Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/La Course du Loup-Garou


LA COURSE DU LOUP-GAROU,

ou
LES TERREURS SUPERSTITIEUSES.
NOUVELLE.[1]

Un des jours de carnaval, M. Oufle donna à souper à toute sa famille et à quelques-uns de ses amis. On y mangea passablement, et on but à qui mieux mieux ; car, quoique superstitieux et visionnaire, M. Oufle ne laissait pas d’aimer la bonne chère et la joie ; sur-tout quand on ne renversait point de salières, qu’on ne mettait point de couteaux en croix, qu’on ne laissait pas à la fois trois flambeaux allumés, qu’on n’était pas treize à table : tous mauvais présages, comme on sait.

Or, après un souper très-gai, M. Oufle, un peu pris de vin, se retira dans sa chambre pour se déguiser ; car tous les conviés avaient fait la partie d’aller au bal ; et chacun devait y aller de son côté, déguisé à sa fantaisie, pour se donner mutuellement un peu de plaisir à se reconnaître.

M. Oufle, après avoir long-temps rêvé dans sa chambre au déguisement qu’il pouvait prendre, finit par n’en trouver aucun de son goût, dans ceux qui étaient à sa portée. Il alla donc à l’appartement de son fils, qui était abondamment pourvu de costumes de bal. Le fils venait de sortir. M. Oufle remarqua sur un fauteuil un vêtement fait tout exprès pour se déguiser en ours. Il était de peaux brunes avec leur poil, cousues de manière qu’elles donnaient, depuis la tête jusqu’aux pieds, la ressemblance d’un ours à celui qui en était couvert.

Après que M. Oufle l’eut retourné quelque temps, il lui vint dans l’esprit de s’en vêtir, pour faire peur à sa femme ; ce qu’il trouvait d’autant mieux imaginé, que madame Oufle lui faisait de continuels reproches sur sa crédulité aux apparitions de spectres, de fantômes, de revenans, etc. En conséquence de sa bonne idée, il prit cet habit, l’emporta dans sa chambre, le vêtit, et s’en alla à la chambre de sa femme.

Mais elle n’était pas seule : il ne jugea pas à propos d’entrer, et s’en retourna dans sa chambre pour attendre qu’il n’y eût personne avec madame Oufle ; et afin de ne point s’ennuyer, il se mit à lire un chapitre de Bodin sur les loups-garoux, sorte de lecture qu’il aimait à la folie.

Il avait à peine lu quelques pages, que le vin qu’il avait bu, le feu qui était doux, la situation tranquille où il se trouvait, peut-être aussi le livre qu’il voulait lire l’endormirent complètement ; il oublia ainsi tout ce qu’il avait fait et tout ce qu’il voulait faire ; et son sommeil, qui dura environ deux heures, ne retraça, à son imagination timorée, que des visions de fantômes, d’hommes changés en loups, de démons, de sorciers, etc.

Enfin, on cassa un pot de chambre dans une pièce voisine, avec un si grand bruit, que M. Oufle s’éveilla en sursaut, se leva tout effrayé ; et comme il se trouvait vis-à-vis d’une glace, il s’y vit avec l’habit d’ours dont il était revêtu… Sa tête, échauffée par le vin ; son sommeil interrompu par un bruit qu’il ne comprenait point, son esprit frappé des songes qu’il venait de faire, l’habit qu’il se voyait sur le corps, tout cela, joint à une grande faiblesse d’imagination, lui causa un tel bouleversement dans la cervelle, qu’il se crut, non pas un ours, mais un loup-garou ; c’est-à-dire un homme métamorphosé en loup par une puissance magique, ou par un sortilège infernal…

En même temps qu’il fut frappé de l’idée qu’il était devenu loup-garou, il comprit qu’il fallait nécessairement courir les rues, hurler de son mieux, et mettre en pratique tout ce qu’il avait entendu dire de la conduite des loups-garoux. Il part donc sans différer, sort dans la rue, et commence à hurler d’une manière effroyable.

Il est bon de remarquer que M. Oufle était un homme grand, robuste, d’une voix forte, et d’une taille bien proportionnée. Ses cris, poussés dans le silence de la nuit, devaient épouvanter tous ceux qui pouvaient les entendre. Ils firent d’abord leur effet sur une petite troupe de musiciens qui donnaient une sérénade à une belle.

Les virtuoses commençaient leur symphonie, quand ils entendirent les hurlemens préliminaires de M. Oufle. L’amoureux, qui donnait la sérénade, et les musiciens qui l’exécutaient furent si fort effrayés d’entendre une voix de loup-garou, quand ils comptaient sur les plus doux complimens d’une jeune beauté, que leur sang se glaça dans leurs veines, et qu’ils se mirent à fuir de toutes leurs forces. M. Oufle voyant ces gens en fuite, se persuada plus que jamais qu’il était bien un loup-garou ; il ne pensa cependant pas à les poursuivre, mais il courut droit devant lui.

Il entra bientôt dans une petite rue détournée, où quatre jeunes gens, sortis récemment du collège, se divertissaient, dans un accès de bravoure, à arracher les chaînes des sonnettes et les marteaux des portes. Ils entendirent les longs hurlemens de M. Oufle, et frissonnèrent de terreur, dans la pensée que le diable venait sans doute les étrangler, pour les punir de leurs étourderies. Un moment après, ils aperçurent l’homme vêtu en ours, et ne doutèrent point que ce ne fut un vrai citoyen de l’enfer, ou un loup-garou comme M. Oufle croyait l’être. Ils jouèrent des jambes sans délibérer ; entraînant après eux les chaînes et les marteaux qu’ils avaient brisés.

M. Oufle, à ce bruit de chaînes, crut bien que les lutins et les démons, ayant brisé leurs liens, venaient le joindre pour le conduire au sabbat. Il poussa un hurlement plus fort que tous les autres, et se tapit, sans crier davantage, à la porte d’une jeune dame qui attendait son amant. Celle-ci, horriblement effrayée des rugissemens qu’elle venait d’entendre, courut, en palpitant d’effroi à sa fenêtre ; et apercevant un loup-garou à sa porte, elle crut que son amant était mort, qu’il était allé avec les démons, et qu’un envoyé du sombre royaume venait aussi la prendre vivante pour le châtiment de ses fautes.

Elle s’évanouit en prenant intérieurement la résolution de mieux vivre désormais. On ne sait pas ce qu’elle en fit ; mais M. Oufle voyant que le bruit avait cessé, reprit sa course, et s’arrêta devant un tripot, où les joueurs faisaient un vacarme qui ne ressemblait pas mal au sabbat. Le prétendu loup-garou se mit à pousser des rugissemens si haut, si rauques, si violens, que le silence succéda au tumulte parmi les joueurs. Les perdans, occupés de leur perte, ne firent pas grande attention aux cris de M. Oufle ; mais les gagnans, et particulièrement une dame qui avait fait un gros gain, s’arrêtèrent tout hors d’eux-mêmes ; les cartes leur tombèrent des mains ; et comme les hurlemens ne s’arrêtaient point, la dame s’écria que le ciel irrité envoyait des diables au tripot, et que quelques-uns allaient mal finir…

Tout le monde pâlit d’effroi ; on s’agite, on fait des signes de croix et des prières ; on se disperse ; on sort à la hâte par une petite porte qui donnait sur une autre rue, pendant que M. Oufle s’éloigne.

À quelques pas du tripot, il rencontra un carrosse attelé de deux chevaux et escorté de deux coureurs. Il se campa fièrement devant les chevaux, et se mit à hurler avec tant de violence, que ces pauvres animaux se cabrèrent en hennissant, rebroussèrent chemin et prirent le mors aux dents aussi bien que les coureurs qui se sauvaient, en poussant les cris les plus lamentables. Toute cette musique enragée éveilla les voisins, qui vinrent, hommes et femmes, en chemise et en bonnet de nuit, à la fenêtre, voir ce qui se passait dans la rue.

Mais, à la vue du loup-garou, tous les curieux se retirèrent bien vite, à l’exception d’une pauvre tête, qui se trouva prise sous un châssis de fenêtre mal assuré, et dont on n’avait pas prévu la chute. Le patient se mit à gémir, et implora la pitié du prochain, en criant qu’il était étranglé. Mais, à ces mots, personne n’eut garde d’ouvrir sa fenêtre, parce qu’on croyait que la bête était le moine bourru[2], qui avait grimpé à la croisée du voisin et qui le tenait à la gorge.

Par bonheur, le valet de cette tête dont le cou était à moitié tordu, vint lever le chassis et délivra son maître de sa position critique. On fut tout étonné de le trouver en vie le lendemain.

Cependant, M. Oufle allait reprendre ses escapades, quand il fut rencontré par trois masques qui s’arrêtèrent devant lui. L’un de ces masques, qui était son fils, le reconnut à son costume, le prit respectueusement par les pattes ; et, avec l’aide de ses deux amis qu’il encouragea par son exemple, le fils reconduisit son père au logis. Tout le monde était couché ; on le déshabilla sans se démasquer ; on le mit au lit : il dormit douze heures de suite ; et à son réveil, on lui persuada que toutes ses aventures de la nuit étaient un rêve qu’il avait fait.

Quant aux personnes qu’il avait épouvantées ; comme on ne fit rien pour dissiper leurs frayeurs, elles furent toujours persuadées qu’elles avaient eu à faire avec un diable, ou tout au moins avec un loup-garou. On en fit long-temps d’effroyables histoires, qui ont encore un air de vérité auprès des petits esprits.

— Nous répéterons, en finissant, ce qu’on a déjà dit tant de fois, que les terreurs superstitieuses ont toujours le fondement le plus puéril ; et que si les personnes qui ont la faiblesse de craindre les spectres, les revenans, les loups-garoux et les fantômes, voulaient bien examiner l’objet qui les effraie, elles riraient les premières de leurs peurs extravagantes. Dans quel but, Dieu, qui est souverainement juste et souverainement bon, permettrait-il aux revenans et aux fantômes de se montrer sur la terre et d’effrayer les hommes ?… Les tours de revenans sont des farces de carnaval qui n’ont été imaginées que par des cervelles humaines, et qui ne sont exécutées que par des fripons ou par des sots.


FIN.
  1. Tirée de l’Histoire de M. Oufle, par l’abbé Bordelon.
  2. Sorte de démon qui se lâche à minuit, parcourt les rues, et tord le coup aux curieux qui mettent le nez à la fenêtre, si l’on en veut bien croire les bonnes femmes de village.