Découverte des mines du roi Salomon/Chapitre VI. De l’eau !



CHAPITRE VI

de l’eau !


Je m’éveillai au bout de deux heures. La soif m’empêcha de me rendormir. Je venais de rêver que je me baignais dans un ruisseau d’eau claire dont les bords fleuris étaient ombragés d’arbres verts ; au réveil, le sentiment de la réalité me revint plus poignant. Les derniers mots d’Umbopa me résonnaient dans l’oreille, comme un refrain : trouver de l’eau ou périr ! J’eus beaucoup de peine à ouvrir mes yeux en les frottant. Il pouvait être quatre heures ; le jour venait, mais aucune fraîcheur n’annonçait le passage de la nuit au jour. L’air était comme une vapeur d’eau chaude.

Mes compagnons, plus heureux que moi, oubliaient leurs souffrances dans le sommeil.

Dès qu’il fit un peu clair, je tirai de ma poche un petit volume des Légendes d’Ingolsby, pour essayer de changer le cours de mes idées. Inutile, car voici le passage qui me tomba sous les yeux :

Un gentil garçonnet prit une coupe d’or
Avec art travaillée et pleine d’eau si pure,
Qu’il n’en est point de telle en toute la nature.

Cette eau pure ! Je l’entendais, je la voyais, je passais ma langue endolorie sur mes lèvres tuméfiées… Cette eau pure ! Ah ! si le cardinal avait été là, missel, cierge, clochette et tout le tremblement, à la vue et au su de l’assemblée entière, je me serais précipité sur son aiguière d’eau si pure, et comme je m’en serais désaltéré ! Au risque d’encourir toutes les foudres de l’Église, je ne lui en aurais pas laissé une goutte. Je me figurais l’air pétrifié du dignitaire ecclésiastique, les exclamations du gentil garçonnet, à la vue d’un chasseur sale et hâlé s’emparant sans façon de l’eau bénite. Assurément, je divaguais ; la chaleur, le manque de nourriture, la fatigue y suffisaient. Le ridicule de la situation, la faiblesse peut-être, me fit rire tout haut, et mes camarades s’éveillèrent.

Après qu’ils eurent aussi frotté leur figure poudreuse et leurs yeux collés, nous nous demandâmes ce que nous devions faire.

La situation était grave : plus une goutte d’eau ; nos gourdes étaient aussi sèches dedans que dehors ; en vain furent-elles renversées dans nos bouches. Good tira la bouteille d’eau-de-vie de son bagage et la regarda avec des yeux ardents.

« Non non, Good ! s’écria sir Henry en la lui prenant des mains, l’eau-de-vie en ce moment serait du feu dans nos gosiers ; c’est de l’eau qu’il nous faut, ou nous n’en avons pas pour longtemps.

— Si la carte du Portugais était exacte, dis-je, nous devrions bientôt trouver cette petite mare. »

Cette réflexion ne parut pour personne un motif d’encouragement. On ne la releva même pas. Le fait est que, depuis cette carte, il s’était passé bien des choses.

Bientôt Ventvogel se leva et se mit à marcher, les yeux rivés à terre, comme s’il cherchait quelque chose. Tout à coup, il s’arrêta court, et poussant une exclamation gutturale, il indiqua le sol.

« Eh bien ! dis-je, qu’est-ce qu’il y a ? »

Il indiqua une petite plante verte.

« C’est le springbok, dit l’Africain, ça pousse près de l’eau.

— Tu as raison ! Nous sommes sauvés ; il n’est pas possible que nous soyons loin d’une source quelconque. »

Cette faible espérance nous rendit un courage incroyable, une joie indicible ; nous savions quel flair possèdent les indigènes. Ventvogel marchait toujours, reniflant de côté et d’autre :

« Je sens l’eau ! » disait-il.

À ce moment-là, le soleil se leva. Le spectacle était si grandiose que nous en oubliâmes notre soif. À cinquante ou soixante kilomètres, les montagnes de Shéba resplendissaient comme de l’argent poli.

Quelques instants les rayons du soleil illuminèrent ces montagnes altières, et les masses sombres à leur pied, puis des brouillards les enveloppèrent peu à peu et les voilèrent à nos yeux. On ne voyait plus que des lignes brunes dans un nuage floconneux.

Alors nous revînmes à notre soif ou plutôt la soif nous revint.

Ventvogel avait beau dire : « Je sens l’eau ! » il n’en trouvait point. Nous cherchions aussi et nous ne trouvions que du sable et des buissons de karou. Nous fîmes le tour de la colline et toujours en vain. Ventvogel persistait à lever en l’air son vilain nez retroussé et reniflant ; il répétait : « Je la sens ! Je la sens ! elle est quelque part ! — Inutile, c’est tout clair ! dis-je. Elle est dans les nuages, et, dans quelques semaines, elle tombera à torrents pour laver nos os blanchis ! »

Sir Henry caressait mélancoliquement sa barbe jaune.

« Nous ne sommes pas allés au sommet du monticule, dit-il.

— Essayons, répondis-je, mais, si nous n’avons pas trouvé d’eau au bas de cette butte, il n’est pas probable d’en trouver en haut. »

Par acquit de conscience, nous partîmes pour explorer cette colline de sable. Umbopa allait en avant ; tout à coup il se retourna.

« La voici ! » s’écria-t-il.

On devine bien qu’il ne fallut pas nous le répéter. Effectivement, dans une dépression du monticule, se trouvait une mare d’eau saumâtre d’une apparence douteuse. Comment elle se trouvait là, je ne me charge pas de l’expliquer. J’ai pensé que cette flaque devait être alimentée par une source souterraine, mais c’est une simple supposition. Nous ne nous attardâmes pas à l’analyser ; en un bond nous étions tous à plat ventre autour de cette flaque bénie, et nous buvions comme si c’eût été le plus pur nectar de l’Olympe. Ciel ! quelles délices ! C’est inimaginable ! Notre soif apaisée, nous arrachâmes nos vêtements en un tour de main et nous nous plongeâmes dans cette eau tiède. Oh ! quel bain ! Vous qui n’avez qu’à tourner vos robinets d’eau chaude et d’eau froide à volonté, vous ne savez pas quelles jouissances ce bain d’eau sale fut pour nos corps desséchés.

Quand nous fûmes suffisamment rafraîchis et reposés, nous nous assîmes au bord de cette eau salutaire, sous une roche protectrice et nous nous sentîmes affamés. Le biltong que nous n’avions pas touché depuis vingt-quatre heures nous sembla exquis, et, nous allongeant sur le sable ombragé, nous nous endormîmes. Nous restâmes là tout le jour, bénissant la bonne étoile qui nous avait conduits à cet endroit précis, si facile à manquer dans une étendue semblable. Quelle reconnaissance nous avions aussi envers ce Portugais qui, sur sa carte, avait signalé cette source ! À la nuit, fortifiés et rafraîchis, nous reprenions nos bâtons de pèlerins. Nous fîmes sans peine plus de trente-cinq kilomètres. D’eau, il n’y en avait plus ; mais nos gourdes étaient pleines, et nous eûmes, quand le soleil se leva, le bonheur de rencontrer des fourmilières qui nous procurèrent de l’ombre. Le lendemain nous trouva sur la pente de la montagne gauche vers laquelle nous nous étions dirigés. Malheureusement, en deux jours, nos gourdes s’étaient encore vidées. Les tortures de la soif nous reprenaient et nous ne voyions pas comment arriver aux neiges au-dessus de nous.

La base de la montagne était formée de lave, car ces montagnes étaient évidemment des volcans éteints. Cette lave nous rendait la marche pénible. Je sais qu’il y a des montagnes volcaniques plus pénibles encore que celle que nous gravissions ; il n’en est pas moins vrai que, fatigués et souffrants comme nous l’étions, cette dernière épreuve nous acheva. Nous ne pouvions plus même nous traîner. Une masse de lave attira nos regards, et nous fîmes, je ne sais par quel effort, les cent mètres qui nous en séparaient. Nous nous assîmes à l’ombre, sans courage et sans force. Nos regards errants découvrirent qu’une verdure épaisse s’étendait par taches çà et là. La lave effritée avait formé un terrain où des oiseaux avaient probablement apporté des graines. Cette verdure ne nous donna aucune consolation ; à moins d’une dispensation spéciale de la Providence, comme pour Nabuchodonosor, on ne peut vivre d’herbe verte. Nous ne pouvions pas retenir nos gémissements, et, pour ma part, je me demandai par quelle aberration de toutes mes facultés pensantes, j’avais pu me laisser séduire par l’entreprise d’un voyage si parfaitement insensé.

Tandis que des réflexions amères, sans soulager ma souffrance physique, abattaient mon être moral, Umbopa faisait le tour des taches verdoyantes qui nous entouraient. Tout à coup, cet indigène si solennel, si compassé, se baissa, se releva avec quelque chose de vert à la main, et gesticulant comme un pantin, nous fit signe de venir. Nous nous dirigeâmes vers lui aussi vite que nos pieds endoloris nous le permettaient. J’espérais qu’il avait vu de l’eau.

« Qu’est-ce que tu tiens-là, Umbopa, fils d’un fou ! lui dis-je.

— À boire et à manger, Macoumazahne ! »

Il me présenta ce qu’il tenait à la main. C’était une pastèque. Nous avions le bonheur de trouver là un champ de pastèques sauvages ; les fruits étaient abondants et parfaitement mûrs.

« Des pastèques ! des pastèques ! » criai-je à mes compagnons qui venaient derrière.

Je n’avais pas fini de parler que le râtelier de Good était déjà planté dans une pastèque. Nous mangeâmes d’abord sans prendre haleine. La pastèque sauvage est un très pauvre fruit, mais je ne sais pas si jamais aucun fruit m’a jamais semblé si délicieux.

Notre faim et notre soif apaisées, nous raffinâmes les choses. Nous mîmes des fruits à rafraîchir. Nous les coupions en deux, et, les présentant au soleil, l’évaporation les refroidissait.

Mais la pastèque n’est guère nourrissante, et, au bout d’un moment, la faim se fit sentir de plus belle. Le biltong répugnait à nos estomacs fatigués, et, d’autre part, nous étions obligés de l’économiser ; c’était notre unique ressource, car nous ne savions pas quand nous pourrions regarnir notre sac à provisions. Une bande d’oiseaux vola de notre côté.

« Tire, Baas, tire, » dit tout bas le Hottentot, se jetant à terre, exemple que chacun suivit.

Je vis que ces oiseaux passeraient à cinquante mètres au-dessus de ma tête. J’attendis qu’ils y fussent presque ; alors, saisissant ma carabine, je la levai vivement ; les oiseaux se serrèrent et je tirai dans le tas. Il en tomba un gros qui pesait peut-être quinze livres. C’était une outarde. Un bon feu de broussailles fut bientôt allumé, et notre gibier, surveillé par nos yeux avides, rôtissait à merveille. Nous n’avions pas été à pareille fête depuis longtemps. Nous n’en laissâmes rien que les os. Je crois que ce repas nous a empêchés de mourir.

Quand le soir fut venu, nous repartîmes, chargés de pastèques. L’air devenait maintenant plus frais, ce qui nous soulageait. Au lever du jour, nous trouvâmes encore des pastèques, et, comme nous approchions des neiges, la crainte de manquer d’eau ne nous alarma plus.

Ce soir-là, on consomma le peu de biltong qui nous restait encore. Nous ne voyions sur ce versant ni un être vivant, ni aucune trace de cours d’eau, malgré la quantité de neige ; ce dernier fait nous parut étrange.

Notre crainte maintenant, après avoir échappé aux dangers de la soif, c’était de mourir de faim. Pendant les trois jours qui suivirent, nous ne trouvâmes absolument rien. Aucun gibier n’habitait ces solitudes. Le froid se faisait sentir, et d’autant plus que nous sortions de la fournaise du désert. Les couvertures que nous avions portées si péniblement jusque-là, nous devinrent maintenant d’un grand secours. L’eau-de-vie aussi ; nous en prenions de temps en temps une gorgée. Nous nous serrions les uns près des autres, la nuit, pour conserver un peu de chaleur. Le Hottentot Ventvogel supportait le froid plus mal que nous tous.

Un peu avant le coucher du soleil, le quatrième jour, nous étions juste au pied du mamelon. C’était comme un immense mont de neige gelée et polie. Le soleil teignait en rouge vif cette neige blanche et semblait jeter une couronne resplendissante au front de la montagne.

« Mais dites donc, s’écria Good tout à coup, est-ce que votre vieux Portugais ne parle pas d’une caverne dans ces parages ! Nous n’en médirions pas cette nuit.

— Il en est question dans son manuscrit, mais qui sait !

— Allons, allons, Quatremain ! dit sir Henry, ne vous découragez pas ainsi. Je crois à don Sylvestra depuis que nous avons trouvé sa flaque d’eau. Nous trouverons aussi sa grotte, soyez-en sûr.

— Je ne demande pas mieux, mais ce dont je suis sûr, c’est que, si nous ne nous y abritons pas cette nuit, nous n’en aurons pas besoin la nuit d’après. »

Personne ne répondit ; chacun n’était que trop convaincu de la vérité de mon assertion.

Umbopa marchait près de moi, enveloppé dans sa couverture qu’il avait étroitement serrée à la taille pour rendre sa faim petite, comme il disait pittoresquement. Tout à coup, il me prit par le bras.

« — Vois-tu ce trou, là-bas ? » dit-il en me montrant une pente du mamelon.

À deux cents mètres de nous, je vis comme un trou dans la neige.

« C’est la caverne ! » dit Umbopa.

Nous pressâmes le pas. Umbopa avait raison ; c’était la caverne. Nous arrivions à temps, car à peine étais-je entré, que le soleil descendit brusquement et nous entrâmes, plongés dans l’obscurité. Sous ces latitudes, il n’y a, pour ainsi dire, pas de crépuscule. Nous nous glissâmes au fond de la caverne avec précaution, et, nous mettant les uns près des autres, après avoir avalé le reste de l’eau-de-vie, — une gorgée chacun, — nous fîmes notre possible pour nous endormir. Mais le froid était trop vif pour que ce fût possible ; tantôt nous sentions un membre qui se gelait, tantôt un autre, tantôt la figure. On se frottait, on se resserrait, on ne parvenait pas à se réchauffer. Je ne croyais pas voir le matin. Quelquefois on s’assoupissait un instant pour se réveiller en sursaut, et je suis sûr que, si nous nous étions endormis, nous ne nous serions plus réveillés ; notre force de volonté seule nous cramponna à la vie.

Peu avant le jour, Ventvogel, dont les dents avaient claqué comme des castagnettes toute la nuit, poussa un soupir, et ses dents cessèrent de claquer. Je crus qu’il s’était enfin endormi. Son dos était appuyé contre la muraille. Le malheureux ! qu’il avait froid ! encore plus que moi, puisque je le sentais ; on aurait dit de la glace.

Enfin, l’obscurité se dissipa ; des flèches d’or vinrent scintiller dans la neige, et le soleil s’éleva au-dessus de la muraille de roche ; il pénétra dans la caverne sur nos corps à demi-gelés. Nous vîmes alors que le pauvre Hottentot était raide mort.

La répulsion naturelle du cadavre nous éloigna de lui. Nous le laissâmes tel qu’il s’était assis, les genoux serrés dans ses bras.

Le soleil éclairait le fond de la caverne maintenant, et une exclamation de frayeur me fit tourner la tête. Au fond de cette grotte, qui ne mesurait pas vingt pieds de profondeur, je distinguais un autre corps.

La tête de ce cadavre reposait sur sa poitrine, ses longs bras décharnés étaient pendants. Je le regardai un moment : c’était un homme blanc.

Ce spectacle inattendu était au-dessus de nos forces ; nous nous enfuîmes précipitamment.