Cyril aux doigts-rouges ou le Prince Russe et l’Enfant Tartare/Un Combat à Minuit

CHAPITRE IV

Un Combat à Minuit

— « Soutenez-vous un peu, père, nous surpasserons encore ces difficultés. La neige ne tombe plus si fort maintenant et le vent semble se modérer. »

— « Mais mes membres sont transis, mon enfant, ils ne sont plus aussi jeunes que les tiens, » dit le plus grand des deux personnages qui se frayaient, à cette heure de minuit, un chemin à travers la tempête de neige, terrible en Russie. « Pourquoi dois-tu mourir si jeune pour l’amour d’un vieillard qui a déjà assez vécu ? Hâte-toi de te sauver pendant qu’il en est temps encore et puisse Dieu te bénir ! »

— « Quoi ! et vous abandonner ? » répliqua à côté de lui l’enfant Tartare. « Ce serait une superbe action, en vérité. Je ferais une belle figure en arrivant devant le grand Prince et ses guerriers en leur disant : « J’ai quitté le père Sylvestre dans une tempête de neige ; je devais rester près de lui, mais je suis parti pour sauver ma propre peau. » Non, non, mon père, quoiqu’il puisse arriver nous resterons ensemble. J’ai juré de vous être fidèle dans la vie comme dans la mort, et je tiendrai mon serment. Et voyez ! voici que la lune apparaît enfin, cela va nous donner le moyen de nous reconnaître. »

Trois ans avaient passé depuis que la hache de Sylvestre avait frappé la grande idole de Kief et ces trois années avaient vu bien des changements. L’enfant Tartare (baptisé « Cyril » parce qu’il fut pris le jour de ce saint) était devenu un garçon de quinze ans fort et agile. Vladimir avait conclu un traité amical entre lui et l’empereur grec qui lui avait donné, parmi d’autres présents, une armure grecque complète dont le Prince russe était très fier quoiqu’il s’en revêtait rarement pour combattre. La ville de Kief s’était fortement agrandie et d’habiles ingénieurs de Constantinople l’avaient fortifiée ; les Tartares et les autres tribus hostiles avaient été tellement intimidées par des défaites répétées que, depuis plus d’un an, les Russes n’avaient plus été dérangés.

Quant à Sylvestre, il était actif et plus infatigable que jamais, quoique ses fins cheveux grisonnaient déjà. Partout où une personne avait des peines ou des chagrins, partout où un district était ravagé par la peste ou la famine, un village détruit par l’inondation ou l’incendie, une querelle menaçante entre deux chefs, là était Sylvestre conseillant, aidant, encourageant et, lorsqu’on avait besoin de lui, travaillant vigoureusement de ses propres mains.

Il revenait, accompagné de son fidèle Cyril, d’une de ses missions — entreprise au cœur de l’hiver — lorsqu’ils furent assaillis par une tempête de neige qui les égara. La lune soudain darda ses rayons sur la plaine blanche et les deux voyageurs comprirent alors pourquoi le vent avait cessé subitement.

Derrière eux s’élevait une espèce de digue aux pentes escarpées dont la neige amoncelée au sommet, formait comme la crête frisée d’une vague argentine. En face d’eux s’étendait un vaste espace presque uni, à l’extrémité duquel ils virent un autre écueil pareil à celui dont ils descendaient la pente.

Cyril regarda autour de lui et se mit à rire.

— « Nous sommes arrivés au fleuve, père, et c’est très heureux. Cet écueil nous abritera du vent et aussi longtemps que nous marcherons sur la glace nous serons sûrs de ne plus perdre notre chemin. Asseyez-vous et reposez-vous un peu et bientôt vous serez dispos pour continuer notre route. »

Quelques minutes d’un frictionnement vigoureux réchauffèrent les membres à demi-gelés du brave moine, et, après un court repos, il se déclara prêt à poursuivre son chemin. Ils avaient à peine fait cent mètres sur le fleuve gelé que Cyril s’arrêta subitement et, retenant sa respiration, colla son oreille sur la neige et écouta.

Sylvestre put alors voir, sous le clair de lune qui les éclairait, l’horreur qui se peignit sur la mâle figure de son petit ami qui murmura, dans un chuchotement rauque, ces deux mots effrayants :

— « Les loups ! »

(À suivre.)

Cela suffit pour faire hâter les deux voyageurs qui marchèrent à une vitesse qui leur aurait paru impossible un moment auparavant. Mais, tout en courant, ils se décourageaient, car ils comprenaient trop bien le peu d’espoir qui leur restait si les loups étaient véritablement sur leurs traces. Sylvestre était sans armes, Cyril ne possédait que la courte épée russe qu’il avait toujours avec lui, et il n’y avait aucun village, pas même une simple cabane à plusieurs milles autour d’eux.

Entretemps la tempête diminuait. La neige tombait moins fortement et le mugissement du vent se changeait en une triste lamentation. Mais dans ce désert froid, blanc, silencieux, un autre cri, derrière eux se fit entendre, dix fois plus hideux et plus effrayant — non le hurlement long et tremblant qui est le cri naturel des loups russes, mais le hurlement perçant et affamé qui montre que la proie est découverte.

À ce moment les yeux de Cyril, parcourant désespérément le Dniéper gelé et le banc de neige, découvrirent, à mi-chemin, une masse noire placée en travers du fleuve ; il lui sembla reconnaître une hutte. C’en était une, petite c’était vrai, mais avec un troupeau de bêtes sauvages derrière soi, il ne fallait pas hésiter.

Ce fut une terrible lutte pour atteindre cet abri, car la neige, bien que moins amassée sur la glace que dans la plaine, était assez épaisse pour s’y enfoncer à chaque pas jusqu’aux genoux. Et, en avançant, au fur et à mesure qu’ils regardaient ce refuge, celui-ci semblait s’éloigner. Y arriveraient-ils jamais ?

Sylvestre qui avait accompli une lourde tâche les jours passés, commençait à ralentir ; Cyril se mordit les lèvres jusqu’au sang quand il vit son compagnon marcher moins vite, et respirer difficilement. Et dans l’immensité neigeuse, le cri des bêtes féroces approchant, se faisait mieux entendre.

Enfin ils arrivèrent à l’abri si longtemps désiré.

Ce n’était autre chose que la proue d’un de ces vastes et grossiers bâteaux dans lesquels les Russes transportent leurs ménages dans les différentes régions du pays. Ce bâteau, enfoncé si fermement fixé dans la glace, avait déjà évidemment servi de refuge à quelque chasseur, car les cendres d’un feu gisaient dans le coin le plus abrité ; une forte palissade de branches d’arbrisseaux comblant les interstices, faisait de cette proue une cabane assez confortable. Seulement les pieux, formant la porte, étaient détériorés et chancelaient ; aussi les deux aventuriers se hâtèrent-ils de la réparer avec des bûches qu’ils trouvèrent au fond de l’abri.

Il était temps, car avant que ce trou fut à demi bouché, des êtres passaient à triple vitesse, entourant la cabane. Des nuages cachaient maintenant la lune, et l’obscurité était profonde. Les loups passaient maigres et longs, la gueule ouverte, les yeux féroces, en poussant des hurlements qui n’avaient rien de terrestre.

Tout à coup ils s’approchèrent de l’ouverture et essayèrent de la forcer. Cyril leur lança des coups d’épée à la façon du bûcheron coupant un arbre, et Sylvestre frappa sans discontinuer avec un pieu taillé en pointe. Hélas ! les bêtes horribles ne s’en allèrent point !

Mais un tel combat était trop épuisant et aurait été au-dessus de leur force si un accident heureux n’était survenu. Au moment où deux bêtes parvenaient à pénétrer dans l’abri, une lourde planche se détachant du toit, s’abattit sur eux, les prenant comme dans un piège ; et en outre les corps des deux loups roulant contre l’entrée, formèrent une barrière nouvelle contre les assaillants.

Sylvestre profita de ce délai imprévu pour faire le tour de la cabane et y trouver dans un coin une branche de pin sèche ; et pendant que Cyril assommait les loups pris sous la planche, le moine, de son silex et d’un morceau d’acier, fit prendre feu au bois de pin qui s’enflamma et qu’il brandit comme une torche flamboyante.

Les loups — dont les furieux efforts avaient à la fin renversé la planche et déplacé les corps de leurs camarades tués qui obstruaient l’ouverture — se précipitèrent à l’intérieur, plus féroces que jamais. Mais hurlants et terrifiés, ils se retirèrent instantanément, pendant que la torche tournoyait au milieu d’eux, grillant leur peau velue et brûlant leurs yeux fauves.

Beaucoup s’enfuirent sur le champ et le reste se retira à quelque distance ; il sembla, un instant, que leur crainte instinctive du feu dominerait leur férocité et les ferait se sauver.

— « Hurrah ! » cria Cyril ; « ni les hommes, ni les bêtes ne peuvent lutter contre le père Sylvestre ! »

Mais il se réjouissait trop tôt. Leur première panique une fois passée, l’appétit vorace des loups vainquit même leur couardise naturelle. Ils revinrent à la charge plus sauvagement qu’auparavant ; hélas ! la torche se brûlant de plus en plus, fondit en une pluie de cendres rouges et finalement s’éteignit tout à fait.

— « Nous sommes perdus, père », murmura Cyril, en serrant les dents de désespoir lorsqu’il vit s’anéantir le feu gardien.

— « Ne crains rien, mon enfant», répliqua Sylvestre, sans que sa voix claire et calme frémisse, « Dieu est capable de nous sauver, même maintenant s’il le veut ».

Les deux hommes parlaient peu tant ils étaient attentifs, tant ils surveillaient leurs ennemis. Ils se demandaient comment ils en réchapperaient, si toutefois ils parvenaient à être sauvés, lorsqu’un bruit indistinct, sourd, sombre, circula sur le fleuve de rive en rive ; et Sylvestre et Cyril sentirent la glace palpiter et tressauter sous leurs pieds.

Les animaux sauvages perçurent également ce tremblement inconnu et tout à coup leur furieux hurlement se changea en une plainte terrifiée ; ils s’enfuirent dans toutes les directions, queue baissée et les poils hérissés de frayeur. Un moment après, la glace se fendit et un fracas assourdissant résonna dans les airs pendant qu’un torrent d’eau écumante se précipitait sur le fleuve gelé.

La glace du Dnieper inférieur s’était déjà brisée et le dégel se répandant sur tout le fleuve, entraînait au fil de l’eau, les glaçons qui se détachaient des rives. Nos deux amis se tinrent le mieux qu’ils purent aux frêles planches de leur abri, et ils descendirent le fleuve sur leur bateau de glace improvisé qui se rompait toujours plus en heurtant d’autres blocs glacés tournoyant à côté de lui.