Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/La Belle Catherine
LA BELLE CATHERINE,
Il y avait, dans un coin du Poitou, un fermier nommé Hervias, qui avait une fille extrêmement belle. Le valet du fermier devint amoureux de cette fille. Mais comme il n’avait absolument rien reçu de la fortune, et que celle qu’il aimait était fille unique d’un père assez riche, il comprit bientôt que son amour s’évanouirait en fumée, s’il ne trouvait quelque stratagème dont il put employer heureusement le secours.
Catherine (c’était le nom de la fille du fermier), avait plusieurs adorateurs. Mais celui qu’elle préférait, était un jeune cousin, élevé à la ville, et dont les manières étaient plus séduisantes que celles des fermiers voisins. Il avait aussi plus de fortune ; son cœur était bon, et son esprit cultivé. Il entrait dans sa vingt-sixième année, Catherine était dans sa vingtième. Ils s’aimaient déjà depuis long-temps ; et comme les parens approuvaient leur amour, on parlait de les marier dans un mois.
Mais une nuit que le fermier Hervias était plongé dans un profond sommeil, il en fut tiré en sursaut, par un grand bruit qui se fit dans sa chambre. Une grande main agita les rideaux de son lit, et une grosse voix lui dit de lever les yeux…
Le fermier tourna la tête, et vit, au fond de sa chambre, un fantôme horrible, couvert d’un ample drap noir sur une longue robe blanche… Le fantôme tenait une torche à demi éteinte à la main droite, une fourche à la gauche… Il traînait des chaînes ; il avait une tête de cheval enflammée, surmontée d’un globe lumineux, et de deux cornes…
Hervias, qui avait l’imagination facile à s’effrayer, poussa un gémissement plaintif et étouffé à la vue du spectre ; ses cheveux se hérissèrent ; son sang se glaça ; et il eut à peine la force de demander, en tremblant : — « Que cherchez-vous, ombre terrible ? »
— « Je suis le démon qui préside aux amours des mortels, répondit le fantôme ; le dispensateur des ordres suprêmes m’envoie à toi pour te dire que tu mourras, le jour du mariage projeté entre ta fille et son jeune cousin. De longs malheurs seront encore la suite de cette union. Tu ne peux vivre, et ta fille ne peut être heureuse, que si tu la maries dans ta maison avec le premier homme que tu verras demain à ton lever…
En achevant ces mots, le fantôme disparut. Hervias demeura long-temps abattu par la peur, et sans oser rouvrir les yeux. Il passa la nuit sans dormir, en proie aux plus cruelles terreurs. Mille spectres, mille fantômes hideux se présentaient continuellement à son imagination bouleversée. Il croyait voir une foule d’ombres errer autour de lui, pour lui répéter l’ordre du démon.
Enfin le point du jour parut. Quelqu’un entra pour lui demander des ordres ; c’était le valet, amoureux de Catherine, Hervias fut consterné, par la pensée qu’il fallait donner sa fille à un pareil rustre, à un homme qu’elle n’aimerait sûrement pas. Mais il ne témoigna rien de sa mauvaise humeur, devant celui qui la causait. Il se leva, alla trouver sa fille, et lui raconta sa vision, avec les suites qu’elle venait déjà d’avoir,
Catherine désolée ne sut que répondre. Si elle refusait de s’immoler à l’ordre du démon, son père mourrait ; si elle épousait le valet qu’elle abhorrait depuis qu’il fallait l’aimer, elle se rendait la plus malheureuse des femmes…
Le jeune cousin vint ce jour-là à la ferme ; on lui apprit l’état des choses ; et il eut le bonheur de voir combien il était aimé. Mais il ne se troubla point : — « Ne tremblez pas d’avance, dit-il à sa jeune amie, nous mettrons le diable à la raison. » En même temps il proposa à son futur beau-père, de passer la nuit dans sa chambre ; et le futur beau-père y consentit de grand cœur.
Le jeune cousin feignit donc de partir le soir pour la ville ; et il rentra une demi-heure après la chute du jour dans la ferme. Il se posta sur une chaise auprès du lit d’Hervias, et tous les deux attendirent patiemment le spectre.
La fenêtre s’ouvrit enfin avec fracas, un peu avant minuit ; on vit paraître le fantôme dans le même accoutrement que la veille. Il répéta ce qu’il avait dit dans les mêmes termes, et il ajouta : — « La mortalité va tomber sur les bestiaux de la ferme, si Hervias permet que l’indigne amant de sa fille y paraisse encore désormais… »
Hervias trembla plus que le premier jour ; mais le jeune cousin, qui ne craignait pas les apparitions, se leva brusquement, et s’écria : — « Voyons qui nous envoie des ordres et des menaces si précises… »
En disant ces mots, il sauta sur le spectre qui voulait fuir, il le saisit, et sentant entre ses bras un corps solide, il reprit : — « Ce spectre n’est pas un esprit, mais une masse bien matérielle. » Il prit alors le fantôme par le milieu du corps, et l’entraînant d’un effort vigoureux, il le jeta par la fenêtre, qui était élevée de plus de douze pieds…
On entendit un cri plaintif. — « Le revenant n’osera plus revenir, dit le jeune cousin à Hervias ; allons voir s’il se porte bien. » Le fermier ranima son courage autant qu’il put, et se hasarda à descendre avec son gendre futur. On trouva que le prétendu démon était le valet amoureux de Catherine, qui s’était déguisé comme on a vu, et qui avait mis sur sa tête la carcasse d’une tête de cheval et une citrouille vide, avec des bouts de chandelles, qui rendaient, pendant la nuit, une lumière effrayante…
Malgré sa vile conduite, on voulut lui donner des soins. Mais il n’était plus temps ; sa chute l’avait assommé, et il mourut au bout de quelques minutes. On le vit porter en terre sans regret, et on pressa le mariage de la belle Catherine avec son jeune cousin.
Cette union fut aussi heureuse qu’on pouvait le souhaiter, malgré les prédictions du fantôme ; et les habitans de la ferme furent un peu rassurés contre la peur des apparitions.