Démonstration physique du mouvement de rotation de la Terre au moyen du pendule
« Les observations si nombreuses et si importantes dont le pendule a été jusqu’ici l’objet, sont surtout relatives à la durée des oscillations ; celles que je me propose de faire connaître à l’Académie ont principalement porté sur la direction du plan d’oscillation qui, se déplaçant graduellement, d’orient en occident, fournit un signe sensible du mouvement diurne du globe terrestre
» Afin d’arriver à justifier cette interprétation d’un résultat constant, je ferai abstraction du mouvement de translation de la terre, qui est sans influence sur le phénomène que je veux mettre en évidence, et je supposerai que l’observateur se transporte au pôle pour y établir un pendule réduit à sa plus grande simplicité, c’est-à-dire un pendule composé d’une masse pesante homogène et sphérique, suspendue par un fil flexible à un point absolument fixe ; je supposerai même, tout d’abord, que ce point de suspension est exactement sur le prolongement de l’axe de rotation du globe, et que les pièces solides qui le supportent ne participent pas au mouvement diurne. Si, dans ces circonstances, on éloigne de sa position d’équilibre la masse du pendule, et si on l’abandonne à l’action de la pesanteur sans lui communiquer aucune impulsion latérale, son centre de gravité repassera par la verticale, et, en vertu de la vitesse acquise, il s’élèvera de l’autre côté de la verticale à une hauteur presque égale à celle d’où il est parti. Parvenu en ce point, sa vitesse expire, change de signe, et le ramène, en le faisant passer encore par la verticale, un peu au-dessous de son point de départ. Ainsi l’on provoque un mouvement oscillatoire de la masse pendulaire suivant un arc de cercle dont le plan est nettement déterminé, et auquel l’inertie de la matière assure une position invariable dans l’espace. Si donc ces oscillations se perpétuent pendant un certain temps, le mouvement de la terre, qui ne cesse de tourner d’occident en orient, deviendra sensible par le contraste de l’immobilité du plan d’oscillation dont la trace sur le sol semblera animée d’un mouvement conforme au mouvement apparent de la sphère céleste ; et si les oscillations pouvaient se perpétuer pendant vingt-quatre heures, la trace de leur plan exécuterait dans le même temps une révolution entière autour de la projection verticale du point de suspension.
» Telles sont les conditions idéales dans lesquelles le mouvement de rotation du globe deviendrait évidemment accessible à l’observation. Mais en réalité on est matériellement obligé de prendre un point d’appui sur un sol mouvant ; les pièces rigides où s’attache l’extrémité supérieure du fil du pendule ne peuvent être soustraites au mouvement diurne, et l’on pourrait craindre, à première vue, que ce mouvement communiqué au fil et à la masse pendulaire n’altérât la direction du plan d’oscillation. Toutefois la théorie ne montre pas là une difficulté sérieuse, et, de son côté, l’expérience m’a montré que, pourvu que le fil soit rond et homogène, on peut le faire tourner assez rapidement sur lui-même dans un sens ou dans l’autre sans influer sensiblement sur la position du plan d’oscillation, en sorte que l’expérience telle que je viens de la décrire doit réussir au pôle dans toute sa pureté[1].
» Mais quand on descend vers nos latitudes, le phénomène se complique d’un élément assez difficile à apprécier et sur lequel je souhaite bien vivement d’attirer l’attention des géomètres.
» À mesure que l’on approche de l’équateur, le plan de l’horizon prend sur l’axe de la terre une position de plus en plus oblique, et la verticale, au lieu de tourner sur elle-même comme au pôle, décrit un cône de plus en plus ouvert ; il en résulte un ralentissement dans le mouvement apparent du plan d’oscillation, mouvement qui s’annule à l’équateur pour changer de sens dans l’autre hémisphère. Pour déterminer la loi suivant laquelle varie ce mouvement sous les diverses latitudes, il faut recourir soit à l’analyse, soit à des considérations mécaniques et géométriques que ne comporte pas l’étendue restreinte de cette Note ; je dois donc me borner à énoncer que les deux méthodes s’accordent, en négligeant certains phénomènes secondaires, à montrer le déplacement angulaire du plan d’oscillation comme devant être égal au mouvement angulaire de la terre dans le même temps multiplié par le sinus de la latitude. Je me suis donc mis à l’œuvre avec confiance, et en opérant de la manière suivante. J’ai constaté dans son sens et dans sa grandeur probable la réalité du phénomène prévu.
» Au sommet de la voûte d’une cave on a solidement scellé une forte pièce en fonte qui doit donner un point d’appui au fil de suspension, lequel se dégage du sein d’une petite masse d’acier trempé dont la surface libre est parfaitement horizontale. Ce fil est d’acier fortement écroui par l’action même de la filière ; son diamètre varie entre et de millimètre ; il se développe sur une longueur de 2 mètres et porte à son extrémité inférieure une sphère de laiton rodée et polie qui, de plus, a été martelée de façon à ce que son centre de gravité coïncide avec son centre de figure. Cette sphère pèse 5 kilogrammes et elle porte un prolongement aigu qui semble faire suite au fil suspenseur.
» Quand on veut procéder à l’expérience, on commence par annuler la torsion du fil et par faire évanouir les oscillations tournantes de la sphère. Puis, pour l’écarter de sa position d’équilibre, on l’embrasse dans une anse de fil organique dont l’extrémité libre est attachée à un point fixe pris sur la muraille, à une faible hauteur au-dessus du sol. On dispose arbitrairement, par la longueur donnée à ce fil, de l’écart du pendule et de la grandeur des oscillations qu’on veut lui imprimer. Généralement, dans mes expériences, ces oscillations comprenaient à l’origine un arc de 15 à 20 degrés. Avant de passer outre, il est nécessaire d’amortir, par un obstacle que l’on retire peu à peu, le mouvement oscillatoire que le pendule exécute encore sous la dépendance des deux fils. Puis, dès qu’on est parvenu à l’amener au repos, on brûle le fil organique en quelque point de sa longueur ; sa ténacité venant alors à faire défaut, il se rompt, l’anse qui circonscrivait la sphère tombe à terre, et le pendule, obéissant à la seule force de la gravité, entre en marche et fournit une longue suite d’oscillations dont le plan ne tarde pas à éprouver un déplacement sensible.
» Au bout d’une demi-heure, ce déplacement est tel, qu’il saute au yeux ; mais il est plus intéressant de suivre le phénomène de près, afin de s’assurer de la continuité de l’effet. Pour cela, on se sert d’une pointe verticale, d’une sorte de style monté sur un support, que l’on place à terre, de manière à ce que dans son mouvement de va-et-vient le prolongement appendiculaire du pendule vienne, à la limite de son excursion, raser la pointe fixe. En moins d’une minute, l’exacte coïncidence des deux pointes cesse de se reproduire, la pointe oscillante se déplaçant constamment vers la gauche de l’observateur ; ce qui indique que la déviation du plan d’oscillation a lieu dans le sens même de la composante horizontale du mouvement apparent de la sphère céleste. La grandeur moyenne de ce mouvement, rapportée au temps qu’il emploie à se produire, montre, conformément aux indications de la théorie, que sous nos latitudes la trace horizontale du plan d’oscillation ne fait pas un tour entier dans les vingt-quatre heures.
» Je dois à l’obligeance de M. Arago et au zèle intelligent de notre habile constructeur, M. Froment, qui m’a si activement secondé dans l’exécution de ce travail, d’avoir pu déjà reproduire l’expérience sur une plus grande échelle. Profitant de la hauteur de la salle de la Méridienne, à l’Observatoire, j’ai pu donner au fil du pendule une longueur de 11 mètres. L’oscillation est devenue à la fois plus lente et plus étendue, en sorte qu’entre deux retours consécutifs du pendule au point de repère, on constate manifestement une déviation sensible sur la gauche.
» Je présenterai, en terminant, une dernière remarque :
» C’est que les faits observés dans les circonstances où je me suis placé concordent parfaitement avec les résultats énoncés par Poisson, dans un Mémoire très-remarquable lu devant l’Académie, le lundi 13 novembre 1837. Dans ce Mémoire, Poisson, traitant du mouvement des projectiles dans l’air, en ayant égard au mouvement diurne de la terre, trouve par le calcul que, sous nos latitudes, les projectiles lancés vers un point quelconque de l’horizon éprouvent une déviation qui a lieu constamment vers la droite de l’observateur placé au point de départ et tourné vers la trajectoire. Il m’a semblé que la masse du pendule peut être assimilée à un projectile qui dévie vers la droite quand il s’éloigne de l’observateur, et qui nécessairement dévie en sens inverse, en retournant vers son point de départ ; ce qui conduit au déplacement progressif du plan moyen d’oscillation et en indique le sens. Toutefois le pendule présente l’avantage d’accumuler les effets et de les faire passer du domaine de la théorie dans celui de l’observation. »
- ↑ L’indépendance du plan d’oscillation et du point de suspension peut être rendue évidente par une expérience qui m’a mis sur la voie et qui est très-facile à répéter. Après avoir fixé, sur l’arbre d’un tour et dans la direction de l’axe, une verge d’acier ronde et flexible, on la met en vibration en l’écartant de sa position d’équilibre et en l’abandonnant à elle-même. Ainsi l’on détermine un plan d’oscillation qui, par la persistance des impressions visuelles, se trouve nettement dessiné dans l’espace ; or on remarque qu’en faisant tourner à la main l’arbre qui sert de support à cette verge vibrante, on n’entraîne pas le plan de vibration.