Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/Le Magicien Agrippa, ou Aventure de Cyrano-Bergerac


LE MAGICIEN AGRIPPA,

ou
AVENTURE DE CYRANO-BERGERAC,
RACONTÉE PAR LUI-MÊME[1].

« Il m’est arrivé une aventure si étrange, que je veux vous la raconter. Vous saurez qu’hier, fatigué de l’attention que j’avais mise à lire un sot livre de prodiges, je sortis à la promenade pour dissiper les sombres et ridicules imaginations dont j’avais l’esprit rempli ; et comme je m’efforçais de chasser de ma mémoire les contes effrayans que j’avais lus, je m’enfonçai dans un petit bois obscur où je marchai environ un quart-d’heure. J’aperçus alors un manche à balai qui vint se mettre entre mes jambes, et sur lequel je me trouvai à califourchon. Aussitôt, bon gré malgré que j’en eusse, je me sentis volant par le vague des airs. Je ne sais qu’elle route je fis sur cette monture ; mais je me trouvai arrêté sur mes pieds, au milieu d’un désert, où ne se rencontrait aucun sentier. Je repassai cent fois sur mes brisées sans reconnaître les lieux ; car cette solitude était pour moi un monde étranger. Je résolus de pénétrer plus loin ; mais, sans apercevoir aucun obstacle, j’avais beau pousser contre l’air, mes efforts ne me faisaient rencontrer par tout que l’impossibilité de passer outre.

» À la fin, fort harassé, je tombai sur mes genoux ; et ce qui m’étonna davantage, ce fut d’avoir passé en un moment de midi à minuit. Je voyais les étoiles luire au ciel avec un feu bluettant ; la lune était en son plein, mais beaucoup plus pâle qu’à l’ordinaire ; les vents étaient paralytiques ; les fontaines étaient muettes ; les oiseaux avaient oublié leur ramage ; les poissons se croyaient enchâssés dans du verre ; tous les animaux n’avaient de mouvement que ce qu’il leur en fallait pour trembler. L’horreur d’un silence effroyable régnait par-tout ; et par-tout la nature semblait attendre quelque grande aventure.

» Je mêlais ma frayeur à celle dont la face de l’horizon paraissait agitée, quand, au clair de la lune, je vis sortir du fond d’une caverne un grand et vénérable vieillard, vêtu de blanc, le visage basané, les sourcils touffus et relevés, l’œil fier, la barbe renversée par-dessus les épaules. Il avait sur la tête un chapeau de verveine, et sur le dos une ceinture de fougère tressée. À l’endroit du cœur était attachée sur sa robe une grande chauve-souris, et autour du cou un carcan chargé de sept différentes pierres précieuses, dont, chacune portait le caractère de la planète qui la dominait.

» Ainsi mystérieusement habillé, portant à la main gauche un vase fait en triangle, plein de rosée, et à la droite une baguette de sureau en sève, dont l’un des bouts était ferré d’un mélange de tous les métaux, il baisa le pied de sa grotte, se déchaussa, prononça en grommelant quelques paroles obscures, et s’approcha à reculons d’un vieux chêne, à quatre pas duquel il creusa trois cercles l’un dans l’autre : la terre, obéissant aux ordres du nécromancien, prenait elle-même, en frémissant, les figures qu’il voulait y tracer. Il y grava les noms des esprits qui présidaient au siècle, à l’année, à la saison, au mois, à la semaine, au jour et à l’heure. Ceci achevé, il posa son vase au milieu des cercles, le découvrit, mit un bout de sa baguette entre ses dents, se coucha la face tournée vers l’orient, et s’endormit.

» Vers le milieu de son sommeil, j’aperçus tomber dans le vase cinq graines de fougère. Il les prit toutes, quand il fut éveillé, en mit deux dans ses oreilles, une dans sa bouche ; il replongea l’autre dans l’eau, et jeta la cinquième hors des cercles. Mais à peine celle-là fut-elle partie de sa main, que je le vis environné de plus d’un million d’animaux de mauvais augure. Il toucha de sa baguette un chat-huant, un renard et une taupe, qui aussitôt entrèrent dans les cercles en jetant un cri formidable. Il leur fendit l’estomac avec un couteau d’airain, leur ôta le cœur qu’il avala, et fit ensuite de longues fumigations. Il trempa un gant de parchemin vierge dans un bassin plein de rosée et de sang, mit ce gant à sa main droite ; et après quatre ou cinq hurlemens horribles, il ferma les yeux et commença les évocations.

» Il ne remuait presque point les lèvres ; j’entendais néanmoins, dans sa gorge, un bruit semblable à celui de plusieurs voix entremêlées. Il fut enlevé de terre à la hauteur d’un demi-pied ; et de fois à autre il attachait attentivement sa vue sur l’index de sa main gauche. Il avait le visage enflammé et se tourmentait fort.

» Après plusieurs contorsions épouvantables, il tomba en gémissant sur ses genoux. Mais aussitôt qu’il eut articulé trois paroles d’une certaine oraison, devenu plus fort qu’un homme, il soutint sans vaciller les monstrueuses secousses d’un vent épouvantable qui soufflait contre lui, tantôt par bouffées, tantôt par tourbillons ; ce vent semblait tâcher à le faire sortir des cercles. Les trois ronds tournèrent ensuite autour de lui. Ce prodige fut suivi d’une grêle rouge comme du sang ; et cette grêle fit place à un torrent de feu, accompagné de coups de tonnerre.

» Une lumière éclatante dissipa enfin ces tristes météores. Tout au milieu parut un jeune homme, la jambe droite sur un aigle, la gauche sur un lynx, qui donna au magicien trois fioles pleines de je ne sais quelle liqueur. Le magicien lui présenta trois cheveux, l’un pris au-devant de sa tête, les deux autres aux tempes ; il fut frappé sur l’épaule d’un petit bâton que tenait le fantôme, et puis tout disparut.

» Alors les étoiles s’éteignirent et le jour revint. J’allais me remettre en chemin pour regagner mon village ; mais le sorcier m’ayant envisagé, s’approcha du lieu où j’étais.

» Quoiqu’il cheminât à pas lents, il fut plutôt à moi que je ne l’aperçus bouger. Il étendit sous ma main une main si froide, que la mienne en demeura long-temps engourdie. Il n’ouvrit ni la bouche ni les yeux ; et, dans ce profond silence, il me conduisit à travers des masures, sous les ruines d’un vieux château inhabité, où les siècles travaillaient depuis mille ans à mettre les chambres dans les caves.

Aussitôt que nous fûmes entrés : « Vante-toi, me dit-il en se tournant vers moi, d’avoir contemplé face à face le sorcier Agrippa, dont l’âme est (par métempsicose) celle qui, jadis, animait le savant Zoroastre, prince des Bactriens.

» Depuis près d’un siècle que je disparus d’entre les hommes, je me conserve ici par le moyen de l’or potable, dans une santé qu’aucune maladie n’a jamais interrompue. De vingt ans en vingt ans, j’avale une prise de cette médecine universelle qui me rajeunit, et qui restitue à mon corps ce qu’il a perdu de ses forces. Si tu as considéré trois fioles que m’a présentées le roi des Salamandres, la première en est pleine ; la seconde, contient de la poudre de projection ; et la troisième de l’huile de talc.

» Au reste, tu m’es obligé, puisqu’entre tous les mortels, je t’ai choisi pour assister à des mystères que je ne célèbre qu’une fois en vingt ans.

» C’est par mes charmes que sont envoyées, quand il me plaît, les stérilités et les abondances. Je suscite les guerres en les allumant entre les génies qui gouvernent les rois. J’enseigne aux bergers la patenôtre du loup. J’apprends aux devins la façon de tourner le sas. Je fais courir les feux follets. J’excite les fées à danser au clair de la lune. Je pousse les joueurs à chercher le trèfle à quatre feuilles sous les gibets. J’envoie, à minuit, les esprits hors du cimetière, entortillés d’un drap, demander à leurs héritiers l’accomplissement des vœux qu’ils ont faits à la mort. Je commande aux démons d’habiter les châteaux abandonnés, et d’effrayer les passans qui y viennent. Je fais trouver des mains de gloire aux misérables que je veux enrichir. Je fais brûler aux voleurs des chandelles de graisse de pendu, pour endormir les hôtes pendant qu’ils exécutent leur vol. Je donne la pistole volante, qui vient ressauter dans la pochette quand on l’a employée. Je donne aux laquais ces bagues qui les font aller et revenir de Paris à Orléans en un jour. Je fais tout renverser dans une maison par des esprits follets qui font culbuter les bouteilles, les verres, les plats, quoique rien ne se casse, que rien ne se répande, et qu’on ne voie personne. Je montre aux vieilles à guérir la fièvre avec des paroles. Je réveille les villageois la veille de la Saint-Jean, pour cueillir son herbe à jeun et sans parler. J’enseigne aux sorciers à devenir loups-garoux. J’envoie aux personnes affligées un grand homme noir qui leur promet de les faire riches s’ils se veulent donner à lui. Je tors le cou à ceux qui, lisant dans un grimoire, sans le savoir, me font venir et ne me donnent rien. Je m’en retourne paisiblement d’avec ceux qui, m’ayant appelé, me donnent seulement une savate, un cheveu ou une paille. J’enseigne aux nécromanciens à se défaire de leurs ennemis en faisant une image de cire, et la piquant ou la jetant au feu, pour faire sentir à l’original ce qu’ils font souffrir à la copie. J’instruis les paysans à mettre sous le seuil de la bergerie qu’il veulent ruiner, une touffe de cheveux, ou un crapaud avec trois maudissons, pour faire mourir étiques les moutons qui passent dessus. Je montre aux bergers à nouer l’aiguillette le jour des noces. Je fais sentir les coups aux sorciers, pourvu qu’on les batte avec un bâton de sureau. Enfin, je suis le diable Vauvert, le juif-errant, et le grand veneur de la forêt de Fontainebleau… »

Après ces paroles, le magicien disparut, les couleurs des objets s’éloignèrent… Je me trouvai sur mon lit, encore tremblant de peur… Je m’aperçus que toute cette longue vision n’était qu’un rêve… que je m’étais endormi en lisant mon livre de noirs prodiges, et qu’un songe m’avait fait voir tout le conte qu’on vient de lire…



  1. Tiré de la Lettre pour les Sorciers : Œuvres de Cyrano. Lettre XII.