre ami de d’Alembert, Diderot, exerça sur lui, une très grande influence, et leurs noms, attachés ensemble à une œuvre célèbre et grandiose, sont pour bien des gens devenus inséparables. Diderot et d’Alembert, avec une grande différence de caractère et de talent, avaient un fonds d’idées communes qui pouvait les rapprocher sans peine et maintenir leur union. Libres tous deux de toute ambition, avec la même ardeur pour l’étude et pour les travaux de l’esprit, ils étaient également curieux de science, d’art, de littérature et de philosophie, en enveloppant dans un même scepticisme toutes les questions qui de près ou de loin appartiennent à la théologie. L’exemple de leur vie et de leur noble caractère peut servir d’argument sans réplique à qui voudra convaincre les esprits les plus prévenus que la bonté, le dévouement, le désintéressement et la vertu ne sont l’apanage d’aucune secte, le privilége d’aucune croyance.

Le discours préliminaire de l’Encyclopédie, écrit en entier par d’Alembert, contient, dit-il, la quintessence des connaissances mathématiques, philosophiques et littéraires acquises par vingt années d’études. Il fut reçu avec de grands applaudissemens et considéré lors de son apparition comme une œuvre de premier ordre. L’admiration de Voltaire et de Montesquieu, les louanges sans restrictions du roi Frédéric, celles enfin de Condorcet ne permettent pas de traiter légèrement cette célèbre préface, aujourd’hui pourtant bien oubliée. D’Alembert s’élève dans un de ses écrits contre le géomètre (on n’a jamais dit lequel) qui, en présence d’une belle œuvre de l’esprit, demandait : Qu’est-ce que cela prouve ? « Je me contenterais, ajoute-t-il, de demander : Qu’est-ce que cela apprend ? » Cette question, adressée au sujet du discours préliminaire de l’Encyclopédie, semble cependant devoir rester sans réponse. La classification des connaissances humaines, par laquelle il débute, est en effet très incomplète et très arbitraire, et la manière plus ingénieuse que naturelle de les enchaîner, en les faisant naître les unes des autres, semble singulièrement choisie comme introduction à un dictionnaire où l’ordre alphabétique règle seul la succession des articles.

D’Alembert, peu de temps après la publication de son discours, fut nommé membre de l’Académie française. Vers la même époque, la réputation croissante du philosophe géomètre décida celle qui l’avait abandonné lors de sa naissance à réclamer les droits dont elle était devenue fière. Mme de Tencin, célèbre par son esprit et fort influente dans la société lettrée, lui fit savoir qu’elle était sa mère ; mais d’Alembert, la repoussant à son tour, n’en voulut jamais reconnaître d’autre que la pauvre vitrière, dont il resta jusqu’au dernier jour le fils affectueux et dévoué.

Le roi de Prusse Frédéric, porté par une inclination naturelle vers les hommes illustres en tout genre, et jaloux surtout de s’attacher les philosophes de tous les pays, fit proposer à d’Alembert la survivance de la place de président de l’Académie de Berlin, occupée alors par Maupertuis. Malgré son refus, il lui offrit une pension de 1,200 livres qui fut acceptée avec reconnaissance et toujours régulièrement payée. Frédéric, qui voulait, suivant l’expression de Voltaire, transporter Athènes dans son cabinet, renouvela plusieurs fois ses instances pour attirer d’Alembert à Berlin. Désespérant d’y réussir, il n’en continua pas moins à entretenir avec lui une active correspondance, en lui témoignant, pendant plus de trente ans et jusqu’à sa mort, la plus amicale déférence. Les lettres de d’Alembert à Frédéric sont celles d’un ami à un ami, et le ton de courtisan qu’il y prend quelquefois ne nuit ni à la franchise de ses opinions, ni à la liberté avec laquelle il dit son sentiment sur toutes choses. D’Alembert, sans quitter Paris, devint bientôt le chef et le directeur véritable de toutes les œuvres scientifiques accomplies sous le patronage de Frédéric et comme son ambassadeur permanent auprès de la république des lettres. Chaque fois qu’une place était vacante, d’Alembert cherchait le savant le plus digne de la remplir, et, lui servant spontanément de médiateur, n’épargnait rien pour lui concilier la bienveillance de Frédéric en le recommandant, souvent même sans l’en informer, à sa générosité, toujours prête.

Assuré de l’amitié du roi, d’Alembert n’en voulait tirer pour lui-même aucun avantage ; c’est pour les intérêts d’autrui qu’il réserve tout son zèle. Il presse et sollicite par exemple jusqu’à l’importunité, quand il s’agit de faire appeler Lagrange à Berlin en lui assurant une situation digne de son génie. Non content de le proclamer son égal, il annonce, avec une chaleur dont la perspicacité fait le moindre mérite, que ce jeune homme un jour sera plus grand que lui. « C’est, dit-il, un homme d’un mérite rare, génie supérieur, vrai philosophe, supérieur aux préjugés et aux superstitions des hommes, sans ambition, sans intrigue, n’aimant que le travail et la paix, du caractère le plus doux et le plus sociable. » Parmi tant de traits de généreuse loyauté qui abondent dans la vie de d’Alembert, il n’en est pas de plus caractéristique peut-être que cet hommage spontanément rendu à un jeune homme presqu’inconnu, dont le premier travail contenait la critique respectueuse, mais très nette et très fondée, d’un important mémoire de d’Alembert sur les cordes vibrantes.

Voltaire eut beaucoup de part à la publication de l’Encyclopédie, il devint bientôt le lien véritable des collaborateurs. L’autorité de sa gloire et de son génie contribuait puissamment à enflammer leur zèle en maintenant entre eux la concorde et l’unité. Son amitié pour d’Alembert fut constante et sans nuage, et malgré la différence d’âge et de renommée l’illustre vieillard montra toujours autant de déférence que de confiance pour son judicieux et sincère ami. C’est dans la correspondance de d’Alembert avec Voltaire et avec Frédéric que l’on peut étudier surtout les véritables opinions du prudent encyclopédiste. S’associant presqu’à chaque page aux sentimens d’opposition et de répugnance de Voltaire pour toute doctrine théologique, il ne se montre pas moins disposé que lui à rire des choses sacrées, et, croyant comme lui que sur toute matière il est permis de penser et de douter, il le dépasse de beaucoup dans la voie du scepticisme et de la résignation à l’ignorance. Hors du sentier étroit des mathématiques, il n’aperçoit aucune vérité solidement assurée. Affirmer ou nier quelque chose lui semble une inexcusable et présomptueuse audace. Persuadé que nous sommes aveugles, il ne s’effraie pas des ténèbres ; mais, sans espoir d’en faire sortir la lumière, il n’a pas l’inutile et vaine curiosité de tourner les yeux vers les régions inaccessibles dont l’esprit humain est exclu pour jamais et l’obstination de sonder des mystères dont le fond lui semble entièrement impénétrable. Son ignorance, qu’il aime à proclamer, ne l’afflige d’ailleurs ni ne l’étonne. Qu’en savons-nous ? est, suivant lui, la réponse à presque toutes les questions métaphysiques, et la réflexion qu’il y joint est que, puisque nous n’en savons rien, il ne nous importe pas sans doute d’en savoir davantage. Frédéric et Voltaire apportent en vain quelques restrictions à une déclaration aussi absolue ; ils prétendent que, quoiqu’on ne sache pas tout, on n’ignore pas tout non plus : d’Alembert se montre inflexible.

On peut s’étonner qu’avec un esprit aussi peu disposé à percer les nuages, d’Alembert ait osé écrire un traité de philosophie ; mais, sans s’engager dans de téméraires recherches, ce traité, né des études et des conversations préparatoires de l’Encyclopédie, forme bien plus de doutes qu’il ne prononce de décisions. « Une nouvelle lumière sur quelques objets, une nouvelle obscurité sur plusieurs a été, dit-il, dans ce siècle, le fruit ou la suite de l’effervescence générale des esprits, comme l’effet du flux et du reflux de l’océan est d’apporter sur le rivage quelques matières et d’en éloigner d’autres. Rien ne serait plus utile, ajoute d’Alembert, qu’un ouvrage qui contiendrait, non ce qu’on a pensé dans tous les siècles, mais seulement ce qu’on a pensé de vrai. »

L’histoire de la philosophie, qui par là se trouve réduite à bien peu de chose, n’occupe en effet aucune place dans son livre. La métaphysique s’y trouve elle-même singulièrement réduite. « La génération des idées appartient, dit-il, à la métaphysique. C’est un des objets principaux, et peut-être devrait-elle s’y borner ; toutes les autres questions qu’elle se propose sont insolubles ou frivoles, elles sont l’aliment des esprits téméraires ou des esprits faux. » — « Il ne faut pas s’étonner, dit-il encore, si tant de questions subtiles, toujours agitées et jamais résolues, ont fait mépriser par les bons esprits cette science vide et contentieuse qu’on appelle communément métaphysique ; elle eût été à l’abri de ce mépris, si elle eût su se contenir dans de justes bornes et ne toucher qu’à ce qui lui est permis d’atteindre. Or ce qu’elle peut atteindre est bien peu de chose. »

La question de l’existence de la matière est la première que se pose d’Alembert. Nous concluons de nos sensations à l’existence des objets qui les occasionnent. « Cette conclusion, dit-il, est une opération de l’esprit dont les philosophes seuls s’étonnent, et le peuple, qui rit de leur surprise, la partage bientôt, pour peu qu’il réfléchisse. » Notre penchant à juger la réalité des corps est invincible ; mais la conclusion est-elle pour cela démonstrative ? D’Alembert, qui ne le pense pas, place dans la bouche d’un pyrrhonien décidé les argumens les plus forts, qui, malgré le témoignage des sens et de la raison, permettent de nier que les corps existent effectivement et véritablement ; « mais, ajoute-t-il avec beaucoup de bon sens, la meilleure réponse à ce pyrrhonien est celle de Diogène à Zénon : « il faut l’abandonner à sa bonne foi, ou le laisser vivre et raisonner avec des fantômes. » — « La seule réponse raisonnable qu’on puisse, ajoute-t-il, opposer aux objections des sceptiques est celle-ci : les mêmes effets naissent des mêmes causes. En supposant pour un moment l’existence des corps, les sensations qu’ils nous feraient éprouver ne pourraient être ni plus vives, ni plus constantes, ni plus uniformes que celles que nous avons ; donc nous devons supposer que les corps existent. Voilà jusqu’où le raisonnement peut aller en cette matière et où il doit s’arrêter. »

Les autres problèmes métaphysiques sont résolus d’une manière moins dogmatique encore. Nous devons, suivant d’Alembert, les laisser à résoudre à notre postérité, qui les léguera de même à la sienne. « Les idées innées sont une chimère que l’expérience repousse ; mais la manière dont nous acquérons des sensations et des idées réfléchies, quoique prouvée par la même expérience, n’est pas moins incompréhensible. Sur tous ces objets, l’intelligence suprême a mis au-devant de notre faible vue un voile que nous voudrions arracher en vain. » Il rapporte les preuves directes de l’existence de Dieu sans en bien apercevoir la rigueur. Les révélations et les lumières de la religion, qu’il salue avec respect, sont le seul guide et le seul flambeau qui puissent les montrer aux âmes pieuses avec une entière certitude. Abordant enfin la question de l’immortalité de l’âme, « nous avons, dit-il, de très fortes raisons de croire que notre âme subsistera éternellement, parce que Dieu ne pourrait la détruire sans l’anéantir, et que l’anéantissement de ce qu’il produit une fois ne paraît pas être dans les vues de sa sagesse. »

Le principe de la morale est, suivant lui, dans nos inclinations naturelles, qui nous montrent, lorsqu’elles ne sont pas perverties, les véritables devoirs de la vie humaine. La nature, qui a voulu que les hommes vécussent unis, les a dispensés de chercher par le raisonnement les lois immuables de la vérité et de la justice suivant lesquelles leur conduite doit être réglée ; chacun les entend dans le secret de son cœur et les connaît par une espèce d’inspiration et par le plaisir qu’il éprouve à les suivre[1]. La vertu est en quelque sorte un instinct qui prévient la raison, mais n’y contredit jamais. « Le sage, ajoute d’Alembert, cherche et aperçoit l’union intime des sentimens d’équité naturelle avec leur intérêt propre ; il la découvre à ceux qui ne la voyaient pas et affermit par là les liens qui les unissent. » Ces doctrines, quelque sceptiques qu’elles soient, ne sont que l’expression affaiblie du doute raisonné et convaincu qui forme le trait saillant de l’esprit de d’Alembert.

D’autres écrits, ceux surtout qui furent composés pour l’Académie, dissimulent sur bien des points ses sentimens et ses pensées, et ne pourraient choquer même les oreilles les plus sévères. C’est ainsi que l’archevêque de Toulouse, assistant à une séance dans laquelle d’Alembert prononça l’éloge de Bossuet, l’avait vivement applaudi, et d’Alembert, qui le racontait en riant, en tirait gaîment la preuve de sa parfaite orthodoxie.

Quoique ce double visage soit peu digne du caractère noble et franc qu’il montra en tant d’occasions, il y aurait injustice à lui reprocher une condescendance que de récens et terribles exemples rendaient absolument nécessaire. « Il est bien cruel, lui écrivait Voltaire, d’imprimer le contraire de ce qu’on pense. » — « Songez donc, répond d’Alembert, que le bon sens est en prison dans le pays que j’habite. On vient de publier une déclaration qui inflige la peine de mort à tous ceux qui auront publié des écrits tendant à attaquer la religion. Vous me reprochez ma tiédeur, la crainte des fagots est très rafraîchissante… Le temps fera distinguer ce que nous avons pensé de ce que nous avons dit. Je crois que le seul parti à prendre pour un philosophe ne pouvant s’expatrier est de céder en partie à cet abominable torrent, de ne dire que le quart de la vérité, s’il y a trop de danger à la dire tout entière. Ce quart sera toujours dit ; il fructifiera sans nuire à l’auteur. » Et ailleurs : « Il faut attaquer la superstition indirectement, avec finesse et patience ; il ne faut pas braquer le canon contre la maison, parce que ceux qui la défendent tireraient des fenêtres une grêle de coups de fusil ; il faut petit à petit élever à côté une autre maison plus habitable : tout le monde y viendra, et la maison pleine de léopards sera désertée. »

D’Alembert cependant est un apôtre fort tiède ; malgré la violence de ses paroles, son cœur est au fond paisible et sans fiel : l’esprit de force lui manque pour soutenir un long combat. Sans rechercher la faveur, il craint la persécution, et voudrait bien renverser et ruiner le temple, mais sans être, comme Samson, écrasé dans sa chute.

Voltaire parlant de Frédéric, qui désavouait et tronquait ses propres écrits : « Cela est bien plat, disait-il, quand on a cent mille hommes ; » mais il comprenait la prudence de d’Alembert et l’approuvait. « Tout brûlable que vous êtes, lui écrivait-il, vous êtes plus sage que moi. » Et une autre fois : « Vous êtes aussi sage qu’intrépide. » Il l’engage cependant à se mettre plus à l’aise, comme lui-même le faisait souvent en cachant soigneusement l’origine de ses écrits. « Dites hardiment et fortement, lui écrivait-il un jour, ce que vous avez sur le cœur ; frappez et cachez votre main. » D’Alembert suivit une fois ce conseil : dans son ouvrage sur la Destruction des Jésuites, imprimé à Genève sans nom d’auteur, il laisse voir toute sa pensée, et, comme il le dit lui-même, distribue sans se contraindre des coups de bâton à tous ses ennemis : jansénistes et jésuites y sont traités avec le même dédain. Indifférent à ce qui les sépare, leur commune croyance est le véritable ennemi qu’il poursuit. « Il m’a paru plus utile, écrit-il à Frédéric, surtout pour le bien de la France, de faire ce que personne n’avait encore osé, de rendre également odieux et ridicules les deux partis, et surtout les jansénistes, que la destruction des jésuites avait déjà rendus insolens et qu’elle rendrait dangereux, si la raison ne se pressait de les remettre à leur place. »

Son esprit toutefois résiste à la passion, il ne connaît pas l’amertume. Avec ce fonds de loyauté et de franchise qui ne le quitte jamais, lors même qu’il est injuste, d’Alembert ne cherche nullement à dissimuler son parti-pris, et s’il approuve les mesures qui ont dispersé la célèbre société, il n’accepte, pour les justifier, aucun grief calomnieux, il ne se fait l’écho d’aucune des accusations lancées contre elle avec tant de légèreté et de fureur. Il trompe même complétement l’attente de ceux qui voudraient pénétrer les doctrines de la société de Jésus et les ressorts secrets qui la font mouvoir. Y avait-il justice à la punir ? C’est encore là un point qui n’est pas bien éclairci pour lui ; mais, sans assigner et discuter les causes, il les tient, quelles qu’elles soient, pour raisonnables et bien fondées. Toute société religieuse et remuante mérite, par cela seul, c’est d’Alembert qui parle, que l’état en soit purgé : c’est un crime pour elle d’être redoutable.

Le style de cet écrit, beaucoup trop vanté par Voltaire, reste bien au-dessous de celui du maître. Les traits d’esprit, qui rendaient la conversation de d’Alembert si piquante et si fine, ne sont point toujours lancés par lui avec assez d’art, et laissent même parfois le lecteur indécis sur l’impression qu’il en doit recevoir. « Deux fautes capitales, dit-il par exemple, que firent alors les jésuites, commencèrent à ébranler leur crédit et à préparer de loin leur désastre. Ils refusèrent, à ce qu’on assure, par des motifs de respect humain, de recevoir sous leur direction des personnes puissantes qui n’avaient pas lieu d’attendre d’eux une sévérité si singulière à tant d’égards… » Ainsi ces hommes, qu’on avait tant accusés de morale relâchée et qui ne s’étaient soutenus à la cour que par cette morale même, ont été perdus dès qu’ils ont voulu, même à leur grand regret, professer le rigorisme : matière abondante de réflexions, et preuve évidente que les jésuites, depuis leur naissance jusqu’à cette époque, avaient pris le bon chemin pour se soutenir, puisqu’ils ont cessé d’être du moment qu’ils s’en sont écartés ! Comme il s’agit, après tout, d’un refus qui honore les jésuites, l’occasion, est mal choisie pour leur faire un reproche que Pascal d’ailleurs a pour toujours rendu banal. Personne ne fut trompé sur le véritable auteur du livre anonyme. La conversation de d’Alembert, non moins que ses amitiés bien connues, indiquait assez d’ailleurs à quel parti il appartenait, et on lui faisait même l’honneur, auquel il n’aspirait pas, de l’en considérer comme un des chefs. Quoique Voltaire lui ait reproché de n’être libre qu’avec ses amis et quand les portes étaient fermées, son influence, qui était grande, surtout dans les académies, s’exerçait ouvertement en faveur de ceux qu’une trop grande liberté d’opinions désignait aux rigueurs du parti opposé. Il excitait ainsi, en même temps que bien des colères, d’artificieuses et d’implacables inimitiés. « Je suis excédé, écrivait-il à Voltaire après la publication du septième volume de l’Encyclopédie, je suis excédé des avanies et des vexations de toute sorte que cet ouvrage nous attire. Des satires odieuses et même infâmes que l’on publie contre nous sont non-seulement tolérées, mais protégées, autorisées, applaudies, commandées même par ceux qui ont l’autorité en main. »

Ceux qui avaient l’autorité en main se souciaient peu au fond des opinions plus ou moins hardies d’un philosophe ; mais d’Alembert avait d’autres torts à leurs yeux. Non-seulement son esprit, maladroit sur ce point, ne sut jamais flatter un ministre ni s’empresser près de lui, mais ses lettres à Voltaire, qui étaient ouvertes à la poste, marquent souvent un grand dédain pour les hommes les plus haut placés. « Les ministres, lui écrivait-il une fois, vos protecteurs ; ou plutôt vos protégés… » Et peu de temps après : « La France ressemble à une vipère ; tout en est bon, hors la tête. » D’Alembert était donc fort mal noté de bien des manières, et lorsque la mort de Clairaut laissa vacante une des pensions destinées à l’Académie des Sciences, on eut grand’peine à obtenir du ministre qu’il la reportât sur son illustre rival. C’était un acte de justice. Depuis longtemps, d’Alembert était hors rang dans l’Académie, et sa réputation ne souffrait aucune comparaison. La résistance du ministre choquait l’opinion de tous les savans, mais leurs vives et pressantes instances mirent plus d’une année à la vaincre.

Le roi de Prusse, à cette époque, offrit de nouveau à d’Alembert la présidence de l’Académie de Berlin. Cette fois encore il refusa. « Il est étonnant, j’en conviens, écrivait-il à son royal ami, que les philosophes méprisés ou persécutés chez eux ne cherchent pas d’asile, auprès d’un prince fait pour les consoler, les protéger, et pour les instruire… C’est qu’ils pensent pour leur patrie comme la femme du Médecin malgré lui, qui aime son mari, quoiqu’elle en soit battue, et qui répond assez sottement à ceux qui veulent la séparer de lui : « Je veux qu’il me batte. »

Frédéric fut plus heureux dans ses instances pour l’attirer quelque temps à Berlin. Il le logea près de lui dans son palais, l’admit tous les jours à sa table en le comblant de marques d’estime, de bonté et même de confiance. « Connaissez-vous le roi de France ? lui demanda-t-il un jour. — Je l’ai vu une seule fois, répondit d’Alembert, le jour où j’ai été admis à lui présenter mon discours de réception à l’Académie. — Et que vous a-t-il dit ? reprit Frédéric. — Il ne m’a pas parlé. — À qui donc parle-t-il ? »

Des propositions plus brillantes encore que celles de Frédéric furent faites à d’Alembert par l’impératrice de Russie, Catherine, qui le priait de se charger de l’éducation de son fils en lui offrant 100,000 livres de rente. Sur le refus de d’Alembert, l’impératrice le pressa de nouveau par une lettre écrite de sa main. « Monsieur d’Alembert, lui dit-elle, je viens de lire la réponse que vous avez écrite au sieur Odar, par laquelle vous refusez de vous transplanter pour contribuer à l’éducation de mon fils. Philosophe comme vous êtes, je comprends qu’il ne vous coûte rien de mépriser ce qu’on appelle grandeur et honneurs dans ce monde ; à vos yeux tout cela est peu de chose, et aisément je me range à votre avis……… Mais être né ou appelé pour contribuer au bonheur et même à l’instruction d’un peuple entier, et y renoncer, c’est refuser, ce me semble, de faire le bien que vous avez à cœur. Votre philosophie est fondée sur l’humanité ; permettez-moi de vous dire que de ne point se prêter à la servir, tandis qu’on le peut, c’est manquer son but. Je vous sais trop honnête homme pour attribuer vos refus à la vanité. Je sais que la cause n’en est que l’amour du repos pour cultiver les lettres et l’amitié ; mais à quoi tient-il ? Venez avec tous vos amis, je vous promets et à eux aussi tous les agrémens et facilités qui peuvent dépendre de moi, et peut-être vous trouverez plus de repos et de liberté que chez vous. Vous ne vous prêtez point aux instances du roi de Prusse et à la reconnaissance que vous lui devez ; mais ce prince n’a pas de fils. J’avoue que l’éducation de ce fils me tient si fort au cœur et vous m’êtes si nécessaire, que peut-être je vous presse trop. Pardonnez mon indiscrétion en faveur de la cause et soyez assuré que c’est l’estime qui m’a rendue si intéressée.

« Catherine. »

« P. S. Dans toute cette lettre, je n’ai employé que les sentimens que j’ai trouvés dans vos ouvrages. Vous ne voudriez pas vous contredire. »

Ces instances flatteuses échouèrent aussi bien que les plus magnifiques promesses, et d’Alembert refusa de quitter ses amis. Il resta à Paris, membre le plus influent de l’Académie des Sciences et secrétaire perpétuel de l’Académie française. La meilleure partie de son temps et de son application était employée à la composition des discours, constamment applaudis, qu’il lisait presque régulièrement aux séances solennelles des deux académies. Remarquables par l’ordre, la netteté et la précision, ces discours sont faits de main de géomètre, et l’on s’en aperçoit peut-être un peu trop. Les succès qu’ils lui valurent furent une des joies de sa vie, et pourtant, presque oubliés aujourd’hui, ils ne contribuent que pour une bien faible part à la gloire de d’Alembert. « Vous êtes, lui écrivait cependant Voltaire à l’occasion d’une de ces lectures, le seul écrivain qui n’aille jamais ni en-deçà ni en-delà de ce qu’il veut dire. Je vous regarde comme le premier écrivain du siècle. »

Malgré ses occupations littéraires, d’Alembert ne cessa jamais d’accorder une grande place dans ses travaux à la haute géométrie. Également attiré par la recherche des vérités utiles et par le plaisir de vaincre les difficultés de la science, il publia, de 1761 à 1782, huit volumes d’opuscules mathématiques, contenant de nombreux mémoires relatifs aux sujets les plus élevés et les plus difficiles de la mécanique céleste, de l’analyse pure et de la physique. La division des forces de d’Alembert ne semble pas les avoir affaiblies, et ces écrits suffiraient pour placer l’auteur au nombre des grands géomètres. Il serait malaisé d’en faire ici le dénombrement. Parmi les questions traitées par d’Alembert, il en est une cependant sur laquelle il est revenu à plusieurs reprises, après en avoir fait le sujet de l’une de ces lectures écoutées avec tant d’empressement par les gens du monde.

Malgré les travaux de Pascal, d’Huyghens et de Jacques Bernouilli, d’Alembert refuse d’accepter leurs principes sur la théorie des chances, et de voir dans le calcul des probabilités une branche légitime des mathématiques. Le problème qui fut le point de départ de ses doutes et l’occasion de ses critiques est resté célèbre dans l’histoire de la science sous le nom de « problème de Saint-Pétersbourg. » On suppose qu’un joueur, Pierre, jette une pièce en l’air autant de fois qu’il faut pour amener face. Le jeu s’arrête alors, et il paie à son adversaire, Paul, un franc s’il a suffi de jeter la pièce une fois, deux francs s’il a fallu la jeter deux fois, quatre francs s’il y a eu trois coups, puis huit francs, et ainsi de suite en doublant la somme chaque fois que l’arrivée de face est retardée d’un coup. On demande combien Paul doit payer équitablement en échange d’un tel engagement ?

Le calcul fait par Daniel Bernouilli, qui avait proposé le problème, et conforme aux principes admis par tous les géomètres, à l’exception du seul d’Alembert, exige que l’enjeu de Paul soit infini. Quelque somme qu’il paie à Pierre avant de commencer le jeu, l’avantage sera de son côté ; tel est dans ce cas le sens du mot infini. Ce résultat, quoique très véritable, semble étrange et difficile à concilier avec les indications du bon sens, d’après lesquelles aucun homme raisonnable ne voudrait risquer à un tel jeu une somme un peu forte, 1,000 francs par exemple.

L’esprit de d’Alembert, embarrassé dans ce paradoxe, ne craignit pas de condamner les principes, indubitables pourtant, qui y conduisent, en proposant, pour en nier la rigueur, et en contester l’évidence, les raisonnemens les moins fondés et les plus singulières objections. Il refuse, par exemple, aux géomètres le droit d’assimiler dans leurs déductions cent épreuves faites successivement avec la même pièce à cent autres faites simultanément avec cent pièces différentes. Les chances, dit-il, ne sont pas les mêmes dans les deux cas, et la raison qu’il en donne est fondée sur un singulier sophisme. « Il est très possible, dit-il, et même facile de produire le même événement en un seul coup autant de fois qu’on le voudra, et il est au contraire très difficile de le produire en plusieurs coups successifs, et peut-être impossible, si le nombre des coups est très grand. » — « Si j’ai, ajoute d’Alembert, deux cents pièces dans la main et que je les jette en l’air à la fois, il est certain que l’un des coups croix ou pile se trouvera au moins cent fois dans les pièces jetées, au lieu que, si l’on jetait une pièce successivement en l’air cent fois, on jouerait peut-être toute l’éternité avant de produire croix ou pile cent fois de suite. » Est-il nécessaire de faire remarquer que les deux cas assimilés sont entièrement distincts, et que jeter deux cents pièces en l’air pour choisir les cent qui tournent la même face, c’est absolument comme si l’on jetait en l’air une pièce deux cents fois de suite, en choisissant après, pour les compter seules, les épreuves qui ont fourni le résultat désiré ? Dans cette discussion, qui d’ailleurs n’occupe qu’une bien faible place parmi ses opuscules, d’Alembert, se trompe complétement, et sur tous les points. Son esprit, toujours prêt à s’arrêter, en déclarant impénétrable tout ce qui lui semble obscur, était plus qu’un autre exposé au péril de condamner légèrement les raisonnemens si glissans et si fins du calcul des chances.

Quant au paradoxe du problème de Saint-Pétersbourg, il disparaît entièrement lorsqu’on interprète exactement le sens du résultat fourni par le calcul : une convention équitable n’est pas une convention indifférente pour les parties ; cette distinction éclaircit tout. Un jeu peut être à la fois très juste et très déraisonnable pour les joueurs. Supposons, pour mettre cette vérité dans tout son jour, que l’on propose à mille personnes possédant chacune un million de former en commun un capital d’un milliard, qui sera abandonné à l’une d’elles désignée par le sort, toutes les autres restant ruinées. Le jeu sera équitable, et pourtant aucun homme sensé n’y voudra prendre part. En termes plus simples et plus évidens encore, le jeu, lors même qu’il n’est pas inique, devient imprudent et insensé pour le joueur dont la mise est trop considérable. Le problème de Saint-Pétersbourg offre, sous l’apparence d’un jeu très modéré, dans lequel on doit vraisemblablement payer quelques francs seulement, des conventions qui peuvent, dans des cas qui n’ont rien d’impossible, forcer l’un des joueurs à payer une somme immense, et la répugnance instinctive qu’un homme de bon sens éprouve à admettre les conditions fournies par le calcul n’est autre chose au fond que la crainte très fondée d’exposer à un jeu de hasard, même équitable, une somme de grande importance avec la presque certitude de la perdre.

D’Alembert, aimé et recherché par les personnages les plus illustres, prenait part à tous les divertissemens de la société. Sa conversation, gaie, spirituelle et variée, était admirée dans les salons les plus célèbres. Chez Mme Geoffrin d’abord, puis chez Mme Du Deffant, d’Alembert était un des causeurs les plus assidus et les plus brillans. Persuadé, quoi qu’en dise l’Ecclésiaste, que le rire n’est pas une erreur, il le tenait au contraire pour une douce et excellente chose, dont il aimait, lors même que son cœur était triste, à donner la joie à ses amis. Une circonstance, bien des fois racontée, qui l’éloigna de Mme Du Deffant, exerça en même temps une influence profonde sur les dernières années de sa vie.

Mme  Du Deffant, femme spirituelle et sensée, mais d’un caractère un peu tyrannique, avait pour demoiselle de compagnie Mlle de Lespinasse, fille naturelle de l’un de ses parens. Par les grâces de son esprit, le charme et la vivacité de son intelligence, cette jeune fille avait su conquérir, malgré son humble situation, un rôle presque égal à celui de la maîtresse de la maison. Les amis de Mme Du Deffant, devenus les siens, vinrent bientôt pour elle seule à l’heure où sa vieille maîtresse n’était pas visible. Dès que Mme Du Deffant s’en aperçut, elle congédia Mlle de Lespinasse, en rompant avec elle sans retour et demandant impérieusement à ses amis de punir par leur abandon un tort dont ils étaient seuls coupables. D’Alembert, sans hésiter, se déclara pour Mlle de Lespinasse, et continua de la voir tous les jours. S’apercevant bientôt après pour la première fois, à l’âge de quarante-sept ans, que son logement chez Mme   Rousseau était incommode et malsain, il alla, par ordre du médecin, s’établir, rue Bellechasse, dans un appartement que son amie consentit à partager.

Une vie nouvelle commença pour d’Alembert. Son affection pour Mlle de Lespinasse fut profonde, passionnée, inébranlable, et celui que l’on croyait incapable de vives émotions, que ses ennemis nommaient le sec et froid d’Alembert, dont la jeunesse tout entière, consacrée à la science, avait échappé au souffle des passions, devint à l’âge de cinquante ans l’amoureux tendre et exalté d’une jeune femme restée célèbre surtout par l’excès de sa passion pour un autre.

Le bonheur de d’Alembert fut mêlé de bien des angoisses. Il n’ignorait pas qu’émue quelquefois, mais non captivée par son affection si profonde et si tendre, celle qui tenait si fortement à son âme n’était pas à lui sans partage. Au bas de son portrait, qu’il lui avait offert, étaient écrits des vers qui finissent ainsi :


Et dites quelquefois en voyant cette image :
De tous ceux que j’aimai, qui m’aima comme lui ?


C’est sous le toit même de d’Alembert que furent écrites ces lettres brûlantes adressées par Mlle de Lespinasse à M. de Guibert, et dans lesquelles l’amour qui la tue, et qui seul pourtant la fait vivre, se peint et se répète, sans se fatiguer ni s’éteindre, devant la froideur avouée de celui qui en est l’objet. Mais si elle était changée pour lui, d’Alembert ne le fut jamais pour elle. Il regardait son affection comme endormie, et en espérant de jour en jour le réveil, c’est par les empressemens de la tendresse la plus dévouée et de la plus affectueuse bonté qu’il combattait, sans jamais se plaindre, l’indifférence et les rebuts de cette âme troublée et inquiète. Un jour enfin Mlle de Lespinasse, épuisée d’amour et de souffrance, lui révéla toute la vérité. Trois semaines après, elle mourait dans ses bras en murmurant le nom de M. de Guibert.

On n’a pas d’élégie plus touchante que le cri de douleur adressé par d’Alembert aux mânes de Mlle de Lespinasse et retrouvé plus tard dans ses papiers. « Ô vous, qui ne pouvez plus m’entendre, vous que j’ai si tendrement et si constamment aimée, vous dont j’ai cru être aimé quelques momens, vous que j’ai préférée à tout, vous qui m’eussiez tenu lieu de tout, si vous l’aviez voulu…

« Par quel motif, que je ne puis ni comprendre ni soupçonner, ce sentiment si doux pour moi, que vous éprouviez peut-être encore dans le dernier moment où vous m’en avez assuré, s’est-il changé tout à coup en éloignement et en aversion ?…

« Que ne vous plaigniez-vous à moi, si vous aviez à vous plaindre !… Ou plutôt, ma chère Julie, — car je ne pouvais avoir de tort envers vous, — aviez-vous avec moi quelque tort que j’ignorais, et que j’aurais eu tant de douceur à vous pardonner, si je l’avais su ? »

La profonde blessure de d’Alembert déchira l’enveloppe de froideur et d’insensibilité affectée qui cachait aux yeux du plus grand nombre ses trésors de dévouement et de bonté. Le monde philosophique et lettré, touché par ce désespoir que nul n’avait prévu, l’entoura de sympathie et d’affection. Frédéric et Voltaire surtout, sans essayer de lutter avec sa douleur, firent pour l’adoucir de constans et affectueux efforts ; mais la vie de d’Alembert resta décolorée et sans but : la source du bonheur était tarie pour lui. La géométrie, à laquelle il revint, lui rendait seule l’existence tolérable. Le respect et l’admiration qui l’entourèrent jusqu’à son dernier jour pouvaient le distraire, mais non le consoler de vieillir sans famille, sans espérance, et sans tenir à rien ici-bas. Une maladie douloureuse vint bientôt briser sa santé constamment chancelante, et il mourut le 25 octobre 1782, à l’âge de soixante-six ans, en trouvant que la vie ne vaut pas un regret.

Honnête homme et homme de bien, d’Alembert fut aimé et estimé de tous ceux qui l’ont connu. Ses contemporains ont exalté à l’envi sa bonté et sa générosité, toujours prête, sans ostentation de vertu. Admiré et vanté, jeune encore, par les juges les plus illustres, il n’excita l’envie de personne. Il s’exerça dans les genres les plus divers, et, sans avoir produit dans tous d’immortels chefs-d’œuvre, il fut placé par l’opinion au premier rang des savans, des littérateurs et des philosophes. Sans fortune, sans dignités, malgré le malheur de sa naissance et l’humble simplicité de sa vie, il fut grand entre ses contemporains par l’étendue de son influence. L’élévation de son caractère égala celle de son esprit. Dans son commerce familier et intime avec les plus grands personnages de son siècle, il sut conserver sans froideur toute la dignité de ses manières, et obtenir sans l’exiger autant de déférence au moins qu’il en accordait ; mais, quoique sensible à la gloire et aux satisfactions de l’amour-propre, il ne cessa jamais, au milieu de ses succès, si nombreux et si constans, de chercher en vain le bonheur, qu’il n’entrevit qu’un instant, celui d’une affection profonde, dévouée, exclusive, et, pour tout dire enfin, égale à celle dont il se sentait capable.

J. Bertrand.
  1. Montaigne avait dit : « Serait-il vrai que, pour être bon tout à fait, il nous le faille être par occulte, naturelle et universelle propriété, sans loi, sans raison, sans exemple ? »