Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/Aventure des Cordeliers d’Orléans


AVENTURE
DES CORDELIERS D’ORLÉANS.

ANECDOTE DU XVIe SIÈCLE[1].

Le prévôt d’Orléans, qui n’aimait pas les moines, avait perdu sa femme ; madame la prévôte, qui n’aimait pas les folles dépenses, avait demandé que son enterrement fut extrêmement simple : point de cierges, point de flambeaux, point d’offrandes ; six écus d’or pour toute largesse. Ses intentions furent ponctuellement exécutées.

La femme d’un prévôt ne meurt pas tous les jours ; réduire à six écus tous les frais d’un convoi, c’était faire un tort notable au couvent. Les cordeliers résolurent de se venger : le gardien et le custode se chargèrent de l’affaire.

On fit cacher dans les voûtes un petit novice, avec ordre de faire un grand bruit à l’heure de matines. On lui recommanda sur-tout de ne pas parler et de ne répondre qu’en frappant trois coups.

Le petit moine s’acquitta de sa commission à merveille. À l’heure convenue, il fit un tapage horrible dans les voûtes… Les moines consternés suspendirent l’office. L’exorciste prit le rituel et son étole, et adjura l’esprit de dire qui il était : — Point de réponse. — S’il était muet ? — Il frappa trois coups…

Trois jours de suite le même prodige se renouvela. Les moines se répandirent chez leurs voisins pour leur conter ce qui venait d’arriver : les voisins accoururent. À l’heure de l’office, le vacarme recommence ; l’exorciste reprend son étole. — Fantôme ou esprit, es-tu l’âme d’un tel ? — Point de réponse. — D’un tel ? — Point de réponse. On nomme de suite tous ceux qui sont enterrés dans l’église ; au seul nom de Marguerite, femme du prévôt, l’esprit frappe trois grands coups. — Es-tu damnée ? — Trois grands coups. — Es-tu damnée pour avoir partagé l’erreur de Luther ? — Trois grands coups. (Les erreurs de Luther faisaient alors grand bruit). — Que demandes-tu ? — Point de réponse. — Veux-tu être exhumé, et que ton corps soit jeté hors de l’église ? — Trois grands coups…

Tous les témoins étaient glacés d’effroi. Il fut délibéré qu’on cesserait l’office, et qu’on transférerait ailleurs les vases sacrés et le saint sacrement. On signifia au prévôt qu’il eût à reprendre sa damnée de luthérienne. Mais le prévôt n’était pas homme à se déconcerter. Il se rendit à Paris, et obtint du chancelier Duprat une commission pour examiner l’affaire. On arrêta le petit moine ; il avoua tout ; et les deux pères cordeliers, pris en flagrant délit, furent condamnés à l’amende honorable et à l’exposition…

Si ce prévôt se fût laissé effrayer, on aurait cru, avec fermeté, que l’esprit de sa femme était réellement revenu frapper à la voûte, pour prouver que les luthériens sont damnés.



  1. Tirée de l’ouvrage de M. Salgues, sur les Erreurs et les Préjugés, etc.