Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/Aventure effroyable
AVENTURE EFFROYABLE.
Le chevalier de Saint-Alban sortait d’une orgie très-bruyante, avec tous ses amis ; ils se trouvaient tous ensemble à pied, au milieu de la rue, dans une nuit d’hiver fort obscure, et par un temps affreux. — « Qu’allons-nous devenir ? dit le chevalier à ses compagnons, tous aussi mouillés qu’il l’était lui-même ; il n’est que deux heures sonnées ; nous coucherons-nous à l’heure qu’il est comme de petits bourgeois ?… Écoutez, il me vient une excellente idée : il pleut à verse, nous sommes crottés en chiens barbets… Parbleu ! allons au bal de l’Opéra ; faits comme nous sommes, ce bizarre équipage nous épargnera la peine de nous masquer… »
La proposition parut de la plus heureuse impertinence, et fut acceptée avec transport. Cependant on désirait un carrosse, quand la troupe joyeuse entendit tout-à-coup le bruit d’une voiture. « Est-ce un fiacre, que le sort daigne nous envoyer ? s’écrièrent-ils d’une commune voix. »
— « Oui, messieurs, j’en suis un pour mes péchés, répondit le cocher, qui pouvait à peine faire mouvoir deux rosses étiques, qu’il étrillait en vain de plusieurs coups de fouet ; je suis chargé ; mais je ne vais qu’à quatre pas ; et si vous voulez me suivre, vous pourrez ensuite me faire rouler toute la nuit. »
— « Voyons qui sont ceux qui se donnent les airs d’être en voiture tandis que nous sommes à pied, reprit le chevalier de Saint-Alban ; ils seront peut-être assez polis pour nous céder leurs place. » Alors les jeunes gens saisissent les rênes des chevaux ; le chevalier ouvre la portière, allonge les bras, et tâte légèrement. « Oh ! oh ! mes amis, dit-il, je sens des meubles ; voici ; je crois, des coussins ou des matelas : un déménagement secret ; gardons-nous de le troubler. Puisque ce maraud nous assure qu’il va tout prêt d’ici, accompagnons-le jusqu’à l’endroit où il doit s’arrêter. » Là-dessus, il referme la portière, et le cocher continue à fouetter ses haridelles, dont il était facile de suivre au petit pas le plus grand trot.
La voiture s’arrêta bientôt devant une petite porte qui servait d’entrée à une allée longue et obscure, dans laquelle le chevalier se trouvant trop serré contre le mur, fut contraint de se jeter. L’obscurité empêchait qu’on ne l’aperçut. Le cocher descendit de son siège, et se mit en devoir de travailler à débarrasser le carrosse. Alors la portière s’ouvrit, un homme sauta promptement à terre, portant sur ses épaules un paquet dont il heurta rudement le chevalier, en le posant à quelques pas de lui. Il fut froissé de la sorte tant qu’il y eut quelque chose dans la voiture ; et il n’eût pas la force de s’en plaindre, parce que la frayeur lui ôta l’usage de la voix, quand il s’aperçut avec la dernière surprise, que ce qu’il avait pris pour des meubles n’était autre chose que des corps morts à demi-enveloppés dans de vieux lambeaux de toile. Tantôt il recevait un coup de pied d’un des cadavres, tantôt il sentait une main froide lui passer sur le visage…
Saisi d’horreur, il se tenait collé contre la muraille, et ne faisait aucun mouvement. L’homme qui était sorti du carrosse avait une lanterne sourde, qu’il ouvrait par intervalle ; et ne croyant pas qu’il y eût quelqu’un dans l’allée, il n’examinait heureusement que son horrible fardeau. Ce fut à la lueur vacillante de cette lanterne, que le pauvre chevalier découvrit les tristes objets dont il était environné.
Ce qui redoubla son effroi, fut de voir le cadavre d’un enfant, qui, à son visage rouge et enflammé, paraissait fraîchement étranglé. La mauvaise mine de l’assassin augmentait encore les terreurs du chevalier ; cet homme avait tout l’air d’un coupe-jarret ; son œil était hagard et sa physionomie dure et féroce. Saint-Alban découvrit même, sous son ample redingotte, des épées et des poignards. Le cocher l’aidait à déranger la voiture, et ils plaisantaient ensemble sur les morts qu’ils jetaient dans l’allée : « Celui-ci est presque encore tout chaud, disaient-ils ; en voilà un autre bien robuste, qui n’a pas quitté la vie sans peine. »
Enfin le chevalier parvint à pousser un cri de frayeur ; ses amis, qui se tenaient de l’autre côté de la rue l’entendirent, et se hâtèrent de voler à son secours ; ils mirent l’épée à la main, dérangèrent un peu les chevaux qui leur fermaient le passage, et se précipitèrent dans l’allée où le chevalier croyait toucher à sa dernière heure. Comme l’inconnu venait d’ouvrir sa lanterne, ils furent d’abord interdits de l’affreux spectacle qui s’offrit à leur yeux.
« Vous voyez, s’écria leur ami, un infâme assassin qui vient cacher ici les meurtres qu’il a faits. Ce misérable cocher, en le secondant, ose partager ses crimes. » À ces mots, les jeunes gens saisirent les prétendus coupables. — « Ah ! messieurs, ayez pitié de moi, s’écria l’homme descendu du fiacre ; je vais vous découvrir la vérité. Je suis un pauvre étudiant en chirurgie ; j’ai déterré ces cadavres pour les disséquer, moi et plusieurs de mes confrères. Tout est si cher actuellement, qu’il n’y pas jusqu’aux corps morts, que nous n’achetions autrefois des fossoyeurs que douze à quinze francs, qui ne nous coûtent plus du double de leur valeur. Cet honnête cocher a bien voulu m’aider, moyennant un écu de six francs. Vous voyez que mon crime est excusable, puisque je ne trouble la cendre des morts que pour procurer la santé aux vivans. » — « Et ces poignards qui sont cachés sous votre redingotte ? — Hélas ! ce sont des instrumens de chirurgie, que je viens de prendre chez le coutelier… »