Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/Aventure de quelques jeunes chirurgiens qui voulaient disséquer un pendu
AVENTURE
De quelques jeunes chirurgiens qui voulaient disséquer un pendu[1].
Un soldat, condamné à mort pour un crime qu’on ne raconte pas, fut pendu à une potence dressée aux Halles de Paris. Quelques jeunes chirurgiens présentèrent une requête au lieutenant criminel pour obtenir qu’on leur livrât le corps du coupable, qu’ils voulaient disséquer. Le juge leur accorda leur demande, et leur remit une ordonnance signée de sa main pour l’exécuteur qui devait leur délivrer le corps.
À dix heures du soir, les chirurgiens furent trouver l’exécuteur, qui était déjà couché ; ils lui montrèrent leur ordonnance, et le pressèrent de leur remettre, au plus vite, le corps du pendu : car ils désiraient commencer de suite leur travail. Mais l’exécuteur leur répondit qu’il était trop tard ; qu’il ne voulait point se lever ; et que s’ils étaient si pressés d’avoir leur pendu, ils n’avaient qu’à l’aller chercher eux-mêmes à la potence, où il était encore attaché.
Les chirurgiens, voyant leurs sollicitations inutiles, prirent le chemin des Halles, sans bruit et sans lumière. Le plus jeune d’entr’eux imagina aussitôt de jouer un tour à ses compagnons. Il se sépare d’eux sans rien dire ; et prenant un autre chemin, il se rend en hâte à la potence, met sa chemise par-dessus ses vêtemens, se couvre de son manteau ; et se couchant par terre au-dessous du gibet, il attend sans remuer ses camarades, qui ne tardent pas à paraître.
L’échelle était encore dressée ; le plus hardi monte et coupe la corde qui tenait le pendu. Les autres s’avancent afin de ramasser le corps qu’ils ont vu tomber. Au même instant, le jeune étudiant, qui s’était blotti au pied de l’échelle, se lève précipitamment, jette son manteau, et s’écrie d’une voix forte : — Qui êtes-vous, vous qui venez enlever mon corps ?…
Tous ces jeunes gens, frappés de terreur par cette voix soudaine, et apercevant dans l’obscurité, une grande figure blanche qui leur faisait des gestes menaçans, se mirent à fuir de toutes leurs jambes ; celui qui était monté à la potence, sauta en bas sans compter les échelons, et s’enfuit comme les autres, mourant de peur d’être poursuivi par le fantôme… On assure même que ces pauvres jeunes gens ne demandèrent plus à disséquer des pendus, et qu’ils eurent toutes les peines du monde à concevoir qu’ils s’étaient épouvantés, non de la vue d’un spectre, mais de l’espièglerie d’un de leurs camarades.
- ↑ Tirée de l’Histoire des Spectres de P. Leloyer. Liv. I.