Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/Le Manoir du Diable


LE MANOIR DU DIABLE,

ou
UNE REPRÉSENTATION INFERNALE.
NOUVELLE.[1]

Le paladin Ollivier parcourait seul les rives de la Durance, cherchant des aventures glorieuses, et songeant, en attendant, à trouver un gîte pour la nuit qui n’était pas bien éloignée. Le maître d’une hôtellerie devant laquelle il passait, l’arrêta, en lui disant : — « Seigneur chevalier, ce que vous pouvez faire de plus sage, c’est de prendre ici votre gîte ; nous vous y donnerons vos aises, et vous y trouverez mieux votre compte, que si vous allez essayer de passer le pont du diable, qu’on trouve à trois lieues d’ici, sur la gauche. »

— « Quel est ce pont du diable, demanda Ollivier, et pourquoi craignez-vous que je le passe ? — « Ce pont, répondit l’hôtelier, est situé à l’entrée d’une gorge, défendue par un château qui appartenait, il y a dix ans, à un seigneur de ce voisinage ; mais il est, depuis ce temps, au pouvoir du diable et de ses sergens, qui s’en sont emparés ; et tous les exorcismes n’ont pu les en faire déguerpir. Il s’est présenté, à différentes fois, bien des curieux, bien des incrédules, pour en tenter l’aventure. Presque personne n’en est revenu ; et tous s’en sont si mal trouvés, qu’il n’y a pas d’apparence qu’on y retourne désormais.

» Mais, pour finir par quelque trait qui vous fasse juger du reste, il y a quatre ans que le fils de l’ancien seigneur, jeune gentilhomme, qui revenait de la guerre, se déplut dans la maison paternelle et demanda, pour apanage, la maison du diable, présumant qu’il lui serait plus facile d’en apprivoiser les hôtes, qu’une belle-mère qu’on lui avait donnée dans son absence. Tout le monde avait pitié de lui ; mais personne ne voulut le suivre. Il était déterminé, vigoureux ; il pousse sa pointe ; or, apprenez quel en fut le succès.

» Trois jours s’étaient passés sans qu’on en eût des nouvelles, lorsque des paysans trouvèrent son corps, arrêté par des branches de saules, qui sont sur les bords de la rivière, à une lieue au-dessous du château. Le courant ou le diable l’avait emporté là. Il avait le cou tordu, la langue et les yeux hors de la tête, les sourcils et les cheveux grillés, le corps tout meurtri et si noir, qu’il en était bleu ; il était déchiré de coups de griffes, qui lui entraient d’un pouce dans les chairs, et sentait le soufre de dix lieues à la ronde. J’allai comme les autres pour le voir ; et il m’en est resté une telle frayeur, qu’à l’heure où je vous parle, on ne me tirerait pas une goutte de bon sang… »

— « Trouverai-je un guide pour me conduire à ce pont et à cette maison du diable, demanda Ollivier ? » — Cela ne vous manquera pas, seigneur, répondit l’hôte ; nos enfans vous y conduiront les yeux fermés ; mais j’aurais regret qu’un cavalier de votre apparence allât se perdre de gaîté de cœur. Cependant, si vous voulez à toute force visiter la maison du diable, attendez au moins à demain matin ; le jour est avancé, la nuit vous surprendra ; les alentours de l’endroit où vous allez sont déserts : vous n’aurez de gîte que dans le maudit château… »

Malgré toutes ces représentations, Ollivier veut partir. On lui trouve un guide ; il s’achemine aussitôt vers le château du diable. Ce guide, non moins crédule, et plus babillard encore que le maître de l’hôtellerie, ne cessa, sur la route, d’entretenir le paladin des prodiges dont le château merveilleux passait pour être le théâtre. Mais lui, rempli de son objet, ne prêtait qu’une attention médiocre à des récits qu’il jugeait fabuleux, autant qu’ils étaient bizarres.

La fourberie, la sottise et la peur, disait-il en lui-même, jouent sans doute leur jeu, dans cette occasion-ci… En ce moment, le guide interrompit brusquement le fil de ses histoires, pour montrer à notre héros deux tours qu’on découvrait à peine dans l’éloignement et sur le penchant d’une colline. — « Seigneur, dit le guide à Ollivier, voilà votre auberge pour cette nuit, si vous voulez la passer bien mauvaise ; et voici la route qui doit vous y conduire. Quant à moi, je vous laisse, et ne veux rien avoir à démêler avec les patrons de ce manoir endiablé… »

En disant ces mots, le guide prit la fuite. Ollivier, maintenant seul, continua sa route, à travers les ombres de la nuit qui commençaient à se répandre ; et à la faible lueur des étoiles, il arriva à la porte du château redoutable.

Le pont-levis était baissé ; il entra dans une cour spacieuse, prêta une oreille attentive, et se persuada, au morne silence qui régnait autour de lui, que le lieu où il se trouvait était abandonné. Cependant, pour se mettre à l’abri des surprises, il ne veut pas pénétrer plus avant. Il débride son cheval, et se retire sous l’abri de la grande porte, le bouclier au bras, le cimeterre au poing, l’œil et l’oreille au guet ; il se résout à attendre ainsi le retour de l’aurore.

Il avait passé près de la moitié de la nuit, dans cette difficile attitude, sans s’être aperçu de rien d’extraordinaire, lorsque l’éclat d’une vive lumière vient frapper ses regards, jusque dans le réduit obscur qu’il avait choisi pour sa retraite. Il rentre dans la cour : la façade du château lui semble toute embrâsée ; un bruit sourd se fait entendre, pareil à celui que les feux souterrains occasionnent, lorsque, par des éruptions soudaines, ils viennent à s’échapper de leurs prisons. Ollivier distingue bientôt des cris aigus, des gémissemens, des plaintes lugubres.

En même temps, la porte d’un pavillon, situé dans le milieu de la cour, roulant avec fracas sur des gonds énormes et couverts de rouille, s’ouvre à deux battans. Au milieu des éclats de lumière, qui changent la nuit en un jour affreux, on distingue une foule de démons, de spectres, de fantômes, qui semblent se précipiter, s’acharner les uns sur les autres. Les hurlemens que pousse cette monstrueuse foule, font retentir les voûtes de la forteresse, ébranlent les remparts et les tours jusque dans leurs fondemens. Cependant on marche du côté de la porte, sur le pas de laquelle notre héros s’est avancé.

La première figure que l’on distingue semble être l’ombre d’une femme affligée : un voile de lin, d’une blancheur éclatante, mais souillé de quelques gouttes de sang, l’enveloppe depuis les épaules jusqu’aux talons ; ses cheveux épars tombent sur sa poitrine ; ses yeux, baignés de larmes, sont tournés vers le ciel ; sa voix, étouffée par les sanglots, laisse à peine échapper les plaintes que lui arrache l’état douloureux dont elle paraît affectée.

Un fantôme d’une figure horrible, d’une taille énorme et gigantesque, la suit. Les chaînes, sous le poids desquelles ce hideux colosse semble succomber, retardent la vîtesse de sa marche, que des monstres infernaux hâtent à coups de fouets, dont les bouts sont armés de pointes acérées, et en lui pressant le flanc avec des fourches aiguës. On voit ruisseler le sang, par-tout où les pointes meurtrières ont fait sentir leurs atteintes. Le monstre s’agite, se tourmente, pousse d’affreux rugissemens. Sa bouche vomit des tourbillons de flamme, qui menaçent d’embrâser tout ce qui les approche.

Ollivier prévient la troupe infernale qui marchait à lui ; il fait siffler dans l’air sa redoutable épée. Les démons abandonnent la victime au tourment de laquelle ils s’étaient dévoués, et se précipitent sur le héros qui les attaque ; les fourches se tournent en un instant contre lui. Vingt flambeaux répandant une clarté funèbre, une odeur empestée, assiègent la visière de son casque, et cherchent à le priver en même temps de la faculté de voir et de respirer, tandis que les hurlemens, les rugissemens retentissent d’une manière horrible à ses oreilles ; mais son courage en redouble. Il évite les atteintes qu’on lui porte ; il s’élance, il frappe ; mais au plus fort de l’action, les lumières disparaissent, et la vision s’évanouit.

Le paladin étonné cherche en vain ses adversaires, à travers les ténèbres qui les lui dérobent ; il prête l’oreille, et entendant un bruit rauque, il tourne ses regards du côté d’où le bruit s’annonce ; il y marche : une lumière, échappée d’un feu qui s’éteint, le conduit à huit ou dix pas, vers une masse qui pousse des gémissemens, et qui paraît jeter quelques étincelles.

Ollivier s’approche de la masse, et lui fait sentir légèrement la pointe du cimeterre : elle pousse un rugissement pénible ; le guerrier s’arrête, s’appuie sur son épée, et attend le jour, qui vient enfin éclairer ses doutes. Le paladin reconnaît un homme, dans la masse qui l’avait si fort intrigué. Il s’avance vers cette figure humaine, la touche avec précaution ; elle pousse des gémissemens douloureux. Il la considère ; elle est étendue sur l’herbe ; c’est le fantôme chargé de chaînes, qui précédait la troupe dans la vision nocturne.

Ollivier prend le fantôme par les épaules ; le met sur son séant, le soutient, l’envisage, voit cette face énorme, hideuse, effrayante, la touche, et découvre que c’est un masque de cuivre. Il arrache le masque, et reconnaît le visage d’un de ses compagnons d’armes. — Est-ce vous, Inar, lui dit-il ?… — Je suis damné, répond la tête démasquée…

Ollivier frissonne, à cette réponse terrible… Mais, au même instant, il aperçoit à terre la dame couverte d’un voile de lin ensanglanté. — Qui êtes-vous, madame, lui dit-il, et dans quel lieu le sort m’a-t-il conduit ? — Dans un enfer, seigneur, répond la dame…

— Qui êtes-vous donc, reprend le paladin ? — Vous le saurez, dit la dame blanche ; en attendant, fuyons ; mille dangers vous environnent… — Ne craignez rien, répliqua Ollivier, nous sortirons sans péril… En disant ces mots, il fit monter l’homme au masque de cuivre et la dame au voile de lin sur son cheval ; et conduisant lui-même son coursier par la bride, il sortit à pied, avec ses deux nouveaux compagnons, de la maison endiablée.

Il se rendit ainsi, sans mésaventure, à une ville prochaine, où il mit l’homme au masque de cuivre et la dame au voile de lin, entre les mains d’un chirurgien habile. Mais, avant de les quitter, il voulut savoir l’histoire du Château du diable. Voici ce que les deux personnes, qu’il avait délivrées, lui racontèrent :

Un petit tyran de village, nommé Phalagon, avait des talens pour faire la fausse-monnaie, et le désir de devenir bien riche par cet honnête moyen. Le château que l’on venait de quitter étant vieux, orné de souterrains, et isolé sur les bords de la Durance, lui avait paru propre à ses opérations lucratives. Il s’en était donc emparé ; et, pour dérober aux oreilles et aux yeux le bruit et l’appareil de ses travaux, il avait répandu parmi le peuple, que le château était peuplé de démons, qui y faisaient toutes les nuits un sabbat effroyable.

Il fallait un appareil imposant pour soutenir une invention de cette nature, et forcer à la retraite les curieux et les incrédules ; voici de quelle façon s’y prenait Phalagon. Se présentait-on au château pour y passer la nuit : sur-le-champ, tout y était préparé pour la représentation d’une scène à peu près semblable à celle qui avait frappé les yeux d’Ollivier. Il était difficile de trouver un sujet pour remplir le premier rôle, pour traîner des chaînes d’un poids énorme, et essuyer enfin toutes les disgrâces attachées à l’emploi. Phalagon s’emparait alors du premier inconnu de stature avantageuse, que le hasard faisait tomber entre ses mains.

Le guerrier qu’Ollivier venait de rendre libre, avait été pris par Phalagon, quelques jours auparavant ; et la veille, au commencement de la nuit, pour la représentation qu’on devait donner au paladin, deux figures diaboliques, armées de flambeaux, avaient affublé le malheureux Inar d’un masque de cuivre d’un pied et demi de hauteur, surchargé d’une chevelure de crin hérissée. La bouche du masque, faite d’ailleurs pour grossir le son de la voix, contenait une matière sèche, enduite de bitume, et à laquelle on mettait feu.

Inar, entouré de flammes et de démons, s’était persuadé qu’il était damné. La dame au voile de lin était l’amante d’Inar, que Phalagon forçait à jouer également un rôle dans la scène infernale. Tous les autres démons qui composaient ces apparitions effrayantes, étaient représentés par Phalagon et ses gens.

Jusqu’au moment où Ollivier se présenta devant cette troupe, avec une assurance héroïque, elle n’avait eu besoin, pour vaincre, que de la terreur de son équipage ; mais, à ce coup, elle se trouva exposée à une attaque aussi vive qu’imprévue. Inar se laissa tomber à terre ; son amante se retira à quelques pas ; Phalagon, blessé à mort, ordonna à sa troupe de jeter les flambeaux dans les fossés du pavillon ; et les ténèbres succédèrent aux lueurs infernales.

Ollivier, en apprenant toutes ces choses, se confirma dans l’idée qu’il n’y avait point de revenans ; et que toutes les scènes d’apparitions qui effraient si fort les petits esprits, étaient ordinairement l’ouvrage de la fourberie. Comme il voulait courir à d’autres aventures, il quitta bientôt Inar et son amante, en leur souhaitant prompte guérison et bonheur sans mélange.

Quant au Château endiablé, cette aventure décrédita sa réputation épouvantable ; et Phalagon étant mort, ses gens se dispersèrent ; le château redevint paisible ; on osa l’habiter ; on n’y vit plus de spectres. Mais les bonnes femmes en firent longtemps encore des histoires bien terribles !…


  1. Cette nouvelle est tirée du poëme d’Ollivier, de Jacques Cazotte.