Découverte de la Terre/Première partie/Chapitre VII/IV

J. Hetzel (1p. 231-241).
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IV

Troisième voyage : Madère. — Santiago de l’archipel du cap Vert. — La Trinité. — Première vue de la côte américaine du Vénézuéla, au delà de l’Orénoque, actuellement la province de Cumana. — Golfe de Paria. — Les Jardins. — Tabago. — Grenade. — Margarita. — Cubaga. — L’île Espagnole pendant l’absence de Colomb. — Fondation de la ville de Saint-Domingue. — Arrivée de Colomb. — Insubordination de la colonie. — Plaintes en Espagne. — Bovadilla envoyé par le roi pour connaître de la conduite de Colomb. — Colomb enchaîné et renvoyé en Espagne avec ses deux frères. — Son arrivée devant Ferdinand et Isabelle. — Retour de la faveur royale.

Christophe Colomb n’avait pas encore renoncé à poursuivre ses conquêtes au delà de l’océan Atlantique. Ni les fatigues, ni l’injustice des hommes ne pouvaient l’arrêter. Après avoir, non sans peine, triomphé du mauvais vouloir de ses ennemis, il parvint à organiser une troisième expédition sous les auspices du gouvernement espagnol. Le roi lui accorda huit vaisseaux, quarante cavaliers, cent fantassins, soixante matelots, vingt mineurs, cinquante laboureurs, vingt ouvriers de métiers divers, trente femmes, des médecins et même des musiciens. L’Amiral obtint, en outre, que toutes les peines en usage dans le royaume seraient changées en une déportation aux îles. Il devançait ainsi les Anglais dans cette idée si intelligente de peupler les colonies nouvelles avec des convicts que le travail devait réhabiliter.

Christophe Colomb mit à la voile le 30 mai de l’année 1498, bien qu’il souffrît de la goutte et qu’il fût encore malade des ennuis qu’il avait éprouvés depuis son retour. Avant de partir, il apprit qu’une flotte française le guettait au large du cap Saint-Vincent, afin d’entraver son expédition. Pour l’éviter, il se dirigea sur Madère où il relâcha ; puis, de cette île, il expédia vers l’île Espagnole tous ses navires moins trois, sous le commandement des capitaines Pedro de Arana, Alonzo Sanchez de Carabajal et Jean-Antoine Colomb, l’un de ses parents. Lui-même, avec un vaisseau et deux caravelles, il mit ensuite le cap au midi, dans l’intention de couper l’équateur et de chercher des terres plus méridionales, qui, suivant l’opinion généralement admise, devaient être plus riches en productions de toutes sortes.

Le 27 juin, la petite flottille toucha aux îles du Sel et de Santiago qui font partie de l’archipel du cap Vert. Elle en repartit le 4 juillet, fit cent vingt lieues dans le sud-ouest, éprouva de longs calmes et des chaleurs torrides, et, arrivée par le travers de Sierra-Léone, elle se dirigea directement vers l’ouest.

Le 31 juillet, à midi, un des matelots signala la terre. C’était une île située à l’extrémité nord-est de l’Amérique méridionale et fort rapprochée de la côte.

L’Amiral lui donna le nom de la Trinité, et tout l’équipage entonna le Salve Regina d’une voix reconnaissante. Le lendemain, 1er août, à cinq lieues du point signalé tout d’abord, le vaisseau et les deux caravelles mouillaient près de la pointe d’Alcatraz. L’Amiral fit descendre à terre quelques-uns de ses matelots pour renouveler ses provisions d’eau et de bois. La côte semblait inhabitée, mais on y remarquait de nombreuses empreintes d’animaux qui devaient être des chèvres.

Le 2 août, un long canot, monté par vingt-quatre naturels, s’avança vers les bâtiments. Ces Indiens, d’une belle stature, plus blancs de peau que les indigènes de l’île Espagnole, portaient sur leur tête un turban fait d’une écharpe de coton aux couleurs vives, et autour du corps une petite jupe de même étoffe. On essaye de les attirer à bord en leur présentant des miroirs et des verroteries ; les matelots, pour leur inspirer plus de confiance, commencèrent même des danses joyeuses ; mais les naturels, effrayés par le bruit du tambourin qui leur parut une démonstration hostile, répondirent par une nuée de flèches et se dirigèrent vers une des caravelles ; là, un pilote essaya encore de les apprivoiser en se rendant au milieu d’eux ; mais bientôt le canot s’éloigna et ne reparut plus.

Christophe Colomb reprit alors la mer, et découvrit une nouvelle île qu’il nomma Gracia. Mais ce qu’il prenait pour une île, c’était réellement la côte américaine, c’étaient ces rivages du Vénézuéla qui forment le delta de l’Orénoque, entrecoupé par les branches multiples de ce fleuve. Ce jour-là, le continent américain fut véritablement découvert par Colomb, quoique à son insu, dans cette partie du Vénézuéla qui se nomme province du Cumana.

Entre cette côte et l’île de la Trinité, la mer forme un golfe dangereux, le golfe de Paria, dans lequel un navire résiste difficilement aux courants, qui portent à l’ouest avec une extrême rapidité. L’Amiral se croyait en pleine mer, et il courut d’extrêmes périls dans ce golfe, parce que les fleuves du continent, gonflés par une crue accidentelle, précipitaient sur ses navires des masses d’eau considérables. Voici en quels termes Christophe Colomb raconte cet incident dans la lettre qu’il écrivit au roi et à la reine :

« À une heure avancée de la nuit, étant sur le pont, j’entendis une sorte de rugissement terrible : je cherchai à pénétrer l’obscurité, et tout à coup je vis la mer, sous la forme d’une colline aussi haute que le navire, s’avancer lentement du sud vers mes navires. Au-dessus de cette élévation, un courant arrivait avec un fracas épouvantable. Je ne doutais pas que nous ne fussions au moment d’être engloutis, et aujourd’hui encore j’éprouve à ce souvenir un saisissement douloureux. Par bonheur le courant et le flot passèrent, se dirigèrent vers l’embouchure du canal, y luttèrent longtemps, puis s’affaissèrent. »

Cependant, malgré les difficultés de cette navigation, l’Amiral, parcourant cette mer dont l’eau devenait de plus en plus douce à mesure qu’il s’élevait vers le nord, reconnut divers caps, l’un à l’est sur l’île de la Trinité, le cap de Pena-Blanca, l’autre à l’ouest sur le promontoire de Paria, qui est le cap de Lapa ; il nota plusieurs ports, entre autres le port des Singes, situé à l’embouchure de l’Orénoque. Colomb prit terre vers l’ouest de la pointe Cumana, et reçut un bon accueil de la part des habitants, qui étaient nombreux. Vers l’occident, au delà de la pointe d’Alcatraz, le pays était magnifique, et les indigènes affirmaient qu’on y récoltait beaucoup d’or et de perles.

Colomb aurait voulu relâcher pendant quelque temps sur cette partie de la côte ; mais il n’y voyait aucun abri sûr pour ses vaisseaux. D’ailleurs sa santé sérieusement altérée, sa vue assez gravement atteinte, lui prescrivaient le repos, et il avait hâte, pour lui, comme pour ses équipages fatigués, d’atteindre le port Isabelle, il s’avança donc en suivant la rive vénézuélienne, et, autant qu’il le put, il entretint des relations avec les indigènes. Ces Indiens étaient de complexion magnifique et d’agréable physionomie ; leur installation domestique prouvait un certain goût ; ils possédaient des maisons à façades dans lesquelles se trouvaient quelques meubles assez adroitement tournés. Des plaques d’or ornaient leur cou. Quant au pays, il était superbe ; ses fleuves, ses montagnes, ses forêts immenses en faisaient comme une terre de prédilection. Aussi l’Amiral baptisa-t-il cette harmonieuse contrée du nom de Gracia, et, par une longue discussion, il a cherché à prouver que là fut autrefois le berceau du genre humain, ce paradis terrestre qu’Adam et Ève habitèrent si longtemps. Pour expliquer jusqu’à un certain point cette opinion du grand navigateur, il ne faut pas oublier qu’il croyait être sur les rivages de l’Asie. Ce lieu enchanteur fut nommé par lui les Jardins.

Le 23 août, après avoir surmonté, non sans danger, non sans fatigues, les courants de ce détroit, Christophe Colomb sortit du golfe de Paria par cette étroite passe qu’il appela la Bouche du Dragon, dont la dénomination s’est conservée jusqu’à nous. Les Espagnols, parvenus en pleine mer, découvrirent l’île de Tabago, située au nord-est de la Trinité, puis, plus au nord, la Conception, aujourd’hui Grenade. Alors l’Amiral mit le cap au sud-ouest et revint vers la côte américaine ; il la prolongea sur une étendue de quarante lieues, reconnut, le 25 août, l’île très-peuplée de Margarita, et enfin l’île de Cubaga, placée près de la terre ferme. En cet endroit, les indigènes avaient fondé une pêcherie de perles et s’occupaient de recueillir ce précieux produit. Colomb envoya un canot à terre et fit des échanges très-avantageux, car pour des débris de faïence ou des grelots, il obtint plusieurs livres de perles dont quelques-unes étaient fort grosses et d’un magnifique orient.

Arrivé à ce point de ses découvertes, l’Amiral s’arrêta. La tentation était grande d’explorer ce pays, mais les équipages et leurs chefs étaient épuisés. La route fut donnée de manière à rallier Saint-Domingue, où les intérêts les plus graves appelaient Christophe Colomb.

L’amiral, avant son départ, avait autorisé son frère à jeter les fondements d’une nouvelle ville. Dans ce but, don Barthélémy avait parcouru les diverses contrées de l’île. Ayant trouvé à cinquante lieues d’Isabelle un port magnifique, à l’embouchure d’un beau fleuve, il y traça les premières rues d’une cité qui devint plus tard la ville de Saint-Domingue. Ce fut en cet endroit que don Barthélémy fixa sa résidence, tandis que don Diègue restait gouverneur d’Isabelle. Ainsi donc, par leur situation, les deux frères de Colomb résumaient en leurs mains toute l’administration de la colonie. Mais déjà beaucoup de mécontents s’agitaient et étaient prêts à se révolter contre leur autorité. Ce fut dans ces circonstances que l’Amiral arriva à Saint-Domingue. Il donna raison à ses frères, qui, d’ailleurs, avaient sagement administré, et il fit une proclamation pour rappeler à l’obéissance les Espagnols révoltés. Puis, le 18 octobre, il fit partir cinq vaisseaux pour l’Espagne, avec un officier chargé de faire connaître au roi les nouvelles découvertes et l’état de la colonie, mise en danger par les fauteurs de désordre.

En ce moment, les affaires de Christophe Colomb prenaient en Europe une mauvaise tournure. Depuis son départ, les calomnies n’avaient cessé de s’accumuler contre ses frères et lui. Quelques révoltés, chassés de la colonie, dénonçaient cette envahissante dynastie des Colomb, et ils excitaient la jalousie d’un monarque vain et ingrat. La reine elle-même, jusque-là fidèle protectrice du marin génois, fut outrée en voyant arriver sur les vaisseaux un convoi de trois cents Indiens arrachés à leur pays et traités en esclaves. Mais Isabelle ignorait qu’un pareil abus de la force s’était accompli à l’insu de Colomb et pendant son absence. L’Amiral n’en fut pas moins jugé responsable, et pour connaître de sa conduite, la cour envoya à l’île Espagnole un commandeur de Calatrava, nommé François de Bovadilla, auquel furent donnés les titres d’intendant de justice et de gouverneur général. En réalité, c’était destituer Colomb. Bovadilla, investi de ce pouvoir discrétionnaire, partit avec deux caravelles vers la fin de juin 1500. Le 23 août, les colons aperçurent les deux navires qui cherchaient à entrer dans le port de Saint-Domingue.

Christophe Colomb et son frère don Barthélémy étaient alors absents. Ils faisaient élever un fort dans le canton de Xaragua. Don Diègue commandait pour eux. Bovadilla prit terre et vint entendre la messe, en déployant pendant cette cérémonie une ostentation très-significative ; puis, ayant mandé don Diègue par devers lui, il lui ordonna de résigner ses pouvoirs entre ses mains. Christophe Colomb, prévenu par un messager, arriva en toute hâte. Il prit connaissance des lettres patentes de Bovadilla, et, lecture faite, il voulut bien le reconnaître comme intendant de justice, mais non comme gouverneur général de la colonie.

Alors, Bovadilla lui remit une lettre du roi et de la reine qui était conçue en ces termes :

« Don Christophe Colomb, notre Amiral dans l’Océan,

« Nous avons ordonné au commandeur don François Bovadilla de vous expliquer nos intentions. Nous vous ordonnons d’y ajouter foi et d’exécuter ce qu’il vous dira de notre part.

« Moi, le Roi, moi, la Reine. »

Le titre de vice-roi, qui appartenait à Colomb suivant les conventions solennellement signées par Ferdinand et Isabelle, n’était pas même mentionné dans cette lettre. Colomb fit taire sa juste colère et se soumit. Mais contre l’Amiral disgracié se leva tout le camp des faux amis. Tous ceux qui devaient leur fortune à Colomb se tournèrent contre lui ; ils le chargèrent, ils l’accusèrent d’avoir voulu se rendre indépendant. Ineptes accusations ! Comment cette pensée fût-elle venue à un étranger, à un Génois, seul, au milieu d’une colonie espagnole !

Bovadilla trouva l’occasion bonne pour sévir. Don Diègue était déjà emprisonné ; le gouverneur fit bientôt mettre aux fers don Barthélémy et Christophe Colomb lui-même. L’Amiral, accusé de haute trahison, fut embarqué avec ses deux frères, et un vaisseau les conduisit en Espagne sous la conduite d’Alphonse de Villejo. Cet officier, homme de cœur, honteux du traitement que subissait Colomb, voulut lui ôter les liens qui l’attachaient. Mais Colomb refusa. Il voulait, lui, le conquérant du nouveau monde, arriver chargé de chaînes dans ce royaume d’Espagne qu’il avait enrichi !

L’Amiral eut raison d’en agir ainsi, car à le voir en cet état d’humiliation, lié comme un scélérat, traité comme un criminel, le sentiment public se révolta. La reconnaissance pour l’homme de génie se fit jour à travers les mauvaises passions si injustement surexcitées. Ce fut un soulèvement de colère contre Bovadilla. Le roi et la reine, entraînés par l’opinion, blâmèrent hautement la conduite du commandeur, et ils adressèrent à Christophe Colomb une lettre affectueuse, en l’invitant à se rendre à la cour.

Ce fut encore un beau jour pour Colomb. Il parut devant Ferdinand et Isabelle, non en accusé, mais en accusateur ; puis, le souvenir d’indignes traitements lui brisant la poitrine, le pauvre grand homme pleura et fit pleurer autour de lui. Il raconta sa vie fièrement. Lui qu’on accusait d’ambition, que l’on disait s’être enrichi dans l’administration de la colonie, il se montra tel qu’il était, presque sans ressources ! Oui ! celui qui venait de découvrir un monde ne possédait pas une tuile pour abriter sa tête !

Isabelle, bonne et compatissante, pleura avec le vieux marin, et fut quelque temps sans pouvoir lui répondre, tant les larmes la suffoquaient. Enfin, d’affectueuses paroles s’échappèrent de ses lèvres ; elle assura Colomb de sa protection ; elle lui promit de le venger de ses ennemis ; elle s’excusa du mauvais choix que l’on avait fait de ce Bovadilla pour l’envoyer aux îles, et elle jura d’en tirer un châtiment exemplaire. Toutefois, elle demandait à son Amiral de laisser passer quelque temps avant de le rétablir dans son gouvernement, afin de permettre aux esprits prévenus de revenir au sentiment de l’honneur et de la justice.

Christophe Colomb fut calmé par les gracieuses paroles de la reine ; il se montra satisfait de son accueil, et admit la nécessité de ce délai que lui demandait Isabelle. Ce qu’il voulait avant tout, c’était servir encore son pays, son souverain adoptif, et il faisait entrevoir de grandes choses à tenter dans la voie des découvertes. En effet, son troisième voyage, malgré sa courte durée, n’avait pas été infructueux, et la carte s’était enrichie de ces noms nouveaux, la Trinité, le golfe de Paria, la côte de Cumana, les îles Tabago, Grenade, Margarita et Cubaga.