Détermination de la notion d’une race humaine

Traduction par Joseph Tissot.
Librairie philosophique de Ladrange Voir et modifier les données sur Wikidata (p. np-372).
VIII


Détermination


de


la notion d’une race humaine




1785


Les connaissances répandues par les voyageurs modernes sur la diversité de l’espèce humaine, ont plus excité l’entendement à la recherche sur ce point qu’elles ne l’ont satisfait. Il importe beaucoup ici d’avoir bien déterminé la notion qu’on veut élucider par des observations, avant d’interroger à ce sujet l’expérience ; car on n’y trouve (dans l’expérience) ce dont on a besoin qu’autant qu’on sait d’abord ce qu’on doit chercher. On a débité beaucoup de choses sur les différentes races d’hommes. Quelques-uns entendent par là des espèces d’hommes presque entièrement différentes. D’autres, au contraire, se bornent sans doute à une signification plus étroite, mais ne semblent pas trouver cette distinction beaucoup plus importante que celle par laquelle les hommes se distinguent les uns des autres par le tatouage ou les vêtements. Je n’ai pas d’autre dessein pour le moment que de déterminer avec précision cette notion d’une race. Il y a des races dans l’espèce humaine. L’explication de l’origine des races réellement existantes, et qu’on estime pouvoir ainsi nommer, n’est qu’un accessoire dont on peut faire ce qu’on voudra. Et cependant je vois que des hommes, d’ailleurs pénétrants lorsqu’il s’agit d’apprécier ce qui a été dit dans ce but depuis quelques années seulement[1], n’ont fait attention qu’à cet accessoire, je veux dire l’application hypothétique du principe, mais que pour le principe même, qui est cependant l’affaire capitale, ils l’ont à peine effleuré. C’est le sort de plusieurs recherches qui ont les principes pour objet, et ce qui peut par conséquent dissuader de toute contestation et de toute justification en matière spéculative, mais recommander au contraire une détermination plus précise et une explication du malentendu, comme le seul parti prudent à prendre.

II
Cela seul qui est héréditaire dans une espèce animale peut autoriser à y reconnaître une différence de classe.

Le Maure (Mauritanien), qui, brûlé par l’air et le soleil de son pays, diffère si fort de l’Allemand ou du Suédois par la couleur de la peau, le créole français ou anglais des Indes occidentales, qui semble pâle et épuisé comme s’il sortait à peine de maladie, ne peuvent pas plus être comptés, par cette raison, comme différentes classes de l’espèce humaine, que le paysan espagnol de la Manche, qui est habillé de noir comme un maître d’école, parce que les moutons de sa province ne donnent que de la laine noire. Le Maure qui ne sort pas de la chambre et le créole qui est élevé en Europe, ne diffèrent pas des habitants de notre partie du monde.

Le missionnaire Demanet, parce qu’il est resté quelque temps dans la Sénégambie, croit pouvoir bien juger à lui seul de la couleur noire des nègres, et n’entend pas que ses compatriotes, les Français, aient une opinion là-dessus. J’affirme, au contraire, qu’on peut aussi bien juger à distance, en France, par exemple, de la couleur des nègres qui ont habité longtemps ce pays-là, et mieux encore de ceux qui y sont nés, si l’on se propose de décider en conséquence de la différence de cette classe d’hommes avec les autres, que dans le pays même des noirs. En effet, l’influence du soleil d’Afrique sur la peau du nègre, ce qu’il y a, par conséquent d’accidentel dans le fait, doit disparaître en France, et la seule couleur noire de naissance, le noir héréditaire, le seul caractéristique, reste seul. On ne peut se faire une idée sûre de la couleur propre des insulaires du Sud, d’après les descriptions qu’on en connaît jusqu’ici. Car, bien que certains leur attribuent la couleur acajou, je ne sais cependant pas ce que je dois rapporter de ce brun à l’action du soleil et de l’air, et la part qui doit en être faite à la naissance. Un enfant d’un couple de cette variété, qui serait né en Europe, permettrait de distinguer sûrement leur couleur propre, celle qui leur revient naturellement. Je conclus d’un passage que je lis dans le voyage de Carteret (qui dans son voyage maritime était assurément peu descendu de son bâtiment, mais qui avait cependant visité plusieurs insulaires) que les habitants de la plupart des îles doivent être blancs. Car, dans île de Fréville (à proximité des îles qui font partie de la mer des Indes), il a vu, dit-il, pour la première fois, le véritable jaune de la couleur de peau de l’Indien. On ne peut pas non plus se prononcer d’une manière bien décisive sur la question de savoir si la forme de la tête des habitants de Malicolo doit être attribuée à la nature ou à l’art, ou jusqu’à quel point la couleur naturelle de la peau des Cafres diffère de celle des nègres, et si d’autres propriétés caractéristiques sont héréditaires et de nature, ou si elles sont seulement accidentelles.


III
On peut admettre, par rapport à la couleur de la peau, quatre classes d'hommes bien distinctes.

Nous ne connaissons avec certitude, en fait de différences héréditaires de la couleur de la peau, que celles des blancs, des jaunes indiens, des nègres, des rouges cuivrés d'Amérique. Il est remarquable que ces caractères semblent se prêter d'une manière particulière à la division par classes du genre humain, par la raison d'abord que chacune de ces classes est aussi passablement éloignée de l'habitant des autres (c'est-à-dire séparée de toutes les autres, mais groupée dans les parties qui la forment). La classe des blancs s'étend du cap Finistère, par le Nord, l'Oby, la petite Bûcha rie, la Perse, l'Arabie Heureuse, l'Abyssinie, les extrémités septentrionales des déserts du Sahara, jus­qu'au cap Blanc en Afrique, ou à l'embouchure du Sénégal ; la classe des noirs s'étend de là jusqu'au cap Noir, et, en exceptant les Cafres, en rétrogradant jus­qu'à l'Abyssinie ; la classe jaune se trouve propre­ment dans l'Hindoustan, jusqu'au cap Comorin (une variété métis des hommes de cette classe se rencontre dans l'autre péninsule de l'Inde et dans quelques îles du voisinage ) ; la classe des rouges cuivrés est propre à une partie du monde toute distincte, l'Amé­rique. La seconde raison pour laquelle le caractère se prête particulièrement à la classification de l'espèce humaine, quoiqu'une différence de couleur puisse sembler à plusieurs très-insignifiante, c'est que la séparation, d'après la sécrétion, doit être très-impor­tante aux yeux de la prévoyante nature, en ce que la créature, — transportée dans toutes sortes de zones et de climats, où elle est affectée très-diversement par l'air et le soleil, — doit pouvoir subsister dans des conditions aussi peu artificielles que possible, et que la peau, considérée comme organe de la sécrétion, porte en soi la trace de cette différence de caractère naturel qui justifie la division du genre humain en classes sensiblement différentes. Au surplus, je prie qu'on veuille bien m'accorder la différence hérédi­taire de la couleur de la peau quelquefois contestée, jusqu'à ce que l'occasion s'offre par la suite d'en éta­blir la vérité; de me, permettre de penser qu'il n'y a pas d'autres caractères héréditaires par rapport à cette livrée naturelle, par la simple raison que ce nombre de quatre se prouve avec une certitude dont aucune autre n'est susceptible.


IV
Dans la classe des blancs, il n'y a pas d'autre pro­priété caractéristique, nécessairement héréditaire, en dehors de ce qui appartient au genre humain en général : et ainsi pour les autres classes.

Il y a chez nous autres blancs beaucoup de qualités héréditaires qui ne font pas partie du genre, qui servent à distinguer les familles, et même les peuples ; mais au­cune de ces qualités n'est inévitablement innée ; ceux qui en sont porteurs produisent, dans leur union avec d'autres de la classe des blancs, des enfants qui n'ont plus cette qualité caractéristique. C'est ainsi que la couleur blonde domine d'une manière distinctive en Danemark, celle d'une peau brune (avec ses conséquences, la cou­leur des yeux et des cheveux) en Espagne (et plus en­core en Asie, chez les peuples qui passent pour blancs). Cette dernière couleur peut même être héréditaire sans exception chez un peuple séparé, comme sont les Chinois, qui trouvent les yeux noirs risibles, parce qu'il n'y a pas de blond qui puisse s'y reproduire. Mais si l'un de ces bruns a une femme blonde, il aura des enfants bruns ou blonds, suivant qu'ils se rapprocheront davantage d'un côté ou de l'autre ; et ainsi à l'inverse. Dans certaines familles, la phthisie, le strabisme, les vésanies, etc. sont héréditaires ; mais aucune de ces innombrables affections, suscep­tibles d'être transmises avec la vie, n'est inévitable­ment héréditaire. Car, bien qu'il fût mieux d'éviter soigneusement dans les mariages de telles unions, en choisissant bien les familles, j'ai souvent remarqué néanmoins qu'un mari d'une bonne santé produisait avec une femme phthisique un enfant qui ressem­blait trait pour trait à son père, et qui en avait la santé, puis un autre qui était le portrait de sa mère, et qui était phthisique comme elle. Je trouve également dans le mariage d'un homme sain d'esprit avec une femme qui jouit elle-même d'une bonne intelligence, mais qui est d'une famille où la folie est géné­ralement héréditaire, un seul enfant aliéné et tous les autres sains d'esprit. Il y a ici innéite, transmission héréditaire (Nachartung) ; mais elle n'est pas néces­saire quand il y a différence entre les parents. On peut étendre en toute sûreté la même règle aux autres classes. Des Nègres, des Indiens ou des Amé­ricains, ont aussi leurs différences personnelles de familles ou de provinces ; mais aucune d'elles, en se mêlant à celles qui sont de la même classe, ne repro­duira et ne propagera inévitablement sa propriété respective·


V
Dans le mélange de ces quatre classes entre elles le caractère de chacune est inévitablement héré­ditaire.

Le blanc avec la négresse, et réciproquement, don­nent le mulâtre ; le blanc avec l'Indienne, le jaune ; et avec l'Américaine le rouge métis. L'Américain uni à la négresse donnent le Caraïbe noir, et récipro­quement. Le mélange de l'Indien avec le nègre n'a pas encore été expérimenté· Le caractère des classes se transmet inévitablement dans des unions d'espèces hétérogènes, sans exception ; quand on croit en trou­ver, il y a malentendu au fond ; on a pris un Albinos ou un kakerlake (deux monstruosités) pour des blancs. Cette hérédité est donc toujours bilatérale, jamais purement unilatérale, dans un seul enfant. Le père blanc lui imprime le caractère de sa classe, la mère noire celui de la sienne. Il doit donc toujours survenir une variété moyenne ou bâtarde ; espèce intermédiaire qui disparaîtra insensiblement dans les unions plus ou moins nombreuses des membres d'une seule et même classe, mais qui se transmettra et s'éternisera sans exception si l'union se restreint entre sujets de cette variété.


VI
Réflexion sur la loi de la production, nécessai­rement hybride.

C'est un phénomène toujours bien remarquable, qu'avec tant de caractères dans le genre humain, en partie importante et même domestiquement hérédi­taires, il n'y en ait cependant pas un seul qui soit né­cessairement héréditaire dans une classe d'hommes caractérisés par la seule couleur de la peau ; que ce dernier caractère, si léger qu'il puisse paraître, tient néanmoins si profondément à cette classe que, dans le mélange avec une des trois autres, elle se trans­met universellement et inévitablement. Peut-être pourrait-on présumer, de ce phénomène singulier, quelque chose des causes de l'hérédité des qualités qui n'appartiennent pas essentiellement à l'espèce, en partant de la circonstance que ces qualités sont immanquables.

D'abord, d'où vient qu'en général quelque chose, qui n'est pas de l'essence de l'espèce, peut être hérédi­taire ? Tenter de répondre à priori à cette question serait une entreprise périlleuse, et dans cette obscu­rité des sources de la connaissance, la liberté des hypothèses est tellement illimitée, qu'on perdra sa peine et son temps à les réfuter, puisqu'en pareil cas chacun n'en fait qu'à sa tète. Je ne fais alors atten­tion qu'à la maxime rationnelle dont chacun part, et suivant laquelle on sait aussi généralement re­cueillir les faits propres à la confirmer ; après quoi je cherche la mienne, qui m'empêche de croire à toutes ces explications avant de m'être bien rendu compte des raisons contraires. Quand donc je trouve ma maxime certaine, parfaitement d'accord avec l'usage de la raison dans la science de la nature, et seule appropriée à une façon de penser consé­quente, alors je la suis, sans me soucier de ces pré­tendus faits qui n'empruntent guère leur crédibilité et leur propriété d'expliquer l'hypothèse admise, que de la maxime d'abord choisie, faits auxquels on peut d'ailleurs opposer facilement cent autres faits· La pro­pagation par l'effet de l'imagination des femmes en­ceintes, ou bien encore des juments dans des écuries princières, l'épilation de la barbe chez des peuples entiers, comme la résection de la queue chez les che­vaux anglais, ce qui a forcé la nature d'omettre éga­lement dans ses générations une partie dont elle était munie dans le principe ; les nez aplatis, qui sont d'abord ainsi formés artificiellement chez les nouveau-nés par les parents, et qui seraient, avec le temps, acceptés par la nature dans sa force créatrice : ces moyens d'explication et d'autres seraient difficilement accrédités par les faits cités à l'appui, auxquels on peut en opposer de beaucoup mieux prouvés, si d'ailleurs ils n'étaient pas recommandés par la très-juste maxime ration­nelle : d'éprouver tout ce qui est présumé par des phénomènes donnés, avant d'admettre a l'appui des forces naturelles particulières ou des dispositions innées (suivant le principe : Principia prœter necessitatem non sunt multiplicanda). Mais j'ai contre moi une autre maxime qui limite celle de l'écono­mie des principes inutiles, à savoir : que dans toute nature organique, malgré tous les changements des individus, les espèces s'en conservent invariablement (suivant la formule de l'École : Quœlibet natura est conservatrix sui). Or, il est clair que si la magie de l'imagination ou l'artifice humain avait le pouvoir de changer chez les animaux la force géné­ratrice même, de transformer le modèle initial de la nature, ou de le défigurer par des additions qui seraient néanmoins conservées à perpétuité dans les générations suivantes, on ne saurait plus du tout de quel original la nature est partie, ni jusqu'où peut aller le changement dont elle serait susceptible, ni, comme l'imagination humaine n'a pas de bornes, jus­qu'à quel point pourraient être défigurés les genres et les espèces. En conséquence, j'admets le principe : de n'accorder à l'imagination aucun pouvoir de troubler la force génératrice de la nature, ni aucune faculté aux hommes de produire par des moyens artificiels extérieurs des changements dans l'original pri­mitif des genres et des espèces, de les faire passer dans la force créatrice et de les rendre héréditaires. Car, accorder un seul cas de cette espèce, c'est comme si Ton reconnaissait une seule histoire de revenants ou de magie. Une fois les barrières de la raison brisées,' Terreur de l'opinion y passe en mille endroits. Il n'y a pas de danger qu'en prenant cette résolution, je me rende, de propos délibéré, incapable de reconnaître des expériences réelles, ou, ce qui est la même chose, que je me rende incrédule obstiné. Car tous ces faits merveilleux portent sans distinction de cachet, qu'ils ne sont susceptibles d'aucune expérimentation ; qu'au contraire, ils ne peuvent être établis que par des perceptions exceptionnelles. Or, ce qui est de telle espèce que, tout en étant à la rigueur suscepti­ble d'être expérimenté absolument, ne comporte cependant rien de semblable, ou s'y soustrait constamment sous toutes sortes de prétextes, n'est que fiction, vaine opinion. Telles sont les raisons pour lesquelles je ne puis admettre une mode d'expli­cation qui favorise essentiellement le penchant su­perstitieux à la magie, toujours empressé de saisir tous les prétextes, même les plus légers : c'est que le caractère qui tient de l'espèce {das Anarten), fût-il contingent, ce qui ne réussit pas toujours, ne peut jamais être l'effet d'une autre cause que des ger­mes et des dispositions déposés dans l'espèce même.

Mais tout en accordant que des impressions fortuites peuvent faire naître des caractères transmissibles, il serait néanmoins impossible d'expliquer par là com­ment ces quatre différences de couleur sont, de tous les caractères héréditaires, les seuls qui se transmet­tent inévitablement. Pourquoi cela, sinon parce que dans les germes de la souche originelle du genre humain doivent avoir été déposées des dispositions naturelles destinées à conserver l'espèce, du moins pendant la première période de sa propagation, et qui devaient en conséquence se représenter dans les géné­rations suivantes ?

Nous sommes donc forcés d'admettre qu'il y a eu différentes souches d'hommes, à peu près dans les contrées où nous les trouvons maintenant, qui, dans l'intérêt de la conservation de l'espèce, avaient été soigneusement appropriées par la nature aux diffé­rentes régions du monde, par conséquent organisées diversement, organisation dont les quatre espèces de couleur sont le signe extérieur. Cette diversité de cou­leur, non-seulement se transmettra nécessairement sui­vant chaque souche dans son habitat, mais elle se con­servera sans amoindrissement dans toute autre partie de la terre, de génération en génération dans la même classe, lorsque le genre humain se sera suffisamment accru (soit que l'entier développement se soit fait in­sensiblement, ou que par l'usage de la raison l'art ait pu aider la nature). Car ce caractère tient nécessai­rement à la faculté génératrice, parce qu'il était nécessaire à la conservation de l'espèce. — Mais si ces souches étaient originelles, on ne pourrait dire ni concevoir pourquoi dans leur mélange entre elles leur caractère distinctif se transmet invariablement comme il arrive en effet. Car la nature a donné originellement à chaque souche son caractère, par rap­port à son climat et en conséquence de ce climat. L'organisation de l'une a donc une tout autre fin que l'organisation de l'autre ; et l'on ne comprend pas, avec la différence des souches primitives, que malgré cette différence de fins, les forces génératrices de deux souches aient dû tellement concorder en ce point de leur différence caractéristique, non-seulement qu'une variété en puisse résulter, mais encore qu'elle doive inévitablement s'ensuivre. Ce n'est qu'à la condition d'admettre qu'il doit nécessairement y avoir dans les germes d'une seule et même souche des dispositions pour toute cette différence de classes, afin de le rendre capable de peupler insensiblement les différentes parties du monde, que l'on comprend pourquoi, si ces dispositions se sont développées suivant l'occurrence, et diversement encore d'après la situation, différentes classes d'hommes en sont résultées, et comment elles ont dû nécessairement porter aussi avec le tempe, leur caractère déterminé dans les produit· qu'elles ont formes avec toute autre classe ; c'est que ce caractère fai­sait partie de Impossibilité de-leur propre existence, par conséquent aussi de la possibilité de la propagation de l'espèce, et qu'il était sorti de la disposition primitive et nécessaire de la souche originelle. De ces propriétés inévitablement transmissibles, jusque dans le mélange avec d'autres classes, et cependant hybrides, il faut nécessairement conclure qu'elles dérivent d'une sou­che unique, sans quoi la nécessité de la transmission ne serait pas concevable.


VII
Il n'y a que ce qui est inévitablement transmissible dans les différentes classes du genre humain, qui soit de nature à justifier la dénomination d'une race humaine particulière.

Des propriétés qui appartiennent essentiellement au genre même, qui par conséquent sont communes à tous les hommes comme telles, sont sans doute inévita­blement héréditaires ; mais parce qu'il n'y a là aucune différence d'hommes, on n'y fait pas attention dans la division des races. Les caractères physiques, par lesquels les hommes se distinguent les uns des autres (sans différence de sexe), et celles-là seules, à la vérité, qui sont héréditaires, doivent être prises en considération lorsqu'il s'agit d'en faire la base d'une division de Y espèce en classes. Mais ces classes ne doivent prendre le nom de races qu'autant que ces caractères sont inévitablement (aussi bien dans le mélange des classes que dans une seule) héréditaires. La notion d'une race contient donc d'abord la notion d'une sou­che commune, ensuite celle de caractères nécessaire­ment héréditaires de la différence par classe des des­cendants de cette souche entre eux. Par ce dernier moyen, sont établis de plus sûrs principes de distinc­tion, pour diviser le genre en classes ; et ces classes, à cause du premier point ci-dessus indiqué, celui de l'unité de la souche, ne peuvent pas prendre le nom d'espèces, ce ne sont que des races, La classe des blancs ne diffère pas, comme espèce particulière dans le genre humain, de celle des noirs ; et il ri ? a pas plusieurs espèces d'hommes. En admettre plusieurs, ce serait nier G unité de la souche dont elles pourraient provenir. Loin qu'on ait une raison de le faire, comme c'est évident déjà par l'hérédité constante de leurs caractères de classes, on a plutôt une raison très-importante d'affirmer le contraire[2].

La notion d'une race est donc la distinction dune classe d'animaux dune seule et même souche, considérée comme inévitablement héréditaire.

Telle est la détermination que j'ai proprement en vue dans ce traité ; le reste peut être regardé comme des idées secondaires, ou simplement accessoires, et par conséquent être admis ou rejeté. Je tiens seule· ment le premier point comme prouvé, et comme un principe utile dans l'étude de l'histoire naturelle, par­ce qu'il est susceptible d'une ejcpérimentationqmfeut conduire sûrement l'application de cette notion ; sans ce guide la. notion serait chancelante et incertaine. Si des hommes différemment formés sont placés dans des circonstances à se mêler, il y a déjà, si la produc-1 tion est hybride, une forte présomption qu'ils pour­raient bien appartenir à différentes races ; mais si ce produit de lear mélange est toujours croisé, la pré­somption devient une certitude. Au contraire, quoique une seule génération ne donne pas de métis, on peut être assuré que les deux parents de même genre, si différents qu'ils puissent paraître d'ailleurs, appar­tiennent cependant à une seule et même race.

Je n'ai admis que quatre races de l'espèce bu* maine > non pas que je sois parfaitement sûr qu'il n'y ait pas quelques traces d'un plus grand nombre, mais seulement parce qu'elles contiennent ce que je demande pour constituer le caractère d'une race, à savoir la génération croisée ou hybride, et qu'aucune autre classe d'hommes ne le présente à un degré suf­fisant. Ainsi M. jP#//of,dans sa description des popu­lations mongoles, dit que la première génération d'un Russe avec une femme mongole (une Buriate) donne déjà avec le temps de beaux enfants, maie il ne dit pas si l'on n'y retrouverait aucune trace de l'origine cal-mouque. Circonstance remarquable, si le mélange d'un Mongol avec un Européen devait faire complètement disparaître les traits caractéristiques du premier, quand an contraire ces traits sont toujours plus ou moins reconnaissables dans le mélange de populations méri­dionales (sans doute avec des Indiens), les Chinois^ les Avariais, les Malais, etc. Mais le caractère mon­gol ne regarde pas proprement la forme, ni la cou­leur, au sujet de laquelle l'expérience ne nous a ré­vélé jusqu'ici qu'une transmission constante, comme caractère d'une race. On ne peut pas dire non plus avec certitude si la figure des Cafres que portent les Papouas et les différente habitants des Iles de l'océan Pacifique qui les avoisinent, témoigne d'une race particulière, parce qu'on ne connaît pas encore le produit de leur mélange avec des blancs. Car ils se distinguent suffisamment des nègres par leur barbe épaisse quoique crépue.

OBSERVATION.

Cette théorie, qui admet certains germes originels dans la première et commune souche humaine, ayant proprement pour but la différence caractéristique des races actuelles, repose exclusivement sur la certitude delà transmission héréditaire, confirmée par l'expé­rience dans les quatre races indiquées. Celui qui tient ce moyen d'explication pour un principe superflu dans la physiographie, et qui croit qu'on peut ab­solument se passer de ces dispositions spéciales dans la nature, qu'en admettant une première souche de parents comme blanche, les autres races s'expliquent par les impressions survenues dans la suite par l'air et le soleil sur les descendants ultérieurs, celui-là n'a rien prouvé encore lorsqu'il dit que beaucoup d'autres qualités provenant du long séjour d'un peuple dans la même contrée finissent aussi par devenir hérédi­taires, et constituent un caractère physique de ce peuple. Il doit prouver par un exemple la certitude de la transmission héréditaire de ces propriétés, non-seulement dans le même peuple, mais encore dans le mélange de ce peuple avec tout autre (qui s'en distingue en ce point), de telle sorte'que le produit soit constam­ment hybride. Mais c'est ce qu'on ne peut faire ; car on ne trouve pas d'exemple propre à établir qu'un autre caractère que celui qui a été mentionné par nous, et dont le commencement dépasse toute l'his­toire, soit dans le cas voulu. S'il préférait admettre différentes souches humaines premières avec des ca­ractères héréditaires, d'abord il mettrait la philosophie dans la nécessité de recourir à différentes créatures et même de perdre l'unité de l'espèce. Car des animaux dont la différence est si grande qu'il faudrait pour leur existeuce autant de créations diverses, peuvent bien appartenir à un genre nominal (servant à les classer d'après certaines ressemblances), mais jamais à un genre réel, qui exigerait au moins la possibilité de descendre d'un couple unique. Or c'est proprement l'affaire de l'histoire naturelle de trouver le genre réel ; le physiographe peut se contenter du genre nominal. Hais alors aussi il faudrait, deuxièmement, admettre tout à fait gratuitement, et san3 autre raison que le bon plaisir delà nature, l'accord particulier des forces génératrices de deux genres différents, qui tout étrangers qu'ils soient entre eux, en ce qui re­garde leur origine, peuvent cependant s'unir ensem­ble d'une manière utile. Si pour établir le dernier point on allègue desanimaux où il a lieu, malgré la dif­férence de leur souche primitive, chacun niera dans de· ca· seflttblâblee la dernière eupposition, et conclura bien plutôt de la fécondité d'une pareille union à l'unité de la souche, comme on le fait pour la fécon­dité de l'union entre le chien et le renard, etc. La transmission constante des propriétés des deux pa­rents est donc la seule véritable et suffisante pierre de touche de la différence des races auxquelles ces pa­rents appartiennent, et une preuve de l'unité de la souche dont ils sont descendus, c'est-à-dire de la dif­férence des germes originels déposés dans la souche, se développant dans la suite des générations, et sans lesquels ces diversités héréditaires n'auraient pu de­venir nécessairement héréditaires.

La forme finale dans une organisation est cepen­dant le principe universel d'où nous concluons à un appareil originellement déposé dans une créature en vue de ce résultat, et, si celte fin ne devait être at­teinte que plus tard, à des germes créés. Or, l'exis­tence de cette forme finale, dans la propriété d'une race, ne peut être prouvée plus clairement nulle part que dans la race nègre; mais l'exemple qui se tire de celte seule race nous autorise du moins à con­jecturer la même chose des autres. On sait, en effet, maintenant que le sang humain, par le seul fait qu'il est phlogistiqué, devient noir (comme on peut le voir à la partie inférieure d'un caillot). Or, la forte odeur des nègres, qu'aucun soin de propreté ne peut faire disparaître, est déjà une présomption que leur peau enlève1 beaucoup de phlogisUques au sang, et que la nature doit avoir organisé cette peau de telle façon que le sang puisse se déphlogistiquer chez eux par ce moyen dans une bien plus grande proportion que chez les blancs, où cette fonction s'accomplit surtout par les poumons. Mais les véritables nègres habitent aussi des contrées où l'air est tellement phlogistiqué par d'épaisses forêts, par des étendues considéra­bles de plantes marécageuses, que, d'après Lind, il y a danger de mort pour les matelots anglais à passer un seul jour sur la Gambie pour y acheter de la viande. C'est donc une très-sage institution de la nature, d'avoir tellement organisé la peau des na-• turels de ce pays-là, que le sang, qui rend peu de phlogislique par les poumons, puisse se déphlogisti­quer par là beaucoup plus abondamment que chez nous. Il devait donc porter beaucoup de phlogistiqué aux extrémités des artères, afin qu'il fût en excès sous la peau même, et par conséquent s'y noircir, quoique à l'intérieur du corps il soit assez rouge. Quant à la forme finale de l'organisation des autres races, telle qu'elle peut s'induire de la couleur, on ne peut sans doute pas l'établir avec une égale vraisem­blance ; mais il y a cependant des manières d'expli­quer la couleur de la peau qui confirment cette pré­somption de la finalité. Si l'abbé Fontana, contredisant le chevalier Landriani, et disant que l'air fixe qui est chassé des poumons à chaque expiration ne provient pas de l'atmosphère, mais du sang même, avait raison, une race d'hommes pourrait bien avoir un sang surchargé de cet acide, que les poumons seuls ne pourraient pas chasser, et auquel les vaisseaux cutanés devraient encore ajouter ce qui provient de l'intérieur (non pas sous forme d'air, mais uni à une autre matière exhalée). Ainsi cet acide gazeux don­nerait aux particules de fer, dans le sang, cette couleur d'un rouge rubigineux qui distingue la peau des Américains; et la transmission de cette qualité de la peau peut tirer sa nécessité de ce que les habitants actuels de cette partie du monde n'ont pu gagner les régions qu'ils habitent aujourd'hui, en partant du· nord-est de l'Asie, qu'en suivant les côtes et peut-être en passant par les glaces de la mer Glaciale. Mais G eau de ces mers, dans son état de congélation cons­tante, doit faire expirer une quantité extraordinaire d'air fixe, dont par conséquent l'atmosphère doit sans doute être plus surchargée en cette région que partout ailleurs. Pour le faire disparaître (puisque la respi­ration de cette atmosphère n'absorbe pas assez l'air fixe parles poumons), la nature peut y avoir pourvu par l'organisation du tissu cutané. On prétend aussi avoir remarqué beaucoup moins de sensibilité dans la peau des Américains originaires; ce qui pourrait être une conséquence de cette organisation, qui s'est en­suite conservée dans les climats chauds, après s'être une fois développée comme différence caractéristique de la race. Mais l'exercice de cette fonction peut avoir aussi son occasion dans ces climats ; car toutes les substances alimentaires contiennent une quantité d'air fixe, qui peut être reçu par le sang, et évacué par cette voie. L'alcali volatil est encore une matière que la nature doit tirer du sang. Pour la sécréter, elle peut avoir en quelque sorte déposé certains germes destinés à l'organisation particulière de la peau chez les descendants de la première souche, qui devaient trouver à l'époque du premier développement de l'hu­manité leur demeure dans une zone sèche et chaude, propre à rendre leur sang particulièrement capable de produire surabondamment cette matière. Les mains froides des Indiens, quoique couvertes de sueur, semblent prouver une organisation différente de la nôtre. — Cependant la philosophie est peu rassurée par des hypothèses artificielles. Elles peuvent servir en tout cas à retourner contre un adversaire — qui, n'ayant rien de bon à dire pour renverser une proposition capitale, se félicite de ce que lé prin­cipe admis ne peut pas même faire comprendre la possibilité des phénomènes, — son exemple hypo­thétique, par un exemple équivalent, et pour le moins aussi spécieux.

Mais quelque système qu'on adopte, il est cepeu* dant certain que les races actuellement existantes, quand même il n'y aurait des unes aux autres aucun mélange, ne pourraient plus s'éteindre. Les Zingan qui se rencontrent parmi nous, qu'on sait de source certaine être d'origine indiennet en sont la prenve la plus évidente. On ne peut en retrouver la trace en Europe au delà de trois cents ana, et cependant ils n'ont absolument rien perdu de la forme de leurs ancêtres, Les Portugal la Gambie 7 qu'on dit être devenus des nègres, so es descendante de blancs qui se son t abâtardis par ir mélange avec des Hoirs. Où (ronve-t-on, en effet, l'il soit écrit, et comment serait-il même vraisemblable que les premiers Portu­gais arrivés sur ces rivages y aient amené un égal nombre de femmes blanches, et que ces femmes aient placées par d'autres femmes, pour fonder une des­cendance pure de blancs dans une partie étrangère ûx\ monde ? Les documents les plus dignes de foi disent an contraire que le roi Jean II, qui régna de 1481 à 4495, après que tous les colons qu'il avait envoyés à Saint- Thomas forent morts, ne peupla cette île que d'enfants juifs baptisés (avec une conscience de chr&tien portugais), d'où sont descendus, à ce qu'on croit, les blancs qui s'y trouvent aujourd'hui. Lee créoles noirs de l'Amérique du Nord, les Hollandais de l'île de Java, gardent fidèlement les caractères de leur race» Mais il ne faut pas confondre avec la cour leur propre à la race, une teinte accidentelle que le soleil ajoute à la peau, et qu'un air plus frais fait disparaître; car cette teinte n'est jamais héréditaire. Les germes qui étaient primitivement déposés dans la souche de l'espèce humaine, pour la production des races, doivent donc s'être développés dès les temps les plus reculés, suivant les exigences du climat, si la résidence a été assez longue; et après qu'une de ces dispositions a été développée chez un peuple, elle a fait disparaître toutes les autres. On ne saurait donc- admettre qu'un mélange antérieur de différentes races, opéré dans une certaine pro­portion, puisse encore aujourd'hui restituer la forme de la souche humaine; car autrement les bâtards qui sont provenus de cette cohabitation hétérogène se diviseraient encore maintenant d'eux-mêmes (comme autrefois la première souche) dans leurs produits par la propagation en différents climats, suivant leurs couleurs originelles ; ce qu'aucune ex­périence n'autorise à penser, parce que tous ces pro­duits bâtards se sont conservés dans leur propagation propre aussi fidèlement que les races dont le mélange leur a donné naissance. Il est donc impossible au­jourd'hui de savoir quelle a pu être la forme de la première souche humaine (quant à la qualité de la peau) ; le caractère même des blancs n’est que le développement d’une des dispositions originelles qui se trouvaient avec les autres dans celui-là.







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  1. Voir les Philosophes pour les gens du monde d’Engel, part. II, p. 125 et s. (c’est-à-dire le traité précédent, n. VIII, édit. Rosenkr. t. VI, p. 355) ; l’Observation de Kant dans la Revue mensuelle de Berlin, t. VI, p. 391.
  2. Dans le principe, quand on n'a sous les yeux que les caractères de la comparaison (d'après la ressemblance ou la dissemblance), on soumet des classes d'êtres à un seul genre. Mais si l'on regarde à leur origine, on voit alors si ces classes sont autant d'espèces différentes, ou si elles ne sont que des races. Le loup» le renard, le chacal, l'hyène et le chien de garde sont autant de classes de quadrupèdes. Mais si l'on admet que chacune d'elles doit avoir une origine particulière, ce sont alors autant d'espèces. Reconnaît-on, au contraire, qu'elles peuvent toutes provenir d'une seule souche,ce ne sont plus alors que des races de cette souche. Espèce et genre ne se distinguent point en histoire na­turelle (où il ne s'agit que de la génération et de la descendance). Dans la physiographie, où il n'est question que de la comparaison des ca­ractères, cette différence est seule admise. Ce qui s'y appelle espèce, doit ailleurs prendre souvent le nom de race.