Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/Les Marionnettes


LES MARIONNETTES,

ou
BRIOCHÉ EN SUISSE.
ANECDOTE.

Le fameux Brioché, si connu pour son talent à faire jouer les marionnettes, quitta Paris vers la fin du 17e. siècle, et résolut de parcourir les provinces et les pays voisins, dans l’espoir d’augmenter sa petite fortune en montrant son petit spectacle.

Après avoir fait, dans diverses parties de la France, d’assez bonnes recettes, il prit le chemin de la Suisse, et s’arrêta dans le premier bourg qui se présenta sur la frontière de ce pays. Il loua un petit local, monta son théâtre, déballa ses acteurs, et donna enfin une première représentation devant une assemblée assez nombreuse, qui ne se doutait nullement de ce qu’elle allait voir ; car, ces bons suisses n’avaient jamais vu et ne connaissaient aucunement les marionnettes.

À peine eurent-ils aperçu Pantalon, le Diable, le Médecin, Polichinelle, et leurs bizarres compagnons, qu’ils ouvrirent les plus grands yeux du monde. De mémoire d’homme on n’avait point entendu parler, dans le pays, d’êtres aussi petits, aussi agiles et aussi babillards que ceux-là. Mais, au bout de quelques instans, la peur remplaça la surprise. Ils s’imaginèrent que ces petits hommes qui parlaient, dansaient, se battaient et se disputaient si bien, ne pouvaient être qu’une troupe de lutins aux ordres du magicien qui leur en faisait payer la vue…

Cette idée se confirmant de plus en plus par les confidences que les spectateurs se faisaient entr’eux, tous se levèrent de leur place, et sortirent de la baraque, en faisant le signe de la croix. Quelques-uns coururent chez le juge du lieu, et lui dénoncèrent le magicien qui venait de leur faire voir tout l’enfer en miniature…

Le juge, épouvanté de ces déclarations, envoya tous ses archers pour arrêter le sorcier, et l’obligea à comparaître devant la justice, qui se rassembla en toute hâte. On garotta le pauvre Brioché ; on l’amena devant les juges, qui voulurent voir toutes les pièces du procès ; on apporta conséquemment les décorations, le théâtre, et les démons de bois auxquels on ne touchait qu’en frémissant. Les figures rouges et singulières des petits lutins firent frissonner toute l’assemblée ; on n’écouta qu’à peine la défense de leur directeur ; et on ne put comprendre l’explication simple et naturelle qu’il donna, sur les moyens dont il se servait pour les mettre en mouvement. Enfin la sorcellerie fut avérée ; et, dès le lendemain, on prononça la sentence. Brioché fut condamné à être brûlé avec ses petits démons et tout l’attirail qu’il employait pour les faire agir.

Cette sentence allait être mise à exécution, lorsque, par bonheur pour le pauvre Brioché, il arriva dans le même endroit un capitaine des gardes-suisses au service du roi de France. Cet officier, qui se nommait Dumont, ayant entendu parler du magicien français qu’on venait de juger, fut curieux de le voir. Il reconnut, du premier abord, le malheureux Brioché, dont les marionnettes l’avaient tant fait rire à Paris. Son sort le toucha ; car il se trouvait seul et sans moyen d’échapper. Dumont le consola, lui promit de lui faire rendre sa liberté ; et voyant ses efforts inutiles auprès de l’imbécile de juge qui avait porté la sentence, il lui ordonna de suspendre jusqu’au lendemain l’exécution du sorcier qui était, lui dit-il, un personnage important, et dont il répondrait sur sa tête. Il alla ensuite en toute hâte, à la ville voisine, trouver le premier magistrat du canton ; il lui expliqua toute l’affaire, et en obtint aisément l’ordre de remettre en liberté Brioché et ses marionnettes.

Ce pauvre homme fit tout ce qu’il put pour témoigner sa reconnaissance à son libérateur ; et il reprit le chemin de la France, en se promettant bien de ne plus songer à faire rire les Suisses dans leur pays…

S’il paraît surprenant que, dans le 17e. siècle, les Suisses aient pris de petits automates pour des démons, et un joueur de marionnettes pour un sorcier, on doit s’étonner plus encore que, dans le siècle où nous vivons, dans le 19e. siècle, ces mêmes Suisses ne soient pas plus éclairés qu’ils ne l’étaient il y a deux cents ans. Dans le voyage que le célèbre physicien, M. Comte, a fait ces dernières années en Suisse, on a pris sa voix de ventriloque pour la voix d’un démon invisible, ses tours de physique pour des tours de magie, et ses escamotages pour des miracles du diable. Le zèle de ces bonnes gens alla si loin, qu’ils voulurent même jeter M. Comte dans un four ardent… et bien lui prit de détaler au plus vite…