Dégénérescence ? Le Passé et le Présent de notre race

Dégénérescence ? Le Passé et le Présent de notre race
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 793-824).


DÉGÉNÉRESCENCE ?




LE PASSÉ ET LE PRÉSENT DE NOTRE RACE





La France est-elle la « grande dégénérée », ou subit-elle sous une forme plus aiguë et plus visible, une crise morale et sociale commune à toutes les nations modernes ? Et par quels moyens généraux peut-elle sortir à son honneur de ce péril, comme elle est sortie de tant d’autres dont son histoire est remplie ? Un tel problème mérite, de la part des psychologues et des moralistes, l’attention la plus impartiale, en même temps qu’il impose les conclusions les plus prudentes. À toutes les époques on trouve des pessimistes à côté des optimistes, et il est des périodes particulièrement douloureuses où il semble que tout soit perdu parce qu’on ignore l’avenir. « Les maux dont nous souffrons actuellement, a dit Guizot, nous semblent toujours incomparables. »

La première et la plus irrémédiable des dégénérescences, — la seule dont nous nous occuperons aujourd’hui, — serait celle qui atteindrait la race même, soit en altérant ses caractères essentiels, soit en la menaçant de disparaître. Mais d’abord quelle est la vraie nature de notre race ? Sa composition diffère-t-elle de celle des nations voisines, et en quoi ? Quelles sont ses origines, comment s’est-elle révélée dans son développement, enfin qu’est-elle aujourd’hui ? Par la comparaison du présent avec le passé, nous pourrons apprécier à leur juste valeur les symptômes de notre prétendue « fin de race ».

I

Grand est le désordre des idées quand il s’agit de caractériser les Français sous le rapport ethnique. Les uns, ayant sans cesse à la bouche la « décadence latine », nous traitent de Latins ; les autres de Celtes, et on pourrait tout aussi bien, à ce compte, nous appeler des Germains. La vérité est que la France est une combinaison des trois élémens principaux auxquels, en Europe, se ramènent tous les autres. César, au début de ses Commentaires, distingue fort bien lui-même les trois groupes ethniques des Aquitains, des Celtes, des Belges. Quand Auguste divisa en trois provinces la Gallia nova, il conserva ces groupes, et la Gaule se partagea en une Aquitaine ibérique, en une Celtique centrale, en une Belgique où dominait l’élément galate et germain. Le plus ancien fonds de la population gauloise est un peuple brun au crâne allongé, parent des Ibères et appartenant au type « méditerranéen » des anthropologistes. Plus tard, le long de la chaîne des Alpes, pénètre un peuple brun nouveau, à tête très large, de petite taille, et dont certains représentans ont paru mongoloïdes : ce sont les Ligures. Par la même voie arrivent des Celtes, également brachycéphales et peut-être aussi d’origine asiatique. Enfin, pendant l’âge du fer, des conquérans descendent du Nord, grands et blonds, à tête allongée. C’est eux qui formèrent, en se mêlant aux Ibéro-Ligures et aux Celtes, le peuple gaulois connu des Romains. L’assise même de la population française fut ainsi constituée dès l’âge du fer. Plus tard, les nouvelles invasions germaniques, franque et normande, ne firent que renforcer l’élément grand et blond : elles refoulèrent le Celte pur dans la Bretagne, dans le Massif central, dans les Cévennes et les Alpes.

Selon M. d’Arbois de Jubainville, nous serions, pour la plupart, les descendans des peuples oubliés, Ibères et surtout Ligures, dont les Gaulois, nos « aïeux supposés », triomphèrent avant d’être eux-mêmes conquis par les Romains. Mais le savant professeur nous semble beaucoup trop méconnaître l’importance de l’élément Scandinave et germanique en Gaule. Parce que toute la cavalerie réunie par Vercingétorix pour la lutte suprême s’élevait seulement à 15 000 hommes, M. d’Arbois croit pouvoir en conclure que la caste conquérante, la caste vraiment « gauloise », ne montait qu’à 60 000 âmes et que le reste était Ibère ou Ligure. C’est pousser bien loin la témérité de l’induction. S’il en était ainsi, comment y aurait-il eu en Gaule tant de blonds dolichocéphales, qui ne pouvaient être ni Ibères, ni Ligures, ni même Celtes, au sens ethnique du mot, et qui ne pouvaient donc appartenir qu’à la race germano-scandinave? Au reste, Strabon dit formellement que les hommes de race gallique ressemblent aux Germains sous le rapport physique, ont les mêmes institutions, reconnaissent la même origine. Et ce n’est pas seulement Strabon, c’est aussi César, c’est Diodore de Sicile qui nous disent que « les Gaulois étaient de grande taille, avec la peau blanche et les cheveux blonds ». Or, ce n’est pas là un portrait de Celto-Slaves, c’est un portrait de race septentrionale qui s’appliquerait tout aussi bien aux Germains[1]. Diodore ajoute que les Gaulois sont d’un aspect effrayant ; ils ont la voix forte et rude ; « ils parlent peu », habitude plus germanique que celtique; ils s’expriment par énigmes et affectent dans leur langage de laisser deviner la plupart des choses. Ils emploient beaucoup l’hyperbole, soit pour se vanter eux-mêmes, soit pour abaisser les autres. Dans leurs discours, ils sont menaçans, hautains et portés au tragique. Tous ces traits sont encore plus applicables aux Scandinaves et aux Germains qu’aux Celto-Slaves. De même, quand Diodore nous montre ces corps gigantesques, d’aspect effrayant, protégés par des boucliers hauts comme un homme, portant d’énormes casques d’airain ornés de cornes ou de figures en relief d’oiseaux et de quadrupèdes, combattant les uns nus, les autres sous des cuirasses de fer, maniant avec une aisance herculéenne des épées qui ne sont « guère moins grandes que le javelot des autres nations », ou lançant de lourdes piques « qui ont les pointes plus longues que leurs épées, » comment méconnaître que, bien avant l’arrivée des francs, les Gaulois offraient déjà le type du nord-ouest très caractérisé, bien plus que le type celto-slave? Et c’est ce que confirment de tous points les découvertes relatives aux crânes de l’époque.

Aujourd’hui encore, les individus grands, blonds et aux yeux clairs, à tête allongée, descendans des Galates ou Kymris, des Belges, des francs, des Normands, se trouvent dans le nord, dans l’est et dans le nord-ouest de la France. Les départemens du sud et de l’ouest sont surtout peuplés de châtains et de bruns, à taille moyenne ou petite, les uns brachycéphales, descendans des Celtes et des Ligures, les autres dolichocéphales, descendans des Méditerranéens ou des Ibères (ancêtres des Basques). Il y a cependant beaucoup de blonds qui sont restés dans les Deux-Sèvres, dans la Charente-Inférieure (probablement à cause des Alains, qui ont donné leur nom à l’Aunis), enfin dans la Drôme et la Vaucluse. La répartition des blonds et des bruns en France, telle qu’on peut se la représenter d’après la carte de M. Topinard, rend visibles aux yeux les invasions gauloises et germaniques qui ont refoulé les Ibères, les Ligures et les Celtes. Les envahisseurs blonds sont venus du nord-est et ont repoussé les brachycéphales bruns dans les montagnes, qui opposaient une barrière aux incursions. Aussi retrouvons-nous aujourd’hui les brachycéphales concentrés : 1° dans les Vosges, où ils ont gardé leur tête large tout en prenant des couleurs blondes, dans le Jura, dans le département de Saône-et-Loire ; 2° dans le Massif central, où ils s’étendent vers Aubusson et la Creuse, couvrent toute la Corrèze, l’arrondissement de Sarlat, en Dordogne, une partie de l’arrondissement de Bergerac, pour se continuer avec les têtes très larges du Cantal, de la Haute-Loire et de la Lozère (les trois départemens où l’indice céphalique et la brachycéphalie sont le plus élevés). D’autres blonds sont venus directement des côtes de l’Océan par la Charente-Inférieure, tels que les Saxons, les Normands, les Anglais. Partout des mélanges ont eu lieu. Le Bitarige du Cher est à la fois grand, blond et brachycéphale, analogue au Lorrain. Le Périgourdin est dû au croisement du dolicho-blond avec le dolicho-brun méditerranéen de Cro-Magnon ; le Gascon est issu du croisement de cette même race de Cro-Magnon avec le brachycéphale : c’est un véritable Celtibère. Le Montpelliérain dolicho-brun a une grande analogie avec les Africains. En Bretagne, Kymris et Celtes se sont mêlés, quoique certains cantons soient demeurés plus purement celtiques.

En somme, si les Méditerranéens et les Celtes ont formé les couches les plus profondes et les plus anciennes de la Gaule, surtout au midi, dans le centre et à l’ouest, la couche germanique et Scandinave n’en a pas moins été très considérable, surtout dans l’est et le nord. L’Angleterre, qui était, elle aussi, peuplée d’abord d’Ibères et de Celtes, est devenue germanique et Scandinave pour plus de la moitié de sa population ; on peut admettre, d’après tous les restes découverts dans les tombeaux, qu’il en fut à peu près de même en Gaule. Dans les temps reculés, notre pays constituait un mélange où les dolichocéphales bruns et blonds dominaient par l’influence ethnique et peut-être même par le nombre. C’était à peu près l’équivalent de ce que sont aujourd’hui la Grande-Bretagne et l’Allemagne prises dans leur ensemble, où les dolicho-blonds forment un peu plus de la moitié de la population totale.


II

Après avoir dégagé les trois élémens essentiels de la population dans l’ancienne France, il importe de marquer l’influence que devait exercer chacun d’eux sur le caractère de cette race qu’on accuse aujourd’hui d’être en voie de disparition.

On sait que les Celtes ont pour traits dominans la vivacité d’esprit, la mobilité d’humeur, l’enjouement, plus d’intelligence que de volonté énergique, une certaine docilité moutonnière et le goût de se laisser conduite par autrui. M. F. Galton leur attribue, en conséquence, l’esprit de troupeau, l’esprit « grégaire ». Mais il faut remarquer que cet esprit tient aussi à une qualité dominante de la race : sociabilité, sympathie rapide et contagion des sentimens, besoin de camaraderie et d’expansion vers autrui. Selon nous, cette qualité même résulte en partie de la conscience qu’ont les Celtes d’un certain manque natif d’énergie dans la volonté, qui semble leur caractéristique. Le Celte supplée d’ordinaire par la résistance passive à cette insuffisance de son activité volontaire ; c’est un doux entêté. En outre, ne se sentant pas très fort à lui tout seul, il a une instinctive tendance à chercher la force dans l’union, à s’appuyer sur autrui, à se sentir en communauté avec le groupe dont il fait partie. Par la même raison, il est de nature pacifique : plaies et bosses ne sont point de son goût. Il est prudent, prévoyant, ménager de lui-même et de ses biens. Pour l’intelligence, les Celtes valent les Germains et les Scandinaves, au moins en ce qui concerne les qualités proprement intellectuelles, non peut-être celles qui sont plutôt sous la dépendance des qualités volontaires. Par exemple, la faculté de comprendre et d’apprendre, le jugement, le raisonnement, la mémoire, l’imagination, tout cela semble aussi développé chez les Celtes à tête large que chez les Germains à tête longue. S’agit-il de la faculté d’attention, en grande partie volontaire, elle semble, en moyenne, moins énergique ou moins tenace. De même, ce qui exige de l’initiative et de l’audace à rompre les associations d’idées habituelles sera moins fréquent chez le Celte que chez l’homme du Nord ; il se lancera moins volontiers dans les hasards de l’inconnu, dans le péril des découvertes, non qu’il soit plus incapable de trouver, mais parce qu’il est moins hardi à chercher, d’un naturel plus tranquille et peu amoureux des grands risques. En un mot, c’est par la nature des sentimens et de la volonté, plutôt que par l’intelligence, qu’on peut ici établir des distinctions.

Le Morvandais, fort bien étudié par M. Hovelacque, peut nous fournir un bon spécimen du Celte : il est « sobre, économe, courageux, attaché à son pays, curieux, fin, d’esprit mobile sous une apparence indolente, hospitalier, obligeant sans calcul ». Les qualités et défauts de l’Auvergnat, avec son entêtement proverbial, sont bien connus. L’Auvergne, d’après sa littérature, est « inflexible et raisonneuse ». Il faut d’ailleurs, pour apprécier le caractère auvergnat, faire une part à l’influence de la vie des montagnes et aux habitudes essentiellement rustiques qui s’imposèrent aux Celtes réfugiés sur les hauteurs. Les brachycéphales ont toujours été, selon le mot de M. Topinard, « les opprimés, les victimes des dolichocéphales. » Ceux-ci, brouillons et remuans, batailleurs et pillards, les arrachaient à leurs champs et les obligeaient à les suivre en leurs folles expéditions, tantôt à Delphes, tantôt au Capitole ; les Celtes, eux, n’éprouvent pas le besoin de courir le monde, de lancer des flèches vers le ciel ou de se battre contre la mer ; ils aiment le sol de la patrie, ils sont attachés à leur famille ; ils s’inquiètent quand ils n’aperçoivent plus la fumée de leur toit, ils se créent par l’imagination un monde à eux, souvent fantastique, et y font de longs voyages sans quitter le coin de leur feu. Ils aiment mieux conter des aventures que s’y lancer. Prosaïques lorsque leur condition les y invite, ils ont cependant leur poésie rêveuse et merveilleuse ; ils croient aux fées, aux esprits, aux perpétuelles communications entre les morts et les vivans. Fidèles à la religion de leurs pères, dévoués souvent jusqu’au sacrifice, ils sont conservateurs en politique, tant qu’ils ne sont pas poussés à bout. En un mot, ils ont les qualités et les imperfections des volontés plutôt douces que violentes et plutôt routinières que révolutionnaires. Notre rude et pensive Bretagne, retirée aux confins du monde, noyée dans ses brumes océaniennes, nous offre des Celtes plus poétisés et plus susceptibles de mélancolie, avec un sentiment religieux plus intense ; peut-être ses qualités particulières sont-elles dues, comme en Irlande, comme dans le pays de Galles et en Écosse, au mélange du sang celtique avec une certaine proportion de sang kymrique blond, sous un climat humide et brumeux.

La physiologie du cerveau est encore trop peu développée pour qu’on puisse localiser sûrement les facultés intellectuelles en des régions déterminées de l’encéphale : on n’a guère réussi que pour la faculté du langage; en ce qui concerne l’intelligence, on est réduit à cette assertion vague, qu’elle a ses principaux organes dans les lobes frontaux. Peut-être l’énergie volontaire dépend-elle quelque peu de l’allongement du cerveau et d’une certaine proportion entre les parties antérieures et postérieures, par conséquent entre la longueur et la largeur. Toujours est-il que chez les hommes du nord dolichocéphales, de haute taille et aux muscles très robustes, la volonté semble plus forte, souvent violente, et en même temps plus tenace. Ils ont un fond sauvage qui peut fort bien tenir à ce que la région occipitale est plutôt celle des passions violentes et de l’énergie carnassière. Le climat du nord, en favorisant un certain lymphatisme général, tempère cette fougue par une certaine lenteur de la pensée et de l’action. Le blond du nord, qui fut si longtemps barbare, se montre essentiellement individualiste : son moi est plus développé. Il est aussi plus capable de grands écarts par rapport à la moyenne générale. Et ces écarts sont tantôt au-dessus, tantôt au-dessous. Dans le premier cas, vous avez des hommes extraordinaires, surtout par l’esprit d’aventure et d’entreprise, sanguins au moral comme au physique, risquant le tout pour le tout; dans le second cas, vous avez des hommes inférieurs, d’une lenteur d’esprit, d’une lourdeur et d’un lymphatisme que n’offrent pas les Celtes. Aussi ces derniers atteignent-ils une moyenne générale très élevée, tout en ayant peut-être moins d’élans individuels vers les hautes régions.

Avec leurs qualités et leurs défauts, les Celtes sont très propres à fournir pour une nation une bonne matière première, solide et rustique, utile par son inertie même et son poids; mais ils ont besoin d’être tout à la fois entraînés en avant et disciplinés par une race plus personnelle, impérieuse, de volonté plus explosive. Il était donc fort heureux pour les Celtes de notre pays qu’un élément scandinave et germanique leur fût apporté, d’abord par les Kymris ou Galates, puis par les Wisigoths, par les francs, enfin par les Normands, par tous ces terribles compagnons qui les empêchèrent de s’endormir.

Quant à l’élément méditerranéen, qui, lui aussi, est surtout dolichocéphale, il devait prêter aux Français de précieuses qualités. Sous le rapport psychologique, on sait que la race méditerranéenne est caractérisée par la pénétration de l’intelligence, jointe à une certaine passion méridionale. En outre, elle a des marques de volonté importantes : une énergie intérieure qui sait se contenir et attendre, une ténacité qui n’oublie pas son but. Ce sont les traits du tempérament bilieux, intensif plutôt que diffusif, qui, en se joignant à l’influence nerveuse, maintient celle-ci en dedans. Ces traits s’accusent à mesure qu’on descend davantage vers l’Afrique. Les Méditerranéens de la Ligurie primitive (plus tard envahie par des têtes larges) étaient appelés par les Romains du nom d’indomptables ; les Ibères d’Espagne firent aux Romains la résistance la plus longue et la plus désespérée : qui ne se rappelle l’héroïsme des Numantins ? Opiniâtre, patiente, vindicative, la race ibérienne est moins sociable que les autres, plus amie de la solitude et de l’indépendance. Les Ibères se tenaient volontiers à l’écart ou restaient divisés en petites tribus montagnardes. Les Méditerranéens de Provence et d’Italie étaient moins farouches et moins concentrés que ceux d’Espagne ; ils avaient et ont encore la souplesse d’esprit, l’humeur gaie et vive, un plus grand besoin de camaraderie et de vie en commun. On a même prétendu que ces Méditerranéens sont « urbains par excellence », c’est-à-dire attirés par la vie des villes ou des bourgs, foncièrement ennemis de l’existence rustique ; ils ont besoin de causer, de commercer dans tous les sens du mot, de manier les affaires et l’argent ; ils ont quelque chose du Sémite, dont ils sont parens. Selon quelques anthropologistes, le Méditerranéen, — homo arabicus de Bory, Berbère, Ibère, Sémite, — serait un croisement de l’homme européen avec des tribus noires du nord de l’Afrique, très intelligentes et elles-mêmes dolichocéphales. Toujours est-il que le croisement de l’Ibère avec le Celte a produit le Gascon, pétillant de vivacité, fin et spirituel, moqueur et beau parleur ; le Languedoc, « violent et fort », est une Espagne gauloise et même une Afrique ; la Provence « chaude et vibrante, toute grâce et toute flamme »[2], est une Italie expansive et ouverte, gaie, légère, pour ainsi dire hellénisée en même temps que celtisée. La part des Méditerranéens ou, si l’on veut, des Méridionaux, fut en somme, bien plus considérable en Gaule qu’en Germanie. Au de la du Rhin et sur le Danube s’étendaient d’épaisses couches de Celtes, qui y subsistent encore et s’y accroissent ; mais, outre que l’élément blond y était jadis plus prédominant, l’élément méditerranéen y faisait souvent défaut. De là en Germanie (si on veut des formules ethnologiques) un ensemble qu’on peut appeler germano-celtique, au lieu d’un ensemble celto-méditerranéen-germanique, comme en Gaule.

Cette fusion de trois races devait finir par former chez nous une harmonie rare et précieuse, une sorte d’accord parfait où le Celte donne la tonique, le Méditerranéen la médiante et le Germain la dominante. Sous le rapport psychologique comme sous le rapport ethnique, les « fatalités » de notre race, qui, prétend-on, pèseraient de plus en plus sur nous, ne sont donc qu’un mot.


II

Si nous réunissons et classons ce que les anciens nous disent des Gaulois, nous y verrons la confirmation des données concordantes de l’anthropologie et de la psychologie, ainsi que le contraste des prétendus Latins de France avec les vrais Latins d’Italie ou avec les Germains purs.

Nous ne sommes plus au temps où Hume écrivait : « Voulez-vous connaître les Grecs et les Romains, étudiez les Anglais et les Français ; les hommes décrits par Tacite et Polybe ressemblent aux hommes qui nous entourent. » Quand Hume invoquait Tacite, Polybe et César pour prétendre que l’homme est partout le même, il ne remarquait pas que les peuples dépeints par ces historiens offrent déjà les plus frappans contrastes : chacun avait déjà, avec ses qualités propres, des défauts qui eussent pu faire croire à une décadence, quand ce n’était qu’un commencement. Tacite nous décrit les Germains, grands corps blancs, flegmatiques, avec des yeux bleus farouches et des cheveux rougeâtres, — force herculéenne, estomacs voraces, repus de viande et de fromage, réchauffés par des liqueurs fortes; — penchant à l’ivrognerie brutale et lourde, goût du jeu, tempérament froid, tardif pour l’amour, mœurs relativement pures (pour des sauvages), culte du foyer domestique, rudesse de manières, mais une certaine honnêteté; amour de la guerre et amour de la liberté, fidélité aux compagnons dans la vie et dans la mort, mais querelles sanglantes et haines héréditaires. Et Tacite fait sans doute des Germains une description quelque peu romanesque et romantique, avec la secrète intention de faire la leçon aux Romains; mais nous n’en reconnaissons pas moins dans son tableau cette race originale dont il a dit : propriam et sinceram et tantum sui similem gentem. C’est un tout autre portrait que celui où César nous peint les Gaulois, grands corps blancs, avec les mêmes yeux clairs et farouches, avec la même force physique, mais de race plus mêlée; au moral, « mobiles dans les conseils, amoureux des révolutions », se laissant, sur de faux bruits, emporter à des actions qu’ils regretteront ensuite, décidant par coup de tête des affaires les plus importantes; abattus par le premier revers comme ils ont été enflammés par la première victoire ; aussi prompts à entreprendre des guerres sans motif que mous et pauvres d’énergie à l’heure des désastres; passionnés pour toutes les aventures, se lançant en Grèce et à Rome pour le plaisir de batailler; généreux d’ailleurs, hospitaliers, ouverts, affables, mais légers et inconstans, vaniteux, trop occupés de tout ce qui brille, ayant la finesse d’esprit et la plaisanterie prompte, le goût des récits et la curiosité insatiable pour toutes les nouvelles, le culte de l’éloquence, une étonnante facilité à parler et à se laisser prendre aux mots. Comment nier, après de semblables descriptions, la persistance des types nationaux à travers l’histoire ? C’est que le caractère dépend, pour une notable partie, de la constitution et du tempérament héréditaire, qui dépendent eux-mêmes des races et des milieux.

Si nous analysons de plus près les diverses facultés fondamentales résultant du mélange ethnique en Gaule, nous trouvons que la sensibilité, chez nos ancêtres, avait déjà pour caractéristique la mobilité nerveuse qu’on nous reproche comme une dégénérescence. César y voyait une « infirmité gauloise ». Les Romains constataient aussi chez nos ancêtres, par contraste avec leur propre caractère, l’extrême facilite à s’enflammer tous à la fois et à multiplier la passion de chacun par celle de tous. C’est ce que la science moderne appelle un phénomène d’induction nerveuse. Ce résultat était dû, sans doute, au mélange de blonds sanguins et non flegmatiques avec des Celtes nerveux et de tempérament expansif. La race blonde n’a toutes ses qualités de sérieux et de constance que dans le Nord, parce qu’un élément de lymphatisme vient alors tempérer l’élément sanguin-nerveux, dont la constance n’est pas la qualité maîtresse. Voyez les Hellènes croisés avec les Pélasges, c’est-à-dire des Hyperboréens dolicho-blonds croisés avec des Méditerranéens dolicho-bruns : ce mélange a beaucoup de rapports avec la caractère gaulois pour la légèreté et l’esprit. L’élément celtique donne toujours à l’élément germano-scandinave plus de vivacité et de mobilité. Il semble que tous les peuples où abondent les Celto-Slaves, comme les Irlandais et les Polonais, soient moins flegmatiques et moins maîtres de soi. Sous le ciel tempéré de la Gaule, blonds et bruns semblent avoir rivalisé de mobilité et de passion contagieuse. Ennemis de l’isolement, les Gaulois s’associent volontiers en grandes hordes, tout de suite familiers avec les inconnus, les faisant asseoir et raconter les histoires des terres lointaines, « se mêlant avec tous et se mêlant de tout ». La facilité avec laquelle ils se lient aux peuples étrangers et en subissent le contact fait que, vainqueurs ou vaincus, ils fusionnent avec les autres peuples ou se laissent absorber par eux. De là le grand nombre de peuples mixtes dans lesquels ils formèrent un élément constitutif : Celto-Scythes, Celto-Ligures, Gallo-Romains, etc.

L’esprit de sociabilité et de prompte sympathie engendre celui de générosité. On connaît le passage où Strabon dit que les Gaulois « prennent volontiers en main la cause des opprimés », aiment à défendre les faibles contre les forts. Ils punissent de mort l’assassin d’un étranger, tandis qu’ils n’imposent que l’exil au meurtrier d’un concitoyen ; enfin ils protègent les voyageurs. Polybe et César parlent aussi de ces associations de « fraternité » où de jeunes guerriers, s’attachant à quelque chef en renom, s’imposaient un dévouement absolu à sa personne, « montant sur le bûcher en même temps que celui qui les avait aimés ». Ici le Germain et le Celte se fondent en un. Comme ombre au tableau, les historiens nous montrent chez les Gaulois la vie des sens portée à tous les excès, « des mœurs légères et dissolues, qui les font se rouler à l’aveugle dans la débauche ». Michelet prétend que, si les Gaulois étaient débauchés, du moins ne connaissaient-ils pas l’ivrognerie des Germains ; cependant Ammien Marcellin nous dit que, « avides de vin, les Gaulois recherchent toutes les boissons qui y ressemblent ; on voit souvent les hommes de la classe inférieure, abrutis par une ivresse continuelle, errer en décrivant des zigzags ». Le peuple s’enivrait surtout avec la cervisia, le zythus et le corma. Les Celtes de notre Bretagne, aujourd’hui encore, ne donnent guère l’exemple de la tempérance. Tout au plus peut-on conjecturer que l’ivrognerie celtique devait être moins sombre que l’ivresse germanique. À vrai dire, les vices des barbares sont presque partout les mêmes. Toutefois, la sobriété des Méridionaux, tels que les Latins et les Grecs, contrastait, dès l’antiquité, avec l’intempérance des peuples du Nord.

L’esprit de société et la préoccupation d’autrui engendrent tout naturellement la vanité. Bien connue est l’ostentation gauloise. Les vêtemens en poil noir des Ibères et leurs bottes tissues de cheveux contrastaient avec les saies des Gaulois aux vives couleurs, bariolées, quadrillées, semées de fleurs en broderie. Des chaînes d’or massives recouvraient leurs poitrines « blanches et nues ». Ils prenaient un soin particulier pour ne pas devenir ventrus, jusqu’à punir, dit Strabon, les jeunes gens dont l’ampleur dépassait les dimensions permises[3]. Les fanfaronnades et les « gasconnades » gauloises ont souvent choqué les anciens. Il ne fallait pas trop se fier, remarque Michelet, à ces joyeux compagnons : ils ont aimé de bonne heure à gaber, comme on disait au moyen âge. La parole n’avait pour eux rien de sérieux. Ils promettaient, puis riaient, et tout était dit[4]. Parler, d’ailleurs, ne leur coûtait rien. Diseurs infatigables, on sait quelle affaire c’était, dans leurs assemblées, que de maintenir la parole à l’orateur au milieu des interruptions : « Il fallait, dit Michelet, qu’un homme chargé d’obtenir le silence marchât l’épée à la main sur l’interrupteur. » On reprochait aussi aux Gaulois leur amour de la raillerie grossière. Polyen raconte qu’un jour les Celtes d’Illyrie simulèrent une retraite précipitée en laissant dans le camp abandonné une multitude de mets purgatifs.

Sous le rapport de l’intelligence, les Gaulois avaient déjà vivacité, facilité, ingéniosité. César admire non seulement leur talent à imiter, mais aussi leur invention. Ils avaient d’ailleurs imaginé nombre d’objets utiles, bientôt adoptés par les autres nations : cottes de maille, tapis ornés, matelas, tamis de crin, tonneaux, etc. Tous les anciens, comme Strabon, déclarent les Gaulois très susceptibles de culture et d’instruction. Avec leur esprit souple et éveillé, ils avaient la curiosité universelle et l’universelle aptitude. La faculté d’assimilation chez ce peuple, est étonnante, jusqu’à être inquiétante. Dès qu’ils sont en contact avec les Grecs de Macédoine ou avec ceux de Marseille, ils adoptent l’alphabet grec, ils apprennent la culture de l’olivier et de la vigne, remplacent l’eau par le vin, le lait et la bière, frappent des pièces à l’imitation des monnaies de la Grèce, copient habilement les statues grecques, surtout les Hermès. La rapidité avec laquelle ils devaient s’initier à la civilisation romaine tient du prodige.

Au point de vue de la volonté, le premier trait et le plus saillant du caractère gaulois, d’après le portrait qu’en fait César, c’est cette impétuosité qui devait plus tard s’appeler la furia francese. Effet de la combinaison de trois races ardentes. L’autre trait, non moins connu, c’est la vaillance et le mépris de la mort, poussé jusqu’à un enivrement voisin de la folie : non paventi funera Galliæ. Les Gaulois jouent avec la mort, ils la provoquent : au milieu du combat, ils se dépouillent de leurs vêtemens et jettent leurs boucliers ; après le combat, ils déchirent souvent leurs plaies de leurs propres mains pour les agrandir et s’en faire gloire. Ne jamais reculer, voilà leur point d’honneur, et pour cette race éminemment sociale l’honneur est tout ; ils lancent des flèches contre l’océan, ils marchent l’épée en main contre le ciel; souvent ils s’obstinent à rester sous un toit embrasé, par parade de courage. Qui n’a pas lu les pages où Michelet nous les montre, pour quelque argent, pour un peu de vin, s’engageant à mourir? Ils montaient sur une estrade, distribuaient à leurs amis le vin et l’argent, se couchaient sur leurs boucliers et tendaient la gorge.

D’accord avec César, Strabon nous dit, dans une peinture devenue classique, que le caractère commun de cette race est d’être « irritable », folle de guerre, prompte au combat, « du reste simple et sans malignité ». Si on excite ces hommes, « ils marchent droit à l’ennemi et l’attaquent de front, sans s’informer d’autre chose. Aussi, par la ruse, on en vient facilement à bout. On les attire au combat quand on veut, où l’on veut; peu importent les motifs, ils sont toujours prêts, n’eussent-ils d’autres armes que leur force et leur audace. » Toutefois, « par la persuasion, ils se laissent facilement amener aux choses utiles ». Insupportables comme vainqueurs, « ils tombent dans l’abattement s’ils sont vaincus. » Spontanés, conclut Strabon, irréfléchis, le sens politique leur fait défaut dans leurs entreprises. Flavius Vopisque appelle les Gaulois le peuple le plus turbulent de la terre, toujours impatient de changer de chef et de gouvernement, toujours à la recherche des plus périlleuses aventures.

Avec ce caractère passionné et emporté, les Gaulois ne pouvaient avoir ni le goût de la discipline, ni l’amour de la hiérarchie. Peu disposés à sacrifier leur bon plaisir, ils avaient l’instinct égalitaire. Les privilèges mêmes de l’aînesse leur furent toujours odieux. Chez eux, les parts étaient égales entre frères, « comme également longues leurs épées ». En Germanie, on égalisait aussi les épées, mais l’aîné nourrissait ses frères, contens de garder leur place hiérarchique à l’indivisible foyer. Chez les Celtes, la loi de succession égale imposait à chaque génération un partage, entraînait un bouleversement continuel des propriétés, une révolution éternelle. C’était aussi l’occasion d’une infinité de disputes et de haines. Les différens peuples celtiques, le plus souvent jaloux entre eux, n’avaient pas le talent de centraliser leurs forces contre l’ennemi commun; ils se laissaient vaincre l’un après l’autre pour n’avoir pas su marcher l’un avec l’autre. On a beaucoup reproché aux Celtes cette anarchie, cette impuissance à fonder un État uni. Mais il ne faut pas exagérer, comme on le fait d’habitude, ce contraste avec les Germains et avec les Latins. Ne trouve-t-on pas chez les vieux Germains la même anarchie ? Les « princes » germains sont des chefs élus en raison de leur force physique ou de leurs qualités guerrières ; ils ont des « compagnons » qui les ont choisis librement : c’est là un lien entre individus, non un lien public. L’idée de l’Etat, à vrai dire, n’existe pas. Chez les Gaulois, il n’y avait pas seulement ainsi « compagnonnage », il y avait déjà « clientèle » ; ce qui, au point de vue de la sociologie, suppose une organisation plus savante. Et ce système de clientèle ne s’appliquait pas seulement aux individus, il s’étendait à des tribus entières : un peuple faible était client d’un plus fort. Des espèces de confédérations embrassaient presque toute la Gaule; faut-il rappeler qu’à l’époque de César, deux peuples rivaux, les Eduens et les Arvernes, se disputaient le patronage des différens peuples gaulois? Il y a là, plus encore qu’en Germanie, une première esquisse du lien féodal. La vérité est que les Germains étaient restés à un état social plus simple ; leur race étant moins mêlée, il n’y avait pas chez eux une distinction aussi profonde entre conquérans et conquis ; c’est pour cela qu’ils avaient plutôt des compagnons que des « cliens ». Mais, en somme, ils ne manifestaient guère plus d’esprit public que les Gaulois; divisés comme eux, ils furent comme eux vaincus en raison de leur division même. Ils restèrent même bien plus longtemps à l’état d’anarchie que les Gaulois, qui se plièrent tout de suite à la centralisation romaine.

Ce qu’on peut admettre, c’est que les Celtes avaient tout ensemble moins d’individualisme, et, sauf dans le domaine religieux, moins de sentiment hiérarchique que les purs Germains. Comme nous l’avons dit, ils se sont toujours montrés plus égalitaires, que ce fût l’égalité dans la liberté ou l’égalité sous un maître. En outre, grâce à leur sociabilité plus grande, ils étaient parvenus à un stade plus élevé de l’évolution sociale. S’appuyer sur ces faits pour en tirer des inductions applicables à notre époque, c’est se faire illusion ; ceux qui nous traitent de Celtes nous prétendent anarchiques, ceux qui nous traitent de Romains nous prétendent faits pour la centralisation despotique. La vérité est que, ici encore, le Fatum des races est une idole. Vainement oppose-t-on, surtout en Allemagne, les nations « latines » aux nations germaniques; vainement rejette-t-on la France parmi ces peuples latins, « légers et frivoles », qui auraient tous « le besoin inné de la tutelle gouvernementale », au lieu d’avoir le goût germanique de la liberté et de l’initiative individuelle ; la France, on l’a vu, n’est point une nation latine. Les historiens ont même montré que, parmi les contrées occidentales, nulle ne demeura plus pure du sang romain que la Gaule. Il y eut sans doute, dans les vallées de l’Aude, du Rhône et de la Moselle, des colonies romaines ou italiennes assez nombreuses, mais elles étaient peu fortes, et, de plus, le contingent des colons amenés à l’origine ne semble pas avoir été renouvelé. On a évalué à trente mille le nombre des colons romains établis par César et Auguste[5]; doublez ce nombre, si vous voulez, triplez-le; ajoutez-y les négocians, les industriels, les fonctionnaires, les esclaves, vous n’aurez encore que de faibles chiffres d’immigration romaine. Même en Provence


Les blondes Grecques d’Arle aux yeux de Sarrazines


ne sont probablement ni grecques ni sarrazines. On peut pourtant reconnaître, à Arles et ailleurs, quelques restes du type romain; mais où est « le sang latin » de la France?


IV

Si on a pu nommer la France une nation néo-latine, c’est uniquement en raison de sa culture et de son éducation, par conséquent du nouveau milieu social produit par la conquête. De tous les peuples réduits par Rome, le plus vite assimilé fut assurément le peuple gaulois. Les Romains eux-mêmes en furent frappés. Bien plus courte fut la résistance en Gaule qu’en Espagne. Faut-il attribuer ce fait au caractère de la race? Il semble bien qu’en effet, capables d’un effort intense, les Gaulois l’étaient moins d’un effort soutenu. Intense, leur élan le fut, de manière même à épuiser presque en une fois les réserves de forces nationales. Quand Vercingétorix tenta la dernière résistance, il y eut, dit César, « une telle ardeur unanime pour reconquérir la liberté et pour ressaisir l’ancienne gloire militaire de la race, que même les anciens amis de Rome oublièrent les bienfaits reçus d’elle, et que tous, de toutes les forces de leur âme et de toutes leurs ressources matérielles, ne songèrent plus qu’à se battre. » César exagère un peu. La Gaule ne se souleva pas à la fois tout entière. Les Ibères attendirent qu’on vînt les attaquer chez eux; le Midi ne « bougea » pas. Vercingétorix ne réussit point à entraîner tous les chefs. Ce fut surtout la plèbe celtique, opprimée par les légions et par les négocians d’Italie, qui soutint la cause de l’indépendance. L’aristocratie ne fut maintenue dans le devoir par Vercingétorix qu’à force de supplices, et dès que le héros fut vaincu, elle se soumit. Les membres du parti aristocratique préféraient la domination romaine à la menace de la démocratie celte ; ils soutinrent au besoin César. Au reste, dix ans de guerre acharnée et meurtrière avaient fait en grande partie disparaître de la Gaule l’élément guerrier et inquiet par excellence, les chefs et combattans galliques ou germaniques d’origine. Après une telle perte de sang, la race des dolicho-blonds se trouvait nécessairement épuisée ; restait le troupeau plus docile des Celtes, pacifique de nature, disposé à prendre son parti de l’inévitable, fatigué surtout de la tyrannie aristocratique, et ne demandant pas mieux que de changer ses nombreux maîtres, trop bien connus, pour un seul, qu’il ne connaissait pas. Comment donc un pays divisé d’esprit par l’opposition des races, des classes, des peuples, aurait-il triomphé du plus grand capitaine des temps anciens ? En outre, Plutarque rappelle que César avait déjà pris en France plus de huit cents villes, soumis plus de trois cents peuples, combattu en divers temps contre trois millions d’hommes, sur lesquels un million périt en bataille rangée et un million fut réduit en captivité ; un écrivain romain compare la Gaule épuisée à un malade qui, ayant tari son sang, a perdu jusqu’à l’espérance. On peut donc dire que, plus la résistance finale fut centralisée et ramenée à l’unité, plus elle s’exposait à être brisée d’un seul coup : elle n’acheta l’intensité qu’au prix de la durée.

Une fois vainqueur. César trouva bientôt des alliés chez ses ennemis de la veille ; n’est-ce pas la « légion des alouettes » qui l’aida à fonder l’Empire ? Ne lui reprochait-on pas d’avoir, « du haut des Alpes, déchaîné la furie celtique », introduit des Celtes jusque dans le Sénat, si bien que la « braie gauloise », disait-on, avait envahi les tribunes romaines ? Les vaincus finirent par s’enthousiasmer pour leur vainqueur, montrant ainsi leur facilité à suivre les grands génies de guerre, à s’éprendre pour un homme, à admirer toute puissance qui les tient en respect, si cette puissance est en même temps intelligente et affecte les dehors de la générosité. Le Bonaparte latin leur avait persuadé qu’à force de vivre au milieu d’eux, il était devenu Gaulois comme eux ; le César corse, qui avait commencé par haïr profondément les Français, leur persuada de même qu’il était la France personnifiée[6].

Ce dont les Gaulois avaient le plus besoin, c’était d’unité : si, avant la conquête romaine, ils possédaient plus d’indépendance, ils eurent à la suite plus de cohésion. L’esprit politique, avons-nous dit, manque généralement aux Celtes ; Rome leur donna un conseil national, un culte commun, l’habitude des mêmes pensées, la conscience des mêmes intérêts, le sentiment d’une solidarité effective. Par là, bien loin de faire disparaître la nation gauloise, l’État romain fit grandir chez les Gaulois l’idée de la patrie[7]. Les nations latines et néo-latines ont été, dit-on, et sont encore amoureuses du pouvoir d’un seul. Pourtant, sans parler des Grecs qui ont vécu en république, il semble bien que la république latine eût eu une assez longue durée et un assez grand rôle dans l’histoire. Si Rome finit par adorer ses empereurs, si la Gaule, en cette adoration, s’associa vite à l’Italie, c’est que l’Empire assurait vraiment la paix romaine, dont le monde était avide. La puissance impériale se présentait aux esprits comme une sorte de Providence. La Gaule demeura d’ailleurs, parmi les États de l’Empire romain, le plus indépendant d’esprit, comme elle était le plus volontairement fidèle. Elle garda son originalité, elle eut sa physionomie propre, avec une vraie capitale, Lyon, des empereurs à elle ou pour elle. « . Il est dans la nature des Gaulois, disait un écrivain du IIIe siècle, de ne pouvoir supporter les princes frivoles et indignes de la vertu romaine ou livrés à la débauche. » Quand la Gaule ne se créait pas elle-même un César, Rome lui en donnait un pour elle. Constance Chlore ou Julien. Ainsi se trouvaient conciliés et le sentiment de l’intérêt commun et l’orgueil national, qui devait toujours jouer un si grand rôle dans notre histoire.

Ibéro-celto-germains par le sang, nos ancêtres ont été latinisés par l’éducation, mais l’action fut lente et souvent peu profonde. La fameuse culture « classique », dont Taine a exagéré l’influence, n’aurait eu qu’une action superficielle, si elle n’avait trouvé en France certaines aptitudes natives qui n’ont rien de romain. D’ailleurs, quoi de plus dissemblable que le caractère des trois nations « sœurs », France, Italie, Espagne ? Les classer ensemble sous le nom de race latine et, de certains défauts aujourd’hui communs à leur éducation ou à leur religion, conclure à la décadence de cette race, c’est un raisonnement qui n’a rien de scientifique. Si nous ne sommes néo-latins que par notre bonne volonté et par notre éducation, il dépend de nous de réformer cette éducation là où elle est fautive, et de diriger notre volonté vers un idéal supérieur[8].

V

Après l’influence de la société romaine, la race gauloise subit celle des francs ; mais il faut bien comprendre la nature de cette influence. Il y a une idée qui, depuis plus de cent cinquante ans, s’était insensiblement enracinée dans les esprits des historiens : c’est celle qui représentait l’Empire romain comme un despotisme pur, avec toute la corruption morale qui en résulte, et la vieille Germanie comme la pure liberté, comme la terre de la vertu. Fustel de Coulanges aura l’honneur d’avoir montré que la première assertion n’était « qu’à moitié vraie », et la seconde fausse. De même, dit-il, qu’on s’est figuré une Angleterre qui avait toujours été sage, toujours libre, toujours prospère, on a imaginé une Germanie, une Allemagne toujours laborieuse, toujours vertueuse, intelligente. Dès lors, l’invasion franque et germanique nous apparaissait comme une régénération de notre race et même de l’espèce humaine. Les Allemands n’ont pas manqué de représenter leurs ancêtres comme les grands purificateurs de la corruption latine, et nous avons fini par les croire sur parole. « Nos théories historiques, concluait Fustel de Coulanges, sont le point de départ où toutes nos factions ont pris naissance ; elles sont le terrain où ont germé toutes nos haines. » francs et Germains n’ont ni régénéré ni vraiment transformé la Gaule. Ils étaient aussi corrompus que pouvaient l’être les Romains, et, de plus, leur corruption était barbare. Ils ne possédaient « ni vertus vraiment particulières ni institutions absolument originales. » Ils pratiquaient, comme l’avaient fait les Gaulois, la propriété familiale. Leur prétendue liberté politique n’est qu’une illusion[9]. D’ailleurs, ils n’envahissent pas la Gaule, à proprement parler; ils s’y infiltrent par petites bandes, « appelées par les Romains et aussitôt romanisées ». Les Gaulois, qui n’avaient été nullement asservis par les Romains, ne sont pas non plus traités en race inférieure et servile par les Germains. « Ceux-ci pillent et usurpent, mais ils n’opèrent pas de déplacement en masse de la propriété ». Ils ne changent rien ni dans le régime des personnes, ni dans celui des biens. Quand les francs dominent et substituent leur monarchie à la puissance romaine, c’est toujours le droit romain qui l’emporte sur le germanique. Quand la monarchie franque devient impuissante à assurer la sécurité des personnes, des biens et du travail, on cherche d’autres garanties, et le régime féodal s’introduit en Gaule, comme il s’était produit, sous l’action de causes analogues, dans des sociétés antérieures. Ce régime, dont les Allemands ont voulu faire honneur à leurs ancêtres, n’est pas un accident propre à l’Europe du moyen âge, ni quelque chose de « germanique », mais une des formes normales et générales du progrès social dans l’humanité[10]. Qu’est-ce que les races ont ici à voir? La vraie explication est dans « les processus sociologiques ».

Malgré certaines exagérations qu’on peut reprocher à Fustel de Coulanges, sa thèse reste vraie, et c’est dans la sociologie (dont il eut pourtant le tort de méconnaître lui-même l’existence comme science spéciale) qu’on doit chercher les raisons les plus profondes du développement national, partie intégrante du développement humain. Or, à ce point de vue, l’influence germanique en Gaule fut en effet très secondaire. Mais, ce que Fustel de Coulanges a négligé de considérer, ainsi que les autres historiens, c’est l’influence ethnique des francs. Précisément parce qu’ils s’infiltrèrent peu à peu, se mêlèrent aux populations, en firent pour ainsi dire la conquête physiologique, ils durent apporter des élémens à la constitution du peuple français. La race dolicho-blonde s’était peu à peu affaiblie, usée, éliminée elle-même par les expéditions et les guerres, en même temps que par la pullulation rapide de la masse brachycéphale et celto-slave. Les francs n’ont fait, comme les Normands, que maintenir ou accroître la proportion des blonds en France, mais, par là, ils nous ont empêché d’avoir un tempérament trop celtique. Leur sang a renforcé la dose d’énergie, d’initiative, de fermeté, de sérieux, qui entrait dans la composition du caractère gaulois[11]. Ce n’est pas sans danger, croyons-nous, que se fût altérée, surtout autrefois, la proportion de ces trois espèces d’équivalens chimiques qui sont le sang celte, le sang germain et le sang méditerranéen. L’harmonie physiologique de la race en a perpétué l’harmonie mentale. Il y a donc ici une double erreur à éviter : on a tort d’attribuer aux Latins une influence ethnique sur notre caractère national, tandis qu’il faut leur attribuer simplement une influence intellectuelle et politique ; on a tort aussi de prêter aux francs ou aux Germains une grande action morale et sociale sur la Gaule, tandis qu’il faut surtout leur reconnaître une influence ethnique, maintenue d’ailleurs dans des limites assez étroites.

Avec son mélange de climats dont aucun n’était excessif, avec son mélange de races dont aucune n’avait une influence exclusive et absolue, la Gaule se trouva plus dégagée que toute autre terre des fatalités purement physiques, soit de milieu, soit d’origine ; du même coup, elle était grande ouverte aux influences d’ordre spirituel et humain : elle devint, par excellence, la terre de sociabilité. Avec ses aptitudes universelles, elle reçut en elle toutes les idées déjà acquises à la civilisation, puis se montra à son tour inventive et initiatrice.


VI

Si maintenant nous comparons le présent de notre race à son passé, peut-on dire qu’il y ait « dégénérescence ethnique »[12] ? Le mélange final des peuples et peuplades, en nombre si considérable, a toujours offert en France beaucoup moins d’homogénéité qu’en Angleterre par exemple (un pays insulaire et clos) ; si nous avons dû à ce fait une très grande diversité d’aptitudes, nous lui avons dû aussi un équilibre plus instable, où l’on voit, comme par des sautes de vent intérieures, alterner des influences très diverses. Mêlez ensemble, selon art, un Breton, un Normand et un Gascon, vous aurez une image lointaine et déformée du Français moyen d’aujourd’hui. Plus grossière sera la caricature si vous mêlez un Polonais, un Allemand, un Anglais, un Espagnol, un Italien et un Grec; cependant il est certain que la France résume l’Europe et que, au point de vue de la race et du caractère comme au point de vue du climat, nous avons en nous quelque chose des plus diverses contrées européennes. Mais, le mélange s’étant fait il y a de nombreux siècles, une certaine harmonie des élémens s’est établie, d’abord dans l’ancienne Gaule, puis dans la France moderne.

L’acquisition d’un caractère national, le plus un et le plus riche possible, produit chez un peuple une unité d’esprit et de conduite qui le porte au sommet de sa grandeur. Quand ce caractère se décompose, perd son unité et son homogénéité, il engendre l’instabilité des opinions et des actions. Divisé en lui-même contre lui-même, le peuple est alors en équilibre instable. C’est ce qui fait le péril d’une introduction d’élémens étrangers non assimilés ou d’assimilation difficile. Ce péril commence à se manifester en France. Nous sommes menacés de voir croître l’instabilité de notre caractère national par la croissante invasion des étrangers dans notre pays. En Angleterre, le nombre total de résidens étrangers est de 5 pour mille ; en Allemagne 8, en Autriche 17. En France, la proportion est allée croissant avec rapidité. En 1886, elle était déjà de 30 pour 1 000 ; aujourd’hui elle approche de 4 pour 100. Un étranger sur 25 ou 30 habitans, c’est beaucoup, et l’influence sur la race ne saurait être négligeable[13]. Ne suffisant plus nous-mêmes à renouveler et à grossir notre population, nous nous peuplons d’élémens empruntés à tous les coins de l’horizon, à la Belgique, à la Suisse, à l’Allemagne, à l’Italie. La complète fusion de ces élémens demanderait des années. Tant qu’elle n’est pas faite, un certain trouble se produit au sein du caractère national.

De plus, au point de vue ethnique, les anthropologistes croient que la proportion de nos races composantes se modifie. Tout le long de notre histoire, nous avons fait une énorme dépense des Gaulois dolicho-blonds, par les guerres où ils se sont fait décimer; nous en avons envoyé, par l’édit de Nantes, des familles entières à l’étranger, parmi les meilleures et les plus morales; la Révolution, à son tour, en a décapité des masses, en attendant que l’Empire semât la partie la plus vigoureuse de la population entière sur tous les champs de bataille. Les longues guerres ont toujours, sur les peuples, des effets désastreux; l’un des principaux est la disparition ou la diminution de la partie la plus valide, de celle qui, en faisant souche, eût le mieux conservé la vigueur physique et mentale de la race. Supposez, selon la remarque de M. de Lilienfeld, qu’un troupeau fût exclusivement défendu par ses membres les plus forts et les plus jeunes, tandis que les plus faibles et les plus âgés seraient en dehors de la lutte et presque seuls à se reproduire, il est clair qu’au bout d’un certain temps le troupeau serait en dégénérescence : la sélection opérée à rebours produirait un abaissement du ton vital. Il en est de même pour les peuples : les victoires leur coûtent aussi cher que les défaites. Une des raisons qui font que l’Angleterre a conservé, dans sa population, une plus grande vigueur physique, une taille plus haute, une race plus pure que les autres nations, c’est que sa situation insulaire lui a permis de prendre une part relativement faible aux guerres continentales, de ne pas user tout ensemble ses finances et son capital humain à l’entretien d’armées permanentes et à des massacres internationaux. De même, se tenant depuis longtemps en dehors de nos luttes, la Scandinavie a conservé une race forte et saine. La France, au contraire, a usé le meilleur de sa richesse virile en batailles et en révolutions, L’Allemagne a subi des saignées analogues. Les peuples qui tirent l’épée périront par l’épée ; ils ne versent le sang des autres qu’en épuisant le leur. C’est vraiment aux pacifiques que la terre appartient, car les belliqueux s’éliminent par extermination mutuelle. De nos jours, une longue guerre généralisée compromettrait la vitalité de la race et chez les vaincus et chez les vainqueurs. Une guerre de la France et de la Russie contre la triple alliance ne serait pas seulement la ruine économique, mais la ruine physiologique des nations belligérantes, sauf la Russie, dont les ressources en hommes sont immenses, L’Angleterre, pour bénéficier de cette ruine générale, sous le rapport industriel, politique et ethnique, n’aurait qu’à s’abstenir. Les panégyristes de la guerre feraient bien de méditer sur ces lois de physiologie sociale, qui aboutissent au Væ victoribus non moins qu’au Væ victis.

En l’absence des guerres, les villes continuent la consommation des parties les plus actives et les plus intelligentes de la population, non seulement en France, mais dans la plupart des autres contrées. En trente années, les centres urbains ont absorbé chez nous sept centièmes de la population totale, au détriment des petites communes. Dans les villes, la natalité est moindre qu’ailleurs, la mortalité plus élevée. Les partisans des villes font cependant observer qu’à Paris la proportion des décès n’est supérieure que de 5 pour 100 à celle de l’ensemble de la France, qu’elle va diminuant avec les progrès de l’hygiène, enfin que, si on tient compte de tous les individus qui se rendent à Paris dans l’intention d’y vivre « à haute pression », les conditions d’existence y semblent plus favorables qu’ailleurs. — Soit : mais c’est précisément cette vie à haute pression qui est dévorante, dangereuse pour l’équilibre physique et moral. N’est-il pas démontré que les familles s’éteignent rapidement dans les grandes cités, qui ont besoin sans cesse d’être renouvelées par les recrues de la province ? Les anthropologistes ont établi en outre que les villes consomment principalement des dolicho-blonds et des dolicho-bruns, en exerçant une puissance d’attraction sur ces deux races entreprenantes, intelligentes, inquiètes, nullement casanières, ennemies par instinct de l’isolement campagnard. Après avoir prospéré au milieu des grandes villes, ils s’éteignent bientôt dans leur postérité. Toutes ces causes réunies amènent l’absorption progressive des dolicho-blonds et bruns dans la lourde masse des brachy-bruns. L’indice céphalique augmente d’un degré depuis le moyen âge, au profit des crânes larges; la taille diminue et la couleur se fonce. Nous redevenons donc de plus en plus celto-slaves et « touraniens », comme nous l’étions avant l’arrivée des Gaulois, tandis que l’élément dit aryen va diminuant chez nous d’importance et d’influence. Tel est le phénomène qui inquiète certains anthropologistes. Il se produit d’ailleurs chez tous les autres peuples européens, quoique avec moins d’intensité et de rapidité dans le nord-ouest. C’est, pour ainsi dire, une russification générale et lente de l’Europe, y compris l’Allemagne même, un panceltisme ou panslavisme spontané. Il est impossible encore d’apprécier les conséquences heureuses ou malheureuses de ce changement, mais ce qui est certain, c’est que l’équilibre de nos trois races composantes est compromis par la montée continue d’élémens nouveaux due à notre infécondité systématique, à nos longues guerres, enfin au drainage des grandes villes. Nous sommes aujourd’hui envahis au sud par des Celto-Méditerranéens, au nord par des Germains plus ou moins celtisés ; en une certaine mesure il y a compensation, mais les nouveaux venus ne peuvent être des Français aussi vrais que les autres et il serait infiniment préférable que la France se suffit à elle-même. En moins d’un siècle, le nombre des Européens hors d’Europe est passé de 9 millions à 82 ; l’Angleterre a produit 7 millions d’émigrans ; l’Allemagne 3 millions. La France continuera-t-elle d’assister, repliée sur soi, à cette fécondité débordante des autres nations ? Consentira-t-elle, au lieu de peupler le monde, à vider son sein de sa propre race pour n’y recevoir que des élémens étrangers ?

La question de la race, on le voit, est intimement liée à celle de la population. L’émigration dans les villes, la cherté croissante de la vie et la diminution de la valeur de l’argent, qui invitent à une prévoyance extrême, l’aisance croissante, qui augmente les besoins au lieu de les apaiser et les fait grandir plus vite qu’ils ne peuvent se satisfaire, la densité croissante de la population 5 plus grande en France qu’en Allemagne), la disparition de l’esprit colonisateur (la France l’avait au siècle dernier, l’Angleterre, où la population est dense, l’a toujours) ; la loi militaire, qui retarde les mariages en arrachant les jeunes gens aux occupations rurales pour les pousser dans les villes, la loi du partage égal des fortunes, qui fait qu’on ne veut pas morceler son bien en le divisant et qui, de plus, excite les enfans à compter sur une fortune toute faite, à perdre ainsi l’esprit d’entreprise et à s’engourdir dans la médiocrité, — voilà les causes économiques et sociales de la natalité toujours décroissante[14].

La France pratique un darwinisme à rebours, en faisant reposer le recrutement de sa population sur la sélection des types inférieurs. Les classes aisées, qui sont arrivées par l’intelligence et le travail à une certaine aisance, qui par cela même ont montré, en moyenne, une certaine supériorité intellectuelle et volontaire, sont précisément celles qui s’éliminent elles-mêmes par la stérilité voulue. Au contraire, l’imprévoyance, l’inintelligence, la paresse, l’ivrognerie, la misère intellectuelle et matérielle sont prolifiques et se chargent, pour une bonne part, du recrutement national. On a dit avec raison que, si un éleveur procédait ainsi, il arriverait vite à la dégénérescence de ses bœufs ou de ses chevaux[15].

La diminution de la natalité est la plus sérieuse des raisons qui nous ont fait accuser de dégénérescence. Rien de plus difficile que de savoir si elle n’a que les causes volontaires précédemment énumérées, ou si elle a aussi en partie une cause involontaire et physiologique[16]. Un des meilleurs moyens qu’on ait proposé pour résoudre cet inquiétant problème, c’est la comparaison du mouvement de la natalité avec celui de la masculinité. Les familles qui restreignent volontairement le nombre de leurs enfans désirent de préférence des garçons; souvent même, si le premier né est du sexe masculin, les époux s’arrêtent et n’ont plus d’autres enfans. Il en résulte que, là où la restriction de la natalité est purement volontaire, la masculinité doit augmenter. Quand, au contraire, le nombre des enfans mâles diminue, il y a présomption en faveur d’un épuisement[17]. Ces principes étant posés, que peut-on en conclure relativement à la France entière ? Voici les faits. Bien qu’en France le nombre des enfans par ménage ait constamment diminué depuis un siècle, bien que, par suite, la proportion des fils uniques ait augmenté, nous voyons que la masculinité s’est abaissée avec lenteur, il est vrai, mais très régulièrement depuis le commencement du siècle jusqu’à nos jours. De 107 garçons environ pour 100 filles en 1801, on est tombé à 104. De là on a conclu que, si la diminution de la natalité dans notre pays a en grande partie des causes volontaires, comme d’autre part elle coïncide avec une diminution de la masculinité, elle a dû avoir aussi des causes de nature physiologique. C’est donc tout ensemble la volonté et la capacité d’avoir beaucoup d’enfans qui diminuent, la première très rapidement, la seconde très lentement, comme par une punition au pied boiteux, qui, si l’on n’y prend garde, finira par menacer la race[18].

Par bonheur, l’abaissement de la masculinité est encore trop faible et trop lent pour indiquer une dégénérescence. Il fait seulement craindre une moins bonne santé générale, qui nous semble produite par l’amoindrissement de la sélection naturelle et sociale. En effet, chez un peuple peu fécond, la sélection ne trouve pas assez à s’exercer en faveur des plus robustes et des mieux « adaptés au milieu ». Les familles se réduisent elles-mêmes artificiellement à quelques membres, tels que le hasard les a produits : et ces membres, faute de concurrence active au dehors, bénéficient de leur petit nombre; ils sont conservés eux-mêmes artificiellement, quelle que soit la faiblesse de leur constitution. Il peut en résulter à la longue, pour la nation entière, un abaissement de ce que les physiologistes appellent le ton vital. De là, dans un ensemble de tempéramens sanguins-nerveux, l’appauvrissement de l’élément sanguin au profit de l’élément nerveux : les nerfs perdent leur modérateur. Et si le nervosisme est un danger pour l’individu, il est un danger bien plus grand pour la nation ; il ne peut qu’augmenter encore notre défaut essentiel : volonté instable, manque de ténacité et de persistance.

Le phénomène qui se produit en France n’est d’ailleurs que l’exagération des effets généraux amenés par la civilisation, qu’on accuse, elle aussi, d’être une cause de dégénérescence. Avec la division croissante du travail, fruit du progrès industriel et scientifique, les fonctions diverses de l’esprit et du corps sont inégalement exercées ; il y a surmenage ou mauvais usage d’une partie, désuétude et négligence des autres : de là, destruction partielle de divers organes, délabrement général de la santé, rupture de l’équilibre dans la constitution, dans le tempérament, dans le caractère. Le cerveau, ou plutôt quelques régions du cerveau, sont souvent trop stimulées, tandis que le reste du corps est négligé. « Sous beaucoup de rapports, a-t-on dit, l’éducation et la civilisation encouragent l’énervement et la faiblesse, sapent la vigueur et la santé naturelles de l’animal humain[19]. » L’alcool, le tabac, le thé, le café, le travail cérébral excessif, les veilles tardives, la dissipation, la vie renfermée, la conservation artificielle des faibles et beaucoup d’autres causes nuisent à la constitution et au tempérament modernes. Plus la civilisation avance, plus la sélection se fait au profit de l’intelligence, et il en résulte un affaiblissement dans la sélection des plus robustes. Voici un ouvrier ayant peu de vigueur physique, mais avisé et instruit; il arrivera aux meilleurs postes, il lui sera plus facile de se marier et de faire souche. Au contraire, tel ouvrier mieux constitué et plus fort végétera dans une situation inférieure et s’éteindra souvent sans postérité. De là, après un temps, une certaine rupture d’équilibre dans la constitution d’un peuple, en faveur du cerveau et au détriment d’un certain nombre de qualités plus voisines de la vie animale. Le malheur est que ces qualités « animales » sont aussi la base de la volonté, si on considère chez celle-ci la quantité d’énergie, non la qualité et la direction de l’énergie. Il est donc à craindre que l’affaiblissement de la vigueur physique n’entraîne un certain affaiblissement de la vigueur morale : courage, ardeur, constance, fermeté, tout ce qui tient à une accumulation de force vive et motrice. L’intelligence s’affine avec les nerfs, mais la volonté se relâche avec les muscles. Il faut alors que la force des idées vienne suppléer à celle du caractère ; et si le désordre est dans les idées mêmes, il passe dans la conduite.

Non seulement, chez les sociétés civilisées, ce n’est plus la constitution normale de l’organisme qui, dans la lutte pour la vie, assure la supériorité et les moyens d’existence, mais c’est souvent, nous l’avons vu, le développement anormal de certaines aptitudes spéciales, utiles à une industrie, à un art, à une fonction quelconque de la société. On voit alors une espèce particulière d’intérêt social l’emporter sur la constitution normale de l’individu et sur l’intérêt physiologique de la race. Les ruptures d’équilibre entre les facultés, développant les unes et atrophiant les autres, deviennent de plus en plus fréquentes parce qu’on en peut tirer un profit immédiat. Le danger est à côté du profit : il est plus lointain, mais il subsiste. Il y a un équilibre dont la race ne peut s’écarter sans compromettre pour ses besoins présens sa vitalité à venir. Nous ne pouvons pas, sur le conseil de Rousseau, retourner vivre de la vie des bois, mais nous devons maintenir le corps sain pour avoir l’âme saine.

Ajoutons que l’hérédité des habitudes acquises transmet le mal avec beaucoup plus d’efficacité et de promptitude que le bien. Elle transmet la folie et la névrose plutôt que la force de cerveau qui les a précédées. Elle perpétue et intensifie la détérioration des sens de l’homme civilisé, telle que la myopie. « Forte pour le mal et lente pour le bien », elle communique promptement l’épilepsie aux cobayes, mais transmet misérablement les acquisitions du génie. Aussi la sélection naturelle ou artificielle des individus les plus aptes sera-t-elle encore longtemps « l’unique moyen de garantir la race contre la tendance croissante à la dégénérescence, qui finirait par engloutir tous les avantages de la civilisation[20]. »

A ceux qui déplorent la fréquence des maladies constitutionnelles et nerveuses, les optimistes ont répondu qu’il ne faut pas juger les nombres réels sur les listes de la statistique et sur les catalogues sans cesse enrichis de la médecine contemporaine. Nos savans ont constaté et nommé une foule de maladies, comme le diabète ou le mal de Bright, qu’on méconnaissait autrefois. L’auscultation et l’examen microscopique ont révélé toute la série des tuberculoses[21]. Quant aux maladies nerveuses, on en a catalogué de nos jours une magnifique collection, mais les possessions d’autrefois ne semblent pas indiquer que les hystériques fussent en petit nombre. Quelque incertitude qu’il reste sur ce point, il est pourtant difficile d’admettre que l’augmentation progressive de la vie nerveuse et cérébrale n’entraîne pas, a priori, une augmentation du nervosisme.

On a aussi beaucoup discuté à propos des progrès de l’alcoolisme. Les optimistes font remarquer que l’ivrognerie existait chez les contemporains de Shakspeare, comme aussi chez ceux de Racine et de Boileau, au témoignage de Saint-Simon. Comparés aux gentilshommes et bourgeois d’alors, nos bourgeois modernes seraient, dit-on, des modèles de sobriété et de tempérance. — Nous n’en doutons pas, mais le peuple? Comment nier ici les progrès effrayans de l’alcoolisme? On répond que l’alcool abêtit et détruit dans leur postérité ceux qui en abusent, et que les bons finissent par rester. — Peut-être, mais en attendant, la société est infestée d’alcooliques ou de fils d’alcooliques, chez qui la tare paternelle se reconnaît à l’épilepsie, à la tuberculose et à d’autres transformations morbides. La population des Vosges était jadis renommée pour sa force et pour sa taille. Aujourd’hui les conseils de révision constatent une diminution rapide de la taille et de la vigueur; et ils attribuent avec raison ce résultat aux progrès extraordinaires de l’ivrognerie non seulement parmi les hommes, mais aussi parmi les femmes. Alors qu’on lutte avec succès contre le mal en Suède, en Suisse, en Allemagne, aux Etats-Unis, par une législation sévère, par le monopole de l’alcool, laissera-t-on la plaie se généraliser en France?

L’affaissement de la volonté, chez un peuple, dépend en grande partie de l’affaissement du système nerveux et musculaire; or celui-ci, à son tour, dépend beaucoup des mœurs plus ou moins relâchées. Comme l’ivrognerie, la débauche a un contre-coup fatal et produit la déséquilibration rapide d’un peuple. On ne saurait donc trop blâmer le relâchement actuel des mœurs, la liberté abusive laissée à la presse licencieuse, aux spectacles démoralisateurs, à l’étalage du vice sous toutes ses formes. On peut même dire qu’en général tout ce qui excite les passions chez un peuple, de quelque nature qu’elles soient, est dangereux. Il y a en effet beaucoup de sentimens et de penchans qui gardent un caractère indéfini, tant qu’ils n’ont l’idée ni d’eux-mêmes ni de leurs objets. L’exemple classique, c’est le vague désir qui s’éveille chez le jeune homme ou la jeune fille quand est venu l’âge de l’amour :


Voi che sapete che cosa è amar...


Qu’un mot révèle le sentiment à lui-même, le définisse en définissant son objet, aussitôt la passion acquiert, avec cette expression intérieure et intellectuelle, une force d’expression extérieure et volontaire qui peut devenir presque irrésistible. On sourit des « formules », mais formuler une passion, une tentation, c’est lui donner à la fois un esprit et un corps ; c’est la faire passer de l’état de penchant obscur à l’état d’idée claire. Qu’est-ce donc si, non content de la « formuler », on l’excite encore de toutes les manières. Les passions, dont la prépondérance est en raison inverse de l’énergie volontaire, ont une grande influence sur le caractère national, car elles transforment héréditairement les poumons, le cœur et le cerveau. On sait, en effet, que toute émotion s’accompagne de mouvemens plus ou moins désordonnés dans les viscères, dans la circulation sanguine et surtout dans ce qu’on pourrait appeler la circulation nerveuse. De là une plus ou moins grande déséquilibration physique, en même temps que psychique, avec abaissement consécutif de l’énergie vitale et volontaire. Toute surexcitation aboutit nécessairement à la dépression. Il en résulte des générations de plus en plus nerveuses, toutes prêtes, dès la naissance, à s’agiter et à se consumer, sans force pour vouloir, incapables d’un dessein suivi, jouet des orages intérieurs. Le mal existe en tous les pays; mais le nôtre y est particulièrement exposé, parce que le tempérament qui domine en France est, nous l’avons vu, le sensitif intellectuel. Les pornographes, si justement flagellés par M. Nordau, ne sont point, comme il le prétend, des « dégénérés » ; ils savent parfaitement ce qu’ils font et pourquoi ils le font; mais ce qui est vrai, c’est qu’ils travaillent activement à la dégénérescence. — La littérature de ce genre, répond-on, trouve des lecteurs à l’étranger aussi bien qu’en France. — Oui, mais les gouvernemens étrangers luttent contre le mal en interdisant les livres que nous laissons, nous, s’étaler au grand jour. Ce genre de trafic pseudo-littéraire a sans doute existé de tout temps, mais autrefois la police restreignait la contagion. Que des lois sévères soient appliquées, la maladie sera enrayée sur l’heure. Se fier ici à la « liberté » pour se régler elle-même, c’est, en réalité, porter atteinte à la liberté que nous avons tous de respirer un air sain et de le faire respirer à nos enfans[22].

Parmi les faits qui, contrastant avec ceux qui précèdent, motivent à notre endroit un pronostic favorable, il faut citer la diminution de la mortalité, si notable en France. Au début du siècle, on comptait annuellement chez nous 26 décès par mille habitans ; on n’en compte aujourd’hui que 22. Les tables de mortalité accusent une sensible augmentation de la vie moyenne depuis cent ans. Les compagnies d’assurances, l’ayant appris à leurs dépens, ont dû modifier leurs tarifs. Les médecins se font honneur de ce résultat; on leur a répondu que, malgré les progrès de la médecine et de l’hygiène, ce résultat ne se serait pas manifesté si nous étions aussi dégénérés qu’ils aiment à le dire. Toujours est-il qu’il se produit, par une plus grande durée de la vie, une certaine compensation à notre diminution probable de vigueur vitale. Reste à savoir s’il ne serait point profitable de vivre mieux et moins longtemps. Mais, si nous vivions mieux, nous vivrions plus longtemps encore.


En résumé, certains symptômes fâcheux sont plus visibles en France, parce que nous avons devancé les autres nations européennes.

Le mouvement d’arrêt de la natalité, par exemple, se produira un jour chez elles ; quant à l’absorption des élémens de race blonde dans les races celto-slaves, elle s’observe aussi en Allemagne et en Italie. Même en Angleterre, le nombre des bruns augmente. Il n’est pas démontré que ce soit un irréparable malheur; en tout cas, s’il y a là une « dislocation » ethnique, elle n’est pas particulière à notre pays. De même pour le progrès de l’alcoolisme et de la débauche, dont il ne faut pas juger exclusivement d’après les romans dont on tolère chez nous la publication, mais contre lequel nous avons le tort de ne pas réagir. Cet ensemble de circonstances défavorables, mais encore imparfaitement définies et mesurées, ne saurait justifier notre condamnation à mort. On en doit seulement conclure la nécessité, pour la France comme pour les autres nations, d’abord d’une meilleure hygiène physique, capable de contrebalancer les effets du surmenage intellectuel ou passionnel, puis d’une réaction salutaire contre l’abandon des campagnes au profit des villes, enfin et surtout de lois très rigoureuses contre l’ivrognerie et la débauche. Le succès des mesures prises en Suède et dans certains États de l’Union américaine devrait convaincre nos législateurs, si malheureusement ceux-ci n’étaient sous le vasselage politique des « cabarets ». Quant aux excitations de la presse à la débauche, quelque fermeté de la part du gouvernement et du parlement suffirait à y mettre fin : ici, la tâche est facile, et nous sommes impardonnables de ne pas l’accomplir.


En présence des maux actuels, l’indifférence et le découragement auraient les mêmes effets et sont également à craindre. Rien de pire pour un peuple que l’ »auto-suggestion» de sa déchéance: à force de se répéter qu’il va tomber, il se donne à lui-même le vertige et tombe. Comme, sur le champ de bataille, la persuasion de la défaite rend la défaite certaine, ainsi le découragement national enlève aux caractères leur ressort et devient semblable à l’obsession du suicide. En se payant de mots comme « fin de race » ou « fin de siècle », on s’abandonne au courant général, on se désintéresse, on prétexte son impuissance individuelle contre une destinée qui pèse sur tout un peuple et prend même l’aspect d’une fatalité physique. En réalité, nous l’avons vu, cette fatalité n’existe pas.

Renan insista jadis à l’excès sur l’influence de la race, en même temps que Taine exagérait celle des milieux ; tous deux ont fini par reconnaître dans une nation, — et surtout dans la nation française, plus ouverte aux influences sociales, — un « principe spirituel », aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouemens », un héritage reçu indivis, qu’il faut continuer de faire valoir et qu’on accepte avec conscience par une sorte de « plébiscite de tous les jours ». Nous sommes ce que vous fûtes, disait le chant Spartiate aux ancêtres, nous serons ce que vous êtes. Ce que les poètes antiques disaient par figure, les savans modernes ont raison de le redire au nom de la réalité même ; mais ce n’est pas seulement, comme beaucoup d’entre eux paraissent encore le croire, l’hérédité de la race et l’action permanente du milieu physique, c’est le langage, l’éducation, la religion, les lois et les mœurs qui perpétuent l’influence ancestrale. Cette impulsion qui, partie de si loin, nous traverse et nous ébranle à travers les âges, comme une même force soulevant tous les flots d’une même mer, n’est pas uniquement la poussée aveugle des instincts de l’âge quaternaire ou celle des agens matériels qui nous entourent ; elle est encore celle des idées et des sentimens développés par la civilisation et qui superposent à l’organisme physique un organisme moral. Si une nation est un même corps, elle est avant tout une même âme. Dans quelque étude ultérieure nous essaierons de montrer, au point de vue psychologique, ce qu’est devenue l’âme française. Dès à présent nous pouvons conclure qu’on ne saurait voir un «crépuscule de peuple » dans un excès de nervosisme ou dans un affaiblissement musculaire qu’on retrouverait plus ou moins chez les autres nations. Si la vie intellectuelle et les influences sociales, avec leurs biens et leurs maux, sont devenues en France plus prédominantes qu’ailleurs, tandis que les influences ethniques y sont arrivées à un état d’équilibre éminemment instable, il y a là pour nous une raison d’espérer comme de craindre. Aux heures critiques, le caractère national, avec les destinées heureuses ou malheureuses qu’il enveloppe, devient surtout une question d’intelligence et de volonté : la perte ou le salut de la nation est en ses propres mains.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Les vrais Celtes ont la région antérieure du crâne large et saillante; leurs cheveux lisses et plats, non bouclés, sont blonds ou châtain-clair dans l’enfance, mais, dans l’âge adulte, deviennent bruns ou d’un châtain plus ou moins foncé. Entre le nez et le front se trouve une dépression assez considérable. Les yeux sont d’un brun plus ou moins clair; la face est large, le teint souvent frais et coloré, le menton arrondi; le cou est assez court; les épaules larges et horizontalement placées; la poitrine est large et développée; les courbes rachidiennes, cervicale, dorsale et lombaire, sont peu prononcées; les membres sont bien musclés, mais leurs formes, ainsi que celles du tronc, sont un peu courtes et trapues ; enfin la taille est médiocre et tout le développement a lieu en largeur plutôt qu’en hauteur. Les Celtes de Bretagne, d’Auvergne, des Cévennes et de Savoie peuvent donner une idée de ce type.
  2. Voir M. Lanson, Histoire de la Littérature française.
  3. Les peuples germaniques, ou qui se croient tels, accusent les races celtiques de malpropreté. Comment se fait-il que les Gaulois aient inventé le savon ? Au témoignage d’Ammien Marcellin, ils donnaient, tout au contraire, grande attention à l’entretien de leur corps et on ne les voyait jamais couverts de sales haillons.
  4. Michelet, Histoire de France.
  5. Voir Gallia, par M. Jullien; Paris, Hachette, 1894.
  6. On connaît ce mot de Voltaire : « Vous ne passez pas par une seule ville de France, ou d’Espagne, ou des bords du Rhin, ou du rivage d’Angleterre, où vous ne trouviez de bonnes gens qui se vantent d’avoir eu César chez eux. Chaque province dispute à sa voisine l’honneur d’être la première en date à qui César donna les étrivières. » Tous les peuples admirent celui qui les châtie bien, qu’ils soient Celtes ou Germains.
  7. Voir à ce sujet M. Jullien, Gallia.
  8. On pourrait faire des remarques analogues à propos des fatalités du sang celte, auxquelles nous vouent certains anthropologistes. Voyez l’exemple de l’Irlande, de l’Écosse et du pays de Galles. Les défauts que les Anglais reprochent aux Irlandais « celtiques », voisins des Gaulois, sont bien connus ; ils sont imprévoyans, dépensiers, mobiles, faciles à l’enthousiasme et au découragement ; toute difficulté les agace ; ils passent d’un extrême à l’autre ; ils sont trop impressionnables, passionnés, et d’esprit souvent superficiel. Mais ces défauts, qui n’empêchent pas les hautes qualités du cœur, tiennent-ils uniquement à la race celtique ? Non, car il y a à peu près autant d’élémens germaniques et blonds en Irlande qu’en Angleterre et en Écosse, — la moitié environ. En outre, l’Écosse a le même fonds celtique que l’Irlande, et combien peu elle lui ressemble ! La vérité est que, l’Écosse ayant gagné beaucoup à son union avec l’Angleterre, les qualités celtiques et les qualités germaniques s’y sont développées simultanément plutôt que les défauts ; malgré l’égale proportion d’élémens blonds et d’élémens bruns, la tradition et l’éducation ont fait prédominer le tour d’esprit anglais. L’Irlande, elle, au lieu de gagner, ne fit que perdre à son union avec l’Angleterre et fut maintenue dans une véritable servitude. Si le pays de Galles, — profondément celtique et gallique, lui, — n’avait pas embrassé la Réforme, il eût sans doute partagé le sort de l’Irlande ; mais l’antipathie de race ne fut pas nourrie par l’antipathie religieuse. Au XVIIIe siècle, les Gallois abandonnèrent l’Église anglicane, aristocratique, despotique et à demi papiste ; ils se rallièrent en masse à la réformation des méthodistes et prirent le nom de presbytériens welches : les voilà, à l’exemple des Écossais, lancés dans un tout autre courant que leurs frères d’Irlande, comme aussi leurs frères de France.
  9. Fustel de Coulanges, le Bénéfice, p. 12.
  10. Il y a analogie entre la clientèle antique des Romains, la clientèle des Gaulois et le servage germanique; entre la lente révolution qui fit du client un possesseur, puis un propriétaire du sol, et celle qui fit des serfs de la glèbe des serfs abonnés, puis des paysans propriétaires ; entre les transformations de l’armée dans la cité antique après que la plèbe y entra et celle des armées du moyen âge après rétablissement des communes ; entre ces communes mêmes, nées de la prospérité des classes moyennes, et la démocratie antique, née du commerce et de la substitution de la richesse mobilière à l’immobilière.
  11. D’après les nombreux restes recueillis dans nos cimetières mérovingiens, les francs étaient grands, de charpente épaisse et rude, avec des insertions musculaires prononcées. Leurs traits étaient parfois grossiers, leur face un peu écrasée et élargie, les pommettes assez saillantes, les orbites assez profondes et peu élevées, leur ouverture nasale plus large que chez aucun autre peuple de l’Europe, sauf les Finnois et les Lapons. Ils sont très dolichocéphales. Leur type se retrouve sur les bords de l’Elbe ; on le suit en Orient jusqu’en Galicie. Les Gaulois, très dolichocéphales aussi, avaient une capacité crânienne plus grande, la face et l’ouverture nasale plus étroites ; ils ressemblaient aux Frisons.
  12. Outre le livre de M. Max Nordau, Dégénérescence, on peut consulter à ce sujet Dégénérés et Déséquilibrés, par le Dr S. Dallemagne ; Alcan, 1895. — Féré, la Famille névropathique ; Alcan, 1893. — Pierre Janet, État mental des hystériques ; Paris, 1892. — Dèjerine, l’Hérédité dans les maladies nerveuses ; Paris, 1894. — Sellier, la Psychologie de l’idiot ; Paris, Alcan, 1891.
  13. Depuis quarante ans, le nombre des habitans s’est accru, en France, de 2 millions 350 000 individus; les étrangers sont entrés, dans cet accroissement, pour 900 000, soit 39 p. 100. Depuis quelques années, il y a excédent de naissances chez les étrangers habitant la France, alors que, chez les Français, depuis trois ans, les excédens de décès se succèdent. Les Belges constituent près de la moitié du nombre d’étrangers. Puis viennent les Italiens. Mais les Belges fournissent, sur le sol français, le plus grand nombre de naissances; les Italiens n’y font, le plus souvent, qu’un séjour passager. Voir le beau travail de M. Turquan publié par le journal de la Société de Statistique, nov. 1894.
  14. La réduction exagérée de la quotité disponible (qui devrait être élevée à la moitié) et la presque suppression de la liberté de tester par nos codes, a retenti sur le mouvement de la population. « L’ancien régime, a dit Viel-Castel, faisait des fils aînés ; le régime actuel fait des fils uniques. Au Congrès de 1815, le diplomate anglais, n’ayant pu obtenir de restreindre nos frontières autant qu’il le désirait, s’écria : « Après tout, les Français sont suffisamment affaiblis par leur régime de succession. » On se rappelle la parole plus récente et plus dure prononcée dans le Parlement d’Allemagne : « Leur infécondité équivaut pour eux, chaque jour, à la perte d’une bataille, et dispensera, dans quelque temps, les ennemis de la France d’avoir à compter avec elle. »
    La stérilité actuelle de la Normandie fait contraste avec la superbe expansion de ses rejetons au Canada. En 1763, lorsque Louis XV céda aux Anglais ces « quelques arpens de neige », ils étaient 60 000. Aujourd’hui, la population franco-canadienne dépasse 1 million 500 000 âmes, sans compter plus de 50 0 000 Canadiens français établis aux États-Unis.
  15. Voir M. Cheysson, l’Affaiblissement de la natalité française.
  16. Voir sur ce point, outre les pages de Guyau dans l’Irréligion de l’avenir, celles de M. Tarde dans ses Études pénales et sociales, le livre de M. Dumont et son article dans la Revue Scientifique de juin 1894.
  17. C’est en effet dans l’âge de la force, depuis vingt-six jusqu’à cinquante ans, que les pères engendrent le plus de garçons. Lorsqu’une race végétale ou animale est affaiblie, menacée même dans son existence, c’est du côté masculin que la stérilité produit d’abord ses effets. Chez les végétaux hybrides, qui ne se reproduisent que difficilement entre eux, il reste habituellement un assez grand nombre de fleurs possédant des ovules bien conformés, tandis que les anthères sont atrophiées et le pollen presque inerte. Dans les communes françaises auxquelles l’émigration (causée souvent par le phylloxéra) enlève la partie la plus valide de la population, on voit aussitôt diminuer simultanément la natalité et la masculinité, ce qui indique que la diminution des naissances y est elle-même due à des causes involontaires. Dans certains départemens, comme le Gers, une natalité très faible s’allie au contraire à une masculinité très élevée ; c’est la preuve que la faiblesse de la natalité tient à des causes volontaires. Les campagnes présentent plus de naissances masculines que les villes, et celles-ci que les capitales; et cependant les villes et les capitales sont le séjour des ménages les plus attentifs au self-restraint, et qui se contentent même d’un garçon. C’est une preuve que la diminution de la natalité dans les villes n’est pas uniquement due à la volonté, mais aussi à la fatigue physiologique. (Voir l’intéressante étude de M. Dumont dans la Revue Scientifique, juin 1894.)
  18. Là même où la natalité augmente, tout n’est pas gagné. M. Arsène Dumont a montré que, depuis quelques années, la natalité s’était relevée dans la commune d’Ouessant, qu’elle avait presque doublé dans les cantons de Lillebonne et d’Isigny. Cependant ces communes se dépeuplent. C’est que l’accroissement de la natalité est dû à celui de l’ivrognerie et du vice, ainsi que de l’imprévoyance. Les enfans sont malingres, le nombre des garçons diminue et la mortalité progresse encore plus rapidement que la natalité. On voit la complexité de ces problèmes.
  19. Ball, Effets de l’usage et de la désuétude.
  20. Ball, Effets de l’usage et de la désuétude.
  21. Voir les excellentes réflexions, un peu trop optimistes peut-être, de M. L. Weber dans la Revue de métaphysique et de morale, 1894.
  22. Dans les villes comme Paris, les divertissemens et spectacles où l’art est vraiment en jeu n’étant pas à la portée des petites bourses, il ne reste plus guère que les cafés-concerts, dont l’influence dépravante sur les esprits incultes a été bien mise en évidence par M. Mismer dans son livre : Dix ans soldat. Il est d’autres villes où la population réclame les jeux du cirque et se rue aux courses de taureaux, à la condition expresse que le sang coule. Les enfans et les femmes assistent au spectacle et s’initient aux joies de la cruauté.