Cyril aux doigts-rouges ou le Prince Russe et l’Enfant Tartare/La main de fer de Sylvestre

CHAPITRE XI

La Main de Fer de Sylvestre


Mais les Russes devaient bientôt penser à d’autres choses. Les chaleurs terribles de l’été commençaient pour tout de bon et multipliaient les maladies qui sévissaient déjà dans la ville mal nourrie et populeuse. Les blessés mouraient ; des hommes qui étaient en pleine santé, s’abattaient soudainement ; et par la famine et les maladies qui les harcelaient, et un ennemi sans pitié qui les encerclait, les chefs les plus courageux commençaient à désespérer.

Et maintenant, comme ce n’était pas encore assez, ils furent menacés d’un nouveau et plus formidable péril.

L’appentis redoutable, sous lequel les Tartares voulaient attaquer les remparts, s’était deux fois écroulé, manié par des mains inhabiles, mais le nombre avait contre-balancé le défaut de grossièreté mécanique et la machine fut à la fin prête pour l’usage, pendant que l’engin de Sylvestre demandait encore quelques heures de travail pour le compléter.

Des remparts, les Russes pouvaient voir leurs ennemis à l’abri sous l’appentis et ils se doutèrent que bientôt les Tartares s’avanceraient à l’assaut. Le visage de fer de Sviatagor même pâlit ; mais à ce moment Sylvestre toucha son bras et lui chuchota quelques mots à l’oreille.

La figure triste du vieux soldat s’éclaircit d’un rire joyeux. De ses propres mains, il lia un drap blanc à la pointe d’une lance et l’agita au-dessus de lui en signe de suspension d’armes en même temps qu’il ordonnait à ses hommes de sonner du cor pour parlementer et que Féodor courait aux ouvriers de Sylvestre leur ordonnant, s’il voulait que la ville fut délivrée, de finir l’engin de guerre en peu de temps.

Les Tartares, espérant que la fermeté de la garnison cédait enfin, répondirent bien vite au signal et envoyèrent deux de leurs chefs pour parlementer avec les Russes. Après une courte mais très animée conférence (à en juger à leurs gestes excités) les envoyés retournèrent au camp, apportant à Octaï la proposition de Sviatagor : la bataille serait décidée par un combat entre le Khan lui-même et le jeune Féodor, ou entre douze Russes et douze Tartares choisis parmi les meilleurs guerriers.

Octaï qui était aussi brave que féroce, voulut accepter la lutte immédiatement ; mais les plus vieux et les plus expérimentés de ses chefs s’y opposèrent fermement. Ils argumentèrent que ce Féodor avait tué l’énorme géant, Marnai, sans recevoir une égratignure, et que la magie du chrétien enchanté l’avait sans doute mis à l’abri de toutes les armes et que par conséquent, lutter avec lui serait non seulement sans espoir mais dangereux.

Pour la même raison ils s’opposèrent au combat des douze guerriers, disant qu’une telle proposition, faite lorsque le siège avait déjà duré si longtemps, prouvait que les Russes étaient à bout de forces et essayaient d’empêcher les Tartares de voir leur victoire prochaine. Quelques jours encore et la ville et tout ce qu’elle contenait appartiendrait aux Khan ; pourquoi, alors, donner au hasard d’un combat douteux le prix qu’il tenait déjà dans sa main ?

Ces arguments prévalurent et les Tartares rapportèrent à Sviatagor le refus d’Octaï, et ils y ajoutèrent une allusion railleuse sur la chute imminente de la ville.

Mais ces sauvages devinaient bien peu, comme ils descendaient la colline en riant sur leur triomphe anticipé, combien leurs ennemis méprisés les avaient surpassés en finesse. Ces pourparlers avaient duré trois heures, et durant ce répit, les ouvriers Russes, qui savaient que le sort de la ville était entre leurs mains, avaient accompli des prodiges, et l’engin était presque terminé. Lorsque les parlementaires de Khan revinrent de leur seconde mission, la machine mystérieuse était prête et lentement roulée à sa place sur une plate-forme érigée juste à côté de la porte occidentale.

C’était une étrange chose, pareille au rouleau moderne d’agriculture, beaucoup plus grand naturellement, dont le manche était terminé par une énorme main. Si les Russes avaient connu l’histoire classique, ils auraient reconnu d’un coup d’œil la « baliste », ou fronde énorme, des anciens Romains, plus grande et mieux construite. Mais aux simples Russes, elle leur semblait un appareil magique et ils l’observaient, étonnés, ne sachant comment elle agirait.

La baliste, un instant après, fut tout à fait prête. À peine fut-elle à sa place que le grand appentis tartare s’avança lentement, vers la ville, cependant qu’un rugissement de triomphe vint frapper les oreilles des Russes.

Sylvestre fit un signe et deux hommes placèrent dans la main de fer, une pierre énorme, et le moine, retroussant les manches de son froc, mania le levier qui bandait cette main.

Tout de suite, à l’étonnement des spectateurs, la main rebondit et la pierre, s’élevant comme une fusée, traça une énorme courbe sous le ciel et retomba (manquant de près l’appentis ennemi) dans la masse serrée des sauvages hurlant.

Un cri terrible renseigna sur les ravages produits par la pierre, et les Tartares consternés, comprenant difficilement ce qui leur arrivait, restèrent muets et immobiles comme des statues. Une autre pierre apparut sifflant dans l’air et un fracas épouvantable répété par les échos de la colline, indiqua que le fameux appentis, le labeur de plusieurs journées pénibles, n’était plus qu’un amas de bois brisés sous lesquels avaient péri une vingtaine des plus braves guerriers de Khan.

Alors éclata un hurlement de frayeur et les Tartares se dispersèrent comme des moutons devant ce nouveau et terrible engin destructif. Les chefs et les simples soldats s’enfuirent de tous côtés, jetant leurs armes pour courir plus vite ; et si les Russes avaient été capables de faire une sortie, le siège aurait été fini ce jour là. Mais la garnison était trop épuisée, surtout que la porte du fleuve (suivant les ordres préalables d’Octaï) était menacée maintenant par un parti assez fort de Tartares qui, ignorant le désastre de leurs camarades, se précipitaient sur les remparts en poussant des cris terribles et envoyant des volées de flèches pour occuper dans cet endroit les Russes déprimés.

Mais en apprenant la défaite de leur armée, ils se retirèrent bien vite et depuis ce jour, la ville sembla sauvée. La terreur et la confusion étaient si grandes parmi ces troupes que le matin suivant lorsque l’aube apparut, les Russes s’attendirent à voir le camp tartare déserté.

Mais hélas ! ils furent bien vite déçus. Octaï Khan lorsque sa première terreur fut passée, se rappela la description de tels engins que lui avaient faite des commerçants grecs qui visitaient occasionnellement ses contrées, et s’étant dit qu’il n’y avait rien de magique, il avait pu ramener ses hommes à la même opinion.

Alors, comme toujours, la honte de leur récente alarme, rendit les Tartares doublement furieux et le soleil était à peine levé, qu’ils accoururent vers la ville dans une nouvelle furie. Le plan d’attaque était maintenant terrible car il consistait à envoyer sur la ville, des flèches où étaient attachées des herbes flambantes. Les maisons de bois étaient devenues, par ce soleil ardent, aussi sèches que de l’amadou et une seule flèche aurait suffi pour mettre la ville en flammes.

Heureusement le prudent Vladimir avait laissé un large espace vide entre les murailles et les huttes les plus rapprochées et de toutes les flèches qui tombèrent dans la ville pas une n’atteignit les cabanes. Mais les deux portes (car la ville était assaillie de deux côtés à la fois) furent bientôt couvertes de tous ces dards de feu et le bois sec fut vite en flammes trop ardentes pour qu’on puisse les éteindre.

Malgré cette extrémité effrayante, les Russes résistaient plus opiniâtrement que jamais. Comme les archers ennemis circulaient çà et là sur leurs chevaux petits et rapides, les Russes leur envoyaient des tourelles, des flèches qui manquaient rarement leur but. Sur ces entrefaites, Sylvestre et une troupe d’élite, défiant les flèches qui tombaient autour d’eux, élevèrent, avec une vitesse surprenante, une barricade de pierres et de paniers remplis de terre, juste en face de la porte en feu, et lorsque les barreaux brûlants s’écroulèrent, les Tartares chargèrent avec des cris de triomphe et se heurtèrent à une nouvelle muraille de derrière laquelle une nuée de pierres et de flèches les tuèrent par vingtaine. Une fois encore les meilleurs guerriers de Khan furent refoulés des remparts impénétrables et, lorsque le soleil se coucha sur cette lutte surhumaine, Kief n’était pas encore prise.

Très tôt, le matin suivant, les Tartares demandèrent à parlementer à leur tour et quatre guerriers, en apparence désarmés, arrivèrent vers la ville, trois marchant de front et un derrière.

Ils eurent vite expliqué ce qu’ils avaient à dire. Octaï Khan offrait de lever le siège et de se retirer avec toute son armée, si les Russes voulaient leur livrer, mains et pieds liés, le chrétien enchanté Sylvestre.

— Va-t-en dire au chien qui t’envoie, répondit Sviatagor d’une voix colère, que…

Il ne put finir sa phrase. Le Tartare qui se tenait derrière ses trois compagnons fit un mouvement, et une flèche, dirigée vers Sylvestre, effleura son épaule et entra dans la poitrine de Sviatagor, qui s’affaissa tout en sang, sur le sol.